Jean-Jacques Rousseau et le Cosmopolitisme littéraire

Jean-Jacques Rousseau et le Cosmopolitisme littéraire
Revue des Deux Mondes4e période, tome 130 (p. 676-691).
JEAN-JACQUES ROUSSEAU
ET
LE COSMOPOLITISME LITTERAIRE

Jean-Jacques Rousseau et les Origines du Cosmopolitisme littéraire, par M. J. Texte ; Hachette, 1895.

« Le lecteur serait étonné si je dressais ici la liste de ce que nous avons de travaux sur l’histoire de la vie et des œuvres de Jean-Jacques Rousseau », écrivait-on à cette place il y a neuf ans ; et depuis lors, la liste s’est accrue d’une vingtaine de volumes, à ma connaissance, et de je ne sais combien d’articles en France et à l’étranger. S’il fallait avoir lu cette bibliothèque et se la rappeler pour parler de Rousseau, ou si l’on n’était reçu à parler de lui qu’à la condition d’apporter des vues inattendues et de ne jamais se rencontrer avec les devanciers, je me récuserais tout le premier ; et je crois bien que M. Texte lui-même, en dépit de son érudition abondante, se verrait accusé d’information sommaire ou d’involontaire plagiat. Il a pensé, nous pensons comme lui que dans un grand sujet et autour d’un grand nom, chacun a licence de glaner à son tour, sans autre souci des moissonneurs qui lieront les gerbes d’où le grain est tombé.

Jean-Jacques n’intervient d’ailleurs dans la thèse de M. Texte qu’à titre d’importateur du cosmopolitisme littéraire en France. La découverte n’est pas neuve ; depuis Mme  de Staël, cette fonction spéciale de l’écrivain genevois apparaît avec une évidence croissante à tous ceux qui étudient la marche des idées dans notre pays. Rousseau, disent-ils tous, personnifia une réaction victorieuse du germanisme contre la tradition latine. J’aurai quelques réserves à faire sur la propriété de ces termes, je crois qu’on en peut trouver de plus justes pour qualifier un phénomène sur lequel nous sommes d’accord. Acceptons provisoirement les définitions que notre auteur emprunte à Mme  de Staël. Il ne prétend rien découvrir, mais il a beaucoup exhumé ; de quelques remarques éparses chez ceux qui l’avaient précédé, il a fait un système fortement coordonné et tout un chapitre qui manquait dans les histoires de notre littérature. Il ne sera plus permis de parler du XVIIIe siècle sans se référer à ce livre substantiel, également informé sur la France et sur l’Angleterre, aussi recommandable par le savoir de l’érudit que par l’intelligence du critique.

Une heureuse fortune a servi M. Texte. Il voulait traiter un point d’histoire ; il y rencontre un débat réveillé par nos contemporains. Les controverses anciennes qu’il résume, elles retentissent à nos oreilles avec les mêmes argumens de part et d’autre ; son ouvrage en est tout réchauffé ; si bien qu’à la soutenance de la thèse, en Sorbonne, l’audacieux se vit admonesté. Des voix officielles, ou qui le furent, défendirent contre lui l’intégrité du génie français, qui n’a jamais été violée, comme l’on sait, et les intérêts de la librairie française, commis à la vigilance des censeurs de la République. On croyait entendre Voltaire lui-même, au temps où il s’effrayait devant des curiosités qu’il n’avait plus.

Divertissons-nous à retrouver dans les témoignages recueillis par M. Texte la terreur instinctive des bonnes d’enfans, quand elles voient leur petit bonhomme grandir, courir et déchirer ses lisières. Nous constaterons en passant de quel poids ce prodigieux Jean-Jacques pèse sur tout notre établissement intellectuel. Nous chercherons enfin si les diverses révolutions dont il fut l’excitateur ne seraient pas les effets d’une cause historique plus lointaine et plus générale encore que celles dont on se contente d’habitude.


I

La conquête de la France par l’Angleterre au dernier siècle, tel pourrait être le titre de l’ouvrage qui nous occupe. M. Texte suit pas à pas l’envahisseur et retrace les phases successives de l’annexion. Aux beaux temps de Louis XIV, on n’imagine même pas qu’il y ait un foyer d’art et de pensée chez « ce peuple enragé, quoique stupide et septentrional », ainsi que le qualifie le jésuite Coulon. Les séditieux ameutés par un Cromwell contre la majesté royale n’inspirent d’autre sentiment que l’horreur. Quand le Grand Roi a la curiosité de s’enquérir des écrivains et des savans qui pourraient exister en Angleterre, son ambassadeur Comminges lui parle vaguement « d’un nommé Miltonius, qui s’est rendu plus infâme par ses dangereux écrits que les bourreaux et les assassins de leur Prince. » Oublieuse de ce qu’elle a dû récemment à l’Espagne et à l’Italie, la France de Boileau estime qu’au de la de ses frontières, et surtout du côté du Nord, le reste du monde ne pense pas honnêtement. C’est l’heureuse persuasion de la Chine : d’une Chine admirable, et très fondée à revendiquer sa supériorité, mais aussi naïve que l’autre dans sa prévention contre l’universelle barbarie de tout ce qui n’est pas elle. Comme à la Chine, on n’admettait de rivaux et de maîtres que dans le lointain passé ; les nôtres dormaient dans les tombeaux de la Grèce et de Rome. Le seul doute auquel l’esprit français pût s’ouvrir naissait de la querelle des anciens et des modernes, très différente des controverses futures sur le cosmopolitisme ; querelle de famille, entre des élèves et des maîtres dont nous étions évidemment les uniques héritiers.

