Jean-Sébastien l’organiste


JEAN-SÉBASTIEN
L’ORGANISTE.

Ici l’instinct musical est héréditaire. En six générations à peine trouveriez-vous deux membres de cette famille qui n’aient pas fait de la musique l’occupation de leur vie. Un boulanger de Hongrie fut le patriarche de cette féconde tribu, la tige luxuriante d’où se sont échappés tant de merveilleux rejetons. Au commencement du xvie siècle, inquiété par les guerres de religion, Veit Bach abandonna Presbourg, emportant avec lui tout ce qu’il put sauver de sa petite fortune et gagna la Thuringe, espérant y trouver asile et protection. Il s’établit à Wechmar, petit village situé non loin de Gotha, où il reprit avec sa profession ses études musicales long-temps négligées ; chaque jour il emportait son cistre dans son moulin, et préludait en chantant de saintes mélodies, au milieu du fracas des meules et des roues. Veit Bach jeta dans l’ame de ses deux fils cette harmonieuse semence qu’ils transmirent ensuite à leurs enfans, de telle façon qu’il en résulta bientôt une famille musicale en possession des charges les plus importantes dans presque toutes les contrées de la Thuringe. Certes, les Bach n’ont pas tous été des hommes de génie ; cependant, à chaque génération, on en compte au moins deux qui se sont distingués. Au commencement du xviie siècle, trois jeunes gens, petits-fils du vieux Bach, s’annoncèrent par de si heureux débuts, qu’ils furent jugés dignes, par le comte régnant de Schwarzbourg-Arnstadt, d’être envoyés en Italie, pour y terminer leurs études à ses frais. On ne peut dire jusqu’à quel point ils répondirent aux espérances de leur noble protecteur, car il ne nous est rien parvenu de leurs ouvrages. Il en eût été de même de la quatrième génération, et d’admirables morceaux seraient aujourd’hui tout-à-fait inconnus, si Jean-Sébastien n’avait eu soin de les conserver. Voici les noms des maîtres de la famille Bach, dont il reste des fragmens importans.

Jean-Christophe, organiste de la cour et de la ville, à Eisenach. Il a surtout inventé de simples et d’heureuses mélodies. Dans les archives de la famille que Charles-Philibert-Emmanuel Bach conservait à Hambourg, on a trouvé, parmi bien d’autres pièces, un motet de sa composition dans lequel il avait essayé de faire usage de la sixte augmentée ; audace inouie à cette époque. Pour se convaincre des études profondes et sévères que Jean-Christophe avait faites, il suffit de lire un morceau d’église sur ces paroles : es erhub sich ein streit, composé par lui à l’occasion de la fête de saint Michel. Ce fragment est écrit pour vingt-deux voix obligées. Ch.-Ph.-Emmanuel en faisait grand cas. « Je me souviens, écrit Forkel, d’un jour où le vieux et digne homme me fit entendre quelques-unes de ses anciennes compositions ; il jouait de mémoire et semblait dépenser le peu de forces qui lui restaient à faire mouvoir ses pauvres doigts engourdis par l’âge ; il fallait le voir s’épuiser en travail autour de ces graves études, suivre le motet à travers toutes ses transformations, et, lorsque reparaissait libre et pur le chant qui lui rappelait sa jeunesse, sa famille et ses amours de vingt ans, il fallait voir le vieillard sourire avec béatitude et mouiller de ses larmes les touches du clavier. » Après Christophe viennent son jeune frère Jean-Michel, organiste et greffier de la ville, et Johann Bernhard, musicien de la chambre et organiste à Eisenach ; il a écrit surtout de belles ouvertures dans le style français.

Non seulement ceux que je viens de citer, mais encore plusieurs autres membres de cette famille, auraient pu sans contredit obtenir des charges plus importantes, s’ils eussent voulu abandonner la Thuringe et se faire connaître hors de leur patrie. C’est vraiment une belle chose à contempler que la vie simple et laborieuse de ces premiers artistes. Il était réservé à l’Allemagne de posséder toutes les gloires naïves et solitaires, et la terre d’Albert Dürer et de Holbein devait aussi donner au monde la famille Bach et Beethoven. En effet, c’est là surtout qu’on trouve ces hommes de conscience et de foi qui passent leur vie en face d’une toile ou d’un clavier, ames pures et tendres qui, dans leurs naïves spéculations, cherchent à réaliser leur idéal par une tête de saint ou par une religieuse mélodie ; artistes dévoués au travail qui, dans leurs momens de loisir, sortent de l’atelier pour rentrer dans la famille, et se gardent bien d’éparpiller leur existence dans les pays étrangers et d’aller y chercher des discussions et des théories nouvelles, persuadés qu’ils sont qu’entre l’œuvre et l’artiste, une seule chose peut s’interposer : la foi ; et cette foi, où la trouveraient-ils sur la terre, si ce n’est dans le fond de leur ame ?

Les membres de la famille Bach conservèrent toujours les uns pour les autres un tendre attachement ; comme ils ne pouvaient habiter tous ensemble et voulaient cependant entretenir leur franche et loyale amitié, ils fondèrent la coutume de se réunir une fois l’an en un lieu désigné. Lorsque, dans la suite, la famille, devenue plus nombreuse, se fut dispersée hors de la Thuringe, dans la Haute-Saxe, en France, en Italie, cette fête annuelle n’en subsista pas moins. Le lieu du rendez-vous était ordinairement Erfurt, Eisenach ou Arnstadt ; selon l’habitude d’alors de sanctifier toutes choses par les pratiques religieuses, sitôt après les premiers embrassemens, ils entonnaient un chœur. C’était d’abord un chant large et sévère, une action de grâces envers Dieu qui leur permettait de se revoir heureux et bien portans ; ensuite la musique devenait triste et lente, et tous s’agenouillaient priant pour leurs vieux parens morts. Enfin, on se levait, et le chœur finissait par un hymne où les pères appelaient toutes les bénédictions du ciel sur la tête de leurs enfans. Nul étranger n’était admis à contempler cette première effusion d’amour, et les gens de l’auberge qui, attirés par le bruit, venaient écouter à la porte, ne pouvaient entendre sans émotion ce concert harmonieux de tant de voix de la même famille ; car, de même que les Bach se ressemblaient par la vigueur du corps et les signes du visage, ainsi leurs voix, sans être tout-à-fait pareilles, avaient entre elles des rapports faciles à reconnaître et dont on était frappé, surtout en entendant la voix aiguë et frêle de l’enfant monter autour de celle de son père qui la soutenait dans l’harmonie, comme le passereau soutient dans l’air ses petits dont les plumes commencent à pousser.

Après cette pieuse introduction, ils se mettaient à table et soupaient joyeusement. À la fin du repas, la musique revenait ; seulement les hymnes faisaient place aux chansons nationales, car ces hommes étaient d’abord chrétiens, puis Allemands : après Dieu, la patrie. Ces chœurs mettaient en émoi toute la ville ; les passans s’arrêtaient en groupe autour de la maison. L’aubergiste officieux introduisait avec un air de protection ceux qui dépensaient le plus assidument leurs revenus chez lui, et laissait les autres se morfondre à la porte. On a dit que les Bach avaient improvisé, dans ces réunions, plusieurs airs qui depuis sont devenus populaires. Je pense qu’il faut croire plutôt qu’ils les ont tout simplement variés, attendu qu’on en peut voir en grande partie les idées primitives dans un recueil imprimé à Vienne, en 1542.

Cependant tous ces braves et joyeux Thuringiens seraient aujourd’hui dans l’obscurité, s’il n’était sorti de leur sein un homme dont la gloire fut telle, qu’il en a rejailli sur leur tombe une douce lumière ; et cet homme, c’est Jean-Sébastien, le joyau de sa famille, l’organiste de sa patrie, l’enfant le plus chéri de la Musique.


Jean-Sébastien est né à Eisenach, le 21 mars de l’année 1685. Son père, Jean-Ambroise, maître de musique de la cour, avait un frère jumeau, nommé Chrysostôme, qui exerçait à Arnstadt la même profession, et tous deux se ressemblaient tellement, que leurs femmes ne savaient les distinguer l’un de l’autre que par le vêtement. Ils avaient la même voix, le même geste, et s’aimaient bien, car leurs sensations comme les lignes de leur visage étaient toutes pareilles. La ressemblance de ces deux êtres devenait plus parfaite et plus harmonieuse encore dans les phénomènes spirituels. Dans leurs croyances, dans leurs pensées, dans leur style, partout la même unité ; c’étaient deux vases faits du même métal ; aussi rien d’étonnant, lorsque le monde extérieur les frappait, qu’ils rendissent le même son. Si l’un était malade, l’autre ne tardait pas à se mettre au lit ; ils moururent presque en même temps, et furent un sujet de curieuses observations pour les savans qui les approchèrent.

Jean-Sébastien avait à peine dix ans lorsque mourut son père ; il avait aussi perdu sa mère depuis peu. Le pauvre enfant pleura bien de se voir orphelin si jeune ; il quitta Eisenach et vint se réfugier chez son frère aîné, Jean-Christophe, organiste à Ordruff. Ce fut de lui qu’il apprit à poser ses doigts sur le clavier, et dès ce moment se développa son aptitude musicale. À peine avait-il en ses mains un morceau que son frère lui donnait à travailler, qu’il en demandait un plus difficile. Les plus célèbres compositeurs de clavecin étaient alors Froberger, Fischer, Johann Casp, Kerl, Pachelbel, Buxtehude, Bruhns, Böhm. Sébastien s’était aperçu que son frère possédait un livre qui renfermait diverses pièces de ces maîtres. Il supplia son frère de lui donner ce livre. Christophe refusa, craignant sans doute, ce qui du reste arriva plus tard, que l’écolier ne dépassât le maître. Mais le désir de la possession grandissant tous les jours, et Sébastien désespérant de jamais obtenir ce précieux trésor, il résolut de s’en emparer. Un jour que son frère était sorti pour remplir les devoirs de sa charge, il pénètre dans son cabinet, et bientôt aperçoit le livre à travers les grillages de la bibliothèque ; il porte la main à la serrure, mais la clé manque, car Jean-Christophe, honnête et digne maître de chapelle, connaît toute la valeur de ses manuscrits et se garde bien de les laisser au pillage de ses élèves. Le pauvre Sébastien jette un dernier regard sur le cahier. Quelle amère douleur de voir tant d’harmonie s’enfouir dans la poussière d’une armoire, tant de notes qui voudraient chanter en plein air rester silencieuses comme de beaux oiseaux en cage ! et plus il fixait les yeux sur ce livre, plus grandissait l’hallucination ; tout un concert tintait à ses oreilles. Cependant l’heure avançait, Jean-Christophe allait rentrer. Lorsque Roméo, averti par la voix de l’alouette, quitta la chambre de sa bien-aimée, il jeta sur elle un regard moins triste et moins baigné de larmes que ne le fut celui de Sébastien lorsque, pour la dernière fois, il contempla le divin manuscrit. Il était déjà sorti du cabinet et s’en allait à pas lents, déplorant le peu de succès de son entreprise ; tout à coup un rayon lumineux le frappe ; il revient, et se place de nouveau devant l’armoire, essayant de glisser ses mains à travers le grillage. Par bonheur les mailles sont assez larges et ses bras assez petits. Il saisit le cahier, le roule, et le tire dehors. Deux jours après, Sébastien était déjà bien embarrassé de son trésor, car il ne pouvait s’en servir qu’en secret : Christophe était toujours là, et du matin au soir ne le quittait pas un instant. La nuit, c’était la même surveillance. À neuf heures le jeune écolier se couchait, son maître venait le visiter, pour s’assurer que toute chose était bien à sa place, et s’éloignait, en ayant soin d’emporter la lampe. N’importe, Jean-Sébastien eut bientôt trouvé moyen de travailler la nuit : il avait toujours le précieux volume sous son oreiller ; et lorsque venait une belle soirée d’été, il se levait, ouvrait sa fenêtre, et se mettait à chanter aux sereines fraîcheurs de l’air, à la tremblante et douce lumière des étoiles. Cela dura pendant six mois ; le pauvre enfant ne dormait pas ; autant de belles nuits, autant de veilles laborieuses ; lorsque pendant ses heures d’études ses petits yeux voulaient se fermer, il les mouillait pour les tenir ouverts ; et si par hasard la douleur devenait plus cuisante, il en cherchait la cause et finissait par se dire : « C’est vrai, voilà trois nuits que je veille ; je dormirai demain, s’il pleut. » Le lendemain il ne pleuvait pas : le firmament resplendissait d’étoiles, et la lune descendait du ciel pour le visiter dans sa chambre. Cependant tant de travail épuisait cette nature frêle, et, faute de sommeil, le bel enfant se flétrissait. Ses yeux devenaient faibles, ses joues creuses, et tous, dans la maison, le croyaient pris de quelque mal de langueur. Christophe en fut d’abord inquiet ; mais ne l’entendant se plaindre d’aucune souffrance, ne le voyant ni triste ni mélancolique, il commença bientôt à comprendre qu’il y avait là-dessous quelque passion en jeu, et que la pâleur de son visage était moins celle d’un malade que celle d’un alchimiste occupé aux mystères de son art. Seulement il fut six mois à découvrir ce qu’une mère aurait découvert en huit jours.

