Jean-Jacques Rousseau (Lemaître)/Quatrième conférence

Calmann-Lévy, éditeurs (p. 105-139).

QUATRIÈME CONFÉRENCE

LE « DISCOURS SUR L’INÉGALITÉ » ROUSSEAU À L’ERMITAGE.


La question de l’Académie de Dijon était celle-ci :

« Quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes ? Et si elle est autorisée par la loi naturelle ? »

La réponse de Rousseau, dans ce qui se rapporte directement à la question de l’Académie, est celle-ci : — 1º L’origine de l’inégalité, c’est la propriété, établie et maintenue par la vie sociale. — 2º L’inégalité est réprouvée par la loi naturelle, car les hommes, à l’état de nature, sont égaux, isolés et bons : c’est la société qui les a corrompus.

Mais le Discours de Rousseau est simplement intitulé : Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. — Ce titre même indique qu’il ne répond pas méthodiquement aux deux questions de l’Académie de Dijon. Il ne répond pas par des définitions ni par des raisonnements, mais par des affirmations, des descriptions, et des tableaux. Il répond en faisant, à sa façon, l’histoire de l’humanité depuis les premiers âges, un peu comme Lucrèce au Livre V de son poème, ou comme Buffon dans la Septième époque de la Nature, mais avec plus de développement et dans un autre esprit. Son Discours est, en somme, un poème, c’est le roman de l’humanité innocente, puis pervertie.

Commençons, dit Rousseau, par écarter tous les faits (comme c’est rassurant !), car ils ne touchent point à la question. Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet pour des vérités historiques (à la bonne heure), mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels, plus propres à éclairer la nature des choses qu’à en montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formation du monde.

Nous voilà prévenus. Il raconte ce qu’il suppose, et l’on peut bien dire ce qu’il rêve. Je disais bien : — « Lisons son Discours comme un roman. » — Il continue :

Ô homme, voici ton histoire, telle que j’ai cru la lire, non dans les livres de tes semblables qui sont menteurs, mais dans la nature qui ne ment jamais.

C’est à merveille ; mais qu’est-ce que la « nature » ? — Je puis vous dire dès maintenant que je ne crois pas que Jean-Jacques ait donné nulle part une définition précise, scientifique, de ce mot mystérieux dont il a usé si frénétiquement. Il poursuit :

Il y a un âge auquel l’homme individuel voudrait s’arrêter : tu chercheras l’âge auquel tu désirerais que ton espèce se fût arrêtée !

Cherchons-le donc. — Rousseau entre alors dans sa « première partie » : l’histoire de l’humanité primitive, jusqu’à l’établissement de la propriété.

En considérant, dit-il, l’homme tel qu’il a dû sortir des mains de la Nature…, je vois un animal moins fort que les uns, moins agile que les autres, mais, à tout prendre, organisé le plus avantageusement de tous ; je le vois se rassasier sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied du même arbre qui lui a fourni son repas ; et voilà ses besoins satisfaits.

Il nous le montre ensuite :

Imitant l’industrie des animaux… s’élevant (le mot y est) jusqu’à l’instinct des bêtes… réunissant en lui les instincts propres à chaque espèce animale… se nourrissant également de la plupart des aliments divers que les autres animaux se partagent, et trouvant par conséquent sa subsistance plus aisément que ne peut le faire aucun d’eux.

Ces premiers hommes sont nécessairement et héréditairement robustes. Sur ce point déjà, ils ne peuvent que dégénérer :

Le corps de l’homme sauvage, étant le seul instrument qu’il connaisse, il l’emploie à divers usages, dont, par le défaut d’exercice, les nôtres sont incapables ; et c’est notre industrie qui nous ôte la force et l’agilité que la nécessité l’oblige d’acquérir. S’il avait eu une hache, son poignet romprait-il de si fortes branches ? S’il avait eu une fronde, lancerait-il de la main une pierre avec tant de roideur ? S’il avait eu une échelle, grimperait-il si légèrement sur un arbre ? S’il avait un cheval, serait-il si vite à la course ?

Donc (et je ne force point la pensée de Rousseau, et je n’en tire que la conséquence la plus proche), hache, fronde, échelle, domestication du cheval, autant d’inventions tout à fait regrettables. L’homme naturel ne peut pas faire un seul progrès sans déchoir.

Il plaît ensuite à Rousseau d’affirmer que l’homme à l’état sauvage n’a pour ainsi dire pas de maladies ni d’infirmités, et que la mort lui vient presque toujours par la vieillesse. (Lucrèce n’est pas de cet avis. Il dit que les premiers hommes « ne mouraient pas beaucoup plus que les civilisés », non nimio plus. Donc, ils mouraient au moins autant.)

Jean-Jacques poursuit :

La plupart de nos maux sont notre propre ouvrage, et nous les aurions presque tous évités en conservant la manière de vivre simple, uniforme et solitaire qui nous était prescrite par la nature.

« Solitaire », car il nous explique ailleurs que l’homme de la nature ne s’embarrasse pas d’une femelle à demeure, et que, lorsque ses petits peuvent trouver eux-mêmes leur nourriture, il les laisse aller de leur côté. — Rousseau reprend et redouble :

Si la nature nous a destinés à être sains, j’ose presque assurer que l’état de réflexion est un état contre nature et que l’homme qui médite est un animal dépravé.

Voilà une phrase qu’il a dû écrire avec délices, pour ennuyer les philosophes et pour étonner les belles dames. Elle n’est d’ailleurs qu’impertinente et n’a pas grand sens, si, d’une part, on ne voit pas en quoi la réflexion et ce qui en découle empêche nécessairement l’homme d’être en santé ; si, d’autre part, l’homme ne peut pas plus s’empêcher de réfléchir que de manger et de boire, et si l’exercice de son esprit lui est apparemment aussi naturel que l’exercice de ses membres. — Mais Jean-Jacques est lancé : il va, il va ! Il affirme que toute invention est au moins inutile :

Il est clair, que le premier qui se fit des habits ou un logement se donna en cela des choses peu nécessaires, puisqu’il s’en était passé jusqu’alors, et qu’on ne voit pas pourquoi il n’eût pu supporter, homme fait, un genre de vie qu’il supportait dès son enfance.