Par une de ces conséquences imprévues qui font de l’histoire une ironie perpétuelle, les premières atteintes à la tradition du grand siècle allaient sortir de la révocation de l’Edit de Nantes, décrétée pour sauvegarder l’unité française. Une foule d’esprits curieux, portés par leur doctrine au libre examen, se répandit sur l’Europe et principalement en Angleterre. Le choc en retour ne se fit pas attendre. Obligés d’apprendre la langue du pays d’exil, promptement séduits par le nouveau monde qu’ils découvraient, les bannis renvoyèrent dans leurs écrits les premières notions de ce monde à la mère patrie. Ils formèrent un vaste atelier de journalisme et de propagande ; les idées anglaises, et bientôt les œuvres traduites, circulaient entre Londres, la Haye et Genève : on n’imprimait, on ne lisait que Bibliothèques britanniques et Mémoires littéraires sur l’Angleterre ; ces feuilles arrivaient à Paris. Cent ans plus tard, l’exode semblable des émigrés aura les mêmes effets ; notre pays désigne de temps à autre des victimes pour aller lui chercher des idées. Je croirais pourtant que M. Texte, entraîné par un épisode qu’il a consciencieusement étudié, grossit quelque peu l’importance du rôle qu’il attribue aux réfugiés protestans. Les communications actives entre les deux peuples voisins ne s’établirent qu’après 1720 ; les vulgarisateurs qui allumèrent la curiosité française furent le Suisse Béat de Murait, avec un ouvrage très goûté des contemporains, l’abbé Prévost et le jeune Voltaire.

On a trop bien parlé ici de Prévost pour qu’il soit nécessaire de rappeler l’enthousiasme contagieux du bénédictin défroqué, revenu d’Angleterre avec des romans imités de ceux qu’on lisait à Londres, avec un bagage de traductions qu’il allait bientôt compléter en faisant passer dans notre langue la fameuse Clarisse. Quant à Voltaire, M. Texte ne dit rien de trop en avançant que les Lettres philosophiques, ou Lettres sur les Anglais, marquèrent en 1734 une date de l’histoire littéraire aussi décisive que celle de 1810, où Mme  de Staël donna son livre De l’Allemagne. La passion anglaise de Voltaire se changera plus tard en dénigrement ; mais au temps de sa jeunesse et de son voyage à Londres, il était tout aux jouissances de curiosité qu’il voulait faire partager aux Welches. Avec des initiateurs aussi persuasifs, le branle se communiqua rapidement ; l’anglomanie qui sévit en France dès le second tiers du XVIIIe siècle égala nos plus frénétiques engoûmens d’aujourd’hui. Elle s’étendit à tout, aux modes, aux aspirations politiques, déjà tournées vers l’idéal de la liberté britannique, à la philosophie athée, qui se repaissait de Locke et de Hume, aux prédilections littéraires.

Shakspeare n’est pas encore connu ; les anglomanes du siècle dernier ne remontèrent que fort tard à cette source mère et ne s’y enivrèrent jamais. Les grands livres anglais de leur temps leur suffisaient ; le roman en premier lieu, sous la forme réaliste et bourgeoise que lui avaient donnée nos voisins, et qui allait faire de ce genre dédaigné ce qu’avait été pour d’autres époques la poésie épique, l’expression vivante et habituelle des mœurs, des sentimens, des idées. C’est Robinson, le livre merveilleux qui est toute l’Angleterre : une audace individuelle nourrie dans une Bible, conquérant un empire sur la mer, et le façonnant toujours pour des résultats positifs ; Robinson, qui expliquerait à lui seul la formation des États-Unis par les naufragés de sa race, jetés sur les grèves du Nouveau Monde avec ce seul viatique, leur Bible, avec ce seul instrument pour refaire une civilisation, leur volonté anglaise. C’est Clarisse Harlowe, le roman qui a changé les âmes dans toute l’Europe, qu’on ne lit plus depuis cinquante ans, et sans lequel l’homme de nos jours ne serait pas ce qu’il est. — Ce sont, avec des prises moins universelles, Swift, Fielding, Sterne ; et les poètes, Pope, Thomson, Gray, ce décalque anticipé du Lamartine des Méditations.

Ce sont enfin — je cours sur les sommets — Young et Macpherson. Le succès du pseudo-Ossian est plus ancien qu’on ne croit, il n’a pas attendu la protection de Bonaparte. Les premiers Fragmens de Macpherson parurent en 1760, Fingal en 1762 ; ils passèrent aussitôt en France. L’enchantement opéra dès cette époque et alla croissant. « Sous le Directoire, raconte M. Texte, les habitans du bois de Boulogne furent épouvantés de voir briller au milieu des arbres une grande flamme ; s’étant approches, ils aperçurent des hommes accoutrés à la Scandinave qui tentaient de mettre le feu à un sapin, et chantaient d’un air inspiré en s’accompagnant d’une guitare : c’étaient des admirateurs d’Ossian qui voulaient, comme les héros calédoniens, dormir en plein air et allumer des arbres pour se chauffer. » Les admirateurs d’Ibsen n’en sont pas encore là.

