Jean-Jacques Rousseau (Lemaître)/Première conférence

Calmann-Lévy, éditeurs (p. 1-33).

PREMIÈRE CONFÉRENCE

LES SIX PREMIERS LIVRES DES « CONFESSIONS »


Au risque d’être encore accusé de critique impressionniste, personnelle, subjective, je dois vous faire un aveu. Lorsque je choisis pour sujet de ce cours Jean-Jacques Rousseau, ce ne fut point d’abord dans une pensée d’extrême bienveillance pour le citoyen de Genève.

Pourtant, je l’avais beaucoup aimé autrefois, quand j’avais plus d’illusions que je n’en ai aujourd’hui. Mais j’ai fait des expériences, j’ai vu de près des réalités que je n’avais aperçues que de loin ; j’ai touché du doigt les conséquences de certaines idées de Rousseau. Et c’est pourquoi, quand je promis de parler de Jean-Jacques, je me proposais d’étudier surtout en lui le père de quelques-unes des plus fortes erreurs du XVIIIe et du XIXe siècle.

Mais il fallait d’abord le relire, ou, soyons sincère, le lire sérieusement et complètement. Or il m’est arrivé une chose que je n’avais pas prévue. Tandis que je cherchais dans cette longue lecture des raisons de le condamner, oh ! je les trouvais abondamment, puisqu’elles y sont ; mais en même temps je sentais trop bien comment ces idées lui étaient venues, par quelle fatalité de tempérament ou de circonstances, à la suite de quels souvenirs, de quelles déceptions, de quels regrets, même de quels remords. Puis, ce qu’il eut de candeur et de véritable piété me touchait malgré moi ; et je connaissais de nouveau que cet homme, de qui l’on peut croire que tant de maux publics ont découlé (à son insu, il est vrai, et principalement après sa mort) fut sans doute un pécheur, et finalement un fou, mais non point du tout un méchant homme, et qu’il fut surtout un malheureux.

Et puis son cas est si singulier ! Il est même unique dans notre littérature et, je crois bien, dans toutes les littératures du monde. Ce vagabond, ce fainéant, cet autodidacte qui, après trente ans de rêvasserie, tombe un jour dans le plus brillant Paris du XVIIIe siècle, et qui y fait l’effet d’un Huron, mais d’un Huron vrai et de plus de conséquence que celui de Voltaire ; qui commence à publier vers la quarantaine ; qui écrit en dix ans, péniblement et parmi des souffrances physiques presque incessantes, trois ou quatre livres, — lesquels ne sont pas autrement forts ni rares de pensée, mais où il y a une nouvelle façon de sentir et comme une vibration jusque-là inconnue ; puis qui s’enfonce dans une lente folie, — et qui se trouve, par ces trois ou quatre livres, transformer après sa mort une littérature et une histoire et faire dévier toute la vie d’un peuple dont il n’était pas : quelle prodigieuse aventure !

Donc, je résolus d’aborder l’œuvre de Jean-Jacques d’une âme égale, craignant de m’irriter inutilement contre un mystère.

Je dus ensuite me mettre au courant des dernières études publiées sur Rousseau. J’eus alors le soupçon qu’une étude nouvelle était peut-être superflue. Mais, à ce compte-là, on ne ferait jamais rien.

Là-dessus je cherchai un plan. Je voyais bien déjà les principales idées à développer. Je pouvais montrer à ma manière soit l’unité, soit l’incohérence de l’œuvre de Rousseau ; — expliquer, comme M. Lanson, que tout, dans Rousseau et même le Contrat social, se rapporte à un seul principe ; ou, comme Faguet, que tout s’y rapporte en effet, excepté le Contrat social ; — suivre, à propos de chacun de ses livres, la fructification posthume des erreurs qu’il y a déposées ; — ou bien démontrer que Jean-Jacques, quel qu’il soit d’ailleurs, est dans le fond, avant et après tout, un protestant chez qui le protestantisme a prématurément produit ses extrêmes conséquences ; — ou bien encore étudier, dans sa vie et dans ses livres, l’histoire d’une âme, d’une pauvre âme, une très lente mais très véritable évolution morale… Et je pouvais grouper, sous ces divers chefs, tout ce que m’aurait suggéré la lecture de Rousseau. — Le plus simple était d’ailleurs, à première vue, de présenter d’abord sa vie, puis ses ouvrages.

Mais j’ai vite senti que cette méthode usuelle, et qui convient à presque tous les écrivains, ne convient peut-être pas à Rousseau, parce que Rousseau n’est pas un écrivain comme un autre.