Donc, l’immobilité intellectuelle serait le souverain bien. — Rousseau reconnaît qu’une qualité distingue l’homme de l’animal : la faculté de se perfectionner. Mais, si elle « distingue » l’homme de l’animal, c’est donc qu’elle est «  naturelle » à l’homme, qu’elle est conforme à la « nature », donc respectable. Jean-Jacques ne se fait pas cette objection, et poursuit intrépidement :

Il serait triste pour nous d’être forcés de convenir que cette faculté distinctive et presque illimitée est la source de tous les malheurs de l’homme ; que c’est elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire dans laquelle il coulait des jours tranquilles et innocents.

(Qu’en sait-il ?) Mais ce n’est pas tout, et il n’a pas encore épuisé son facile paradoxe. Il se demande comment l’homme a pu tant progresser. Il répond : — Par la parole. Mais comment l’homme a-t-il inventé la parole ? — On ne sait pas. Il est presque impossible de s’en rendre compte. Rousseau écrit ici, sur l’origine du langage, quelques pages que je trouve excellentes. Mais écoutez sa conclusion :

On voit du moins, au peu de soin qu’a pris la nature de rapprocher les hommes par des besoins mutuels et de leur faciliter l’usage de la parole, combien elle a peu préparé leur sociabilité et combien elle a peu mis du sien pour en établir les liens.

Autrement dit : — L’homme, en inventant le langage, a été contre le voeu de la nature ; et la preuve, c’est que cette invention lui a donné un mal de tous les diables. — Ainsi, après avoir regretté, dans le premier Discours l’invention de l’imprimerie, Rousseau déplore ici l’invention du langage.

Ce point réglé, il affirme de nouveau que les hommes à l’état sauvage étaient heureux. — N’ayant d’ailleurs entre eux aucune sorte de relations morales ni de devoirs communs, ils ne pouvaient être ni bons ni méchants et n’avaient ni vices ni vertus. Ils n’avaient que la pitié, sentiment naturel. (L’avaient-ils tous ? Qu’est-ce qu’il en sait ? Et, s’ils ne l’avaient pas tous, il y avait donc déjà des bons et des méchants.) Mais, rendons-lui la parole :

C’est la pitié qui, dans l’état de nature, tient lieu de lois, de mœurs et de vertu, avec cet avantage que nul n’est tenté de désobéir à sa douce voix. (Vraiment ?) C’est elle qui détourne tout sauvage robuste d’enlever à un faible enfant ou à un vieillard infirme sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère trouver la sienne ailleurs. (Et s’il ne l’espère pas ?)

Mais les souffrances, les violences et les désordres de l’amour ? — C’est bien simple : les premiers hommes en étaient exempts. Ce sont la société, la civilisation et les lois qui ont créé ces désordres… N’ayant pas d’idée de la beauté, le sauvage ne choisit pas :

Il écoute uniquement le tempérament qu’il a reçu de la nature, et non le goût qu’il n’a pu acquérir, et toute femme est bonne pour lui… Chacun attend paisiblement l’impulsion de la nature et s’y livre sans choix, avec plus de plaisir que de fureur, et, le besoin satisfait, tout le désir est éteint.

Rousseau affirme ensuite que l’inégalité est beaucoup moindre dans l’état de nature où les hommes vivent épars et n’ont qu’un « minimum » de besoins, et il conclut ainsi sa première partie :

Après avoir montré que l’inégalité est à peine sensible dans l’état de nature, et que son influence y est presque nulle, il me reste à montrer son origine et ses progrès… et à considérer les différents hasards qui ont pu perfectionner la raison humaine en détériorant l’espèce, et rendre un être méchant en le rendant sociable.

Et il ajoute (ce qui n’est point inutile) que ce ne sont d’ailleurs que des « conjectures ».

La deuxième partie est une large esquisse de l’histoire politique de l’humanité. Elle commence par ce passage à effet :

Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez aveugles pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ! etc.

Après ce coup de tam-tam, il revient en arrière, reprend l’histoire humaine où il l’avait laissée, et poursuit la lamentable énumération des odieux progrès de l’humanité.

Car chaque progrès amène sa misère :

Les hommes, jouissant d’un plus grand loisir, l’employèrent à se procurer plusieurs sortes de commodités… Mais ensuite on était malheureux de les perdre sans être heureux de les posséder.

…Les hommes connaissent la préférence dans l’amour. Mais la jalousie s’éveille avec l’amour, et la plus douce des passions reçoit des sacrifices de sang humain.

…On s’accoutume à s’assembler… Chacun commence à regarder les autres et à vouloir être regardé soi-même, et l’estime publique a son prix… Mais ensuite, chacun punissant le mépris qu’on lui avait témoigné, les vengeances devinrent terribles et les hommes sanguinaires et cruels.

Et ainsi de suite. — (Rousseau établit ici une distinction, sur laquelle il reviendra très souvent, entre l’égoïsme de l’homme sauvage et solitaire, égoïsme utile et inoffensif, et l’amour-propre des hommes vivant en société, et qui est funeste.)

Cependant, Rousseau arrive à l’étape du développement humain où il aurait voulu que l’humanité se fût arrêtée. C’est après les commencements de l’agriculture et de la vie en tribu, et avant l’institution de la propriété individuelle. A vrai dire, on ne voit pas du tout pourquoi il juge que ce fut le meilleur moment de l’humanité, puisqu’il nous a dit auparavant que les prétendus progrès qui l’avaient amenée là étaient autant de désastres… Quoi qu’il en soit, voyons son idéal :

Ainsi, quoique les hommes fussent devenus moins endurants et que la pitié naturelle eût déjà subi quelque altération, cette période de développement des facultés humaines, tenant un juste milieu entre l’indolence de l’état primitif et la pétulante activité de notre amour-propre… dut être l’époque la plus heureuse et la plus durable. Plus on y réfléchit, plus on trouve que cet état était le moins sujet aux révolutions, le meilleur à l’homme, et qu’il n’a dû en sortir que par quelque funeste hasard… L’exemple des sauvages, qu’on a presque toujours trouvés à ce point, semble confirmer que le genre humain était fait pour y rester toujours, que cet état est la véritable jeunesse du monde, et que tous les progrès ultérieurs ont été, en apparence, autant de pas vers la perfection de l’individu, et, en effet, vers la décrépitude de l’espèce.