Pour être moins pittoresques, les témoignages accumulés par notre auteur sur la vogue des importations anglaises ne sont pas moins significatifs. Diderot est tout flamme, suivant son habitude : il met Richardson « sur le même rayon avec Moïse, Homère, Euripide et Sophocle. » L’Éloge qu’il écrivit à la gloire de l’Homère moderne rencontra peu de contradicteurs. Marmontel place le romancier anglais au-dessus de tous les écrivains anciens et récens. « Si l’on osait, dit d’Argenson, on nommerait le sieur Grandisson un nouveau Christ apparu sur la terre, tant il est parfait. » Le grave Buffon se laisse gagner. Chez les femmes qui mènent le siècle, c’est une fureur. Après la mort de Richardson, Mme  de Genlis va voir en Angleterre le portrait du grand homme. Mme  de Tessé se prosterne sur le tombeau avec un désespoir qui inquiète son guide. Mme  du Deffand écrit à Walpole : « Depuis vos romans, il m’est impossible de lire aucun des nôtres. » L’aimable Lespinasse imagine la plus féminine et la plus touchante des louanges, dans une lettre adressée à son amant un jour de découragement : « Je crois que si je lisais Clarisse ce soir, je n’y trouverais ni amour ni passion. Mon Dieu ! peut-on tomber plus bas ? » Richardson est dieu ; mais tous ses compatriotes sont prophètes. Gibbon et Sterne s’étonnent des ovations que leur vaut en France le seul nom d’Anglais. « Nos opinions, dit le premier, nos mœurs, même nos habits étaient adoptés en France ; un rayon de gloire nationale illuminait tout Anglais, dont on supposait toujours qu’il était né patriote et philosophe. » Au lendemain même du traité de Paris, le public acclame en plein théâtre des vers de Favart, où le peuple anglais est glorifié. Moins d’un demi-siècle après la mort de Louis XIV, la France est moralement conquise par des pensées, des sentimens, des formes d’art qui font brèche dans sa tradition classique. Et Buckle peut écrire, non sans raison : « La jonction des esprits français et anglais), si nous considérons ses effets immenses, est le fait le plus important dans l’histoire du XVIIIe siècle. »

Des protestations s’élèvent, cependant ; timides d’abord, comme celle de J.-B. Rousseau, gémissant sur « ce malheureux esprit anglais qui s’est glissé parmi nous depuis vingt ans », ou celle de Fréron : « La saine antiquité n’est plus consultée ; à peine connaît-on de nom les plus beaux génies d’Athènes et de Rome. » Les Mémoires de Trévoux s’inquiètent de voir la France devenue « bien bonne amie de la littérature d’Angleterre. » L’opposition par le plus haut, elle éclate, quand Voltaire en prend la tête : Voltaire, qui avait été le principal ouvrier du rapprochement, qui cherchait dans sa vieillesse, comme le sorcier de la ballade, des mots efficaces pour arrêter le génie trop docile à son premier appel et devenu menaçant dans la maison inondée. Il faut faire dans cette résistance la part des qualités du patriarche, le bon sens, l’esprit de mesure ; la part aussi de ses pires défauts, la jalousie, l’irritation contre tout ce qui alarmait son règne ; et rien ne l’alarmait plus que le succès des écrivains anglais, de leurs disciples français, du maudit petit horloger de Genève. La verve endiablée du vieillard dissimule mal le travail de rétraction qui s’est opéré dans son intelligence, après 1760. Le grand curieux de jadis, sensible à toutes les manifestations de la pensée, est revenu au classicisme le plus sec et le plus étroit : les personnages de ses tragédies ont exprimé de l’homme tout ce qu’on en peut dire sans sortir des bonnes règles. Si l’idéal littéraire de Voltaire avait triomphé, il n’y aurait eu de place après lui que pour Viennet et Luce de Lancival. Quelle confiance pouvait-on mettre dans les sentences du critique qui écrivait à cette époque la lettre à Bettinelli ? « Je fais grand cas du courage avec lequel vous avez osé dire que le Dante était un fou, et son ouvrage un monstre… Le Dante pourra entrer dans les bibliothèques des curieux, mais il ne sera jamais lu. » Ses jugemens sur les Anglais seront désormais du même goût ; et non seulement sur Shakspeare, dont personne n’avait encore l’intelligence, mais sur tous les Anglais contemporains qui tournent les têtes welches, de Swift à Macpherson. Tous monstres, barbares ; il injurie, selon sa coutume, il aurait volontiers recours au bras séculier, il appelle l’ombre de Richelieu à la défense de la tradition nationale. L’auteur de l’Orphelin de la Chine s’est refait chinois ; ce même homme, qui oppose au christianisme les grandes religions orientales et le redoutable argument de la relativité des conceptions du divin, raisonne en littérature comme le mandarin proclamant aux antipodes que rien ne compte en dehors de sa tradition : du moins celui-ci le dit-il pour quatre cents millions de personnes convaincues.

