Jean Coste, (1901)
P. Ollendorff (p. 66-74).
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IX

Du temps passa. Toujours mêmes ennuis, toujours mêmes soucis.

Chaque premier jeudi du mois, Coste, pour économiser les trente sous que coûtait la diligence, se rendait maintenant à pied chez le percepteur du canton, faisant ainsi douze kilomètres à l’aller et autant au retour. Il partait de bon matin et, évitant la grand’route, prenait des sentiers détournés, à travers bois, ce qui allongeait son chemin. Il espérait ainsi cacher son départ qu’il croyait humiliant, et ne pas s’exposer à des rencontres ennuyeuses. Voyait-il quelqu’un apparaître au loin, il se dissimulait promptement dans un fossé, derrière un fourré de chênes, de peur d’être connu, interrogé, d’avoir à rougir en donnant un prétexte sur ses promenades matinales. Cette crainte ne le quittait pas même après son arrivée au chef-lieu de canton. Comme c’était le jour du marché, il redoutait toujours de se trouver face à face avec un paysan de Maleval, lequel aurait témoigné un certain étonnement de voir M. l’instituteur si poussiéreux, et venu au marché « avec la voiture de M. Soulier », comme on dit là-bas. Aussi suivait-il les ruelles désertes, jusqu’à l’habitation du percepteur, sise dans un faubourg de la petite ville.

À peine avait-il touché son traitement mensuel qu’il courait chez le pharmacien acheter les médicaments de Louise et écorner l’unique « fafiot bleu » qu’il serrait dans sa main. Il repartait à la hâte, fuyant les abords des cafés et du marché, heureux de s’éloigner avant l’arrivée de la diligence et des paysans de Maleval, de s’enfoncer sous bois, à l’abri des regards, en des sentes pierreuses et rarement fréquentées, si ce n’est par les chèvres, les pâtres et les « bosquetiers ». Il avait de sa misère comme une pudeur maladive, très susceptible, qui lui faisait prendre mille précautions, mettre du mystère dans les actes les plus naturels pourtant, dissimulant tout par crainte d’attirer l’attention, d’être remarqué et critiqué, d’avoir honte enfin.

Puis, à Maleval, c’étaient des calculs infinis pour parvenir à satisfaire les créanciers. Il s’ingéniait à cela, consultait ses carnets, additionnait, soustrayait, noircissant des bouts de papier pour en arriver toujours à cette constatation désespérante, que les ressources dont il disposait ne lui suffiraient pas. Alors il se décidait à payer là une note trop en retard, à donner ici un acompte, après quoi il restait comme auparavant les mains vides et était obligé de se rendetter, de rouvrir les « trous » qu’il venait de combler.

Car, faute d’avances, il se remettait à acheter tout à crédit, payait plus cher, n’osait marchander ni refuser telle marchandise trop coûteuse ou surfaite ou même de qualité douteuse, à la merci de certains boutiquiers, peu scrupuleux, qui profitaient de son dénuement pour l’humilier et l’exploiter. Et tandis que le mois s’écoulait, il passait son temps à rêver des économies impossibles, se reprochant les quelques cigarettes qu’il fumait encore, cherchant en vain un moyen d’augmenter ses insuffisantes ressources. Mais quelle que fût sa bonne volonté, en dépit de son travail acharné dans la maison, ses charges étaient trop nombreuses, trop lourdes, et ses dépenses, hélas ! ne diminuaient point.

À cause de Louise éternellement souffrante, de sa mère aveugle et encombrante, des deux bessonnes surtout, il était forcé de recourir, au moins deux ou trois fois par semaine, aux services d’une femme de ménage, qui, ces jours-là, lui prenait la moitié des trois francs qu’il gagnait lui-même.