Un soir, après la visite de Christophe, Sébastien entr’ouvrit ses rideaux, et, voyant sa lampe de travail suspendue au zénith, se leva et vint à la croisée. Il déploya sur les barreaux son cahier mystérieux, et voulut se mettre à chanter selon son habitude. Il en était à la dernière leçon, la plus longue et la plus difficile de toutes, et ces notes, qui la veille s’animaient à son premier regard et devenaient sonores comme la statue magique aux rayons du soleil, se serraient en bataillons épais comme pour empêcher le jeune artiste de pénétrer jusqu’au fond de l’idée qu’elles enveloppaient. Sébastien était là depuis une heure, lisant les notes une à une, parcourant du doigt les lignes et les pages, et toujours arrivant à la fin du morceau sans avoir pu en saisir l’unité. Il faut dire que du commencement à la fin le morceau était d’une si âpre difficulté, qu’il n’y avait pas dans toute l’Allemagne un maître de chapelle en état de le déchiffrer à première vue. Le pauvre enfant s’obstinait ; et telle était sa douleur de ne pas réussir, que les notes se changeaient pour lui en épines qui déchiraient sa main toutes les fois qu’elle retombait sur le papier en battant la mesure. Enfin, après deux heures de travail et de persévérance, la nuit devint plus sereine, les étoiles brillèrent d’une clarté plus vive, et la lune, en s’inclinant à l’horizon, inonda de lumière l’hiéroglyphique papier. Sébastien profite de ce moment, redouble de travail, et trouve dans le coin d’une page trois mesures qu’il n’avait point encore aperçues, et qui, du premier coup, lui expliquent une transition dont il cherchait en vain à se rendre compte. Dès-lors la pensée intime de ce morceau lui est révélée ; il le possède, il le domine, il en est maître ; et de peur qu’un nuage ne vienne éteindre la lampe qui l’éclaire, il le répète à haute voix, afin de l’apprendre par cœur. Tel est son enthousiasme qu’il oublie et son frère, et les voisins qui dorment, et les chiens qui vont hurler s’il les éveille, et se met à lancer de toutes les forces de sa poitrine sa voix de fausset claire et limpide, qui fend les airs et monte avec des sons aigus et métalliques. Il était encore dans tout le délire d’un enfant de chœur, lorsqu’il se sentit étreindre par une main osseuse. Il se détourne avec effroi, et aperçoit un grand fantôme blanc qui le regarde avec gravité, ramasse le cahier tombé à terre, et s’éloigne sans mot dire. — Jean-Sébastien ne retrouva son livre, le trésor de ses nuits d’été, qu’après la mort de son frère, Jean-Christophe, organiste à Ordruff.

Dès-lors, n’ayant plus de famille, Sébastien, en compagnie d’un de ses condisciples, Erdman, qui fut depuis résident impérial à Dantzig, s’en vint à Lünebourg et se fit recevoir comme premier dessus dans les chœurs de l’école de Saint-Michel. Sa belle voix lui procura de grands succès dans cette ville, mais il la perdit à l’âge de la mue. Cet accident ne fit qu’accroître l’ardente passion qu’il avait pour l’orgue. Ce fut alors qu’il se rendit pour la première fois à Hambourg, afin d’y assister aux improvisations du célèbre organiste Jean-Adam Reinken, et qu’il entreprit le voyage de Celle, afin d’étudier le style de notre musique, la chapelle de cette ville étant composée en grande partie de musiciens français.

Nous ignorons quelles furent les circonstances qui l’amenèrent de Lünebourg à Weimar ; mais une chose certaine, c’est qu’en 1703 il s’y trouvait comme musicien de la cour. L’année suivante, il changea cette place contre celle d’organiste à la nouvelle église d’Arnstadt, sans doute afin de se livrer tout entier à l’étude de l’orgue, ce qu’il ne pouvait faire à Weimar, où il était engagé comme violon. Grâce aux petits revenus de sa place, il fut dès-lors en état de se procurer les œuvres des grands maîtres de ce temps.

Ainsi, partagé entre les devoirs de sa charge et ses travaux particuliers, Sébastien était heureux ; le matin, il feuilletait ses volumes de contrepoint, passait en revue tout ce qu’on avait écrit avant lui sur la fugue, ou lisait avec amour et recueillement quelque belle composition de Buxtehude ; puis, il se levait, brossait avec grand soin son habit vert, qui lui servait aussi les jours de fête, et se rendait à son orgue dans la nouvelle église d’Arnstadt. Après la théorie venait la pratique ; après avoir rempli sa tête de science, le jeune maître venait exercer son esprit et ses doigts aux fatigues de l’improvisation. Enfermé dans son église, Sébastien commençait la séance par quelque fugue de Fischer ou de Böhm, et souvent après cet âpre et sévère exercice, il sentait le besoin de s’abandonner à sa fantaisie, ainsi qu’un jeune aiglon au caprice de son aile. Alors ses doigts se posaient et couraient quelque temps incertains sur le clavier ; puis ils entamaient bientôt un motif improvisé, ou des variations sur un de ces airs francs et naïfs comme en chantaient autrefois Frosch et Bander dans la taverne d’Auerbach à Leipzig. Quand l’horloge sonnait cinq heures, le maître se levait et traversait lentement la ville pour retourner à sa chambre d’études. — Ah ! vieux docteur Faust, qu’aurais-tu dit si, après une de ces nuits où tes cheveux blanchis tombaient de ton front sur les parchemins cabalistiques, en ouvrant ta fenêtre par un beau matin de printemps, tu avais vu passer la figure calme et sereine d’Albert Dürer ou de Jean-Sébastien ? Oh ! comme tes yeux arides auraient encore trouvé des larmes en face d’une telle béatitude ; comme tes mains se seraient levées au ciel ; comme tu te serais écrié de toutes tes forces : « Que font-ils donc ces hommes pour être si heureux ? » Peut-être une voix t’eût répondu : « Ces hommes n’ont pas lutté contre le flot des siècles ; ils se laissent aller au courant qui les emporte, tandis que toi tu es monté sur un rocher, croyant escalader le ciel, et maintenant voilà que le dernier échelon te manque ; tu as voulu créer un monde pour toi seul, et voilà que tu viens d’en atteindre les limites, et que, bien avant de mourir, tu t’arrêtes faute de chemin. Ces hommes enveloppés dans la nature ne se sont pas efforcés d’en sortir ou d’y pénétrer plus profondément qu’on ne le doit. » Alors, vieux alchimiste, tu te serais dit, en te frappant la poitrine : Il est donc vrai, le bonheur existe sur la terre ; et si je suis si malheureux, la faute en est à moi, qui l’ai voulu trouver là où Dieu ne l’a pas mis.

La vie de Sébastien s’écoulait avec calme et sérénité ; aucune passion étrangère n’était venue encore troubler la transparence de cette ame vouée au culte de l’art. Tous les jours recommençait avec l’aurore la double étude de l’orgue et du contrepoint. Ainsi croissait à l’ombre ce jeune et frais arbuste ; ainsi grandissait Sébastien dans la quiétude la plus pure, dans l’obscurité la plus profonde, heureux, quoique ignoré de tous ; car on ne le rencontrait jamais à la promenade, et le dimanche, après l’office, la foule s’écoulait paisiblement par toutes les portes sans chercher à savoir quel était cet ange qui venait de répandre sur elle des torrens de céleste harmonie. Indifférence qui peut paraître étrange de nos jours, et qui pourtant s’explique facilement à une époque où l’étude de l’orgue était tellement répandue, qu’on n’aurait pas trouvé, dans toute l’Allemagne, un si petit village qui n’entretînt au moins un organiste pour le service régulier de son église. Jamais, d’ailleurs, dans ces temps de croyances, l’idée ne venait au peuple de chercher des causes matérielles à des effets puissans qui l’émouvaient jusqu’à lui faire oublier ses travaux et sa misère. Enveloppé comme il l’était dans les liens du fatalisme et de la servitude, il tendait toujours à s’élever, et toute chose qui l’aidait en son essor, il l’acceptait comme venant du ciel, et l’appelait divine. Quand une peinture céleste, quand une auguste et sainte mélodie l’emportait dans le royaume des couleurs ou des sons, c’est Dieu qu’il remerciait, sans s’inquiéter si l’instrument dont il s’était servi pour l’émouvoir s’appelait Dürer ou Sébastien.

Ainsi, depuis deux ans que le jeune organiste d’Arnstadt remplissait assidûment les devoirs de sa charge, nul dans toute la ville n’avait encore songé à s’enquérir de son nom. Sébastien était tout-à-fait inconnu ; mais cette obscurité avait bien ses charmes ; et si le dimanche, en se promenant après l’office, il n’avait pas encore eu la satisfaction de voir ces braves Allemands, tout émus des puissantes mélodies de son orgue, le saluer avec sérénité, il ignorait quel ennui c’est pour un musicien d’être abordé par un sot importun qui vient lui jeter à la face toute sorte de stupides louanges, et finit par l’inviter à venir improviser le soir sur le clavecin de sa fille. Du reste, Sébastien n’avait pas eu grand’peine à s’accommoder de cette solitude : il n’ignorait rien de ce qu’il avait à faire avant d’atteindre son but ; il savait que la graine ne fleurirait pas si le sol dans lequel on l’a semée ne s’épuisait à la nourrir de sa sève. Ce n’est pas lui qui aurait accusé son siècle d’ingratitude. De nos jours, il en est autrement : le premier venu qui se met à gratter une toile ou du papier, se dit tout au moins Albert Dürer ou Mozart, et si le peuple, qui d’habitude ne se traîne pas à la suite d’une école, parce qu’il les juge toutes dans son vaste bon sens, ne s’émeut pas à toutes ces merveilles de sons et de couleurs, donnant pour raison qu’il a une ame et que nul ne paraît encore s’en être occupé, alors poètes et musiciens se retirent, et ces gloires éplorées passent leur vie à se draper sur des ruines. Est-il rien de plus ridicule que ces hommes qui se font eux-mêmes une couronne avec les lauriers de leur jardin, et s’irritent si leur siècle ne la consacre pas ? Avant d’accuser son siècle d’ingratitude, il convient d’avoir fait pour lui des choses grandes et morales, et le premier venu n’est pas en droit de crier au passant : Va dire à Rome que tu as vu Marius assis sur des ruines.

Parmi tous les compositeurs sacrés de son temps, celui que Jean-Sébastien admirait le plus, c’était Dieterisch Buxtehude, organiste à Lubeck. Sébastien aimait surtout le style large de ce maître, et depuis long-temps ressentait un bien vif désir de le voir et de l’entendre travailler pendant tout un dimanche. Mais comment faire ? Avec ses revenus il avait à peine de quoi vivre, et le peu d’argent qu’il tenait de sa famille, il l’avait employé à se procurer les livres indispensables à ses études. Ainsi, faute d’argent, le voyage était impossible ; il fallait bien se résigner, et chaque fois que le désir venait, il s’asseyait devant son clavecin et commençait une fugue. Mais, hélas ! le remède ne faisait souvent qu’irriter la douleur, car le morceau qu’il étudiait était ordinairement de Buxtehude. Toutefois cette grande passion de voyage semblait s’être un peu calmée ; Sébastien paraissait avoir pris son parti, lorsqu’un jour, au sortir de la messe, un amateur, membre du corps des musiciens de la ville d’Arnstadt, lui remit une nouvelle fugue avec pédale obligée de Buxtehude, sur laquelle il serait bien aise, disait-il, d’avoir l’avis d’un jeune homme qui donnait de si grandes espérances. Sébastien tressaillit de plaisir, et courut s’enfermer dans sa chambre avec son trésor. Certes, lorsqu’il entendait les cloches ébranler les murailles de son laboratoire et regardait bouillir sa fiole, le vieux Wagner était moins occupé à ses fourneaux que ne le fut ce jour-là Jean-Sébastien à son clavier. L’art en effet est une chimie qui mêle ensemble pour un grand œuvre, au lieu de sucs mystérieux, des couleurs et des sons. Si vous craignez comme une maladie le désir qui vous exalte l’ame et l’emporte aux régions de lumière où Dante a vu Béatrix, Pétrarque Laure, Hoffman dona Anna, ne vous inclinez jamais sur les partitions de Don Juan ou de Freyschütz, pas plus que sur les fourneaux de Paracelse, car il s’en exhale des vapeurs dangereuses qui pourraient vous donner le vertige. Ainsi absorbé devant la fugue de Buxtehude, Sébastien en attirait à lui les étincelles et les flammes mystérieuses. Deux heures n’avaient pas suffi à son travail ; il venait de terminer la fugue pour la sixième fois, lorsqu’il la commença de nouveau, et s’arrêta long-temps sur un passage dont il cherchait sans doute à deviner le style, car il l’exécutait tantôt avec impétuosité, tantôt avec calme et largeur, mais toujours en branlant la tête comme un homme qui doute et s’aperçoit qu’une chose est incomplète. Tout à coup il se lève, ferme son clavecin, prend son chapeau et sort.

Jean-Sébastien traversa la ville, et comme s’il eût cherché la solitude pour composer quelque nouveau motet, se dirigea du côté de la porte de Lubeck.

Huit jours après, à la grand’messe, quand le prêtre donna la réplique, l’orgue n’éleva point la voix comme à son ordinaire. L’inexactitude fut remarquée, et le bedeau se hâta d’aller à la tribune afin d’avertir l’organiste de se tenir sur ses gardes une autre fois. Mais le bedeau trouva la porte fermée, et l’organiste manquait à son poste. Cette nouvelle se répandit de bouche en bouche, et en moins de dix minutes elle avait fait le tour de l’église et mis le trouble parmi les assistans.