Derrière Voltaire, un Dorat se lamente sur « le monstrueux mélange d’un génie étranger » ; Condorcet, La Harpe, Marie-Joseph Chénier vont renchérir. La querelle s’envenime entre les enthousiastes et les récalcitrans : ceux-là invoquent les droits de l’esprit humain, ceux-ci l’autel de la patrie et la discipline des ancêtres. Les accusations, les plaidoyers, les brocards échangés entre les deux camps ne diffèrent pas de ceux que nous entendons aujourd’hui ; et comme aujourd’hui, le public laisse dire les guides patentés, il va où son instinct le porte. Des besoins de sentiment ont grandi, auxquels ne répond plus la littérature desséchée des encyclopédistes ; des sources ont jailli, qui contentent ces besoins ; le public s’y désaltère, il se soucie peu de savoir si elles sont étrangères ou nationales. Le travail d’élargissement et de métamorphose s’accomplit, irrésistible comme les phénomènes naturels de la végétation, indifférent aux vents contraires qui ne troublent qu’un instant le cours régulier des saisons.

Pour ceux qui ont peine à séparer de l’initiative puissante d’un homme ce fonctionnement nécessaire des lois historiques, l’arrivée de Rousseau explique le gain de la bataille. Sans lui, elle fût peut-être restée longtemps incertaine ; il décida l’avenir en absorbant la sève étrangère pour ajouter de nouvelles branches au vieux tronc français.


II

Il arrive en France vers le milieu du siècle, à l’heure de la grande fortune des livres anglais ; ses amis les lui vantent, Diderot lui en rebat les oreilles ; il les lit, il est pris, au moment même où il cherche l’expression littéraire des idées qui fermentent dans son cerveau et des sentimens qui bouillonnent dans son cœur. Le livre qu’il va écrire sera-t-il donc, comme tant d’autres, une imitation plus ou moins adroite de Richardson ? Non. Chez tous ces Parisiens anglomanes, la contagion n’a touché que quelques parties de l’être : elle envahit Rousseau jusqu’aux moelles, parce qu’il apporte une nature très différente de la leur, septentrionale, germanique, comme on voudra l’appeler, en tout cas sérieuse, profonde, sentimentale et morale. Il reconnaît du premier coup dans les romans britanniques l’aliment approprié à sa sensibilité ; il assimilera et reproduira avec son originalité individuelle ce que les autres goûtent et imitent. Avant lui, dirait un chimiste, il y avait eu mélange des deux esprits ; avec lui, il y a combinaison. C’est le dernier et nécessaire période des inoculations littéraires ; aussi longtemps qu’il n’est pas atteint, on en reste aux curiosités passagères, à l’engouement ; les acquisitions du cosmopolitisme ne se fixent et ne deviennent nôtres que par la souveraineté d’un écrivain qui les naturalise. Toute la complexion de Jean-Jacques le désignait pour cet office. Il commence à quarante-cinq ans le roman bourgeois et lyrique, raisonneur et ingénu, analytique et passionné, qui transportera dans notre langue, dans nos mœurs, avec notre habit et notre accent, la substance même des romans anglais ; Héloïse paraît et fait oublier Clarisse ; la transfusion du sang a réussi.

De nos jours, la Nouvelle Héloïse n’est guère plus lue que Clarisse Harlowe. C’est un grand tort, et l’on se prive de jouissances que le préjugé d’ennui ne permet pas d’imaginer. Je le dis timidement et bien bas, je cherche encore dans notre langue un roman supérieur à celui de Jean-Jacques. Et voici mon critérium : les années où je relis la Nouvelle Héloïse, je ne puis plus supporter de longtemps la lecture d’un autre roman. Le style est emphatique, je l’accorde ; encore quelques tours de cadran, et le style de nos romantiques paraîtra aussi boursouflé, aussi démodé ; quelques tours encore, et l’on trouvera des rides sur la prose de Flaubert et de nos réalistes ; les beautés intérieures des grands ouvrages n’en subsisteront pas moins. Qu’importe le vêtement usé, quand il recouvre un homme, quand on devine une âme dans cet homme ? Il faudrait couper la moitié de l’Héloïse, toutes les digressions intolérables sur des objets qui ne nous intéressent plus, j’en conviens ; mais dans la moitié qui demeurerait, le cri de la passion retentit plus strident qu’il ne se fit jamais entendre ; et les effets de cette passion sont étudiés jusque dans chaque fibre des victimes qu’elle possède.

Pour la première fois, un écrivain français est venu qui a dit ceci : L’amour n’est pas l’accident qu’ont dépeint nos poètes, nos tragiques, nos romanciers de l’âge classique ; ce n’est ni un passe-temps léger, ni une idylle, ni un thème à bel esprit, ni une sentimentalité à fleur de peau, ni une vertu chevaleresque, ni même le mal sacré qui s’attache à la chair d’une Phèdre ou d’une Hermione ; c’est une révolution douloureuse qui intéresse toute la personne humaine, jusque dans les idées, les raisonnemens, les actes où il y a en apparence le moins de rapports avec la passion. Les opinions de Julie et de Saint-Preux, leurs vues sur la société et sur l’univers sont profondément modifiées du moment qu’ils aiment. C’est un effort désespéré pour réaliser dans le cercle des choses. visibles les aspirations infinies insufflées à l’homme moderne par la promesse chrétienne. C’est une association permanente de toute la nature au drame particulier de deux existences ; le paysage, à peine aperçu des amans classiques, devient un état d’âme, comme l’on dit, ou plutôt un état du cœur. Phèdre souhaitait reposer à l’ombre des forêts ; pour Saint-Preux, les forêts, les eaux, les montagnes sont dans Julie, et Julie est partout en elles. L’amour subi ainsi est inséparable d’une constante préoccupation morale ; mais ce n’est plus la morale inflexible qui lui opposait sa règle simple dans Corneille ; c’est une plaidoirie perpétuelle du sentiment devant le tribunal de la conscience, un travail de casuistique pour chercher des accommodemens, pour transformer l’égarement en vertu ; c’est surtout et toujours une confession, où l’homme savoure le triste plaisir de scruter son cœur.