Rose et Paul portaient des vêtements déchirés, des souliers éculés ; ses pantalons et ses vestons à lui montraient la corde, tenaient par miracle, s’en allaient au moindre accroc. Aussi, le soir, quand tout le monde était couché, bâillant de fatigue, les yeux picotants et brouillés de sommeil, il s’installait pour veiller dans la cuisine. Là, sous la lueur fumeuse d’une chandelle de suif, après avoir tracassé longtemps, tout lavé, tout balayé, machinalement il enfilait une aiguille, reprisant et rapetassant toutes les loques entassées sur une chaise, rafistolant maladroitement les chaussures avachies. Souvent les douze coups de minuit vibraient dans le nocturne silence qu’il était encore là, embesogné à ces ravaudages, le regard papillotant, ne pensant plus, sans qu’une larme vînt humecter sa paupière rouge. Et les jours coulaient semblables.

Il ne sortait plus que rarement, toujours à la nuit close, rasant les murs, à cause de ses vêtements minables et aussi pour fuir la rencontre de certains fournisseurs, chez lesquels il envoyait maintenant la femme de ménage, qui, on le devine, ne se faisait pas faute de commérer aux dépens de l’instituteur.

Pour comble, Louise, ébranlée dans son frêle organisme par ses maternités successives, ne se rétablissait pas, avec les jours sans fin coulant. Toujours faible et anémiée, elle ne semblait vivre que par l’éclat anormal de son regard, si brillant de fièvre, dans la matité spectrale de son visage maigre, pas plus gros que le poing, sous la masse de la chevelure en désordre. À la suite de plusieurs malaises et syncopes, Coste dut faire appeler le médecin d’un village voisin. Le médecin diagnostiqua une grande faiblesse, ne présentant aucun danger immédiat, mais nécessitant beaucoup de soins, une nourriture choisie, tant les forces de la jeune femme étaient épuisées par son accouchement. Même, au cours d’une visite, comme Louise se plaignait de fréquents étouffements, il conseilla d’amener la malade à un docteur célèbre de Montclapiers, pour le consulter sur ces palpitations de cœur très douloureuses.

Jean se désespérait ; trop soucieux de céler à sa femme ses préoccupations constantes, il affectait de ne lui en parler jamais ; il n’avait personne à qui s’épancher et vivait seul à seul avec ses mortels soucis d’argent. D’ailleurs Louise, malade et partant égoïste, ne l’interrogeait plus guère et se reprenait dans son isolement à regretter et Peyras et ses parents.

D’un autre côté, Caussette, tout en continuant de se lamenter sur la perte de ses yeux, boudait son fils et encore plus sa belle-fille qu’elle s’obstinait à ne pas croire malade. Depuis la scène de la nuit, elle s’imaginait que Jean et Louise étaient de connivence pour la dépouiller et ne parlaient parfois de leur misère que pour mieux la tromper. À part soi, elle bougonnait contre Louise, qu’elle se représentait comme la seule cause de sa ruine passée et de ses craintes présentes.

— Ah ! la feignante ! — grognait-elle, toujours haineuse. — Avoir le courage de laisser son homme lui laver sa vaisselle ! C’est douillet, ça… oui, pour fainéanter dans son lit, se faire servir de bonnes tranches, des côtelettes, du filet, des cervelles, pendant que nous mangeons, nous, des haricots ou des pois chiches… Ça n’a pas un sou vaillant et ça veut jouer à la dame… Pauvre Jean, s’est-il assez fichu dans le sac… Voilà, les enfants, ça ne respecte plus les parents, ça ne les écoute plus… Tant pis pour lui si, au lieu d’avoir une femme robuste, travailleuse, de l’argent dans son armoire et des vignes au soleil, il n’a que cette poupée-là et ses puces… Le bon Dieu le punit !…

Son aversion pour Louise, l’idée qu’elle seule avait poussé son fils à lui demander son argent et sa terre, la rendaient de jour en jour plus méfiante. Elle redoutait d’être volée, surtout par sa bru « capable, pensait-elle, de toutes les coquineries ». Louise faisait-elle quelques pas dans la cuisine, Caussette se levait aussitôt, se rapprochait de sa chambre et s’y enfermait, l’oreille aux écoutes, tressaillant au moindre craquement du parquet ou des meubles. Elle portait toujours les clefs de sa malle dans une poche dissimulée sous sa jupe, tâtant souvent d’un geste machinal si elles étaient là, avec la peur tenace de les égarer. La nuit, elle les plaçait, enveloppées dans des mouchoirs, sous son traversin, les enfouissait dans un coin de la paillasse, toujours la tête en travail pour imaginer des cachettes introuvables.