Trois mois s’étaient écoulés depuis la disparition de Jean-Sébastien, et ces bons bourgeois, qui s’étaient tant émus le premier jour, avaient fini par se contenter, pour toute musique religieuse, de quelques voix de basse et de fausset, qui s’accordaient tant bien que mal. Insensiblement le peuple d’Arnstadt, tout en se consolant, prit en pitié les chantres et les enfans de chœur ; il se mit à faire effort de voix pour les aider dans leur travail, et bientôt la musique fut assez retentissante pour remplir dignement l’église. Mais ce n’était pas sans une grave inquiétude que les habitans voyaient Pâques approcher, car Pâques est la fête des orgues, et ce jour-là, de toutes les campagnes environnantes, on arrivait pour les entendre chanter. Ce jour-là, dès le matin, l’église était remplie de femmes et d’enfans, de laboureurs et d’ouvriers, qui venaient célébrer la résurrection du Seigneur. Les populations voisines se donnaient rendez-vous sur la grande place d’Arnstadt, et pendant toute la semaine sainte, les routes étaient couvertes de caravanes et de processions, d’hommes à cheval et d’hommes à pied, de pélerins qui se hâtaient, afin d’arriver assez tôt pour trouver sous le dôme une dalle où s’agenouiller, et de mendians qui faisaient effort de jambes et de béquilles, pour gagner une heure et pouvoir ainsi choisir leurs places sous le portail.

Certes, il avait fallu bien de la persévérance et surtout du talent pour attirer ainsi la foule des pélerins. La vie d’un homme n’avait pas suffi à ce résultat, et le vieux Johann Böhm, après s’être épuisé durant cinquante ans à cette rude tâche, avait en mourant élu son successeur et laissé le royaume des orgues à Jean-Sébastien. Celuici avait dignement soutenu la gloire du maître qui l’avait précédé ; bientôt la nouvelle église d’Arnstadt était devenue célèbre, et nul orgue n’osait élever la voix quand celui de Sébastien annonçait au bruit des cloches qu’il allait parler. Aussi le concours des fidèles augmentait chaque année, et il paraissait impossible que le dôme pût tous les abriter sous sa voûte aux fêtes prochaines. Quant à cela, personne n’avait songé à s’en inquiéter, et maître Wilhelm Floh, le plus joyeux des aubergistes de l’endroit, avait dit à ce sujet : « Les dévots en seront quittes pour faire leur prière sous le portail avec les pauvres, les curieux pour revenir une autre fois, et d’ailleurs s’ils ne trouvent pas de places dans l’église, ils en viendront chercher dans les auberges, et cela profitera toujours à la ville. »

Plût à Dieu que les bourgeois d’Arnstadt n’eussent pas eu d’autre souci ! Mais, hélas ! les dimanches se succédaient rapidement et l’orgue restait muet. Dès le premier moment, on avait écrit à tous les organistes de l’Allemagne, et chaque jour on recevait une lettre dans laquelle il était dit que Froberger, Casp. Kerl, Paschelbel, ou tout autre, se serait fait un plaisir de se rendre à l’invitation des habitans d’Arnstadt, mais que le jour de la Résurrection était une fête trop solennelle pour abandonner son poste ou le confier à un élève inexpérimenté. Le soir du jour qui précédait le dimanche de Pâques, les notables s’étaient réunis et causaient tristement des choses du lendemain, lorsque le bedeau accourut en toute hâte, apportant une lettre adressée au chapitre. Un messager de paix, la branche d’olivier à la main, n’aurait pas excité plus d’émotion dans le sénat d’une ville assiégée, que ce brave Kirchner, lorsqu’il apparut avec sa lettre au milieu du conseil des notables. Ils furent bientôt tous groupés autour de lui, se disputant le précieux message, que le plus ancien et le plus érudit de l’assemblée fut chargé de lire à haute voix. Il se fit un profond silence ; maître Sebald se leva, et avec l’aide de ses lunettes et du bedeau, qui lui tenait la lampe, il lut ce qui suit :

Messieurs du chapitre de la ville d’Arnstadt,

« L’appel spontané que vous me faites est la plus douce récompense que j’aie encore tirée de mes graves études, et je ne cesserai jamais de me glorifier d’avoir été préféré par vous à tous mes confrères, les organistes d’Allemagne. Bien que je me regarde comme indigne de tant d’honneur, j’aurais été heureux de me rendre sur-le-champ auprès de vous, et de célébrer, au milieu de votre famille, les solennités pascales ; mais, hélas ! j’ai des engagemens sacrés avec la ville de Lübeck. Voyant qu’il m’était impossible de me rendre à votre invitation, aussitôt après avoir reçu votre lettre, je courus chez un jeune organiste auquel j’ai donné des conseils pendant les trois derniers mois qui viennent de s’écouler, afin de le prier d’aller remplir dans votre église la place honorable que vous me destiniez. Mais il semble que le Seigneur ait voulu m’enlever tout moyen de vous témoigner ma reconnaissance. Le jeune homme venait de partir, et personne n’a su me dire quel chemin il avait pris. Vous trouverez cette conduite étrange, vous qui ne connaissez point le caractère mystérieux de l’écolier dont je vous parle. Il est arrivé un jour, les pieds tout poudreux et le bâton de voyageur à la main. Il s’est assis à l’orgue, et les sons qu’il en a tirés m’ont ravi. Nous avons travaillé ensemble pendant trois mois. Hier au soir il est parti sans me rien dire. Il était ici laborieux, chaste, bienfaisant, et d’une modestie évangélique. Si c’est un ange, que Dieu vous l’envoie : je le souhaite de toute mon ame.

« Dieterisch Buxtehude,
Organiste de l’église de Sainte-Marie à Lubeck. »


Alors il s’éleva une grande rumeur ; chacun voulut s’assurer par lui-même de ce qu’il venait d’entendre, et ce ne fut pas sans peine que maître Sebald parvint à sortir du groupe qui l’entourait, et à se soustraire de la sorte à toutes les discussions qui suivirent la seconde lecture de la lettre. Enfin le soleil se leva, le voile noir fut déchiré, et toutes les cloches d’Arnstadt sonnèrent à faire envi à leurs cousines qui firent jadis tomber la coupe des mains du docteur Faust. On voyait dans les rues de longues files de belles dames et d’ouvriers, de jeunes filles et de vieillards, tous confondus sans distinction de rang ou d’âge, et le missel sous le bras, allant à l’office. Dès sept heures, toutes les églises étaient remplies, deux surtout, tellement que la foule en débordait jusqu’au milieu de la place. C’étaient l’église des Bonnes-Dames et la nouvelle église, fréquentées l’une pour ses châsses d’argent, ses vitraux illuminés, et ses vieilles murailles couvertes d’archanges et de saints, et l’autre seulement pour ses orgues et son Jean-Sébastien.

Toute la vieille Allemagne semblait s’être éveillée avec sa foi profonde, ses naïves croyances, et revivre en ce moment dans la personne de ces honnêtes bourgeois d’Arnstadt, et surtout de leurs filles, créatures angéliques, dont la chasteté chrétienne avait perpétué le type. C’était un sentiment de joie et d’amour qui avait réuni tout ce peuple dans l’église, et cependant tous ne paraissaient pas également heureux. Auprès des visages les plus sereins, on en voyait de tristes, comme s’il se fût agi de choses de ce monde où le bonheur de l’un fait la misère de l’autre. À côté d’une belle fille rose et fraîche, qui s’épanouissait aux apprêts de la fête, une autre s’inclinait tristement comme une fleur à l’ombre. Pourtant c’était le jour de Pâques, et ce jour-là le soleil est partout dans l’église. On eût dit que le Christ n’était pas ressuscité pour tous, et qu’une moitié de l’église conservait encore ses voiles noirs de la semaine sainte, tandis que l’autre avait illuminé toutes ses chapelles.

Cependant les cloches cessèrent de sonner ; le prêtre vint s’agenouiller au pied de l’autel, et tout à coup l’orgue se mit à chanter spontanément. Si les vierges et les séraphins, descendant par miracle de leurs niches de pierre, fussent venus en procession prendre part aux célestes louanges, les habitans d’Arnstadt n’eussent pas été plus stupéfaits qu’ils ne le furent, lorsque cet orgue, muet depuis trois mois comme une tombe, s’éveilla en glorieuses fanfares. L’étonnement fut général. Le prêtre qui récitait à l’autel, détourna la tête pour voir d’où venait toute cette harmonie, et les enfans de chœur se trompèrent deux fois dans leurs réponses. L’orgue continuait sans s’émouvoir ; il chanta pour le graduel, il chanta pour l’offertoire, il chanta pour l’élévation. Jamais l’office divin n’avait été plus auguste et plus magnifique. Il fallait voir comme les grands crucifix d’or et d’argent, comme les grands cierges allumés, comme les yeux des jeunes filles resplendissaient à travers un mystique brouillard d’harmonie et d’encens !

— Quel musicien terrestre pourrait jamais atteindre à cette magnificence ! s’écriait maître Sebald, dans l’extase où le plongeait un largo triomphalement exécuté.

— C’est un ange qui est là-haut assis dans la tribune, disait la petite Gretchen à sa voisine ; la Vierge n’a pas voulu que la bonne ville d’Arnstadt pleurât ses orgues un si grand jour de fête !

Mais les assistans étaient loin d’être tous d’accord sur la nature du mystérieux organiste ; et voici ce que rapporte à ce sujet l’historien allemand. Je cite ses propres paroles :

« Comme je voulais, selon mon habitude, mettre à profit toutes les suppositions que cette musique inattendue allait faire naître parmi les fidèles, je me glissai dans la foule ; je fis le tour de l’église en recueillant les paroles qui tombaient de toutes les bouches. Chacun inventait sa légende, et toutes ces fleurs exhalaient un égal parfum de mysticisme qui vous transportait au milieu du jardin d’un cloître du moyen-âge. L’élévation sonna ; je fermai les yeux pour écouter avec plus de recueillement un céleste prélude, un chant si frais et si pur, qu’il était en parfaite harmonie avec le grand mystère qui s’accomplissait à l’autel. Lorsque la clochette de l’enfant de chœur et le mouvement de l’église entière m’éveillèrent de ce divin sommeil, j’aperçus à mon côté maître Martin Wiprecht, musicien de la ville ; il était tout en larmes, et soupirait profondément. — Qu’avez-vous donc, maître Martin, pour sangloter ainsi le jour de Pâques ?

— Et vous, mon cher, pour ne point vous émouvoir à cette musique qui ferait pleurer le marbre ? N’avez-vous pas entendu ce chant qui s’est exhalé pendant l’élévation ? J’ai cru d’abord, comme tous mes voisins, que c’étaient les anges qui chantaient ; mais, hélas !…

Le pauvre homme soupira de nouveau, et quelques instans après :

— Ah ! monsieur, les six dernières mesures m’ont navré de douleur, car j’ai reconnu en elles le sujet d’un morceau que j’ai prêté, il y a six mois, à ce pauvre Sébastien. Il sera mort de faim, et ce ne peut être que son ame qui fait vibrer toute cette harmonie.

— Pourquoi pas son ame et son corps ?

— Plaisante question ! Croyez-vous qu’il suffise de poser ses doigts sur le clavier et ses pieds sur la pédale pour atteindre à des effets pareils ? D’ailleurs, Jean-Sébastien n’avait pas composé ce morceau ; malgré tout son génie, il ne l’aurait jamais exécuté de la sorte sans le secours de son bienheureux patron qui est dans le ciel.

« Comme il finissait ces paroles, le Sanctus commença, et le digne musicien se mit à se frapper la poitrine.

« Un peu plus loin j’aperçus un gros chantre appuyé sur la balustrade du chœur, mais qui ne mêlait pas sa voix au chœur des assistans. À son attitude grave et pensive, j’avisai qu’il devait être en travail de quelque grand poème, et je m’approchai de lui.

— Eh bien ! frère, d’où vient donc que vous n’aidez pas vos camarades ? À vous voir ainsi maussade et solitaire, on ne dirait pas que c’est aujourd’hui Pâques. Est-ce que, par hasard, votre belle voix de fête ne vous a pas été rendue hier au soir en même temps qu’à toutes les cloches de la ville ?

— Ma voix ? ah ! Dieu merci, monsieur, je l’avais toujours bien conservée. Hier au soir, elle était plus belle et plus fraîche que jamais, et ce matin, en l’essayant à ma fenêtre, j’éveillais encore tout le quartier. Eh bien ! concevez-vous cela, monsieur ? tout-à-l’heure, en commençant l’office, je ne l’ai plus entendue, ma belle voix ! Le maudit orgue, ou plutôt le diable, me l’avait prise.