Cette confession voluptueuse et mélancolique des faiblesses, cet alliage du naturalisme païen et de l’infini désir chrétien, ce tourment dans l’ivresse amoureuse d’autre chose qu’on voudrait y mettre, c’est proprement le lyrisme moderne, celui dont Shakspeare fut le père dans le monde, dont Rousseau fut le père chez nous. On en discerne sans doute quelques frémissemens avant lui, dans un vers de Racine ou de La Fontaine, dans un soupir de Mme  de Lafayette, de Fénelon ou de Vauvenargues, dans un cri divinatoire de Bossuet ou de Bourdaloue. Avec un peu d’ingéniosité et beaucoup de lecture, il sera toujours facile de grouper un faisceau de citations où l’on nous montrera le romantisme des classiques ; tout au moins celui que nous leur prêtons. Mais réunir ces traits épars, en faire la trame même d’une œuvre, mettre à nu dans cette œuvre sa personne saignante et gémissante, cela était réservé à Rousseau ; comme il lui était réservé de détrôner les rois tragiques et les seigneurs anonymes pour nous intéresser à d’humbles bourgeois du canton de Vaud, à tout le détail de leur vie quotidienne, à leurs embarras d’argent et aux embellissemens de leur jardinet. Si les petites gens avaient déjà diverti la bonne compagnie avec la gaîté picaresque d’un Gil Blas ou la tendre folie d’une Manon, ils n’avaient jamais essayé de s’imposer par un pathétique sérieux qui les égalât à Titus et à Bérénice, ils n’avaient jamais réclamé l’attention en raison même de leur simplicité et comme représentans de la vie du plus grand nombre. Toute la littérature de notre siècle, sortie de cette double révolution, est contenue en germe dans la Nouvelle Héloïse : le romantisme d’abord, puis le réalisme. Julie est l’aïeule de filles très dissemblables dont elle ne peut renier aucune, depuis Atala jusqu’à Emma Bovary ; quant à Saint-Preux, ses descendans s’appellent légion, ils ont tous le signe héréditaire, de Werther et de René jusqu’à ceux qui naissent à cette heure ; on en trouverait chez les Rougon, on en trouverait chez les Macquart.

On se demande, en vérité, si ce colossal Jean-Jacques, inférieur à beaucoup de nos grands écrivains par l’étendue de l’esprit et la perfection de l’art, eut jamais un égal en puissance créatrice. En même temps qu’il nous dotait d’une littérature nouvelle, il s’emparait de tout notre avenir politique et social ! Je regrette que M. Texte, limité par l’objet spécial de son étude, n’ait pu montrer en Rousseau que l’initiateur littéraire. Le monstre est trop incomplet, trop incompréhensible, quand on ne l’envisage pas sous tous ses aspects, inventeur du lyrisme et du sentiment de la nature, propagateur de la littérature bourgeoise et de la littérature personnelle, évangéliste de la Révolution et de la démocratie.

Nos pères avaient au commencement de ce siècle une idée très imparfaite des origines de la Révolution et de l’action prépondérante de Jean-Jacques ; ils le confondaient dans la colonne d’assaut des encyclopédistes, ils résumaient leur jugement dans le refrain populaire :


C’est la faute à Voltaire,
C’est la faute à Rousseau.


A mesure que les horizons du passé se dégagent, le rôle de Rousseau se précise et grandit, il s’oppose au rôle des autres philosophes. Ceux-ci furent surtout des destructeurs : il fut un constructeur, très dangereux à notre avis, mais enfin il le fut. Voltaire et ses acolytes préparèrent la Révolution en tant qu’ils firent table rase ; il reste bien peu de chose de leur apport, en dernière analyse, dans les élémens qui ont servi à la refonte sociale, dans l’idéal démocratique. L’élaboration des matériaux résistans est le fait de Rousseau. Pour Voltaire en particulier, ce serait un lieu commun de rappeler combien cet aristocrate eût été déçu et scandalisé par le tour que la Révolution a pris. A l’heure où elle l’eût fait guillotiner proprement, elle ne retenait déjà plus rien de son esprit. Cet esprit plane encore sur la Constituante, sur les grands seigneurs, les juristes, les lettrés qui saluent l’aube libérale et humanitaire de 89 ; qu’en reste-t-il en 93, au moment où Rousseau est dieu, un dieu inspirant et agissant ? Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Le pli de pensée qu’on appela le voltairianisme, et qui fut assez général dans la bourgeoisie française pendant la première moitié de notre siècle, put faire illusion sur la survivance intellectuelle du philosophe de Ferney ; il devient un anachronisme fort rare. Le merveilleux écrivain continue d’exister, pour le plaisir des dilettantes, au même titre qu’un Montaigne ou un La Bruyère ; mais comme nourrisseur et directeur de foules, il n’existe plus dans cette démocratie contemporaine, couvée par Rousseau, sortie du Contrat social, emplie de l’âme et cristallisée autour de la pensée fondamentale du terrible sophiste.

