Jean Coste, (1901)
P. Ollendorff (p. 11-17).
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II

Coste prit dans sa classe quelques livres et menus objets, en bourra sa serviette et enfila le couloir. D’un pas rapide, il traversa la cour de la mairie. Mais, une fois dans la rue, son empressement tomba. Certes, pour sa part, il était heureux de s’en aller. N’échappait-il pas ainsi à la quasi-servitude où l’avait tenu l’autorité tatillonne de M. Largue, avec lequel il n’avait jamais bien vécu ? Oui, mais sa femme, quel accueil allait-elle faire à l’annonce d’un départ immédiat ? En même temps, le regret ténu et presque inconscient de quitter cette ville, qu’il aimait et où il avait tant de relations et de bons amis, se levait au fond de lui, tandis qu’il arpentait ces rues souvent parcourues en tous sens et dont les moindres recoins lui étaient familiers.

Déjà, il voyait Louise tout en larmes, à l’idée qu’ils allaient abandonner cette chère ville où elle était née, cette patrie à laquelle son âme de grisette, ses habitudes peuple, ses amitiés d’enfance l’attachaient par mille liens insensibles, mais fortement résistants.

À cette pensée, une légère tristesse plissa le front de Coste. Distraitement, il répondait aux saluts des bonnes gens qu’il rencontrait dans les rues égayées de soleil, mais presque désertes à cette heure. Songeur, il modéra le pas et se représenta, avec la netteté qu’on a des choses lorsqu’on est sur le point de les quitter, les années paisibles, quoique un peu difficiles, qu’il avait vécu à Peyras, avant et depuis son mariage.

Sept ans auparavant, il débarquait, par un tiède et pareil jour d’automne, dans cette cité déchue et calme, mais qui garde un certain grand air de son passé historique et du temps où les états de la province y siégeaient, où un prince du sang y résidait.

Puis un petit café, devant lequel il passait, lui rappela les relations, rapidement établies, qu’il eut, le lendemain même de son arrivée, avec une bande de jeunes gens, camarades du fils du patron, et qui, chaque soir, se réunissaient là, avant de partir pour des randonnées nocturnes tapageuses, à travers les quartiers tranquillement endormis de la villette. C’est en la compagnie de Marcel, le fils du cafetier, un jeune homme âgé alors de vingt ans et mort l’année dernière, qu’il avait connu Louise, sa femme aujourd’hui. Il était à Peyras depuis une quinzaine de jours. L’après-midi d’un dimanche, il accompagnait son nouveau camarade, dans une promenade sur les bords du fleuve. Là, rencontre prévue et peut-être arrangée par Marcel, ils avaient trouvé deux jeunes filles, l’une Rosette, déjà la bonne amie de Marcel, l’autre Louise. Presque aussitôt, Rosette et Marcel s’enlaçaient et se perdaient entre les roseaux chanteurs et les saules dorés du rivage, les laissant, Louise et lui, en tête à tête. D’abord gênés ët ne sachant que se dire, ils avaient vite surmonté leur timidité réciproque et pris gaiement leur parti de la situation. Cinq minutes après, assis sur l’herbe roussie d’un talus, à l’ombre d’un frêne, vêtu d’or clair, ils causaient comme de bons amis. Lui remarquait que Louise était bien jolie, malgré sa taille menue. Son pâle visage d’anémique, sa peau fine, réticulée de veines bleues autour des tempes et sur le front, son nez droit, aux narines roses et frémissantes, ses dents superbes et surtout ses yeux bruns, mi-clos et si souriants, en faisaient une créaturette charmante. Elle, de son côté, ne le trouvait pas trop désagréable, — car elle le regardait du coin de ses yeux rieurs et avec une gaucherie adorable. Louise avait alors dix-sept ans et on ne lui connaissait pas d’amoureux. Aussi se montrait-elle flattée des attentions et des prévenances polies de ce grand garçon, un monsieur aux mains blanches, un « professeur », tant désiré comme bon ami par toutes les grisettes de Peyras, alléchées depuis son arrivée, car, quelques années auparavant, elles avaient vu l’une d’entre elles devenir une dame, en se faisant épouser par un instituteur.