« Là-dessus le brave homme se mit à me raconter une foule d’histoires de magiciens et de sorciers, tendant toutes à me prouver qu’il venait d’être la victime d’un infernal maléfice. Il se posait cet effrayant syllogisme : Un instrument n’a de sonorité que parce qu’il reçoit une action du souffle ou de la main. Or, le bedeau n’a vu entrer personne, et pourtant l’orgue chante. Donc le diable s’en est mêlé, et nous a pris nos voix pour animer tous ces tuyaux. Et puis, il me disait qu’il avait clairement reconnu la sienne, et que même elle avait fait sonner l’ut dièze dans un ensemble, note qu’il n’avait jamais pu obtenir d’elle du temps qu’elle habitait dans sa poitrine ; il comparait la capricieuse, qui se parait ainsi pour le tourmenter, à ces femmes qui redoublent de grace et de coquetterie, quand elles savent que leur ancien amant est là qui les regarde ; comparaison assez profane, et qui m’étonna beaucoup dans la bouche d’un chantre de cet âge. »

Cependant la messe était finie, et tandis que les étrangers priaient encore, tous les gens de la ville se rassemblaient au pied de l’escalier qui conduisait à l’orgue, attendant avec impatience le dénouement du grand mystère. Enfin, long-temps après que les derniers sons de l’orgue se furent exhalés, la porte s’ouvrit, un jeune homme en sortit, tenant un cahier de musique sous le bras ; il avait de longs cheveux blonds qui tombaient sans ordre sur son cou ; sa figure était maigre et pâle, mais belle, et par son expression de sereine tristesse rappelait le type que la tradition nous a conservé de la tête du Christ. Lorsqu’il arriva au bas de l’escalier, toute cette multitude fut prise de terreur et s’entr’ouvrit sur son passage ; lui, sans trop prendre garde à ce qui l’entourait, traversa la foule, et serait sorti de l’église sans rien dire à personne s’il n’eût reconnu auprès du bénitier la face pleine et réjouie de maître Martin Wiprecht. « Monsieur, lui dit le jeune organiste, c’est vous qui m’avez, il y a trois mois, demandé mon opinion sur un motet en ut mineur ; j’ai cru ne pouvoir mieux vous répondre qu’en vous l’exécutant tout-à-fait dans le style du grand artiste qui l’a composé. Peut-être avez-vous trouvé que je pressais un peu le mouvement dans les dernières mesures, mais Dieterisch le veut ainsi. Reprenez ce motet, j’espère que vous ne me tiendrez pas rancune, car si je l’ai gardé si long-temps, c’était afin de vous le rendre annoté de la main du grand maître ; et pour un amateur comme vous, c’est un bonheur qui ne peut être payé trop cher que de posséder un tel trésor dans sa bibliothèque. »

Jean-Sébastien dut se souvenir toute sa vie de la fête de Pâques, car le jour de la résurrection du Sauveur fut aussi celui où son génie apparut à l’Allemagne dans toute sa gloire. Dès ce moment le jeune artiste existait pour le monde, et les villes libres et les princes allaient se le disputer. À peine deux mois s’étaient écoulés, qu’il recevait déjà de toutes parts des brevets d’organiste ; car ceux qui l’avaient entendu à Arnstadt faisaient sonner si haut son talent et son génie, que toutes les églises étaient en émotion et désiraient savoir quel était ce soleil dont les premiers rayons jetaient une si lointaine splendeur.

En 1707, la place d’organiste en l’église de Saint-Blasius, à Mulhausen, lui fut offerte ; il l’accepta. Les habitans d’Arnstadt, désespérés de le voir s’éloigner, vinrent lui proposer de doubler ses appointemens, s’il voulait consentir à rester parmi eux. Sébastien leur répondit qu’il avait des goûts trop simples pour que l’argent pût jamais influer sur ses résolutions, et qu’il sentait trop encore le besoin de voyager et de s’instruire pour songer déjà sérieusement à s’établir dans une ville. — Mais je penserai toujours à celle qui m’a si bien accueilli dans mon obscurité, et me souviendrai d’elle toute ma vie comme d’une seconde mère. — Les adieux furent touchans de part et d’autre, et les habitans, voyant qu’il était inutile d’insister, se préparèrent à l’accompagner jusqu’aux portes.

Ce fut un beau jour pour l’artiste de vingt ans, que celui où tous les habitans d’Arnstadt vinrent se rassembler sur son passage et lui témoigner combien ils avaient d’admiration pour son talent et de sympathie pour sa personne. Dès le matin, la ville était en mouvement, et telle était la foule amassée en certaines rues, qu’un étranger, arrivé de la veille sans doute, fatigué de se mettre en sueur pour traverser les groupes, vint à demander quel était le saint qu’on fêtait ce jour-là. — Par Dieu ! lui répondit un homme du peuple, c’est saint Jean-Sébastien ; vous ne le connaissez peut-être pas, vous ! mais pour n’être pas dans le calendrier, il n’en tient pas moins sa place dans nos cœurs à côté du patron de la ville.

À moins de faire sonner les cloches et fumer l’encensoir, je ne sais quels honneurs plus grands on aurait pu lui rendre. Les notables se tenaient à ses côtés ; le peuple se pressait vers lui comme s’il se fût agi de l’entendre, et les belles jeunes filles, laissant le rouet, descendaient avec leurs mères, afin de contempler une dernière fois le céleste musicien des fêtes de Pâques. Les uns chantaient ses cantates, les autres (ceux dont la mémoire était plus lente à retenir la musique) disaient tout haut combien de familles pauvres il avait soulagées. Lorsqu’ils furent arrivés aux portes de la ville, Sébastien, ému jusqu’aux larmes, renouvela ses adieux à ceux qui l’entouraient, et le vieux Sebald lui dit en l’embrassant : — « Mon fils, la tâche que vous avez entreprise est grave et difficile, et sera le travail de toute votre vie. Les autres arts parlent aux hommes : le vôtre parle à Dieu ; et c’est pourquoi, après avoir étudié trente ans, quel que soit d’ailleurs votre génie, il vous faudra toujours continuer, et tendre vers un idéal que la veille de votre mort vous n’aurez pas encore atteint. Mais lorsque votre esprit, fatigué par le travail du contrepoint, aura besoin de calme et de repos, souvenez-vous qu’il est en Allemagne une ville qui vous aime entre toutes, et dans cette ville une famille dont vous êtes le fils chéri. » — Sébastien serra la main du vieillard avec attendrissement, et lorsque la voiture qui l’emportait s’éloigna, des cris d’amour et de bénédiction l’accompagnèrent long-temps encore, et les jeunes filles lui promirent de prier la Vierge Marie pour lui et ses enfans. Heureux l’artiste que tout un peuple accompagne de la sorte, et lance avec de tels adieux sur le grand chemin de la vie !

Lorsque Sébastien se fut éloigné, le mouvement rentra dans les maisons, le bruit dans les ateliers, et toute chose eut bientôt repris son cours habituel. Maître Sebald travailla incontinent à la nomination du nouvel organiste ; il avait encore présentes à la mémoire les inquiétudes des dernières fêtes, et se rendit en toute hâte chez les principaux habitans pour les presser de faire leur choix. Le brave homme poursuivit son entreprise avec tant d’ardeur, qu’à neuf heures sa fille Gretchen l’attendait encore pour souper. Enfin, il rentra tout épuisé des fatigues du jour, et lorsqu’il eut bien raconté toutes les peines qu’il s’était données afin de trouver un successeur à Jean-Sébastien, sa fille, qui croyait encore au miracle des fêtes de Pâques, lui dit : — Eh ! mon père, pourquoi vous tourmenter ainsi ? ne savez-vous pas que Jésus ne laissera jamais notre ville sans organiste, et que lors même que tous ceux de la terre seraient morts, il y en aura toujours pour elle dans le ciel ?

La vie de Jean-Sébastien, comme celle de presque tous les grands artistes, se divise en deux parties : l’une de travaux scolastiques, l’autre de pure création. Dans la première, qui s’étend depuis ses plus jeunes années jusqu’à son triomphe d’Arnstadt, il est tout occupé de ce qui a été écrit avant lui et se rend maître de son art ; il exerce nuit et jour ses doigts et les brise à toutes les difficultés ; il approfondit tout à la fois les mystères du contrepoint et du clavier. Dans la seconde, il n’étudie plus, il compose ; mais il est loin encore d’atteindre à la perfection, et sa musique, originale par moment, appartient à l’ancienne école allemande. Jean-Sébastien, comme le jeune Raphaël, conservera long-temps quelque chose de l’aridité de ses maîtres, et ces deux artistes, avant de se révéler au monde, auront besoin de grand air et de solitaires contemplations ; il faudra qu’ils ferment pour quelque temps leurs livres de théorie et d’esthétique et viennent admirer à loisir cette ligne immense de beauté qui serpente comme un lierre autour de la nature, qu’ils élèvent sur la création des regards pleins d’amour, et s’abandonnent à toutes les émotions de l’art, à toutes les extases de la foi, certains qu’il n’est pas de soleils plus ardens pour faire éclore l’harmonie et la couleur. Jean-Sébastien, épuisé par toute espèce d’études scolastiques, se mit à lire dans le livre de la nature, ce livre qui, selon la belle expression de saint Martin, est écrit par la main de Dieu même et toujours déployé afin que l’homme puisse tout apprendre immédiatement et sans le secours de la révélation. Outre ce livre, dans lequel il puisait sans relâche, Sébastien en avait deux autres marqués aussi du doigt de Dieu : la Bible et l’Évangile. Il aimait à se plonger en ces fleuves d’éternelle poésie ; il aimait à comparer la magnificence de ces œuvres augustes, à changer d’inspirations ; tantôt il accompagnait avec des orchestres immenses et des voix tumultueuses l’esprit de Dieu porté sur les eaux ; tantôt il rêvait avec amour aux concerts de louanges qui devaient éclater dans la foule quand Jésus paraissait environné de ses disciples. Le soir, lorsqu’il était seul, il improvisait ; et si vous aviez pu pénétrer dans sa chambre, vous auriez peut-être vu aussi la Divine Comédie sur son clavier. Du temps qu’il écrivait son admirable oratorio de la Passion, après les heures de travail, il venait se planter immobile en face d’un tableau de Dürer, afin d’examiner comment un grand artiste avait peint autrefois ce que lui chantait aujourd’hui. De même, durant sa longue vie, le peintre de Nüremberg ne finissait jamais sa journée sans entrer dans l’église de Saint-Sebald, afin d’y retremper son ame en la musique du Seigneur. — L’art est un divin soleil dont les quatre rayons resplendissent chacun d’une lueur diverse, de sorte que l’esprit ne comprendra jamais leur unité, s’il ne s’élève jusqu’au foyer qui les alimente ; c’est de là seulement qu’il pourra voir dans toute sa splendeur ce type de beauté dont l’ensemble doit toujours demeurer inconnu à la foule, puisque les moyens manquent à l’artiste pour le réaliser. Que Mozart regarde les couleurs de la belle nature, que Raphaël écoute les voix chanter, que ces deux anges glorieux changent de monde, pour s’en revenir emportant sur leurs ailes une poussière lumineuse et sonore ; et vous tous qui les entourez, ne les retenez jamais ; laissez les célestes abeilles voler à leur Éden, et soyez sûrs que le miel qu’elles vous feront au retour sera plus abondant et plus suave.

Ainsi s’écoulait heureuse et pure la vie de Sébastien ; les peines et les soucis ne devaient pas l’atteindre encore, car il habitait un monde au-dessus de la terre, et son esprit, grace à la chaude jeunesse du corps qui l’enveloppait, pouvait se maintenir en son élévation, et comme l’aigle, rester des jours entiers l’aile tendue en face du soleil. La mélodie était la forme plastique dont il revêtait sa chaste pensée ; et les deux choses qu’il aimait le plus au monde, l’art et le culte de Dieu, confondant ainsi pour lui leur double nature, il ne cessait de les adorer l’une dans l’autre. Sérénité divine que nul vent de la terre ne pouvait troubler ! Heureux Jean-Sébastien, qui seul as dominé l’inspiration, et l’as contrainte à demeurer toujours à tes côtés ! Dans ces jours sombres et pluvieux d’automne, où Raphaël, faute de soleil, ne trouvait plus de teinte sur sa palette, où le musicien se tait avec l’oiseau, et demeure triste et dépouillé comme si la mélodie était tombée de son front en même temps que la feuille des arbres ; dans ces jours où tout est pour les hommes de la terre mélancolie et solitude, lui montait à ses orgues. Alors les brouillards commençaient à se dissiper, le soleil à resplendir comme par un beau matin de printemps, la neige à s’évaporer, à se fondre et ne laisser d’elle-même que tout juste ce qu’il fallait pour trembler en perles de rosée au calice des fleurs. Tous les oiseaux chantaient, et sous les feuillages sonores du jardin apparaissait la belle jeune fille que l’hiver avait attristée. Sébastien agissait sur l’inspiration comme sur son dieu la sibylle antique : Apollon descendait de l’Olympe et venait à Delos chaque fois que la sibylle mâchait du laurier ou trempait ses cheveux dans la fontaine de Castalie ; et sitôt que l’organiste entonnait son cantique sous les arceaux profonds, la blanche déesse laissait le royaume des esprits et venait s’asseoir auprès de lui.

D’autres ont des familles nombreuses, une mère qui les élève et les nourrit, de blondes sœurs qui les viennent embrasser le matin ; mais lui, tout seul sur la terre, il n’avait que son orgue et son inspiration, et trop jeune encore pour se marier, trop aimant pour vivre sans famille, il s’en était fait une, en attendant le jour où sa vieille tige refleurirait en lui. L’église était la mère à laquelle il vouait toute son existence ; il appartenait de droit à celle qui l’avait accueilli dans la misère. L’église était à la fois sa maison et son univers ; là ses études, là ses rêveuses promenades sous les grands arbres de granit ; là ses heures de repos pendant le salut du soir. Et plus il avançait dans la vie, plus il se réjouissait d’habiter ce monde de paix et de béatitude. Sur une ame chaste et pure, dévorée du grand amour de l’art, comme la sienne, que pouvaient en effet la terre et ses passions froides et chétives ? « Le royaume des sens, disait-il, est stérile ; il a bientôt fini de vous dérouler ses plaisirs et ses peines ; la comédie est bientôt au bout et recommence. Le royaume de l’esprit, au contraire, est inépuisable comme celui de la nature ; et depuis que je l’habite, il n’est pas de jour où je ne trouve quelque harmonie nouvelle, quelque mystique rayon qui se dérobait sous l’herbe comme un insecte invisible. »

Le maître de Handel, l’organiste Zaschau, vint à mourir ; Sébastien, célèbre dans toute l’Allemagne, fut appelé à lui succéder. Il se rendit à Halle, exécuta sa fugue de réception, et partit aussitôt pour Weimar, laissant cette place à l’élève le plus distingué de Zaschau. Il était depuis deux mois à Weimar, lorsqu’il reçut une lettre du prince Léopold de Gotha, qui l’invitait à se rendre auprès de lui avec le titre de maître de chapelle. Sébastien accepta, et demeura six ans en cet emploi.