Il arrivait que Louise eût de bons jours et, pour soulager Jean, vaquât aux soins du ménage. Caussette s’effrayait alors des allées et venues de sa belle-fille dans la maison. Malgré le froid, elle se cantonnait dans sa chambre et obstinément refusait de la quitter. Dès que Louise s’asseyait, l’aveugle s’approchait du fourneau, présentait ses mains sèches et racornies à la flamme, dans un silence gros de haine réciproque, où l’on entendait en bas la voix monotone de Jean faisant sa classe ou celles des enfants ânonnant une lecture. Mais, avant que Louise se fût levée, Caussette s’empressait de regagner la chambre à tâtons, afin de veiller sur ses misérables écus. Et tandis que la jeune femme, agacée par de pareilles allures et par l’attitude méfiante de sa belle-mère, murmurait avec colère : « Oh ! la sale avare, la mauvaise ! » Caussette, assise sur sa malle, la porte fermée, marmonnait de son côté, tout aheurtée à son idée fixe : « Elle veut me voler, elle me volera, cette péronnelle ! »

Aussi, le soleil avait beau resplendir dans un ciel bleu, faire succéder, à des jours pluvieux ou glacials, des jours attiédis, lumineux, charriant des promesses printanières, comme en ont souvent les hivers méridionaux, Caussette se gardait bien de descendre l’escalier, d’aller s’asseoir en un de ces bagnards, abrités du vent, où les vieilles gens du Midi se plaisent à lézarder, les yeux clos, les mains jointes, humant délicieusement la douce chaleur vivifiante.

Parfois Jean, apparaissant tout d’un coup, lui disait avec le ton humble de l’enfant coupable :

— Mère, il fait si bon au soleil ; pourquoi ne descendezvous pas ?… Vous seriez si bien, assise sur le perron. Caussette répondait d’une voix pateline à dessein et en grimaçant un sourire :

— Non, mon enfant ; les jambes me font mal de mes douleurs… Je préfère rester auprès du feu.

Jean redescendait. Alors l’aveugle reprenait son air sombre et méchant :

«  Oui, pensait-elle, pour que ta mangeuse de femme en profite pour me voler. »

Rose et Paul, par contre-coup, supportaient la mauvaise humeur de Caussette. Elle les caressait moins qu’autrefois, se méfiant même d’eux, se figurant que sa bru la faisait espionner par ses petits-enfants. Si bien que lorsqu’elle se trouvait dans sa chambre, manigançant on ne sait quoi, elle criait après eux, les repoussait durement dès que, curieux, ils entre-bâillaient la porte.

Les pauvres mignons, éperdus, semblaient ahuris de la brusquerie de leur grand’mère.

— Mamette est méçante, — philosophait Rose, — depuis qu’elle a les yeux blancs, n’est-ce pas, papa ?

— Oh ! oui ! — assurait Paul, — elle crie toujours.

Jean, les yeux pleins de larmes, car il ne devinait que trop la pensée de sa mère, embrassait sa fillette, et, tristement, répondait :

— Chut ! Rosette… ce n’est pas beau de parler comme ça… Mamette est bonne toujours… mais elle a de gros chagrins et du bobo, depuis qu’elle ne peut plus y voir.

— Et qui lui a mis ce blanc dans les yeux ? — demandait Paul.

— C’est parce qu’elle est vieille, bien vieille, et qu’elle a beaucoup travaillé…

— Alors, toi et mérette, quand vous serez vieux, vous aurez du blanc aux yeux ? vous serez méchants ?