Je l’ai dit ici et m’excuse de le répéter : toutes les constructions d’idées de nos raisonneurs politiques portent sur la pierre angulaire du système de Rousseau, elles peuvent se résumer dans la ligne qui résume le Discours sur l’inégalité et le Contrat social : l’homme naturel est né bon, la société et ses lois l’ont rendu mauvais. Darwin combat Rousseau dans les esprits cultivés ; l’erreur qu’ils abandonnent descend plus bas, jusqu’au fond des intelligences rudimentaires. Causez avec l’anarchiste populaire : qu’il soit un doux rêveur ou un agitateur aigri, vous retrouverez cette conviction indéracinable à la base de tous ses argumens, et le plus souvent vous ne lui arracherez pas d’autre argument. C’est le pivot sur lequel l’imagination de notre peuple tourne, travaille et se déforme depuis cent vingt-cinq ans. Les corollaires de la proposition sont innombrables. Rousseau a développé les principaux, nos expériences sociales les développent docilement d’après lui : souveraineté directe du peuple, égalité chimérique de tous les hommes, égalité des biens enfin, « puisqu’il est manifestement contre la loi de nature… qu’une poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire. » C’est le dernier mot du Discours sur l’inégalité ; ce sera sans doute la dernière expérience que nous ferons pour suivre jusqu’au bout Jean-Jacques. Je me trompe : comme pour mieux attester sa docilité envers son maître, notre siècle finissant va rechercher la première thèse du philosophe dans ce premier écrit, le Discours sur les Sciences et les Arts ; on convient avec lui que « le progrès des sciences et des arts n’a rien ajouté à notre véritable félicité et qu’il a corrompu nos mœurs. » Si nos nihilistes priaient, on entendrait sur leurs lèvres la prière déclamatoire composée pour l’Académie de Dijon : « Dieu tout-puissant, toi qui tiens dans tes mains les esprits, délivre-nous des lumières et des funestes arts de nos pères, rends-nous l’ignorance, l’innocence et la pauvreté, les seuls biens qui puissent faire notre bonheur et qui soient précieux devant toi. » — Ils la diront ; et ce seront les mêmes qui psalmodiaient naguère la Prière sur l’Acropole, adressée par cet autre à Minerve civilisatrice !

Rousseau fut le père de la démocratie. Il a jeté cette fille, comme les autres, aux Enfans-Trouvés. Il la personnifiait d’avance, lui, le seul démocrate du XVIIIe siècle, dans son talent, son humeur, sa vie, par ses défauts et ses qualités. Il en avait les goûts, les allures, les passions, les grandeurs et les petitesses, les noblesses de cœur et les sottes vanités, les abandons et les défiances, la grossièreté et la sensibilité, le sérieux et le chimérique, la sincérité ingénue sous des mensonges imaginatifs. Incarnation vivante du peuple qu’il allait façonner, ce plébéien a subjugué le monde avec les deux forces dont dispose le peuple : la vérité du sentiment et l’obstination logique dans un raisonnement abstrait.

Car il nous saisit, et ceci nous ramène à la question de race, entre les deux branches d’une tenaille. Il unit en lui les deux esprits qui pouvaient agir dans toutes les directions, sur les hommes les plus différens. Poète, lorsqu’il sent et imagine, Jean-Jacques est le septentrional qu’on a dit, le germanique et le disciple des Anglais, vrai, ému, lyrique, réaliste, brisant une tradition usée, soufflant le vent nouveau que demandaient les imaginations, préparant la littérature de l’avenir. Philosophe, lorsqu’il raisonne et déduit, c’est le vieux latin, le logicien absolu de l’esprit classique, rentrant dans la tradition, menant un sophisme jusqu’aux conséquences extrêmes ; il n’emprunte plus alors à ses maîtres anglais que les théorèmes de quelques penseurs, sans les atténuations pratiques et le sens du positif qui défendent ce peuple contre l’idéologie. Par cet autre côté de lui-même, il a prise sur les instincts permanens de notre race, il prépare la société du lendemain. C’est ainsi qu’il peut modeler d’une main un Chateaubriand et un Lamartine, de l’autre un Robespierre, un Ledru-Rollin, un Proudhon.

Donc, nous vivons, par tous nos organes, de la pensée de ce vagabond, de ce malade, de ce fou, comme on disait dans la vieille langue, qui croyait dire quelque chose avec cette appellation mal définie des plus variables combinaisons de nos facultés cérébrales. Quand on essaye de mesurer le pouvoir créateur, universel et prolongé de cet homme extraordinaire, on doute si Napoléon lui-même a fait des conquêtes plus vastes et laissé dans le monde une empreinte plus profonde et plus durable. Quelque crédit que l’on fasse à la puissance individuelle, celle de Jean-Jacques serait inexplicable si nous n’apercevions pas ses sources de force. C’est le mérite de M. Texte de nous les avoir montrées ; on découvre dans son livre une race derrière l’homme, on y voit l’éducation de Rousseau, et le renouvellement de la France à travers lui, par les meilleures énergies d’un autre peuple.