Et Rousseau continue à nous raconter ce qu’il lui plaît. — De la culture des terres s’ensuit nécessairement leur partage, et, par conséquent, la propriété. — De la propriété naissent les concurrences, les rivalités. Il y a bientôt des riches et des pauvres. La lutte devient atroce. — Alors les riches et les habiles proposent d’établir un gouvernement et des lois « dans l’intérêt de tous ». — Alors naissent les cités et les États. — Alors éclatent les guerres nationales. — Alors les peuples choisissent des chefs pour défendre leur indépendance. — Alors le chef devient tyran. — Déclamation sur la liberté (que l’homme n’a jamais le droit d’aliéner). — Déclamation contre le despotisme. — Cependant l’inégalité s’accroît et se multiplie, et avec elle tous les vices…

Et voici la conclusion et le résumé de l’ouvrage ; conclusion remarquable de lourdeur et, à un moment, d’obscurité :

Il suit de cet exposé que l’inégalité, étant presque nulle dans l’état de nature, tire sa force et son accroissement du développement de nos facultés et des progrès de l’esprit humain, et devient enfin stable et légitime par l’établissement de la propriété et des lois. Il suit encore que l’inégalité morale autorisée par le seul droit positif est contraire au droit naturel toutes les fois qu’elle ne concourt pas en même proportion avec l’inégalité physique, cela veut dire, je pense : toutes les fois qu’un individu puissant socialement se trouve être faible d’esprit ou de corps ; distinction qui détermine suffisamment ce qu’on doit penser à cet égard de la sorte d’inégalité qui règne parmi les peuples policés, puisqu’il est manifestement contre la loi de nature, de quelque manière qu’on la définisse, qu’un enfant commande à un vieillard, qu’un imbécile conduise un homme sage, et qu’une poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire.

Sur quoi l’on pourrait dire : — L’hérédité, dont vous citez un inconvénient possible, et l’inégalité des biens peuvent être contre la justice ou la raison, non contre la nature. Tantôt vous opposez la nature à la raison ; tantôt vous les identifiez. Alors on ne comprend plus.

Le Discours sur l’inégalité a cent dix bonnes pages. Je vous l’ai analysé fidèlement, et en me servant autant que possible des phrases mêmes de Rousseau, que j’ai tronquées quelquefois, mais seulement pour les abréger, jamais pour en altérer le sens.

Et là-dessus je songe :

— Voilà donc un des ouvrages les plus fameux du XVIIIe siècle ; celui qui a définitivement fondé la gloire de Rousseau, et qui, quarante ans après, a peut-être le plus agi (avec le Contrat social) sur la sensibilité et l’imagination des hommes.

Quelle pauvreté, pourtant, sous son apparente insolence ! Toute la thèse est fondée sur l’opposition de la nature, qui serait le bien, et de la société, qui serait le mal : et l’auteur ne définit même pas ce mot de « nature ». Dieu sait pourtant s’il a besoin d’être défini ! Pour Buffon, la nature paraît être l’ensemble des forces dont se compose la vie de l’univers. Pour Diderot, la nature c’est l’athéisme, c’est le contraire des institutions et des lois, et c’est, finalement, le plaisir. Pour Rousseau, il semble bien que la nature, ce soient les instincts et les sentiments avec lesquels l’homme vient au monde. Or, le désir de durer, celui de ne pas souffrir, celui de vivre en société, celui même d’étendre son être, de posséder, de se distinguer et de dominer sont apparemment et ont été de tous temps parmi ces instincts. Mais, aux yeux de Rousseau, l’invention même de la hache et de la fronde, celle de l’agriculture et de la navigation sont autant de déchéances ; le choix dans l’amour est une déchéance ; la formation de la famille est une déchéance ; la vie sociale est une déchéance ; la notion du bien et du mal est une déchéance. Il nous accorde, il est vrai, que le meilleur moment de l’humanité, ç’a été le commencement de la vie en tribu et de la civilisation agricole et patriarcale ; mais, cette concession même, ce qu’il a dit auparavant lui retire le droit de la faire ; et son idéal c’est, qu’il le veuille ou non (ou bien il a menti auparavant), une humanité composée de sauvages épars dans les forêts, sans habits, sans armes, ni bons ni méchants, solitaires, immuables, et qui ne réfléchissent point. Comme si cela était intéressant, et comme si cela valait même la peine qu’il y eût une humanité sur la terre ! C’est cette stagnation dans une vie de demi-brutes qui serait contraire à la « nature » !

Et pourquoi, dit-il, la préférer ? Parce que, affirme-t-il, l’égalité est mieux sauvegardée dans cet état primitif. D’abord, il n’en sait rien : car l’inégalité des forces musculaires, en un temps où elle ne peut guère être compensée par l’intelligence, pourrait bien être la plus dure de toutes. Comme si, d’ailleurs, l’égalité, — et l’égalité dans l’ignorance et dans l’abrutissement, — était nécessairement le bien suprême, auquel tous les autres devraient être sacrifiés ! A vrai dire, ce culte est bien étrange dans un livre qui prétend découvrir et honorer les intentions de la « nature », laquelle apparaît si évidemment mère et maîtresse d’inégalité à tous les degrés de l’être.

Notez qu’il n’est guère possible que cette niaise adoration de l’égalité soit sincère chez un homme qui sent sa supériorité intellectuelle et qui en jouit avec un orgueil démesuré. — A moins qu’il ne soit dans la disposition d’esprit de ce jeune socialiste qui, dans une réunion politique, répliquait à un de mes amis : « Mais ce que nous voulons, ce n’est pas que tout le monde soit heureux, c’est que tout le monde soit aussi malheureux que nous. »

Mais non, ce ne peut être cela, puisque Rousseau, au contraire, ne s’intéresse qu’à notre bonheur. Tout simplement, c’est que son rôle le tient. C’est qu’il lui faut étonner les marquises, les fermiers généraux et les philosophes. C’est qu’il lui faut renchérir sur le Discours des sciences et des arts. Ah ! le pauvre homme, comme il s’y applique ! Ce n’est pas le paradoxe léger, si cher à son temps. C’est le défi à la raison, tout cru, tout nu, et sans esprit, puisque Rousseau n’en a pas et qu’il est condamné au sérieux dans l’absurde. — Mais on est vraiment étonné d’une pareille débilité de pensée, après les grands livres du XVIIe siècle et ceux même de Montesquieu et de Buffon. Que ce livre ait eu un tel retentissement et une telle influence, voilà une des plus fortes démonstrations qu’on ait vues de la bêtise humaine.