— Mais oui, Paulou… Chut ! il ne faut pas dire cela.. ce n’est pas gentil…

Songeurs, les enfants contemplaient le masque dur et terreux de la grand’mèce, dès qu’elle réapparaissait, et, dans leurs silences brusques, on sentait passer comme un effroi de choses mauvaises et imprécises.

Un autre crève-cœur pour Jean, c’était d’entendre Paul lui dire, d’autres fois :

— Dis, papa, pourquoi ne m’achètes-tu plus de belles bottines ?… Vois, mes souliers et ceux de sœurette sont laids et troués comme ceux des petits pauvres ; les engelures me démangent.

Jean, dévorant un sanglot, se détournait.

— Le mois prochain, — répondait-il évasivement, — bientôt, si vous êtes bien sages, mes chéris. Hélas ! il ne savait que trop que le mois prochain viendrait et que l’argent fondrait encore entre ses doigts ; derechef, la question de Paul serait accueillie par les mêmes paroles évasives et les petons endoloris des enfants, au lieu des chaussons fourrés dont il aurait voulu les couvrir, traîneraient les vieux souliers, péniblement raccommodés durant ses veilles.

Vers cette époque, deux lettres parvinrent à Coste. L’une, de son tailleur de Peyras, auquel une soixantaine de francs restaient dus et qui, n’ayant reçu aucun mandat le mois dernier, priait Jean « de ne pas l’oublier, fin courant, à cause d’une grosse échéance ». La seconde lettre venait également de Peyras, et était écrite par l’adjoint qui avait prêté cinquante francs à Coste, lors du déménagement. Celui-là aussi demandait à être remboursé. Puis, comme Jean, très embarrassé, tardait à répondre, son ancien collègue lui adressa une deuxième missive, conçue en termes secs et durs, où il se montrait presque irrité qu’on eût gardé, près de six mois, la somme prêtée pour quelques semaines, et allait même jusqu’à parler de mauvaise foi.

Coste répondit aussitôt. Très humblement, en phrases simples et douloureuses, il demanda du temps, s’excusant de son manque de parole bien involontaire, car la maladie de sa femme et la venue des deux jumelles avaient occasionné des dépenses imprévues. Mais au fond, tout ce qu’il endurait commençait à l’irriter : il ne voyait aucun moyen de sortir de son dénuement. Des rancunes lui vinrent, en son être fermentèrent des révoltes, et des pensées mauvaises, bêtes immondes, grouillèrent dans les vases de son âme. Ah ! si sa mère avait voulu, voulait encore ! et il se surprit à détester cet égoïsme d’avare. Comme un éclair, l’idée d’une mort possible, prochaine, désirable presque, traversa son esprit ; mais il en fut aussitôt épouvanté et, dans un accablement immense, il en pleura de honte.

Et tandis qu’assis dans sa classe solitaire, il pantelait d’angoisse à envisager cette situation sans issue et sentait des chocs de folie marteler ses tempes, là-haut, sur sa tête, dans la cuisine, Caussette, méfiante, rôdait, le pas lourd, poussant ses éternelles plaintes ; Louise, elle, souffrait de son cœur qui bondissait parfois dans sa poitrine comme s’il allait éclater, et s’énervait d’entendre geindre ainsi sa belle-mère. Jean s’empressait alors de remonter auprès d’elles ; il craignait qu’en son absence Louise n’eût une de ces syncopes qui, depuis quelque temps, la laissaient froide et comme morte, après des crises d’étouffement et qui, pour l’aveugle grognant dans un coin, n’étaient que « les attaques de nerfs d’une femmelette qui veut se faire plaindre ».

Ainsi sa vie coulait, sans repos, sans bonheur, entre ces deux femmes qui se détestaient, que, seule, sa présence apaisait, car, à charge l’une à l’autre, elles en venaient peu à peu sinon à se chamailler, du moins à se renvoyer d’une voix basse, mais intelligible, plus d’une réflexion désobligeante, prélude d’un éclat prochain. Jean prévoyait, redoutait entre sa mère et sa femme quelque scène pénible, de jour en jour inévitable, imminente.