Léopold, amateur érudit et passionné de musique, s’était pris d’affection pour le génie de Sébastien à la simple lecture de ses œuvres ; dès qu’il le vit, il aima sa personne, et l’organiste fut bientôt pour le prince un confident indispensable. Le maître de chapelle habitait le palais, et venait chaque jour s’asseoir à la table de Léopold, qui le consultait sur les affaires d’administration et de politique. Cette amitié ducale, tout honorable qu’elle était pour le jeune artiste, finit cependant par lui devenir importune ; et bien souvent, dans les promenades, tandis que tous enviaient l’heureux musicien qui passait en si grand équipage, lui, rêveur et soucieux, était tenté de dire à Léopold : « Faites monter quelqu’un de ces beaux courtisans, il vous fera bien plus d’honneur que moi dans ce carrosse, et je profiterai de mon loisir pour aller écrire une sonate. » Combien de fois il dut regretter amèrement sa petite chambre si modeste et si bien close d’Arnstadt, et ses longues journées qui s’écoulaient dans la solitude et le travail ! Ici, plus de repos, plus de recueillement, plus d’inspiration ; les familiers du prince entraient chez lui à toute heure.

Tous les soirs Léopold réunissait les plus jolies femmes de sa cour, distribuait sa partie à chacune, et chargeait son maître de chapelle de conduire le chœur. Le concert se prolongeait souvent au-delà de minuit, et Sébastien, épuisé de fatigue, allait oublier dans le sommeil toutes ces voix discordantes qui tintaient à ses oreilles. Il passait la journée à s’entretenir avec les courtisans, et la soirée à faire chanter leurs femmes. Le malheureux ! il avait à subir les fatuités des uns et les fausses notes des autres. Comme on le voit, il ne lui restait guère que le matin pour son travail d’étude et de composition. Aussi, comme il profitait bien des premières heures ! Dès l’aube il était à son clavier et chantait en même temps que l’alouette ; mais hélas ! trop souvent après ses premiers préludes, quand la mélodie allait se révéler, on frappait à sa porte : c’était le prince qui l’avait entendu et venait en robe de chambre assister aux improvisations matinales de son ami. Pauvre Sébastien, il te fallait ton sang-froid d’Allemand et ta patience d’ange pour ne pas envoyer à tous les diables celui qui venait troubler ton paradis et faire rentrer dans le calice toutes ces fraîches idées qui remuaient déjà leurs ailes ! Grâce à l’affection toujours croissante de Léopold, Sébastien ne pouvait s’absenter un seul jour de Gotha ; et ce ne fut qu’après quatre ans qu’il obtint, à force de prières, un congé de deux mois, pour se rendre à Hambourg et s’y faire entendre sur l’orgue.

Là, comme partout, sa manière élevée et simple excita l’admiration au plus haut degré. Il avait choisi pour sujet de sa fugue le texte latin super fulmina Babylonis, qu’il varia pendant une heure, selon les lois les plus sévères de la science. Quand il eut fini de jouer, essuyant la sueur de son front, il descendit de la tribune, incertain de l’effet qu’il avait produit. Une foule immense l’attendait au bas de l’escalier, et devant la porte se tenait le vieux Reinken, organiste centenaire, qui ce jour-là s’était fait porter à l’église pour l’entendre. Le digne vieillard, ému jusqu’aux larmes, s’approcha de Sébastien, et lui serrant la main : « Mon fils, dit-il, je croyais le grand art mort pour toujours, et je suis bien heureux de voir qu’il vit encore en vous. » Reinken avait, dans sa jeunesse, travaillé le même sujet, et composé avec ce plain-chant une œuvre à laquelle il tenait beaucoup et qu’il avait fait graver en cuivre. L’éloge n’en était que plus glorieux pour Jean-Sébastien.

Après la mort de Kuhnau, en l’année 1723, Sébastien fut nommé directeur de la musique de Leipzig ; il conserva cet emploi jusqu’à la fin de sa vie. La mort du prince Léopold suivit de près le départ de son maître de chapelle ; Sébastien en fut profondément affligé. Il écrivit à cette occasion une messe avec double plain-chant, et vint à Gotha pour en diriger lui-même l’exécution.

Le second fils de Bach, Charles-Phil.-Emmanuel, passa au service de Frédéric en l’année 1740. La gloire de Sébastien était parvenue aux oreilles du roi, qui manifesta le désir d’entendre un si grand artiste. Emmanuel, flatté de ce témoignage de bienveillance, en instruisit son père ; mais Sébastien, occupé comme il l’était par les devoirs de sa nouvelle charge, ne pouvait pas facilement se déranger, et, soit oubli, soit négligence, il avait toujours différé ce voyage. Les rois n’aiment pas qu’on leur résiste. Frédéric s’étonna de ce peu d’empressement et s’en plaignit avec amertume. Sébastien, averti de la disgrace qui menaçait Emmanuel, entreprit le voyage de Potsdam en compagnie de Wilhelm Friedmann, l’aîné de ses enfans.

À cette époque, Frédéric avait habituellement de petits concerts dont il faisait lui-même les honneurs en jouant de la flûte. Un soir il préparait son instrument ; tous les musiciens étaient rangés autour de lui, le silence le plus profond régnait dans l’assemblée, lorsqu’un officier entra apportant la liste des étrangers arrivés dans la journée à Potsdam. Le roi lui fait signe de la déposer sur le pupitre, et la parcourt des yeux en préludant ; tout à coup la flûte s’arrête au milieu d’un point d’orgue, Frédéric se tourne vers ceux qui l’accompagnent, et tout ému de joie : « Messieurs, leur dit-il, je vous annonce que le vieux Bach est arrivé. » Aussitôt deux pages sont envoyés à l’hôtel où est descendu le maître de chapelle. Bach, fatigué du voyage, s’apprêtait à se mettre au lit ; une servante vint lui annoncer que des jeunes gens demandaient à lui parler. « Vous vous trompez, ce n’est pas moi ; je n’ai point eu le temps de prévenir mon fils, et je ne connais personne dans la ville. » À ces mots, les deux envoyés de la cour entrent dans la chambre.

— Vous êtes maître Jean-Sébastien l’organiste ?

— Sans doute.

— C’est donc à vous que nous avons à faire. Nous venons de la part du roi, avec ordre de vous emmener sur-le-champ au palais.

— Mais vous le voyez, je descends de voiture ; il m’est impossible de vous accompagner ce soir à la cour. Dites au roi que c’est à son intention que j’ai fait le voyage. Demain, je serai tout à son service.

— Le roi vous demande sur l’heure. Si vous tardez encore, il viendra lui-même vous chercher.

— Vous me permettrez du moins de changer d’habit.

— Ce serait trop long. — Et les deux chambellans le saisissent au bras et l’entraînent de force. Le pauvre Sébastien, couvert de fange et de poussière, fut obligé de monter en carrosse et de s’en aller au château.

Pendant ce temps Frédéric, pour recevoir dignement son hôte, avait fait distribuer aux musiciens la partie d’un motet à huit voix de Jean-Sébastien, et c’était Emmanuel Bach, maître de chapelle de la cour, qui dirigeait cette musique improvisée en l’honneur de son père. Le chœur chantait à pleine voix lorsque Bach entra dans le premier salon. Il s’attendait à trouver le roi seul et fut tellement ébloui par tout cet appareil d’harmonie et de lumière, qu’il ne s’aperçut pas d’abord qu’on exécutait sa musique. Cependant la rumeur devint générale, le nom de Bach courait de bouche en bouche, les femmes se penchaient sur leurs sièges pour le regarder ; lui-même, après quelques mesures, avait reconnu l’intention délicate de Frédéric. Sébastien était heureux, de grosses larmes ruisselaient sur sa joue. Emmanuel, de son côté, avait revu son père, dont il était séparé depuis trois ans. Jamais office de Noël ne parut aussi long aux clercs d’une paroisse, que ce motet aux deux musiciens pressés de courir l’un vers l’autre. Emmanuel, pour arriver plus vite, hâtait le mouvement d’une manière effroyable ; et tu ne disais rien, vieux Bach, toi qui, dans les églises, pour une note chantée à contre-temps, contractais les muscles de ta face et brisais le pupitre du poing ! En ce moment, le père dominait complètement le maître de chapelle. Il s’agit bien de ton et de mesure lorsqu’on revoit son fils après trois ans d’absence ! Quelle musique, eût-elle été cent fois plus rapide, n’eût semblé froide et lente, comparée aux battemens de son cœur ! Le motet continuait toujours. Emmanuel n’y tenait plus. Tout à coup au milieu d’un tutti général, il jette là son bâton, et court embrasser son père. Les musiciens, épuisés par un si rude service, s’arrêtent alors et profitent de l’absence du chef pour reprendre haleine ; mais le roi, qui voulait entendre le motet jusqu’au bout, leur fait signe de ne pas s’interrompre, ramasse le bâton du maître de chapelle, et vient se placer à leur tête avec un sang-froid aussi imperturbable que s’il se fût agi de diriger une armée. Le chœur une fois terminé, Sébastien s’approcha de Frédéric, et s’inclinant avec respect : « Sire, permettez-moi d’abord de vous remercier de votre bienveillance envers nous et de vous féliciter ensuite sur le talent nouveau dont vous venez de faire preuve. Vous avez senti mieux que personne le mouvement de ce morceau. Emmanuel l’avait pris trop vite, il est évident que c’est ainsi qu’il doit être exécuté. » Frédéric, qui tenait beaucoup à son talent de musicien, fut extrêmement flatté des éloges de Bach.

— Le hasard m’a servi, dit-il ; mais lors même que j’aurais échoué, tous devaient ici me savoir gré de ma bonne intention ; je n’ai conduit l’orchestre devant un si grand artiste que pour ne pas priver les assistans du plaisir d’entendre une des plus belles compositions de notre époque. — On voit que ce soir-là Frédéric répondait aux éloges par des complimens.

Après un entretien rapide, pendant lequel il l’interrogea sur divers points de la science, le roi prit Sébastien par la main et le présenta aux dames de la cour. Comme il passait, une vieille duchesse qui se tenait assise au milieu de filles et de nièces, le fit asseoir à ses côtés, et lui rappela son aventure d’Arnstadt, le mémorable office du jour de Pâques ; la digne femme aurait conté bien d’autres histoires, si Frédéric, qui était jaloux de son hôte et le voulait pour lui seul, ne l’eût entraîné dans les salons voisins, pour lui faire essayer des pianos de Silbermann. En moins de deux heures, douze pianos chantèrent sous sa main, et douze fois les musiciens, abattus et découragés, s’étonnèrent de l’étrange fécondité de cet homme qui passait ainsi d’un instrument à l’autre, variant à l’infini sa pensée et son style. En effet, après les premiers préludes, il se pose pour thème un motif large et sévère, et le travaille un instant ; puis, tout à coup il s’interrompt, se lève, et va s’asseoir dans le salon voisin. Tous ceux qui venaient de l’entendre s’attendaient à le voir continuer le chant et l’épuiser. Point du tout ; il en invente un autre, le lance et l’arrête de même, lorsqu’il est plein de sève et de vie et pourrait courir une heure encore sur le clavier. Deux heures sonnaient à l’horloge du château quand la séance fut levée, et tous les assistans se séparèrent pleins d’enthousiasme pour le grand artiste, et d’amitié pour le vieillard qui venait de se dévouer à leurs plaisirs avec tant de complaisance et de grace naïve.