Mais on peut dire aussi :

— Oui, le Discours sur l’inégalité pourrait être une chose assez plate, sans le style, l’accent, le frémissement intérieur. Les objections sans fin qu’on y peut faire paraissent naïves et superflues parce qu’elles sont trop faciles, — si faciles qu’on rougit de les énoncer si on a l’esprit un peu délicat. Il faut prendre le livre autrement. Il faut le considérer comme une sorte de poème, comme une vision de nabi, de prophète en chambre, bien ordonnée et écrite en style didactique et tendu. L’intransigeance, l’intrépidité, l’insolence du paradoxe finit par avoir une espèce de grandeur. Les idoles du temps, Science, Progrès, Philosophie, y sont méthodiquement souffletées. L’ouvrage, vu de loin, prend, avec un peu de bonne volonté, des aspects de récit biblique, de mythe religieux. Rousseau recule seulement l’époque de la Chute. L’état de grâce, c’est l’état de nature ; le péché originel, c’est la civilisation qui, engendrant l’inégalité, tue la fraternité. C’est la civilisation qui, pour notre malheur, a cueilli les fruits de l’arbre de la science.

Croyez bien que Rousseau se divertit à rêver. Mais, au surplus, voyez comme, en ayant l’air de le bousculer et de le braver, il reste dans l’esprit du temps. Être réactionnaire au point d’aspirer à un idéal disparu depuis cinq ou six mille ans, c’est être révolutionnaire, puisqu’il faut, pour y retourner, démolir ce qui nous en a éloignés. Qu’il s’agisse de faire l’âge d’or, ou de le refaire, c’est la même action, vers la même chimère. — Aujourd’hui encore le rêve révolutionnaire, — l’égalité des gamelles avec le moindre effort pour chacun, — n’est-il pas, comme celui de Jean-Jacques, un idéal régressif ?

D’ailleurs (et nous l’avons déjà vu à propos de son premier Discours), Jean-Jacques a bien soin, — dans sa correspondance, dans sa Lettre à d’Alembert, même dans le Contrat social et, plus tard, dans le troisième Dialogue, — d’atténuer l’absurdité de son paradoxe. Déjà, dans le Discours sur l’inégalité, en dépit des exigences de la logique, il se garde de nous offrir comme idéal la vie solitaire de l’homme orang-outang : il s’arrête à la vie pastorale, à l’« âge d’or » des poètes classiques. Au fond, sa pensée est celle-ci (c’est Faguet qui la résume avec une extrême clémence) : « Conviction que l’homme est, au moins, trop social, qu’il faudrait au moins restreindre l’état social à son minimum, revenir, sinon à la famille isolée, du moins à la tribu, au clan, à la petite cité ; qu’ainsi diminueraient la lourdeur de la tâche, et l’intensité de l’effort, et l’énormité des inégalités entre les hommes ; qu’ainsi seraient atténués les besoins factices, gloire, luxe, vie mondaine, jouissances d’art, qu’ainsi l’homme serait ramené à une demi-animalité intelligente encore, mais surtout saine, paisible, reposée, affectueuse, qui est son état de nature, en tout cas son état de bonheur. »

Voilà qui va bien. C’est ainsi qu’il nous arrive, à vous, à moi, d’être excédés de ce qu’il y a de factice dans nos mœurs, de penser que nous nous passerions facilement des derniers bienfaits de la science appliquée, puisque nous nous en passions avant ; que l’humanité tourne probablement le dos à son bonheur ; que la civilisation industrielle est un mal, comme aussi ces amas démesurés d’hommes qui forment les grandes villes et les grandes nations ; qu’il serait bon de revenir à la vie naturelle et rustique, etc. Mais ce ne sont là que des impressions sans conséquence et vite effacées. Joignez qu’on ne sait pas bien où finit la nature et que les développements même de l’humanité que nous appelons artificiels sont encore naturels dans leur origine, aussi naturels que les sentiments primitifs d’où, au bout du compte, ils sont sortis.

Seulement, si Rousseau s’était contenté d’exhorter ses contemporains à la simplicité des mœurs et de leur recommander la vie de la campagne ou des petites cités, cela n’aurait pas semblé bien original et n’aurait pas fait beaucoup de bruit. Sa pensée aurait paru assez humble s’il ne l’avait pas follement outrée. Et c’est pourquoi il a d’abord donné son coup de gong. — Mais il est tout de même fâcheux que les plus chauds amis de Rousseau soient obligés, dans leurs commentaires, de distinguer entre ce qu’il a dit (et qui est souvent inepte) et ce qu’il a probablement pensé. Ils semblent faire ce raisonnement : « La preuve que ce qu’il a dit n’est pas ce qu’il a voulu dire, c’est que ce qu’il a dit est par trop facile à réfuter. Un esprit un peu fin ne le prend pas au mot ; ce serait grossier. » — Soit. Qu’on le prenne comme on voudra, et plus tard, hélas, des brutes le prendront au mot, (et non pour le réfuter), cette différence entre la pensée et la parole, c’est du charlatanisme ; et il n’est presque pas possible de lui donner un autre nom. — Et c’est, en effet, le nom que lui donnait la partie la plus sensée de la société d’alors, et notamment le groupe de madame du Deffand et des Choiseul.

Mais il est clair que ce charlatanisme fut une des causes les plus déterminantes du succès de ce Discours sur l’inégalité. — En outre, ce Discours est un des ouvrages de Rousseau où il y a le plus d’âpreté et d’amertume et où vibre le plus l’accent révolutionnaire. Cela est beaucoup plus rare dans ses autres livres. D’où lui venait donc ce ton ?

Rousseau prend soin, dans les Confessions, de nous dire, à trois ou quatre reprises, que c’est telle aventure de son enfance ou de sa jeunesse qui a éveillé en lui, pour toute sa vie, la haine de l’injustice. Mais je crois bien que ce sont là des réflexions « après coup ». Les traits qu’il cite : la fessée injuste donnée par l’oncle Bernard, l’histoire du paysan qui, terrifié par le fisc, cache ses provisions, ses démêlés avec M. de Montaigu, ce n’est peut-être pas de quoi déterminer une vocation de révolutionnaire. Il y a bien ses ressouvenirs de laquais, et l’aigreur que lui donnaient ses infirmités… Mais ce qui paraît plus vrai, ou aussi vrai, c’est que cette âpreté lui a été soufflée par Diderot, que cela amusait. Jean-Jacques nous le dit dans deux notes des Confessions :

Je ne sais pas comment toutes mes conférences avec Diderot tendaient toujours à me rendre satirique et mordant, plus que mon naturel ne me portait à l’être.