III

Comment définissons-nous cette action de la race, qui paraît si décisive dans ce cas particulier ? — Génie septentrional, génie germanique, disent-ils. — Acceptons, toujours provisoirement, l’ethnique adoptée. Un fait est hors de contestation : depuis près de deux siècles, une aurore boréale illumine progressivement ce ciel du Nord, qui nous apparaissait jadis ténébreux et vide ; la clarté nouvelle lutte contre le vieux soleil méditerranéen, elle lui dispute de vastes régions de l’Europe qu’il éclairait seul, elle l’inquiète jusque sur le sol latin. On a vu cette lumière distincte naître et grandir tour à tour sur l’Angleterre, sur l’Allemagne, sur les pays Scandinaves, sur la Russie. De partout, les « Northmans » avancent en masses profondes, comme au temps où ils sortaient de leurs forêts ; ils s’émancipent, chez eux de la sujétion latine, ils viennent camper sur les terres classiques, refoulant les anciens maîtres. Y aurait-il donc une loi de l’histoire qui imposerait aux grandes invasions un double et différent effort, à intervalles éloignés, pour que leurs conquêtes soient pleinement achevées ?

Une première fois, les « barbares » conquièrent l’empire romain par la force brutale ; absorbés aussitôt par la civilisation qu’ils venaient détruire, ils balbutient les arts qu’elle leur enseigne, ils se montrent incapables d’y rien changer ou ajouter. Un millier d’années passent. Avec la Réforme d’abord, puis avec la production d’une littérature originale en Angleterre et enfin en Allemagne, les « barbares » recommencent l’ancienne conquête, par la pensée, cette fois ; et ils menacent d’expulser les écoles latines comme ils avaient jadis expulsé les légions. Cette invasion en deux temps serait d’une belle symétrie ; à ceux qu’elle ne satisferait pas, on peut proposer une autre hypothèse.

Il y a une généralisation bien audacieuse dans ce terme, « les littératures du Nord » ; et une impropriété difficile à justifier dans cet ethnique, « l’esprit germanique, la réaction germanique », dont Mme  de Staël et ses continuateurs font couramment usage à propos de Rousseau. A quoi et à qui l’applique-t-on ? Aux influences exclusivement anglaises que subissait la France du XVIIIe siècle, avant qu’il y fût question d’une littérature allemande ; à un Genevois tout pénétré de ces influences, mais qui n’avait jamais lu un livre allemand. Croyez-vous qu’il soit très exact d’appeler Shakspeare un poète germanique ? Les nuances sont-elles si peu tranchées qu’on puisse confondre l’esprit anglais et l’esprit allemand, soit dans les productions récentes de leurs grands écrivains, soit dans les trésors nationaux de légendes et de vieux poèmes où se sont formées les littératures de ces peuples ? A cet égard, l’Angleterre eut beaucoup moins de communication avec l’Allemagne que la France, puisque notre haut moyen âge, nous le remarquions naguère, a vécu sur un fonds commun avec le moyen âge d’outre-Rhin. — La communauté de race permet de ranger Anglais et Allemands sous l’épithète de « germaniques », dira-t-on. — Je n’en sais rien. Que faites-vous du bon duc Rollon ? Pourquoi Flaubert ne serait-il pas un « esprit germanique » au même titre que Richardson, si par hasard ce dernier descendait d’une souche normande ?

Puisqu’on établit les classifications d’après ces lointaines origines, je demande à remonter hardiment un peu plus haut, jusqu’au Celte. Il formait le tuf même de la race dans les îles britanniques, avec des affleuremens encore reconnaissables sur certains points, là comme dans notre Armorique, dans notre Auvergne, et au pied des Alpes.

Il semble que le génie celtique nous soit familier, tant on s’accorde à nous le dépeindre avec des traits précis : poésie mélancolique, tendresse sérieuse, communion intime avec la nature, amour de l’aventure et de la liberté. On lui rapporte l’inspiration des plus vieux, des plus beaux poèmes que les bardes aient chantés des deux côtés du détroit. Le génie celtique est très loin dans le temps, sans doute. Mais qui n’a été frappé par un phénomène que l’on observe fréquemment, sur soi-même ou chez les quelques individus dont on connaît parfaitement toutes les origines héréditaires ? Durant les années de jeunesse et de force, ces origines s’accusent peu, l’homme s’adapte avec souplesse aux conditions des divers milieux où il se trouve, il leur emprunte une physionomie. C’est vers la vieillesse et sur le déclin qu’on voit reparaître, dans son esprit et dans son caractère, les indices fonciers de l’hérédité prédominante, le signe indélébile de la famille à laquelle il appartient le plus. N’en serait-il pas des races comme des individus ? Vieillissantes et affaiblies, seraient-elles sujettes à des retours d’atavisme, retrouveraient-elles la sensibilité particulière qui caractérisa leur enfance ? S’il en était ainsi, on pourrait supposer la réapparition d’un filon celtique, reliant tous ceux qui proviennent de cette souche : rien n’expliquerait mieux les affinités subites qui ont apparenté si étroitement la lignée des poètes anglais, depuis Shakspeare, et certains écrivains de chez nous : ce Breton de Chateaubriand et quelques autres de sa province, en qui le vieil Armor chante la chanson qu’il continue chez ses enfans de la grande île ; cet Alpin de Rousseau ; et je ne sais qui me tient d’ajouter : cet Auvergnat de Pascal. Celte à coup sûr, si le génie celtique est sérieux et inquiet, douloureux et hardiment libre. On se le figure, cent ans plus tard, gagné l’un des premiers aux résonances de sa propre âme qu’il eût reconnues chez les lyriques du Nord. Celte ou non, quand il n’y aurait pas tant d’autres raisons de l’aimer, on le chérirait pour l’embarras qu’il leur donne, lorsqu’ils veulent réduire l’esprit français à leur médiocre type d’unité factice ; il est si grand, et d’une originalité si rude, qu’ils ne peuvent ni le négliger, ni le raccourcir et le ployer sur leur lit de Procuste.