Elle, très fière de plaire et de se croire déjà distinguée, lui, très galant auprès de cette belle enfant, ils avaient gentiment babillé et avaient fini par se regarder tendrement. Tant il y a, qu’au retour des deux amoureux, Marcel et Rosette, égarés sous les saules, ils se sentaient d’accord et commençaient même à fleureter ensemble. À le voir si vite épris de sa joliesse, Louise en oubliait qu’il était un peu bigle. Quand ils se séparèrent à l’entrée de la ville, ils se serrèrent fortement la main, échangèrent un long regard d’intelligence et se promirent de se retrouver le dimanche d’après, aux berges du fleuve, rendez-vous habituel des amoureux de Peyras…

Ces lointains souvenirs, rapidement évoqués, étaient très doux au cœur de Coste et l’attendrissaient encore. Souriant à ce cher passé, l’instituteur leva les yeux. Il était, en ce moment, devant le magasin de mercerie où Louise travaillait autrefois. Et, de nouveau, les tremblantes images du passé se précisèrent devant ses yeux.

Il revécut alors les soirs d’hiver qui suivirent les blondes après-midi d’automne où Louise et lui arrivèrent, peu à peu, à tant s’aimer, sous les ombrages jaunis et cois de la plaine ou parmi les roseaux bruissants de la rivière. Que de joies pieusement cueillies et déposées, telles des fleurs entre les pages d’un livre, dans les replis secrets de l’âme où elles embaumaient encore, pleines d’un charme ancien, mais toujours troublant ! Tous les soirs, Marcel et lui, devenus amis inséparables, s’en venaient, à la tombée de la nuit, guetter, à la porte du magasin de mercerie, la sortie de Rosette et de Louise. Bras dessus, bras dessous, riches de vie et d’amour, ils prenaient, pour reconduire leurs amoureuses chez elles, le chemin des écoliers, malgré le froid qui piquait ou l’obscurité de certaines ruelles ; de gaieté de cœur, les jeunes filles risquaient les gronderies maternelles, afin de passer ensemble une demi-heure, une heure de plus. Et dans les recoins obscurs, dans les venelles solitaires, c’étaient des rires fous, des confidences puériles, des baisers pris à la dérobée ou follement rendus, lèvre contre lèvre, puis des étreintes longues et passionnées avant de se séparer.

Enfin, après quelques mois de ces gentils manèges, Coste se décidait — car il adorait maintenant Louise — à la demander en mariage. Les parents, qui connaissaient les amours de leur fille et s’en flattaient même, n’avaient pas attendu, flairant un bon coup, les premières démarches du jeune instituteur pour lui ouvrir leur maison deux ou trois fois par semaine, comme cela se pratique dans la classe ouvrière de Peyras. D’ailleurs, le père de Louise, simple menuisier, s’était lié avec Coste, dès qu’il avait vu sa fille courtisée par ce monsieur, fonctionnaire de l’Etat, d’une condition si supérieure à la sienne ; le dimanche, il le suivait au café où l’instituteur et ses amis fréquentaient. Même, après des libations prolongées, toujours payées par Coste, le menuisier, chatouillé dans son amour-propre de père, ne se gênait pas, encore qu’aucune parole n’eût été échangée, pour traiter publiquement l’instituteur de gendre, à bouche que veux-tu : ce dont Coste riait volontiers, car il aimait déjà trop Louise pour songer à l’abandonner tôt ou tard.

La demande, faite entre un bock et un apéritif, fut acceptée d’enthousiasme. Le menuisier, tant soit peu éméché, en pleura de joie et d’orgueil. Mais les difficultés vinrent des parents du jeune instituteur, lesquels, apprenant que leur future belle-fille n’avait pour dot que ses blanches dents et sa gentillesse, trouvèrent le choix de leur fils par trop ridicule et d’emblée refusèrent leur consentement à semblable folie. Cette opposition, brutalement signifiée par lettre, ne surprit ni ne troubla Coste, car il s’attendait à une certaine résistance et en connaissait les raisons. Aux vacances précédentes, n’avait-il pas osé, peu calculateur et insouciant, dédaigner la femme qu’ils lui avaient dénichée ? Un superbe parti, certes, c’est-à-dire une grosse paysanne, mi-demoiselle après deux années de couvent, et dont l’apport consistait en six mille francs de beaux écus, presque autant en terres, et des espérances, qui plus est ! Ils ne pardonnaient guère à leur fils de ne pas les avoir docilement écoutés. Un mariage qu’ils avaient si bien manigancé, pateliné, mijoté, depuis belle lurette, et tant caressé dans leurs rêves ! Car ils espéraient que leur enfant, pour lequel ils avaient peiné dur, dépensé, disaient-ils, des sommes folles et grevé leurs vignes, déjà menacées du phylloxera, leur en tiendrait compte, une fois bien marié. Aussi, désillusionnés, s’opposèrent-ils tout de go à pareille sottise.