Le lendemain, dès neuf heures, une voiture aux armes de Prusse se tenait à la porte de l’auberge où demeurait le maître de chapelle ; ce jour-là Frédéric visitait avec lui les orgues de la ville. Malgré les fatigues de la nuit précédente, Bach s’était levé plus tôt que d’habitude, afin de donner tout le temps nécessaire aux soins de sa toilette. Lorsqu’il descendit, tous les gens de la maison furent émerveillés de tant de luxe et ne comprenaient pas comment ce noble seigneur, qui s’en allait à la cour en si grand équipage, était le même homme qu’ils avaient pris la veille pour un pauvre diable, à la chétive apparence de ses vêtemens. Il portait un habit de drap noir, et par-dessous une veste de satin de la même couleur où serpentait un éclatant jabot. Ajoutez à cela des bas de soie, des boucles d’or ciselé, présent du grand-duc Léopold, des manchettes de dentelles qui se répandaient avec profusion, recouvrant à demi des mains d’une blancheur exquise, et vous aurez une idée assez exacte du costume de fête de Jean-Sébastien Bach. Il était heureux et triomphant ; ses yeux éclataient d’une lueur de vie et de jeunesse ; son visage rayonnait comme toutes les fois qu’il allait s’asseoir à un nouveau clavier. Arrivé à la prochaine église, il monta à l’orgue, et s’en empara ; car c’était sa destinée à lui de trouver toujours la porte ouverte et l’instrument docile, et l’on dit, en Allemagne, qu’à son approche l’orgue rendait de sourds murmures, de même que la jument hennit quand elle sent venir son cavalier. Dès les premiers préludes, tous reconnurent la facilité merveilleuse du maître ; mais ce qui les mit dans la stupeur et le ravissement, ce fut cette exécution large, simple et sévère, cette magnificence de style, qui ne pouvait se déployer que sur le vaste champ de l’orgue. En effet, hier il était dans un salon étroit, aujourd hui dans une cathédrale ; hier il n’avait pu prendre son essor, l’espace lui manquait : aussi l’oiseau royal, il fallait le voir ce matin gonfler ses ailes et monter au plus haut de la voûte et frapper de sa tête les murailles retentissantes, puis descendre et jouer sur la dalle, et se baigner dans le soleil, dont les rayons allumaient sur sa plume les sept couleurs de l’arc-en-ciel. Quant à cette variété de mélodie, à cette abondance heureuse qu’on avait tant admirée la veille, elle s’était accrue en proportion de la nature de l’instrument et de la solennité du lieu. C’était bien toujours cette onde intarissable, seulement elle se répandait impétueuse et mugissante, à la manière des grands fleuves et des torrens ; car cet homme qui savait se suffire tout un soir à lui-même et variait à l’infini sa pensée, sans jamais s’épuiser, devait nécessairement se sentir bien à l’aise et ne produire que des choses sublimes, aujourd’hui qu’il avait un moment pour se recueillir entre deux improvisations, et qu’en cheminant d’une église vers l’autre, il traversait de belles promenades et des jardins en fleurs, et pouvait retremper son esprit dans toutes les fraîches images de la nature.

Pendant les trois premières heures, Sébastien avait tellement prodigué la mélodie et la science, qu’il semblait à la fin que la source de son inspiration dût être tarie. Pour terminer dignement la journée, il se disposait à réunir dans une vaste symphonie les idées sans nombre qu’il venait de semer sur tous les claviers de la ville, lorsque, dans la dernière église qu’il visitait, un spectacle douloureux s’offrit à lui. Son ame sentit ses cordes se détendre et s’amollir sous des ruisseaux de larmes.

Une jeune fille était morte, et ses compagnes en voiles blancs, se tenaient à genoux autour d’elle. Sitôt l’office terminé, elles se levèrent, et chacune à son tour vint faire ses adieux à son amie, et secouer sur le linceul des larmes d’eau bénite. Frédéric fut ému profondément en face de cet appareil de tristesse et d’affliction. Quand tout le pâle cortège eut défilé devant ses yeux, le roi, voulant aussi rendre hommage à la morte, prit des mains de la dernière jeune fille le rameau consacré, le secoua, puis tendit le bras à Jean-Sébastien, l’invitant à faire de même. Sébastien avait disparu, et tandis qu’on le cherchait parmi les assistans, il s’éleva tout à coup dans l’église une musique étrange, un chant céleste et pur, d’une mélancolie ineffable. On eût dit un chœur entre les vierges de la terre et les anges du paradis. Les unes déploraient leur chaste sœur enlevée aux tendresses de sa mère, à l’amour de ses compagnes, aux fraîches voluptés de la jeunesse ; les autres chantaient la glorieuse élue et toutes les joies qui l’attendaient au ciel à la droite du Christ. — C’était lui, le grand organiste, qui répandait d’en haut ses larmes sonores et mélodieuses, lui qui versait son harmonie ainsi qu’une eau bénite sur le sein de la jeune morte. Douce vierge d’Allemagne, tu tressaillis alors dans ton suaire humide et demandas si ce n’étaient point déjà les célestes rosées.

Sébastien demeura quelques jours encore à Potsdam, puis malgré les instances de Frédéric, qui voulait le retenir auprès de lui, malgré les prières de ses enfans, il alla reprendre son poste, et partit, emportant avec lui l’amitié du roi et de tous ceux qui l’avaient connu. Arrivé à Leipzig, il se mit à travailler un thème qu’il avait reçu de Frédéric, composa divers canons et fit graver l’œuvre complète, la dédiant au royal musicien.

Ce fut là le dernier voyage de Bach. L’assiduité constante avec laquelle il se livrait au travail avait épuisé les forces de sa vue. Sa lampe d’études avait brûlé ses yeux, et maintenant, chaque nuit, pareille au flot qui se retire, déposait sur sa paupière un voile de graviers. Douloureuse pensée ! il brisait le corps en fécondant l’esprit, et ses veilles lui préparaient un mal triste et cuisant qui devait finir par la plus déplorable infirmité. Sébastien devenait aveugle. Il supporta avec calme et résignation le fléau que le Seigneur lui envoyait, et s’il consentit à s’abandonner aux mains d’un oculiste, ce fut bien plutôt pour céder aux sollicitations de ses amis, que pour trouver la guérison d’un mal qu’il regardait comme incurable. L’opération fut deux fois reprise et deux fois échoua. Dès-lors il fallut désespérer : une tristesse morne s’empara de lui, comme un pressentiment de sa fin prochaine ; ses genoux ployèrent, et tout son corps, si robuste autrefois, s’inclina vers la tombe. Sébastien Bach traîna six mois encore une débile existence, et le 20 juillet 1751, s’endormit sur le soir dans les bras de ses nombreux enfans. Le dixième jour avant sa mort, Sébastien, à son réveil, vit les premiers rayons du matin glisser à travers ses rideaux. Ses yeux, fermés hier, s’ouvraient à la lumière. Étrange phénomène que celui qui se passe chez l’homme aux heures de sa fin ! Les ténèbres qui, pendant la démence, emplissaient son esprit, se dissipent alors, et l’idée apparaît de nouveau, fraîche et radieuse. L’aveugle voit, le sourd entend, le muet disserte à voix haute, et le perclus se meut. Peut-être la Mort rend-elle à l’homme toutes ses facultés, afin qu’il puisse la regarder en face et lutter dignement avec elle ; peut-être aussi tout cela n’est-il qu’une ironie affreuse, qu’une démonstration terrible de sa toute-puissance. Voilà ce que tu étais hier, voici ce que je te fais aujourd’hui : compare !

Après avoir remercié le Seigneur de ce rayon de céleste lumière qui le visitait dans sa souffrance, Sébastien se mit à regarder ses enfans l’un après l’autre, et bien souvent des larmes de joie obscurcirent sa vue à peine recouvrée. Ensuite il se hâta de jouir encore une dernière fois de l’aspect de la belle nature, sentant bien que le lendemain peut-être il ne serait plus temps. Il se fit ouvrir la fenêtre, et sur-le-champ un fleuve de lumière inonda sa couche. À travers toutes ces gerbes ardentes dont l’œil d’un aigle eût à peine soutenu l’éclat, lui, mourant, voyait sur un fond calme et bleu les étoiles éclore et resplendir. On eût dit que la nature, pressentant la fin de son bien-aimé, lui donnait à la fois le double spectacle de la nuit et du jour. Comme un homme placé dans un puits, Sébastien, les deux pieds dans la fosse, comptait à midi les étoiles du firmament. Dans sa naïve extase, il les nommait à ses enfans qui tiraient un funeste présage de cette perspicacité subite, et pleuraient à ce triste penser, que leur père était assez profondément tombé dans l’abîme pour compter les étoiles à cette heure où le regard terrestre ne peut les percevoir. Enfin, il demanda ses fleurs, les belles fleurs qu’il cultivait avec tant d’amour pendant les dernières années de sa vie ; il eut plaisir à voir sur chaque tige les boutons nouvellement éclos, respira leur parfum, détacha les feuilles parasites, et leur dit adieu, les recommandant à la rosée. Ensuite il causa quelque temps avec sa famille, et vers le soir, se sentant fatigué, il s’endormit. Hélas ! deux heures après, l’ange de la lumière était remonté à son foyer divin, et le malheureux, frappé d’un coup de sang, subissait les premières ardeurs de cette fièvre qui devait bientôt l’emporter.

Telle est l’histoire de cet homme étonnant. J’ajouterai qu’il se maria deux fois. Il eut de sa première femme sept enfans, treize de la seconde, en tout onze fils et neuf filles. Tous les fils ont été doués de hautes dispositions musicales.

Maintenant, si vous descendez dans les détails de sa vie privée, vous ne trouverez que sacrifices envers sa famille et dévouemens continuels envers les malheureux. Comme presque tous les hommes de conscience et de génie, Sébastien vécut, sinon dans la misère, du moins dans l’honorable médiocrité de la fortune. Les modestes revenus de sa charge suffisaient à l’entretien de ses nombreux enfans ; qu’avait-il à s’occuper du reste ? Certes, au lieu de vivre ainsi, plongé dans l’étude et la composition, au lieu de passer des jours entiers à jouer au peuple les cantiques du ciel, s’il eût voulu descendre dans les salons des financiers de l’Allemagne, et réjouir l’oisiveté des grands seigneurs, il aurait pu amasser de l’or comme tant d’autres. Mais les hommes de la trempe de Sébastien accomplissent jusqu’au bout l’œuvre à laquelle ils sont appelés sur la terre, et meurent dans la solitude et l’oubli plutôt que d’imiter ces mercenaires qui trafiquent de l’art comme d’une chose qui se vend.

Sébastien n’évita jamais l’occasion de porter secours à ses frères, bien que cette occasion s’offrît à lui plus souvent qu’à tout autre. Son dévouement était connu, et de tous les points de l’Allemagne les artistes malheureux, comme des voyageurs égarés, se hâtaient vers cette lumière bienfaisante. Dans le nombre, on n’en citerait pas un qu’il n’ait accueilli, fait asseoir à sa table à côté de ses enfans, et pour lequel il n’ait employé tout son crédit. Les hommes tels que lui marchent au milieu des bénédictions de la multitude ; la sérénité de leur visage, le charme de leurs discours, répandent l’harmonie autour d’eux et préparent les ames à recevoir la musique divine. Ils sèment dans le peuple la parole qui leur est donnée, et partout où la terre est bonne, ce grain prend racine et fructifie. Heureux celui qui passe sa jeunesse en leur intimité ; heureux celui qui se souvient de l’œuvre qu’ils ont faite, et quand ils sont oubliés de tous, écrit l’histoire de leur vie. La vie de ces hommes est comme une racine de bois de rose qui parfume d’agréables senteurs l’atelier de l’ébéniste qui la travaille.

À quelques différences près, le piano et l’orgue paraissent aux gens du monde des instrumens d’une même nature. Tous les deux procèdent par octaves et répondent à l’attouchement des doigts. Cependant le musicien, quelle que soit d’ailleurs sa puissance sur le piano, s’il veut jouer de l’orgue, doit commencer de nouvelles études, car ces deux instrumens, malgré leur affinité apparente, sont au fond dissemblables l’un de l’autre, tant par le style que par le but et la destination. Le piano a des chants légers et capricieux, des motifs entraînans, des notes rapides ; c’est l’instrument de la fantaisie, quelquefois aussi de l’inspiration, témoins Mozart et Beethoven. L’orgue est solennel et magnifique et chemine à pas lents. La musique du piano ressemble à ces odeurs exquises et voluptueuses qui enivrent avant qu’on ait pu les nommer, tant elles se dégagent par exhalaisons imperceptibles. La musique de l’orgue, au contraire, monte par larges bouffées comme les mâles senteurs de la plaine, comme les vapeurs de l’encensoir.

Nul mieux que Sébastien n’a senti cette différence profonde : après avoir atteint sur le piano une force aujourd’hui encore sans exemple, se sentant appelé plus haut dans son art, et d’ailleurs estimant la couronne de l’organiste préférable à toutes celles que la musique donne, il ne recula point devant les aspérités de sa nouvelle tâche. Le maître eut le courage de se faire écolier. Dès-lors il passa sans relâche de la théorie à la pratique, consuma ses nuits à lire les œuvres de Böhm, de Casp. Kerl, de Buxtehude, et ses jours à les exécuter. Il remua l’orgue dans ses entrailles, prit à part chaque voix de la grande harmonie, afin d’en mesurer l’étendue et la puissance, se rendit compte de toutes les ressources de la pédale et du registre ; enfin, s’initia dans les mystères de l’instrument de telle sorte, qu’il parvint à le connaître jusque dans les moindres détails de sa construction matérielle. Aussi, ce n’est pas lui qui jamais eût apporté dans le sanctuaire de ces airs de théâtre et de taverne ; ce n’est pas lui qui serait venu joyeusement éparpiller sur l’orgue de ces tristes motifs dont on amuse les salons ; il savait trop bien qu’il lui faut un plain-chant grave et sévère.

Les sons puissans de l’orgue ne peuvent se rassembler sur des motifs ingénieux et rapides ; il leur faut du temps pour se déployer. L’orgue est un vaste métier, l’artiste qui l’émeut un tisserand sublime, et les sons, pareils à des fils de soie et d’or, en sortent par milliers aux heures du travail, les uns aigus, les autres graves, ceux-ci traînans et solennels, ceux-là joyeux et métalliques. Ils sortent et flottent quelque temps au hasard, et ce n’est que sous la voûte immense du sanctuaire qu’ils peuvent se réunir et se former en un tissu mélodieux. La musique des orgues est lente et solennelle. Celui qui tient les voix divines en sa puissance, celui qui s’en est rendu maître par l’étude et la foi, arrive au sanctuaire sous l’inspiration de la fête qu’on y célèbre. Il faut que les voix de la tristesse et de la douleur chantent haut dans son ame, et ce n’est qu’à cette condition qu’il peut les transmettre à la foule. Il monte à la tribune. Sa première phrase est grandiose et simple ; la seconde ressemble à la première par la mesure et l’expression, et cela doit être. La cathédrale est vaste, et roule son bruit long-temps en ses entrailles profondes ; or, bien souvent une phrase éclate sur le clavier de l’orgue lorsque celle qui l’a précédée ne s’est pas tout-à-fait exhalée encore ; et voilà pourquoi la musique des orgues doit être exempte de diffusion, arrêtée et logique.

