Jean-qui-Lit et Snobinet
À mon filleul, Alban.
L. M.


I

L’ultra-correct Snobinet et Jean-qui-Lit l’ébouriffé.

Snobinet est le jeune garçon le mieux peigné que l’on puisse voir. Sur le sommet de son crâne une raie bien droite divise en deux parties rigoureusement égales sa chevelure lissée, ratissée, parfumée. Il a un visage agréable qui serait plus agréable encore s’il ne s’appliquait à lui donner une expression un peu dédaigneuse, et sa mise est d’une correction irréprochable. Toujours tiré à quatre et même à cinq épingles, en comptant celle de sa cravate, il porte, non sans fierté, un veston dernier genre ouvert sur un joli gilet à carreaux, et son pantalon semble être en zinc tant il tombe raide sur ses souliers à bouts ronds.

Snobinet redresse la tête parce qu’il est un tantinet prétentieux, et aussi parce qu’il ne pourrait guère la tenir autrement, car il a le cou emprisonné dans un faux col haut comme un verre de lampe.

Si l’on voulait faire le portrait exact de Snobinet, il faudrait employer règle, équerre, tire-ligne et compas pour tracer géométriquement l’ellipse de son visage, les triangles scalènes des revers de son veston, le triangle rectangle du petit mouchoir mauve qui sort de sa poche gauche, les carrés de son gilet à damier, le losange de sa cravate, les lignes parallèles que font les jambes de son pantalon et les cylindres formés par ses manchettes et son faux col empesé. Deux demi-cercles figureraient le bout de ses souliers.

On devrait, au contraire, dessiner d’une main capricieuse les courbes les moins régulières et les lignes brisées les plus zigzaguantes pour esquisser la silhouette de son inséparable camarade Jean, surnommé, Jean-qui-Lit parce que ce studieux collégien a toujours [un] livre à la main.

Mais par exemple Jean, bien que d’aussi bonne famille que Snobinet, est loin d’égaler son ami en élégance. Il se coiffe comme un chien fou et sa tenue est fort négligée.

D’abord, il oublie souvent de mettre ses bretelles, en sorte que le bas de sa culotte tombe en tire-bouchon sur ses chevilles, et comme, en lisant, il marche n’importe où sans regarder où il met les pieds, ses chaussures ne restent pas longtemps convenablement cirées.

Et puis, il a l’habitude de fourrer trop de livres dans les poches de sa veste. C’est une bonne idée de porter sur soi une bibliothèque complète, mais un vêtement sortant de chez le meilleur tailleur est quelque peu déformé quand on le garnit à gauche d’un dictionnaire et d’un traité de mathématiques, à droite d’un ou deux précis d’histoire avec une géographie universelle, sans compter plusieurs grammaires de langues différentes et quelques abrégés de sciences naturelles dans les poches intérieures, ce qui fait un estomac exagérément bombé.

Mais, pour rien au monde, Jean-qui-Lit ne se séparerait de ses chers bouquins, car il est avide d’apprendre et de savoir.

L’univers entier est l’objet de sa curiosité sans cesse en éveil et, nourrie de lectures perpétuelles, son imagination vive, fantasque, même déréglée, vagabonde sans arrêt ni trêve.

En quelques instants, sa pensée a fait le tour des deux hémisphères, avec un petit voyage vers la lune et les planètes ; en moins d’un quart d’heure, son cerveau a évoqué l’histoire des hommes depuis les temps les plus reculés jusqu’à aujourd’hui, parfois jusqu’à demain.

Le professeur de grec l’a traité de « bibliophage », parce qu’il dévore la nourriture intellectuelle contenue dans les livres, comme certains sauvages sont anthropophages, c’est-à-dire mangeurs de chair humaine.

Dès qu’il a besoin d’un renseignement, vite ! il fouille dans sa bibliothèque, rayon poche gauche ou rayon poche droite, et avale vivement quelques lignes ou se régale d’une image. Ainsi il emmagasine pêle-mêle, dans sa tête ébouriffée, une quantité de documents instructifs sur une multitude de choses.

Nous n’oserions affirmer que ses notions historiques soient toujours d’une sûreté absolue, ses connaissances géographiques d’une exactitude rigoureuse, et qu’il ne se glisse point parfois dans ses aperçus sur la zoologie, la botanique ou l’astronomie, quelques erreurs à faire frémir un membre de l’Institut, mais ce jeune savant excelle à discourir sur mille et un sujets avec une verve intarissable, car il est fort bavard, en assaisonnant ses conférences de réflexions comiques, car il est extrêmement gai.

Snobinet, lui, écoute tout ça du haut de son grand faux col, en souriant avec condescendance de temps à autre : cet élégant personnage ne rit jamais aux éclats ; pouffer serait incorrect, vulgaire, et Snobinet tient à être, avant tout, correct et suprêmement distingué.

Les fantaisistes conversations de son ami lui semblent un peu folles. Il s’étonne qu’on puisse s’intéresser au passé ; seuls les gens d’aujourd’hui sont dignes de son attention, et, surtout, les gens d’un certain monde, le monde de Snobinet.

Quant aux habitants des divers pays du globe, ils existent probablement dans la brillante imagination de Jean-qui-Lit, ils habitent peut-être quelque part, mais c’est là-bas, au diable vauvert, très loin, et ils ne comptent pas, pour la bonne raison qu’ils ne sont pas Parisiens et que Snobinet est né à Paris, ce dont il tire une vanité vraiment excessive car, en somme, on n’a aucun mérite personnel à être venu au monde dans un endroit plutôt que dans un autre.

Cette indifférence orgueilleuse a d’ailleurs comme résultat que notre jeune ami est ignorant comme une carpe, ainsi qu’on a coutume de dire, ce qui est une insulte injustifiée qu’on fait aux carpes ; puisqu’elles sont muettes, personne n’a jamais pu vérifier l’étendue de leurs connaissances.

Mais en revanche, Snobinet est de première force au tennis, monte agilement à bicyclette, manie déjà le fleuret comme un petit Cyrano, s’y connaît fort bien en automobiles, sait quelques mots du jargon anglais qu’on emploie aux courses, et surtout n’a pas son pareil pour nouer irréprochablement une cravate, ce qui lui paraît une instruction suffisante pour faire figure de garçon vraiment moderne.

Car il estime qu’il faut être moderne et résume sa vocation en ces mots qu’il prononce d’un ton péremptoire, ces mots qui doivent, selon lui, peindre la devise d’un petit monsieur bien peigné, habillé d’un veston parfait et d’un pantalon aussi raide que du zinc :

« ÊTRE À LA MODE »

— « Comme le bœuf ! » répond souvent cet ébouriffé de Jean-qui-Lit, en rééditant une plaisanterie qui n’est pas très nouvelle, mais qui le fait toujours rire.