Coste, pourtant, laissa passer les jours et continua de fréquenter chez Louise, sa fiancée, puisqu’il avait donné sa parole, jusqu’au moment où il réussit à arracher à ses parents leur consentement, en les menaçant de partir pour les colonies, s’ils s’obstinaient plus longtemps à empêcher la réalisation de ses chers désirs. Les vieux cédèrent mais ils ne voulurent point assister à ce mariage qu’ils déploraient et qui ruinait leurs espérances, lis signifièrent même à leur fils qu’ils ne recevraient jamais sa femme dans leur maison et tinrent rigueur plus de deux ans. La naissance de Paul — âgé aujourd’hui de cinq ans — les ébranla : leur cœur de grands-parents s’attendrit à la longue et tout parut oublié.

Cependant Jean et Louise étaient heureux et sans ambition : lui gagnant près de 1 700 francs, — y compris les indemnités et suppléments payés par la ville, — elle continuant d’aller à son magasin, ils possédaient une certaine aisance. Quelles fêtes, quand ils se retrouvaient, le soir, la journée finie, dans le petit appartement qu’ils avaient loué à l’extrémité du faubourg et dont les fenêtres donnaient sur la campagne où ils s’étaient connus et aimés ! Jean adorait de plus en plus cette exquise et brune enfant, frêle comme une poupée, qui était maintenant sa femme et qui le ravissait par son babil, par ses mouvements d’oiselle. Quelle gentille et inexpérimentée ménagère que sa Louisette ! Que de rôtis brûlés, que de sauces tournées, que de ragoûts manqués et à peine mangeables ! Mais était-ce bien sa faute, puisqu’on passait son temps à se baisotter et à gaminer, dès qu’on était ensemble ? Et leur amour grandissait dans cette vie à deux, si délicieusement égoïste et si pleine.

Après la naissance de Paul, qui fut mis en nourrice dans un village voisin, c’étaient, chaque dimanche, de joyeuses promenades pour aller embrasser le cher petitou. Puis Rose vint au monde, et Louise, très anémique, resta longtemps souffrante. Coste alors l’avait obligée à abandonner sa place de demoiselle de magasin. Depuis longtemps, il rêvait d’avoir sa femme chez lui et toute à lui. Aussi prit-il gaiement cette détermination dictée par la nécessité de laisser Louise se rétablir en paix mais un peu aussi par son amour jaloux. Il savait, en effet, combien les grisettes, à la sortie des magasins, sont, mariées ou non, courues des mirliflores à gants frais, jeunes boucs puant le musc, et, ce qui est pis, des vieux messieurs libidineux de Peyras. Or, malgré les fatigues de ses maternités et sa pâleur de chlorose, Louise était encore une des plus affriolantes et avait dû, maintes fois, subir des propositions honteuses quoique aussitôt vertement repoussées.

Si frêle et si mignonnette, elle aurait dorénavant assez de soucis, rien qu’à s’occuper du ménage et des enfançons. Par ailleurs, dans son égoïsme d’amoureux, Jean tenait à trouver, en rentrant, sa femme fraîche, reposée, respirant le calme et la joie, prête à lui faire un doux et chaud intérieur, sans qu’aucun ennui du dehors la tourmentât. Tout cela valait bien les quelques centaines d’écus que Louise gagnait si péniblement, par an, dans sa mercerie, à rester debout, du matin au soir, derrière un comptoir. Cet argent, en outre, aurait à peine suffi à payer les gages et les inévitables gaspillages d’une bonne prodigue et revêche qu’auraient nécessitée désormais les menus soins à donner aux enfants. Doué d’un caractère insouciant, préférant sa tranquillité complète à tout supplément de gain, Coste ne pensait guère aux charges de l’avenir et se croyait suffisamment riche avec ses dix-sept cents francs.

Dès lors, réduits au traitement de Jean pour unique ressource, ils vécurent assez petitement, joignant juste les deux bouts, car les enfants coûtaient gros, sans qu’il y parût. Cependant Louise, qui conservait un brin de coquetterie, trouvait moyen d’être bien frisottée et requinquée, le dimanche, pour se promener, pimpante et triomphante, au bras de son mari en redingote et haut de forme, devant ses anciennes compagnes, appariées, elles, à des artisans, et qui la jalousaient beaucoup.