L’orgue, par ses préludes et ses ritournelles, élève et maintient l’ame sur des sommets divins qu’elle atteindrait peut-être un jour, livrée à ses propres forces, mais d’où certes elle tomberait bientôt, si les ailes de l’harmonie ne s’ouvraient autour d’elle. Cette musique bienheureuse passe, emportant l’affliction du présent et les pensées terrestres qui sont comme la poussière qui ternit le splendide miroir de l’ame. Une phrase ordinaire et commune, quel que soit le vêtement dont on l’entoure, ne deviendra jamais solennelle et capable d’éveiller des sentimens élevés ; il faut donc la tenir loin des orgues. Et qui jamais a mieux compris cela que Sébastien ? Avant lui, de grands musiciens religieux avaient accompli leur tâche. Allegri, Palestrina, Buxtehude, avaient préparé sa venue, et l’église garda leur voix sous ses arceaux, jusqu’au jour où celle de son fils bien-aimé se fit entendre.

Vraiment il est des hommes à qui la divinité fait une part bien belle en cette vie ; ils viennent au temps des fruits et des récoltes, et vendangent avec la vigne que d’autres ont plantée ; ils entrent dans le champ et fauchent les blés qui ruissellent encore des gouttes de sueur et des larmes de leurs frères qui se sont endormis la veille. Leur gloire à eux, c’est de faire une bonne journée de travail, de faucher les moissons épaisses et de les mettre en gerbe, d’en séparer les mauvaises plantes et les petites fleurs, de brûler les unes et de jeter les autres sur le bord du chemin, où les enfans qui passent les recueillent pour s’en faire une couronne ; et le soir, quand ils rentrent dans la ville, le peuple, attiré par les chaudes senteurs du chariot, accourt en foule et les salue avec des cris d’amour, et chante leurs louanges, oubliant les faibles qui sont morts. On dirait que Dieu, avant de donner à l’idée un cerveau qui puisse la contenir sans éclater, l’essaie en des têtes débiles qu’elle brise, et lorsqu’il a tenté les hommes et les sent capables de supporter la pleine lumière de ce soleil dont ils n’ont vu que des rayons fuyans, le jour étant venu, Dieu crée l’ame prédestinée, l’entoure d’une argile puissante et généreuse, et lui dit en l’envoyant sur la terre : « Tu t’ouvriras à toutes les émotions de joie et de douleur ; tu iras te perdre dans le bois ; tu monteras sur la montagne, et là, dans le recueillement, tu rassembleras dans une symphonie tous les bruits qui te frapperont, et tu t’appelleras Beethoven ; » ou bien : « Tu visiteras la cathédrale, tu chercheras à surprendre le sens mystérieux des paroles qui se croisent la nuit sous ses arceaux, et tu les révéleras aux hommes, car je te donne le champ des orgues pour domaine, et pour nom Jean-Sébastien. » Certes, c’est là une part qui semble assez belle, et l’on s’étonne après que les fléaux s’abattent sur ces têtes sublimes, et l’on déplore les misères d’Alighieri, les tristesses de Beethoven, les pâleurs de Raphaël et de Mozart ! Mais ceux qui se lamentent ainsi, ne savent donc pas que l’inquiétude est la sœur fatale du génie, que Dieu seul se complaît dans son œuvre éternellement, et qu’il est aussi impossible de créer sans travail ni souci, que de ne point mourir. Et si les fléaux ne frappaient pas ces têtes augustes, sur qui donc tomberaient-ils ici-bas ? Serait-ce sur le pauvre d’esprit qui passe et cache son front dans la foule ? Mais il ne pourrait les supporter ; et d’ailleurs, voulez-vous enfoncer dans sa chair les épines d’une fleur qu’il n’a pas respirée, et l’entourer des ombres d’un soleil dont il ne verra jamais la lumière ? Allez, Dieu est juste ; quand le tonnerre tombe, il s’attaque au cèdre couronné plutôt qu’au brin d’herbe qui tremble ; l’égalité des adversaires fait la grandeur du combat. Beethoven était sourd ; mais croyez-vous que Beethoven n’eût pas ouï, dans sa jeunesse, plus de bruits mille fois qu’il n’en faut pour briser des oreilles humaines ? croyez-vous qu’on puisse impunément écouter chanter les fleuves et les montagnes, et que les paroles que vous disent les fleurs en vous révélant leurs mystères ne détruisent pas les organes simples de la vie, lorsqu’elles les traversent pour arriver à l’ame ? Sébastien Bach est mort aveugle ; mais les regards de Sébastien avaient dépassé les limites de l’horizon. Avant de se révéler à Moïse dans toute sa gloire, Jehova dit au prophète de se voiler la face, car autrement il serait ébloui par la lumière divine et perdrait la vue. Et c’est là, croyez-le bien, un magnifique symbole.

Toutes les voix de louange et d’amour, tous les psaumes de douleur et de lamentation qu’une ame religieuse élève vers Dieu dans son extase ardente, ou laisse s’exhaler en ses momens de tristesse et d’inquiétude, tout cela est dans l’œuvre de Sébastien. Sébastien Bach est le chantre de l’église, comme Albert Dürer en est le peintre. Les moyens dont Jean-Sébastien Bach se servait pour atteindre dans l’exécution à des effets si grandioses, consistaient principalement dans son harmonie divisée, dans l’usage de la pédale obligée, dont si peu connaissent les ressources mystérieuses, dans la manière de traiter les plains-chants et de combiner les registres. Il suffit d’examiner les chorals de Sébastien pour comprendre combien la musique d’église, grâce à la différence qui en sépare les tons de nos modes mineurs et majeurs, prête à des modulations inaccoutumées. Mais nul ne peut se faire une idée juste de l’harmonie divisée, s’il n’a plusieurs fois entendu le jeu de l’orgue. C’est un chœur de cinq voix, chantant toutes dans leur partie et leur étendue naturelles. Essayez sur le clavier un accord en harmonie divisée, et d’après cette épreuve, il vous sera facile de comprendre quel effet puissant doit produire un morceau exécuté tout entier de la sorte, à quatre voix et plus. C’est ainsi que Bach jouait toujours de l’orgue ; et dans l’enthousiasme de l’exécution, il ne se contentait pas de donner avec la pédale de simples tons fondamentaux, il jouait avec ses pieds des mélodies de basse si rapides souvent, que tout autre organiste que lui aurait eu peine à les exécuter avec les cinq doigts de la main. À tout cela, il faut joindre encore le secret merveilleux qu’il avait de réunir les voix de l’orgue et de rassembler les registres ; et telle était l’étrangeté de sa façon d’agir, que bien des organistes s’épouvantaient en le regardant faire. Ils croyaient, les pauvres gens, que de ces voix ainsi combinées devait jaillir la dissonnance, et s’étonnaient ensuite en voyant l’orgue épanouir sa gerbe harmonieuse et semer des sons éclatans et tels qu’eux n’avaient jamais su en éveiller.

Cette manière de registrer était le fruit d’une connaissance profonde de la construction de l’orgue et de toutes ses voix. Il s’était habitué de bonne heure à donner à chacune la mélodie conforme à sa nature, et ce fut ainsi qu’il trouva mille combinaisons nouvelles, auxquelles autrement il n’aurait peut-être jamais pensé. Sébastien tenait de la nature et de ses études sévères une faculté bien rare : il découvrait dans toute chose son rapport avec la musique, et quand le fil qui liait un objet à son art, eût été plus imperceptible cent fois et plus ténu que le moindre rayon de lumière, il n’eût pas échappé à son regard pénétrant, qui s’en emparait aussitôt. La persévérance qu’il mettait à exécuter les grandes compositions en certaines enceintes dont il avait découvert la propriété sonore, l’instinct merveilleux qui lui faisait surprendre une faute dans la musique la plus laborieusement écrite, et saisir comme avec le doigt une petite note qui fuyait, cherchant à se dérober dans le torrent de l’harmonie ; tout cela peut servir de preuve à ce que j’avance. En l’année 1747, comme il se trouvait à Berlin, on le conduisit dans la nouvelle salle de spectacle. Dès le premier coup d’œil, il découvrit tout ce qui pouvait y être avantageux ou défavorable à la musique. Ensuite, il entra dans le foyer, parcourut la galerie qui régnait tout autour, examina la voûte, et dit à ceux qui l’accompagnaient : « Messieurs, l’architecte a fait ici une œuvre d’art sans le vouloir peut-être et sans que nul de vous s’en doute. » En effet, telle était l’ordonnance de la voûte que le son, parti d’un point, allait tomber de l’autre sans se répandre dans la salle. Il montait d’un seul jet, s’inclinait ensuite comme un arc-en-ciel harmonieux, de sorte que deux personnes, la face tournée du côté de la muraille, pouvaient converser ensemble, à l’insu de tous les assistans. Et que l’on ne s’y trompe pas, la sagacité spéculative de Jean-Sébastien contribua peut-être plus que tout autre chose à le conduire, par un assemblage inoui des différentes voix de l’orgue, à certains effets inconnus avant lui, et qui paraissent de nos jours impossibles.

La pédale est une partie essentielle de l’orgue ; c’est cet appareil solennel qui donne à l’instrument du sanctuaire sa puissance et sa grandeur, et l’élève au-dessus de tous les autres. Sans la pédale, l’orgue perd sa magnificence et rentre dans la classe de tous les claviers stériles qui font la désolation éternelle du maître, en excitant chez lui un enthousiasme qu’ils sont ensuite inhabiles à satisfaire. Mais plus la pédale est une partie importante et capable d’effets miraculeux, plus elle exige, de la part de celui qui s’approche d’elle, une habitude profonde, une force rare de modération. L’organiste doit connaître tous les points de son vaste domaine, et lui demander tout ce qu’il peut donner, car ce qu’il peut donner est immense ; et certes Bach le savait bien, et jamais paysan avide d’une double récolte ne laboura sa terre avec plus de constance et de soin, que lui le champ des orgues, sous lequel il entendait sourdre d’étranges bruits ignorés des hommes. Et les effets qu’il obtenait tous les jours, Sébastien les devait moins encore à son harmonie admirable qu’à cet art merveilleux, qu’il a possédé seul, de donner à la pédale la voix qui lui est propre.


Les compositions que Bach a écrites pour l’orgue, se divisent naturellement en trois classes.

La première contient les grands préludes et les fugues avec pédale obligée. Il serait difficile de déterminer précisément le nombre de ces compositions ; je pense cependant qu’il ne doit pas s’élever au-dessus de douze.

La seconde, les préludes sur les mélodies de divers chorals. Les morceaux dont il est ici question exigent la pédale obligée, différens en cela des chorals que Sébastien écrivit à Arnstadt, et que l’on peut, au besoin, exécuter avec les seules mains. Leur nombre monte bien à cent. Forkel en possédait soixante-dix. Il est impossible de rien entendre de plus digne et de plus sacré que ces préludes.

Six sonates en trios pour deux claviers avec pédale obligée. Bach les composa pour l’aîné de ses enfans, Wilhelm Friedmann, lequel dut peut-être à l’étude sérieuse qu’il en fit le talent élevé auquel il est parvenu. Je dirai, pour tout éloge de ces œuvres, qu’elles furent écrites par Jean-Sébastien dans la force de l’âge et la maturité du génie.

L’harmonie de Sébastien est le plus souvent un tissu de mélodies nettes, limpides et chantantes, et dont chacune peut devenir à son tour partie principale ; dans ce genre de composition, Sébastien n’a point de rival, il n’existe rien de pareil au monde[1].

C’est une fécondité miraculeuse qui semble prendre à tâche de lutter constamment avec les règles de la plus austère science. C’est l’ange qui revêt une chasuble pesante sans rien perdre de sa libre démarche et de la fantaisie de ses ailes, la pensée enfin qui baisse la tête, et de propos délibéré se soumet à la forme. Certes, sous le souffle de la pensée, la forme se dilate et grandit d’une façon étrange, mais jamais au point d’éclater ; on ne cesse d’apercevoir la divine chrysalide à travers les innombrables fils de soie et d’or qui se croisent autour d’elle et l’enveloppent. Elle chante, s’agite, et bat des ailes. Tantôt c’est l’ange de la mort tenant une palme auprès d’un sépulcre, tantôt Marguerite qui file à son rouet ou peigne au soleil ses cheveux blonds ; quelquefois on croirait voir une princesse enchantée dans le palais de cristal où la retient captive quelque vieux magicien de Bohême.

Dans les œuvres que Sébastien a écrites à quatre parties, vous pouvez presque toujours supprimer la partie supérieure et la partie inférieure sans que la musique en devienne moins claire et moins chantante. Ce sont les voix intermédiaires qui se chargent alors de tout le travail, et portent à elles seules le poids de l’harmonie. C’est par luxe que Sébastien attelle quatre chevaux à son char ; telle est leur race généreuse que deux suffiraient pour le conduire aux étoiles.