Et encore :

Diderot abusait de ma confiance pour donner à mes écrits ce ton dur et cet air noir qu’ils n’eurent plus quand il cessa de me diriger.

Quoi qu’il en soit, ce qui dans le Discours sur l’inégalité a probablement le plus secoué le beau monde, et ce qui a le plus agi quarante ans plus tard, ce sont probablement des lieux-communs emphatiques ou violents comme ceux-ci (j’en indique seulement le début et comme la première modulation) :

Sur la liberté :

Comme un coursier indompté hérisse ses crins, frappe la terre du pied et se débat impétueusement à la seule approche du mors, tandis qu’un cheval dressé souffre patiemment la verge et l’éperon, l’homme barbare ne plie point la tête au joug que l’homme civilisé porte sans murmure, et il préfère la plus orageuse liberté à un assujettissement tranquille…

Sur les riches :

…Je prouverais enfin que, si l’on voit une poignée de puissants et de riches au faîte des grandeurs et de la fortune, tandis que la foule rampe dans l’obscurité et la misère, c’est que les premiers n’estiment les choses dont ils jouissent qu’autant que les autres en sont privés et que, sans changer d’état, ils cesseraient d’être heureux, si le peuple cessait d’être misérable…

Sur les tyrans :

…C’est du sein de ce désordre et de ces révolutions que le despotisme, élevant par degrés sa tête hideuse, et dévorant tout ce qu’il aurait aperçu de bon et de sain dans toutes les parties de l’État, parviendrait enfin à fouler aux pieds les lois et le peuple, et à s’établir sur les ruines de la république…

Et enfin il y a, partout répandu dans ces pages d’où est absent « l’esprit de finesse », ce culte stupide de l’égalité que nous retrouverons dans le Contrat social, et qui porte en lui une grande force de propagande parce qu’il répond moins au sentiment de la justice qu’aux instincts envieux. — En somme, on voit déjà dans ce second Discours (et mieux que dans le premier) que c’est bien Rousseau qui donnera le ton à la Révolution et qui approvisionnera les hommes de 93 de clichés et de lieux-communs, semeurs de haines aussi aveugles que ces lieux-communs sont brutaux et sommaires.

Cette fois, l’Académie de Dijon ne couronna pas le discours de Rousseau. Si « éclairée » qu’elle fût, ce n’est pas ce discours qu’elle avait espéré.

      *       *       *       *       *

Les années qui suivent sont, je pense, parmi les moins malheureuses de la vie de Jean-Jacques. Il jouit de se sentir si bon, — et célèbre par-dessus le marché. Il se souvient de sa petite patrie, de Genève, où l’on commence à être fier de lui. Il dédie le Discours sur l’inégalité à « la République de Genève ». Il n’avait plus la foi catholique, si jamais il l’avait eue intégralement. Jugeant qu’un homme doit croire en Dieu et, pour le reste, suivre la religion de sa patrie, il s’en va à Genève pour y rentrer publiquement dans la religion protestante et y reprendre son titre de citoyen ; et il a la joie de revenir en triomphateur dans cette ville d’où il s’était échappé, vagabond de seize ans, vingt-six années auparavant.

En allant à Genève, il avait passé par Chambéry et revu madame de Warens :

Je la revis. Dans quel état, mon Dieu ! Quel avilissement ! Que lui restait-il de sa vertu première ?… Je lui réitérai vivement et vainement les instances que je lui avais faites plusieurs fois dans mes lettres de venir vivre paisiblement avec moi, qui voulais consacrer mes jours et ceux de Thérèse à rendre les siens heureux.

Quel charmant tableau ! Et plus loin, il nous fait ce petit récit, où il apparaît que Thérèse aussi était une « femme sensible » :

Durant mon séjour à Genève, madame de Warens fit un voyage en Chablais et vint me voir à Grange-Canal. Elle manquait d’argent pour achever son voyage ; je n’avais pas sur moi ce qu’il fallait pour cela ; je le lui envoyai une heure après par Thérèse. Pauvre maman ! Que je dise un trait de son cœur. Il ne lui restait pour dernier bijou qu’une petite bague ; elle l’ôta de son doigt pour la mettre à celui de Thérèse, qui la remit à l’instant au sien en baisant cette noble main qu’elle arrosa de larmes.

Et je ne vous dirai pas si cela est touchant ou comique — attendu que je n’en sais rien. Mais nous retrouverons dans la Nouvelle Histoire ce galvaudage des idées de morale et cette espèce de sécurité béate dans les situations équivoques.

A Genève donc il est fort bien reçu. Il se sent chez les siens. Il retrouve en lui-même son premier fond protestant et républicain. Il revient très content. C’est vers cette époque (1755) qu’il commence à traiter Thérèse comme une sœur ; soit (car avec lui on ne sait jamais) parce que sa santé ne lui permettait plus de la traiter autrement, soit pour cette autre raison, fort honorable, qu’il nous donne : « Je craignais la récidive (c’est-à-dire de nouveaux enfants), et, n’en voulant pas courir le risque, j’aimai mieux me condamner à l’abstinence ». Il jouit de son héroïsme, il jouit de ses singularités, il jouit de la beauté de son masque qu’il ne distingue plus lui-même de son visage. Il vit dans un état d’exaltation, d’enthousiasme moral, qui dura « quatre ans au moins », dit-il d’abord, ou « près de six ans », dit-il à la page suivante.

Écoutez ce morceau magnifique :

Jusque-là j’avais été bon : dès lors je devins vertueux ou du moins enivré de la vertu…

(Oh ! que ce n’est point la même chose ! et que l’ivresse et la vertu vont mal ensemble ! Boileau, ce parfait Honnête homme, se dit seulement « ami de la vertu », ce qui est déjà bien joli.)

