Jean Coste, (1901)
P. Ollendorff (p. 76-80).
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XI

À la suite de ce voyage à Montclapiers, Coste eut à subir de plus belle les allusions de certains fournisseurs, peu satisfaits de la petite somme qu’il leur avait envoyée, par la femme de ménage, aux premiers jours du mois.

Bien souvent, la pensée d’un emprunt quelconque — de quoi faire taire ces gens-là — le hantait. Prompt à s’illusionner, malgré ses déboires, il s’imaginait que, s’il pouvait jamais se débarrasser de l’arriéré — son boulet, comme il disait, — il lui serait possible, en dépit de ses charges accablantes, de vivre humblement mais sans s’endetter. Louise ne serait pas toujours malade ; un bon traitement, des soins empressés la remettraient vite ; du jour où, plus ingambe, elle s’occuperait de la direction du ménage, lui, Coste, se remuerait, trouverait, pour employer ses heures de loisir d’autres besognes, des copies, par exemple, pour notaires et huissiers. Gagnant ainsi quelque argent de plus, lui et les siens vivoteraient tranquillement en attendant un poste plus rémunérateur ou une promotion.

— Oui, ces maudites dettes causent seules tout l’ennui, — soupirait-il souvent ; — que je trouve une avance pour quelques années et, une fois le passé liquidé, tout s’arrangera. De nouveau, il passa en revue la liste des amis et connaissances à qui il pourrait s’adresser. Il écrivit à l’un de ses camarades d’école, marié depuis peu avec une femme à jolie dot. Ce fut encore un refus à essuyer. Alors il ouvrit les yeux, comprit l’inutilité de ses tentatives ; ne possédant rien qui pût répondre de sa dette, on l’éconduisait poliment et avec des excuses et des regrets mensongers. Et Coste s’aigrissait, d’heure en heure, à réfléchir ainsi : l’avarice de sa mère, la dureté ou l’indifférence de ses amis, l’hostilité sourde ou le dédain qu’il devinait autour de lui à Maleval, tout cela tuait peu à peu ses bons sentiments. Chacun ici-bas ne songe qu’à soi, pensait-il ; et son amertume se changeait en révolte contre la destinée et contre les hommes.

Or, un jour, en jetant distraitement les yeux sur les annonces d’un journal, il tressaillit, hypnotisé par ces mots en petites capitales :

PRÊTS SUR SIGNATURE

puis cette explication :

discrétion, intérêt légal. À long terme : on accorde plusieurs années ou on accepte le remboursement par mensualités, au choix. Écrire : M. X…, numéro… rue …, à Paris. Timbre pour réponse. On traite de préférence avec MM. les officiers et fonctionnaires.

Coste avait plusieurs fois entendu dire, par des collègues besoigneux, que les banquiers et hommes d’affaires consentent volontiers à avancer des fonds aux fonctionnaires, dont le traitement est pour eux une sûre garantie. C’est pourquoi il s’imagina qu’il n’avait qu’à écrire pour recevoir sur-le-champ la somme d’argent dont il avait besoin. Ce projet fut communiqué à Louise qui l’approuva.

Le soir même, une lettre partait pour Paris. Coste demandait un prêt de cinq cents francs pour deux ans et se recommandait de sa qualité d’instituteur.

Les leçons de la vie n’avaient pas encore flétri en son cœur cette fleur de l’espérance quand même. Aussi, tout en allant jeter sa lettre à la poste, il respirait plus à l’aise, plein d’alacrité, croyant voir enfin l’avenir aplani. Il était sauvé.

Deux jours passent. Le cœur dilaté d’espoir, il attend patiemment une réponse. Assis auprès de Louise, que son assurance gagne, ils se concertent, font des plans, règlent d’avance l’emploi de la somme. Quatre cents francs suffiront largement pour éteindre toutes les dettes et renouveler vêtements et chaussures. Le reliquat constituera une réserve précieuse de cent francs pour l’achat du vin de quinquina, des ferrugineux, et d’un tas de douceurs et de nourritures choisies qui remettront Louise sur pied. Après quoi, on aviserait, et, le redoutable cap franchi, vogue enfin la galère, sans nul doute vers des mers bleues et éternellement calmes !