Oui, le cette arrangerait tout ; il expliquerait Rousseau, et ses aspects divers, et le pouvoir du monstre ; il en expliquerait bien d’autres. Il n’y aurait plus de germanisme, plus même de cosmopolitisme dans l’affaire. Précieuse hypothèse ! Nous ne nous ferons pas tuer pour la soutenir. Elle s’accorderait pourtant avec la juste définition que donnait ici M. Fouillée, quand il écartait l’embrouillamini des théories anthropologiques sur les « Celto-Slaves ». — « Les races sont de simples types psychologiques… les races sont des sentimens et des pensées incarnés. » — Mais je n’ignore pas combien ce terrain est glissant. On y peut jouer un instant avec des intuitions, pourvu qu’elles ne dégénèrent pas en affirmations. La question des races est une question d’été, comme l’on dit, un de ces problèmes pour lesquels on cherche à loisir une solution élégante, au temps où chôment les débats passionnans.

Question d’été, aussi, le cosmopolitisme. Le livre de M. Texte fera entendre aux plus sourds qu’elle est vieille, et que le mal, si mal il y avait, a sévi durant tout le dernier siècle avec autant de force qu’aujourd’hui, préparant les maux dont ils se plaignent aujourd’hui. Dès lors, les classiques prétendaient que tous les livres avaient été écrits, que tout avait été dit, et qu’il ne fallait plus chercher des formes nouvelles. La sympathie pour les choses étant le principe et la raison de l’art d’écrire, cela revenait à dire : Tout a été aimé, il ne faut donc plus aimer. — Dès lors, il était trop facile de battre Voltaire avec son propre argument. Voltaire et ses tenans craignaient qu’on n’altérât la qualité maîtresse de l’art classique, de l’art français : l’universalité, qui en a fait l’art du monde entier. Comment ne voyaient-ils pas que la première condition, pour le maintien de cette universalité, est de suivre toujours les transformations et de répondre à toutes les exigences de l’univers ?

Les protectionnistes littéraires raisonnaient, devant une découverte de même nature, comme ces théologiens dangereux qui condamnèrent d’abord Galilée. Ceux-ci crurent l’Église menacée quand un homme vint leur dire : « Notre petite terre n’est plus le centre de la création, il y a d’autres mondes, l’infini du ciel s’en remplit. » Si, par impossible, l’Église avait persisté dans l’erreur de ces timides canonistes, si elle avait refusé d’étendre sa doctrine à la mesure des cieux mieux connus, elle y eût perdu son universalité. Les classiques disaient de même aux novateurs : « La France de Louis XIV est le centre du monde, qui tourne autour de notre esprit ; il n’y a rien au-delà. » Comme il y avait autre chose, et beaucoup de choses, cet esprit ne pouvait garder son hégémonie qu’en se hâtant de les acquérir et de les envelopper. Imagine-t-on, à l’aurore du romantisme européen, entre Byron et Shelley, Goethe et Schiller, un esprit français représenté devant le monde par Esménard et Lebrun-Pindare ? C’est pourtant ce qui fût arrivé si l’on eût écouté les conseils de Voltaire : ils eussent rendu impossibles un Chateaubriand, un Lamartine, un Hugo.

Il y aurait encore plus de folie pour nous à croire que nous pouvons rester un centre immuable et se suffisant à lui-même, dans cet univers que notre époque a fait si petit et si rempli, si prompt aux changemens, aux communications, aux acquisitions de toute sorte, en un mot si cosmopolite. Bien plus qu’au XVIIIe siècle, un effort perpétuel de compréhension et d’assimilation nous est imposé, si nous voulons garder notre prédominance intellectuelle. — Nous y perdrons nos qualités sans acquérir celles des autres, dit-on. — C’est là un aveu de déchéance physiologique. Le jour où l’on reconnaît que l’estomac cesse de fonctionner pour la nutrition, il n’y a plus qu’à mourir. C’est le dialogue du médecin et du malade : « Refaites vos forces, prenez une alimentation substantielle. — Mais mon estomac ne digère-plus, docteur ! — Alors, mourez ! » murmure tout bas le médecin, qui a jugé son homme. Et s’il faut mourir de consomption, peu importe que ce soit en vivant de régime, avec la tisane de la Dame Blanche et du vaudeville national, ou à la suite des excès que l’on commettra en allant entendre Wagner, Ibsen et les autres « barbares ».

Nous ne voulons pas mourir ; et je ne saurais mieux terminer qu’en empruntant à M. Texte la sage conclusion qu’il oppose à cette boutade de Herder : Le temps de la littérature française est fini : — « Ce qui était fini seulement, c’était, après trois siècles de gloire, une forme particulière de l’esprit français, l’une des plus belles qu’il ait revêtues, mais dans laquelle il ne s’est, quoi qu’on en dise, ni épuisé, ni défini tout entier. »


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.