Cette ivresse avait commencé dans ma tête, mais elle avait passé dans mon cœur. Le plus noble orgueil y germa sur les débris de la vanité déracinée. Je ne jouai rien, je devins en effet tel que je parus, et pendant quatre ans au moins que dura cette effervescence dans toute sa force, rien de beau et de grand ne peut entrer dans un cœur d’homme dont je ne fusse capable entre le ciel et moi. Voilà d’où naquit ma subite éloquence, voilà d’où se répandit dans mes premiers livres ce feu vraiment céleste qui m’embrasait…

J’étais vraiment transformé ; mes amis, mes connaissances ne me reconnaissaient plus. Je n’étais plus cet homme timide et plutôt honteux que modeste, qui n’osait ni se présenter, ni parler, qu’un mot badin déconcertait, qu’un regard de femme faisait rougir. Audacieux, fier, intrépide, je portais partout une assurance d’autant plus ferme qu’elle était simple et résidait dans mon âme plus que dans mon maintien. Le mépris que mes profondes méditations m’avaient inspiré pour les mœurs, les maximes et les préjugés de mon siècle, me rendait insensible aux railleries de ceux qui les avaient, et j’écrasais leurs petits bons mots avec mes sentences comme j’écraserais un insecte entre mes doigts. Quel changement ! Tout Paris répétait les âcres et mordants sarcasmes de ce même homme qui, deux ans auparavant et dix ans après, n’a jamais su trouver la chose qu’il avait à dire ni le mot qu’il devait employer.

Tudieu ! quel homme ! Et que va-t-il faire, ce terrible auteur des deux Discours, ce contempteur les mœurs, des maximes et des préjugés de la civilisation, ce fanatique de vertu, de sincérité et d’indépendance, et enfin cet amant de la solitude et cet adorateur de la nature ? Il pourrait vivre dans son austère petite patrie retrouvée ; il pourrait accepter la place de bibliothécaire que lui offrent ses vertueux concitoyens. Il serait bien là. L’ancien petit ami de la grosse Warens, l’amant de Thérèse, oublieux de ses cinq infanticides probables, enseignerait la morale à l’univers entier, du pied même de la chaire de Calvin. Mais voilà ! Il serait trop loin de Paris et de ce beau monde qu’il méprise. « Tout Paris » ne pourrait plus « répéter ses âcres et mordants sarcasmes ». — Au moins, s’il lui faut à la fois le voisinage de la grande ville et la solitude, la banlieue de Paris à cette époque est charmante et encore toute campagnarde. Il pourrait y louer une maisonnette et un jardin, dont il paîrait le loyer de ses propres deniers, et où il serait chez lui, et où il ne devrait rien à personne. Ce serait le bon sens, ce serait la sagesse.

Mais, parmi les grandes dames chez qui il continue de fréquenter, — et qui pourtant pratiquent les maximes, étalent les mœurs et mènent la vie qui lui sont le plus en horreur, — il y en a une, madame de la Live d’Épinay, une petite femme noiraude, raisonneuse, esprit fort, écrivailleuse et sensuelle, femme d’un de ces fermiers-généraux dont le métier même devrait paraître particulièrement infâme à l’auteur des deux Discours. Il va souvent chez elle, au château de la Chevrette, où il rencontre la plus brillante et frivole compagnie, et où il lui est arrivé de jouer lui-même un rôle dans sa comédie de l’Engagement téméraire. Cette petite femme ardente est curieuse de Rousseau. Elle dit de lui, dans ses Mémoires, après leurs premières rencontres :

Il est complimenteur sans être poli ou au moins sans en avoir l’air (j’ai déjà cité ce mot pénétrant). Il paraît ignorer les usages du monde ; mais il est aisé de voir qu’il a infiniment d’esprit. Il a le teint brun ; et des yeux pleins de feu animent sa physionomie. Lorsqu’il a parlé et qu’on le regarde, il paraît joli ; mais lorsqu’on se le rappelle, c’est toujours en laid. (Il est vrai qu’elle le déteste au moment où elle écrit ses Mémoires.) On dit qu’il est d’une mauvaise santé, et qu’il a des souffrances qu’il cache avec soin, par je ne sais quel principe de vanité ; c’est apparemment ce qui lui donne, de temps en temps, l’air farouche… On dit toute son histoire aussi bizarre que sa personne, et ce n’est pas peu.

Et plus loin :

Vous n’imaginez pas combien j’ai trouvé de douceur à causer avec lui.

Bref, madame d’Épinay en tient un peu pour Jean-Jacques. C’est surtout, semble-t-il, curiosité et vanité. Elle veut avoir « son grand homme ». Elle l’appelle déjà « mon ours ».

Un jour qu’ils se promenaient tous deux, ils avaient poussé jusqu’au réservoir des eaux du Parc, qui touchait la forêt de Montmorency, et où était un joli potager, avec une petite loge fort délabrée, qu’on appelait l’Ermitage. « Ah ! madame, avait dit Rousseau, quelle habitation délicieuse, voilà un asile tout fait pour moi ! » Madame d’Épinay n’avait pas relevé le propos. Mais, quelque temps après, Jean-Jacques, refaisant avec elle la même promenade, trouve, au lieu de la vieille masure, une petite maison presque entièrement neuve. « Mon ours, voilà votre asile ; c’est vous qui l’avez choisi, c’est l’amitié qui vous l’offre. » — Je ne crois pas, raconte Rousseau, avoir été de mes jours plus vivement, plus délicieusement ému : je mouillai de pleurs la main bienfaisante de mon amie.

Madame d’Épinay nous dit qu’il y avait cinq chambres (fort proprement meublées par elle), une cuisine, une cave, un potager d’un arpent, une source, et la forêt pour jardin. Jean-Jacques ne payait pas de loyer. Il payait les gages du jardinier, mais avec l’argent que madame d’Épinay lui remettait pour cela. Seulement, il dut plusieurs fois avancer l’argent. N’importe : le grand ennemi des inégalités sociales, l’homme qui se disait si jaloux de son indépendance restait, même financièrement, l’obligé et l’on peut bien dire le parasite d’une femme de traitant.