Ces colloques, tenus à voix basse dans un coin de la cuisine, n’étaient pas sans inquiéter la vieille Caussette. Que complotaient-ils donc, en se cachant d’elle ainsi ? Elle se promettait de veiller, la nuit surtout. Sa main sèche et crispée serrait plus fortement les clefs enfouies dans sa poche, et derrière ses prunelles blanches, tournées vers son fils et opiniâtrement fixes, on sentait comme la tension d’un regard aigu, inquiet, intérieur, qui voulait voir et en vain faisait effort pour percer le voile opaque s’étendant sur les yeux. Jean ne s’en apercevait point ; tout en chantonnant maintenant, il souriait à Louise qui lui souriait.

La réponse arriva au bout de trois jours. Afin de ne pas être dupé par des gens peu délicats, disait le prêteur, sa maison avait l’habitude de s’entourer de garanties, avant d’expédier la somme demandée. De là, nécessité d’une enquête, conduite avec toute la discrétion possible d’ailleurs, pour s’assurer que le demandeur était bien instituteur et jouissait intégralement de son traitement. Pour faire face à ces frais obligatoires, que la maison ne pouvait prendre à sa charge, un envoi de dix francs était exigé. Si les renseignements étaient bons, le prêt serait consenti volontiers, auquel cas, en outre, on rembourserait au débiteur les dix francs avancés par lui.

Jean sauta de joie et courut prévenir Louise. Il remit au facteur, le matin même, dix francs pour un mandat-poste. Cette somme, c’était à peu près tout ce qu’il possédait en ce moment.

— Vois-tu, — dit-il à Louise, — rien d’étonnant à cela. Il faut bien que ce banquier s’assure de mon identité. Je trouve excellentes ces précautions… Sans cela, les escrocs, sous un nom d’emprunt, auraient beau jeu avec ces maisons-là.

Jean, sûr de l’avenir, changea d’attitude. Il sortit plus souvent, la tête haute, des fiertés dans les yeux. Les regards de ses créanciers ne le gênaient plus.

— Attendez, mes bonshommes, quelques jours, — murmurait-il joyeusement, — et on vous paiera recta désormais… et on saura vous mettre à votre place. Si grande même était sa confiance, qu’il promit de vive voix à l’un des fournisseurs de le désintéresser sous peu et lui ordonna, par conséquent, d’envoyer au plutôt la note.

— J’attends de l’argent ! — conclut-il fièrement et avec une pointe de dédain pour l’homme.

Du coup, le boutiquier devint très obséquieux. Jean eut une minute de joie énorme : dans la rue, il s’arrêta à causer avec l’un et l’autre, trouvant les gens charmants, la vie adorable, le ciel d’une pureté douce au regard, les arbres, qui verdoyaient, d’une beauté fine et attendrissante. En entrant dans la maison, il embrassa Louise, il embrassa Rose et Paul, il embrassa les bessonnes, il embrassa, sur les deux joues, sa vieille mère, laquelle se montra étonnée de cette soudaine accolade et de la joie extraordinaire de Jean. Quant à lui, descendu maintenant dans sa classe, vide d’élèves à cette heure, il y chantait à tue-tête comme un cantique de délivrance.

Huit jours, quinze jours s’écoulèrent. Rien. Pourtant le ravissement et la belle confiance de Jean persistèrent.

— Bah ! — disait-il, — ça viendra. Une enquête discrète, ça demande du temps.

Et, ranimés par cette espoir, ils s’en leurrèrent, ils en vécurent jalousement. Qui a le rêve, a le bonheur. Jean n’avait jamais été aussi heureux que ces jours-là.

Une autre semaine encore. Une crainte vague ne tarde pas à naître, Jean attend fiévreusement le passage du piéton. Va-t-il lui apporter la bienheureuse lettre aux cinq cachets rouges, le message porteur de tranquillité ? Et, à chaque déconvenue, la crainte augmente, se précise et c’est dans le cœur de l’instituteur un à-coup douloureux, après la constriction de l’attente.

Enfin, il s’impatiente. Il écrit. Pas de réponse. L’idée qu’il a été dupé lui vient ; il la chasse ; elle l’obsède ; mais il n’ose se plaindre, il affecte, devant Louise, une gaieté qu’il n’a plus.

Puis, un jour, il trouve, dans le même journal, un entrefilet qui confirme ses soupçons et ruine ses espoirs. À la suite de plaintes nombreuses, M. X…, un filou, venait d’être arrêté. Bénévolement, le journal avertissait ses lecteurs de se méfier de certaines annonces, et, pour dégager sa responsabilité, citait les célèbres paroles : « La quatrième page est un mur, y affiche qui veut. » Il le prouvait uniment en insérant d’autres annonces de même sens à cette quatrième page, véritable nasse où vont se prendre tant de pauvres gens.