La manière dont Bach traitait la modulation et l’harmonie une fois adoptée, sa mélodie devait nécessairement prendre une forme toute particulière. Le musicien, en rassemblant plusieurs mélodies dont la destinée est de chanter simultanément et de tendre au même but, doit surtout bien se garder d’en affectionner une plus que les autres, et de la travailler avec plus d’amour, de sorte qu’elle attire sur elle toute l’attention de l’homme qui écoute. Il faut que les mélodies se partagent l’éclat entre elles : c’est tantôt l’une qui porte la couronne, et tantôt l’autre ; et même il n’arrive jamais qu’une mélodie règne toute seule, car les autres qui chantent autour paraissent amoindrir l’éclat de la mélodie principale en divisant l’attention ; je dis paraissent, car pour l’homme qui voit de haut, et d’un coup d’œil embrasse le travail de la symphonie, au lieu d’amoindrir cet éclat, elles l’augmentent. En outre, un tel assemblage de voix force le compositeur à se servir de certaines formules dont le procédé homophonique le dispense complètement. C’est autre chose de diriger une seule voix qui se meut sans obstacle sur une route unie, ou d’en conduire plusieurs qui, parties de différens points, doivent se joindre tôt ou tard, et de leur ménager des rencontres heureuses de peur qu’elles ne se heurtent de front au lieu de s’enlacer, et ne laissent dans les ténèbres, en expirant, le royaume sonore qu’elles animent. Tout homme, pourvu qu’il ait fait des études sérieuses, est capable d’accomplir la première de ces tâches ; pour la seconde, il fallait Jean-Sébastien Bach. En vérité, je ne puis voir le vieux contrepointiste se promener à pas lens dans les campagnes de la Thuringe, rêvant aux harmonieuses combinaisons de ses voix, sans penser à l’archiviste Lindhorst rassemblant en groupes magiques les petits serpens de son jardin.

Cette complication des voix occasione des formules de mélodie nouvelles, étranges, inouies, et devient une des causes qui font que la mélodie de Sébastien a si peu de parenté avec celle des autres compositeurs. Lorsque cette forme originale ne dégénère pas en pédantisme scolastique, et donne cours à des chants fluides et naturels, elle a des ressources immenses pour le musicien qui l’emploie, sans jamais entraîner d’autres inconvéniens que celui de déplaire à la partie ignorante du public.

Cependant toutes les mélodies de Bach ne sont pas de cette nature. Les mélodies de ses compositions libres sont tellement claires et faciles, qu’elles peuvent être comprises par les intelligences les moins exercées. Tels sont les préludes et les suites où la même originalité de pensée règne pourtant toujours. Un des caractères principaux de la musique de Bach est de ne point vieillir. Je suis loin de nier, cependant, qu’on ne trouve çà et là, dans ses premières compositions, certains passages oubliés maintenant, certaines formules hors d’usage, qui appartiennent plutôt à l’époque où Sébastien écrivait qu’à Sébastien lui-même. Sébastien Bach, comme après lui Mozart, a fait plus d’une concession au mauvais goût dominant. C’est là-dessus que le temps a frappé, de sorte qu’il nous était réservé à nous, venus cent ans plus tard, de mieux jouir de son œuvre que ses contemporains, toute chose puérile et vaine s’en étant effacée. Il est des œuvres bonnes et vivaces que le temps n’attaque pas dans leurs racines, car il sait bien que sa faux s’émousserait sans les détruire. L’œuvre de Jean-Sébastien est de ce nombre ; c’est là un arbre généreux et vert que le temps n’essaie pas d’abattre, mais qu’il émonde prudemment. Toute la mélodie que Sébastien a tirée des sources profondes de son ame, et répandue à flots sans égard pour les caprices de la foule ; toute cette mélodie est encore aujourd’hui aussi fraîche, aussi limpide, aussi pure que le jour où elle est venue à la lumière. Il est bien peu de compositions de cette époque dont on puisse dire la même chose. Les œuvres de Kaiser et de Handel, maîtres religieux et vénérés, ont vieilli plus tôt qu’on n’aurait dû le croire, et ce phénomène a sa loi dans le genre de musique qu’ils avaient choisi tous les deux. Kaiser et Handel, compositeurs populaires, devaient nécessairement mêler à leur langue divine quelques-unes des paroles ayant cours dans la foule à laquelle ils s’adressaient, et céder par force au mauvais goût du temps. Or, la mode dans l’art est une chose pernicieuse et fatale. Handel en offre un exemple éclatant ; ses fugues de chant sont toutes aujourd’hui encore dans la fraîcheur de la jeunesse et de la beauté, tandis que ses airs ont vieilli, et qu’à peine dans le nombre vous en compteriez six que l’on puisse entendre désormais avec tout le respect dû à ce nom glorieux.

Quelle que soit la forme que Sébastien adopte, il la domine : nulle part les moindres vestiges d’embarras ou de travail pénible. Il ne manque jamais le but auquel il tend ; chez lui, toute chose a sa loi d’existence, toute chose est une et complète en soi. Seriez-vous Mozart ou Beethoven, il ne vous viendrait pas à l’esprit de vouloir, dans tel passage de ses œuvres, une note quelconque plutôt que celle qu’il y a clouée.

En divers genres de compositions, plusieurs maîtres ont créé des chefs-d’œuvre qui peuvent, avec honneur, être placés à côté des siens ; il existe des allemandes de Handel et de certains autres, qui, moins riches peut-être que celles de Bach, leur tiennent tête cependant. Mais dans le domaine de la fugue, de tous les arts du contrepoint et du canon, Sébastien est seul, tellement seul, que bien loin autour de lui le champ est vide et désert. Jamais, on peut le dire hardiment, une fugue n’a été écrite qui puisse être comparée à la moindre des siennes. Qui ne connaît point les fugues de Jean-Sébastien Bach ignore parfaitement ce qu’est ou doit être une fugue.

La fugue, telle qu’on la comprend d’ordinaire dans les écoles, est une sorte de travail insignifiant et puéril. On prend un thème, on lui donne un compagnon, on les transpose tous les deux, l’un après l’autre en des tons relatifs, en ayant soin, dans toutes ces transpositions, de les soutenir par les autres tons, au moyen d’une espèce de basse fondamentale. Voilà ce que l’on est convenu d’appeler aujourd’hui une fugue. Vous devez bien penser qu’il en est autrement de la fugue de Sébastien ; celle-là satisfait à toutes les exigences d’une composition libre. Un thème caractéristique, un chant qui en dérive et se répand comme un ruisseau dans les moindres sentiers du labyrinthe harmonieux ; chez toutes les autres voix, un motif indépendant, une parfaite intelligence de l’ensemble, et, du commencement à la fin, une allure franche et libre, une fusion miraculeuse des élémens les plus divers, une inépuisable richesse de modulations, unité et variété dans le style, dans le système, dans les carrures, et enfin, une telle animation, une telle vie répandue sur le tout, qu’à chaque instant il semble à l’homme qui se tient au clavier que les notes se transfigurent et resplendissent sur les lignes des pages. Voilà les qualités de la fugue de Bach, qualités merveilleuses et qui doivent exciter l’étonnement et l’admiration de tout homme capable de comprendre quelle puissance d’esprit surnaturelle il faut pour satisfaire aux innombrables conditions d’un tel œuvre. Toutes les fugues de Bach réunissent les mêmes avantages ; toutes se recommandent par des qualités sans nombre, et cependant chacune est belle à sa manière ; chacune a son caractère déterminé, et dans la mélodie et l’harmonie, ses formules qui en dépendent, de telle sorte que lorsqu’on connaît une fugue de Jean-Sébastien, et que l’on est parvenu à l’exécuter, on n’en connaît véritablement et ne peut en exécuter qu’une seule, tandis que pour savoir par cœur toutes les fugues des maîtres de son temps, il suffit d’avoir découvert les mystères de l’une d’elles.

Ce fut à Weimar que Sébastien eut pour la première fois l’occasion de s’occuper de musique vocale. Ici, comme toujours, son style est solennel, religieux, et tel qu’il convient au sujet. Une chose qui frappe dans ses motets et témoigne de son bon goût, c’est son éloignement pour les concetti si journellement usités dans la musique d’église. En effet, il ne lui est jamais arrivé de chercher à rendre l’expression de certaines paroles. Il voyait de plus haut, et se contentait d’exprimer le sentiment général sans s’inquiéter de la lettre. Ses chœurs sont pleins de majesté, ses récitatifs bien déclamés, et pourvus de basses imposantes. Dans ses airs, où il se trouve tant de mélodie heureuse, il semble s’être conformé aux forces de ses chanteurs, qui poussaient néanmoins de longues plaintes sur la difficulté qu’ils avaient à les exécuter ; et si sa musique d’église est moins admirée de notre temps que ses autres œuvres, c’est à leur médiocrité qu’il faut s’en prendre.

L’œuvre de Jean-Sébastien est immense et telle qu’au premier aspect il semble impossible qu’un homme ait pu élever un monument pareil. C’est une fécondité sans exemple. À quoi donc, s’il vous plaît, comparer cette ame d’où s’est échappé assez de mélodie pour remplir toutes les églises, tant que les églises seront debout sur la terre ? À quoi la comparer, cette ame, si ce n’est à la nature, sa mère, qui tous les ans jette hors de son sein les fleurs, les moissons et les sources d’eaux vives ? Si l’on vous disait : Un homme s’est trouvé qui a écrit des chorals sans nombre, des préludes, des morceaux d’orgue et de clavier, des fugues, des livres de théorie sur son art, des solos pour tous les instrumens, des oratorios, des messes, des magnificat, des sanctus, des motets à deux chœurs, des musiques de baptême, de fiançailles et de mort ; et tout cela est beau, tout cela est épique, tout cela est grandiose et marqué de génie ; auriez-vous assez d’admiration pour cet homme ? Eh bien ! tout cela n’est qu’une faible partie de l’œuvre de Jean-Sébastien Bach ; tout cela pourrait disparaître sans que sa gloire en fût altérée, car il a fait, en outre, de quoi suffire pendant cinq ans à tous les offices de l’église, et mis cinq fois en musique la passion de Jésus-Christ.

Pour l’inconcevable hardiesse de la conception, le travail minutieux des parties, l’exécution exquise et délicate des moindres détails, l’œuvre de Sébastien ressemble à une cathédrale gothique. Arrêtez-vous sur la place d’Amiens, de Strasbourg ou de Cologne, à l’heure du crépuscule matinal : le ciel se teint des premières lueurs de l’aube, l’alouette s’éveille à peine, cette masse de granit vous étonne ; vous admirez ces dimensions gigantesques, et le cerveau puissant qui a donné une telle forme à sa pensée. Vous sentez s’émouvoir en vous le sentiment de l’immensité, comme cela vous est arrivé jadis en face de l’océan. Tant d’harmonie et de grandeur vous absorbe ; vous croiriez faire un sacrilége en demandant à cette merveille des conditions d’étendue et de hauteur. Cependant le matin se fait, les hirondelles et les ramiers quittent leurs nids de pierre, le soleil darde en plein ses rayons sur les rosaces du portail, et votre rêverie disparaît avec le dernier voile du brouillard qui tombe. Alors la cathédrale se révèle à vous dans tout l’éclat de sa variété naturelle ; alors vous découvrez des richesses sans nombre auxquelles vous n’avez pas pris garde en votre étonnement. C’est Marie à genoux recevant la visite de l’archange, c’est Lazare sortant du sépulcre sous l’imposition des mains ; et vous êtes ébloui par la céleste et naïve expression de ces figures dont tout-à-l’heure vous ne supposiez pas seulement l’existence. Que serait-ce donc si vous alliez plus avant sous la nef et dans le chœur, là-bas, où se tiennent assis au milieu de leurs peintures Albert Dürer et Jean de Bruges ? Telle est l’œuvre de Jean-Sébastien Bach ; à mesure que vous entrez plus profondément en elle, vous y trouvez des trésors de mélodie et de science, des combinaisons nouvelles et curieuses, et mille choses enfin que l’intelligence la plus vaste ne peut embrasser qu’à la condition d’une étude persévérante. Que celui dont les chagrins ont flétri l’ame jeune se voue à l’étude de ces œuvres, il y trouvera des consolations sévères et durables, et des plaisirs calmes et renaissans. Il pourra vivre heureux sur la terre, et d’émotion en émotion s’acheminer jusqu’à la tombe, comme un oiseau blessé gagne de branche en branche le nid dans les bruyères. Il verra chaque jour de nouvelles étoiles resplendir à ce firmament sonore, et fermera sa paupière avant de les avoir toutes comptées.


Henri Blaze.
  1. Il y a bien des gens qui prétendent que Bach n’a fait que perfectionner l’harmonie. Pour tout homme qui a de l’harmonie une idée droite et juste et se la représente comme un moyen d’agrandir et de développer les ressources de l’art, il est évident qu’elle ne peut, sous quelque prétexte que ce soit, se passer de mélodie ; et maintenant, lorsque l’harmonie est, comme chez Jean-Sébastien, une mélodie compliquée, je ne conçois pas comment on peut sérieusement soutenir cette opinion. On peut dire d’un homme qu’il n’a fait que perfectionner la mélodie ; à tout prendre, la mélodie peut être telle par elle-même et sans le secours de l’harmonie, tandis qu’une harmonie élevée et pure n’existe au contraire qu’à la condition de la mélodie. L’homme qui a perfectionné l’harmonie a perfectionné aussi la mélodie ; on n’en peut dire autant du mélodiste simple qui n’agit que sur une partie du tout.