D’autre part, le petit monde, le cercle de madame d’Épinay offrait, — comme eût dit Rousseau de tout autre cercle du même genre, — le spectacle des plus mauvaises mœurs. M. d’Épinay, toujours chez quelque fille d’Opéra, avait, paraît-il, communiqué à sa femme une maladie que celle-ci avait transmise à Francueil. Après avoir été la maîtresse de Francueil, elle allait être celle de Grimm. Sa belle-soeur, madame d’Houdetot était la maîtresse de Saint-Lambert. Sa cousine mademoiselle d’Ette était la maîtresse de Valory, etc., etc… C’est dans l’intimité de ce monde, aussi élégant et cultivé que vicieux, qu’allait vivre le dénonciateur de l’influence corruptrice des sciences et des arts, l’homme qui se disait « enivré de vertu » ; et l’homme enfin qui avait écrit, vous vous en souvenez : « Il faut de la poudre à nos perruques, voilà pourquoi tant de pauvres n’ont point de pain. »

Il s’installe à l’Ermitage le 9 avril 1756, avec Thérèse et la mère Levasseur, après s’être beaucoup fait prier, assure-t-il. Mais enfin il s’installe.

Pourquoi ? Parce que, bien qu’orgueilleux, il est vaniteux aussi ; parce qu’il est étrangement faible ; parce qu’il n’a jamais eu de volonté ; parce qu’il rêve sa vie au lieu de la vivre ; parce qu’il se rêve lui-même au lieu de se connaître, et parce qu’il a le don de ne pas voir les réalités comme elles sont.

Donc, il s’installe à l’Ermitage. Et il a grand tort. Il y eut mille ennuis (beaucoup par sa faute) et ce fut là que commença à se développer en lui, de façon inquiétante, la folie de la persécution.

Sur le séjour de vingt mois que fit Rousseau à l’Ermitage, nous avons le livre IX des Confessions, les Mémoires de madame d’Épinay et les Mémoires de Marmontel passim, notamment le début du livre VIII, où Marmontel est l’interprète de Diderot.

Quand on a lu tout cela, on s’y embrouille un peu. J’ajoute que les Mémoires de madame d’Épinay sont « romancés » et suspects, et que Marmontel, quand il rapporte ce qu’il ne sait pas directement, m’inspire beaucoup de méfiance.

Enfin, voici l’essentiel et, je crois, le vrai.

Lorsque Rousseau était arrivé à Paris, et ensuite à son retour de Venise, il avait été très bien accueilli par les hommes de lettres. Les encyclopédistes voyaient en lui une recrue ; puis, le sachant malade, très sensible, très susceptible, ils étaient assez disposés à le ménager. Peut-être s’amusaient-ils entre eux de ses bizarreries. Mais ils n’y mettaient, je crois, nulle malveillance. Voici une page de Marmontel qui semble bien donner là-dessus la « note juste » :

Ce fut là[1] que je connus Diderot, Helvétius, Grimm, et Jean-Jacques Rousseau, avant qu’il se fût fait sauvage. Grimm nous donnait chez lui un dîner toutes les semaines, et à ce dîner de garçons régnait une liberté franche, mais c’était un mets dont Rousseau ne goûtait que fort sobrement… Il n’avait pas encore pris couleur, comme il a fait depuis, et n’annonçait pas l’ambition de faire secte. Ou son orgueil n’était pas né, ou il se cachait sous le dehors d’une politesse timide, quelquefois même obséquieuse et tenant de l’humilité. Mais, dans sa réserve craintive, on voyait de la défiance ; son regard en dessous observait tout avec une ombrageuse attention. Il n’en était pas moins amicalement accueilli : comme on lui connaissait un amour-propre inquiet, chatouilleux, facile à blesser, il était choyé, ménagé avec la même attention et la même délicatesse dont on aurait usé à l’égard d’une jolie femme bien capricieuse et bien vaine, à qui l’on aurait voulu plaire. Il travaillait alors à la musique du Devin du Village et il nous chantait au clavecin les airs qu’il avait composés. Nous en étions charmés. Nous ne l’étions pas moins de la manière ferme, animée et profonde dont son premier essai en éloquence était écrit. Rien de plus sincère, je dois le dire, que notre bienveillance pour sa personne et que notre estime pour ses talents.

(Cela doit être vrai, on le sent. Nous avons vu cela. Il nous est arrivé à tous d’être particulièrement gentils pour un confrère de talent à qui nous savions un sale caractère.)

Telles étaient encore, ce semble, les dispositions de ses amis, lorsque Jean-Jacques vint à l’Ermitage.

Rousseau dit que, tout de suite après le Devin ils avaient été jaloux de lui parce qu’ils n’auraient pas su, eux, faire un opéra-comique. Il dit aussi qu’ils lui en voulaient de sa réforme morale, qu’ils ne lui pardonnaient pas sa vertu. Cela est bien peu croyable. Sa célébrité subite a pu les ennuyer un moment ; mais je crois qu’ils ne lui furent ennemis que plus tard, après qu’il les eut lassés par ses défiances et ses noires humeurs, et surtout après qu’il se fut déclaré nettement et solennellement contre le parti des philosophes.

Mais, auparavant, ils pouvaient bien le taquiner quelquefois comme d’Holbach qui se divertissait à le faire « monter à l’échelle » parce que c’est seulement dans ces moments-là que Rousseau était éloquent : ils n’avaient point encore de mauvais sentiments pour lui. Je me figure qu’ils se disaient simplement : — Voilà un homme bizarre, mais d’un beau talent. Sa tête va achever de se détraquer l’hiver dans cette solitude. Et quelle compagnie pour lui que Thérèse et sa mère ! Si on pouvait le détacher de Thérèse, ou tout au moins le ramener à Paris !

Or, la mère Levasseur avait soixante-dix ans et était impotente. Ils imaginèrent de dire que c’était conscience d’obliger cette vieille femme à passer l’hiver dans un isolement complet, loin de tout secours. Ils pensaient sans doute que Thérèse voudrait suivre sa mère et que Rousseau viendrait lui-même à Paris, dont le séjour serait meilleur pour son cerveau, et où il aurait d’autre société que celle des deux « gouverneuses ».

Mais ils s’y prirent mal. Ils eurent avec les deux femmes des conférences secrètes dont Jean-Jacques eut vent. Avec lui, Diderot se montra indiscret et despotique, à son ordinaire. Jean-Jacques fut vivement blessé. Dès lors, il croit à un complot formé par ses amis (Grimm, Diderot, d’Holbach) pour le rendre odieux. Plus tard il fera entrer tout l’univers dans ce complot.

Il entendait vraiment trop peu la plaisanterie. Une fois, — toujours pour le décider à rentrer l’hiver à Paris, — Diderot lui écrit :

Le Lettré[2] a dû vous écrire qu’il y avait sur le rempart vingt pauvres qui mouraient de faim et qui attendaient le liard que vous leur donniez. C’est un échantillon de notre petit babil.

La plaisanterie était amicale et gentille puisque c’était une allusion aux habitudes aumônières de Jean-Jacques. Il l’accueillit de la façon la plus rogue et répondit fort lourdement :

Il y a ici un vieillard respectable qui, après avoir passé sa vie à travailler, ne le pouvant plus, meurt de faim sur ses vieux jours. Ma conscience est plus contente des deux sous que je lui donne tous les lundis que des cent liards que j’aurais distribués aux gueux des remparts… C’est à la campagne qu’on apprend à servir l’humanité : on n’apprend qu’à la mépriser dans les villes.

De même, Diderot ayant écrit par hasard dans ses Entretiens sur le Fils naturel : « Il n’y a que le méchant qui soit seul », Rousseau prit cela pour lui et cria comme un assassiné. Ah ! ce n’était pas un monsieur commode.

L’autre épisode de son séjour à l’Ermitage, ce sont ses amours avec madame d’Houdetot.

Les études sur ce sujet sont abondantes. La dernière est le

livre précis et solide de M. Eugène Ritter : J.-J. Rousseau et madame d’Houdetot. Mais voici, je crois, tout ce qu’il vous importe de savoir, et ce qui me semble la vérité.

En l’absence de son amant Saint-Lambert, qui est à l’armée, madame d’Houdetot, belle-soeur de madame d’Épinay, trente ans, brune, beaucoup de cheveux, louche et marquée de la petite vérole, agréable avec cela, libre, gaie, très bonne femme, fait des visites à Rousseau dans son Ermitage — (la première fois, crottée comme un barbet). Lui, va la voir à son château d’Eaubonne. Il s’enflamme, il croit aimer pour la première fois, et que c’est la grande passion. Il nous parle de son « tendre délire », et de ses « érotiques transports ». Il écrit à madame d’Houdetot des lettres brûlantes. Elle s’amuse de ses entreprises auxquelles elle n’a pas de peine à se dérober. En somme, Rousseau la chauffe pour Saint-Lambert.

Cependant on se doute de quelque chose dans le petit cercle de la Chevrette. A table, on se moque de lui à mots couverts. Madame d’Épinay est un peu jalouse. Elle déteste d’ailleurs madame d’Houdetot. Elle « potine » avec Thérèse, que Jean-Jacques, je l’ai dit, ne traite plus que comme une sœur, et qui souffre probablement, elle aussi, de cette aventure. Thérèse détourne des lettres de madame d’Houdetot et les montre à madame d’Épinay.

Puis, Saint-Lambert est averti, soit par une lettre anonyme de Thérèse, ou simplement (selon M. Ritter), par une indiscrétion de Grimm. Saint-Lambert est un sage, un homme qui « ne se frappe pas ». Il sait du reste que Jean-Jacques n’a pu aller très loin. Néanmoins, il lui bat froid à son retour, et madame d’Houdetot aussi : de quoi (détail charmant) Jean-Jacques se plaignit à Saint-Lambert lui-même. Tout ce qu’il a gagné à cette vaine excitation, il nous apprend que c’est une « descente » qui vient s’ajouter à ses autres maux.

Là-dessus, madame d’Épinay devant aller à Genève, consulter Tronchin (peut-être sur une grossesse que sa maladie rendait dangereuse), dit un jour à Rousseau : « Ne viendrez-vous pas avec moi, mon ours ? » Rousseau n’en a nulle envie. Déjà, il s’est aperçu qu’il s’est donné des chaînes. Combien de fois a-t-il été appelé à la Chevrette au moment où il avait envie d’écrire, ou de rêver dans les bois, ou simplement de rester chez lui ! Diderot, indiscret et impétueux comme toujours, — ce bourdonnant Diderot dont le style même vous tutoie et vous tape sur les cuisses, — le somme de payer sa dette à sa bienfaitrice en l’accompagnant. Grimm, — l’Allemand profiteur et sournois, l’amant de madame d’Épinay, — l’en presse de son côté. Rousseau lui répond par une longue lettre explicative, gauche et fière, d’où j’extrais ce passage délicieux :

…Madame d’Épinay, souvent seule à la campagne, souhaitait que je lui tinsse compagnie. C’était pour cela qu’elle m’avait retenu… Il faut être pauvre, sans valet, haïr la gêne et avoir mon âme, pour savoir ce que c’est pour moi que de vivre dans la maison d’autrui. J’ai pourtant vécu deux ans dans la sienne, assujetti sans relâche avec les plus beaux discours de liberté, servi par vingt domestiques et nettoyant tous les matins mes souliers, surchargé de tristes indigestions et soupirant sans cesse après ma gamelle…

Il aurait dû s’en aviser plus tôt. Dès qu’il s’en avise, il devrait partir, coûte que coûte. Mais il reste sur les prières de madame d’Houdetot, qui craint des « histoires ». Et il attend que, sous l’influence de ce mauvais chien de Grimm, madame d’Épinay, qui est déjà à Genève, lui signifie son congé.

Et, le 15 décembre 1757, en plein hiver et par la neige, il déménage, — beaucoup trop tard pour sa dignité. Où va-t-il ? A Paris, où l’on peut si bien vivre seul ? Dans quelque maisonnette de la banlieue, dont le propriétaire serait un bourgeois inconnu, à qui il n’aurait nulle obligation ? Non, mais à Montlouis, près de Montmorency, dans une maison que lui loue M. Mathas, procureur fiscal du prince de Condé, et tout proche du château du maréchal et de madame de Luxembourg, dont il sera encore, et quoi qu’il fasse, l’obligé, et qui lui feront du mal sans le vouloir. Mais quoi ! On dirait que cet ami des sauvages et cet homme d’une indépendance si farouche ne peut absol ument pas se passer de la compagnie et de la protection des grands.

C’est donc à Montmorency que nous le retrouverons, — à Montmorency où il continuera à devenir meilleur à mesure qu’il deviendra plus fou.


  1. Chez d’Holbach, vers 1750.
  2. C’était le surnom qu’on donnait au fils de madame d’Épinay.