Les grands classiques sont pour nous tout entiers dans leurs œuvres. Cette œuvre étant toute objective, quand nous l’avons définie, nous avons tout dit sur eux ; et la connaissance de leur vie, même agitée, n’ajouterait pour nous rien d’essentiel à la connaissance de leurs ouvrages. J’en dis autant des écrivains du XVIIIe siècle et des encyclopédistes eux-mêmes. La vie des Diderot, des d’Alembert, des Duclos est la vie commune aux gens de lettres de ce temps-là. La vie de Voltaire est amusante ; mais, quand nous ne la connaîtrions pas, son oeuvre n’en serait pas moins facile à comprendre et à juger. Quant à Montesquieu et à Buffon, leur biographie ne communique, pour ainsi parler, avec leurs livres que par les loisirs et la sérénité qu’assurait à leur pensée leur condition de gentilhommes riches…

Mais Rousseau est le plus « subjectif » de tous les écrivains. C’est un homme qui n’a guère parlé que de lui, un homme qui a passé son temps à « expliquer son caractère ». Tous ses ouvrages étaient déjà des sortes de confessions. Mais en outre, il a pris soin d’écrire lui-même ses Confessions expresses, et quelles confessions ! Les plus sincères, je ne sais, mais à coup sûr les plus détaillées, les plus complaisantes, les plus impudentes sans doute, mais aussi les plus candides apparemment et peut-être les plus courageuses, et en tout cas les plus singulières et les plus passionnantes qui aient jamais été écrites.

Je crois donc qu’une étude sur Jean-Jacques pourrait être une biographie morale continue, où l’histoire de ses livres se mêlerait intimement à l’analyse de ses Confessions. Et c’est ce que j’essayerai de faire.

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Je voudrais aujourd’hui suivre les Confessions de Jean-Jacques jusqu’à son dernier départ des Charmettes. Il avait alors vingt-neuf ans. Ce sont donc, proprement, ses « années d’apprentissage ».

Que le plus beau livre de Rousseau ait été sa confession, c’est-à-dire le récit de sa vie la plus intime et la description de son « moi » le plus secret, c’est déjà très curieux. Si le romantisme est, comme on l’affirme, l’étalage de l’individu dans la littérature, les Confessions de Jean-Jacques fondaient donc, du premier coup, le romantisme et en donnaient un modèle qui n’a pu être dépassé. Et, en outre, que Jean-Jacques ait eu l’idée d’écrire ce livre, et qu’il l’ait écrit comme il l’a fait, et qu’il se soit jugé lui-même intéressant à ce point pour les autres hommes, cela seul est une grande lueur sur son caractère, puisque c’est le plus fort témoignage de l’orgueil maladif et délirant qui en formait presque tout le fond. Les Confessions sont, dans leur essence même, un livre d’impudeur : ce livre est donc bien le père de la moitié de la littérature du siècle dernier.

Il commence ainsi : « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura jamais d’imitateur. » Et notez qu’il a raison. Rien de tel avant ni après lui. Je ne vous rappellerai pas le caractère religieux et même théologique des pudiques confessions de Saint-Augustin. Montaigne dans ses Essais, Retz dans ses Mémoires ne confessent que des faiblesses ou des fautes qui ont un certain air et qui ne déshonorent point. Mais Rousseau confesse, et sans les atténuer, des choses honteuses, des péchés, des péchés mortels. Et, comme il le prédisait, son entreprise n’a pas eu d’imitateurs. Car sans doute, après lui, la bonde est ouverte à ce genre immodeste des « confessions » : mais ni Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe, ni Lamartine dans les Confidences, ni George Sand dans l’Histoire de ma vie, ni Renan dans les Souvenirs d’enfance et de jeunesse n’auront le courage de nous confesser des secrets honteux ou simplement ridicules, (et si vous en concluez que la matière leur en a fait défaut, c’est donc que vous avez de très bonnes âmes).

C’est pourquoi je comprends l’exaltation de cette première page, et cette invocation à Dieu qui se termine ainsi :

Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables ; qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité : et puis qu’un seul te dise s’il l’ose : je fus meilleur que cet homme-là.

Qu’est-ce à dire ? Ce cri veut nous étonner et sent son charlatan. Mais songez d’où venait Rousseau, où il avait vécu, à qui il se comparait : et vous verrez que ce qu’il exprime là, c’est, en somme, — retournée dans l’expression, — la pensée de Joseph de Maistre : « Je ne sais pas ce qu’est le cœur d’un coquin ; je sais ce qu’est le cœur d’un honnête homme : c’est affreux. »

Et d’ailleurs, je le dis parce que cela est vrai, Jean-Jacques, quand il commença d’écrire les Confessions, à Motiers, en 1762, était devenu un fort honnête homme. Les maladies, la persécution avaient développé ses sentiments religieux. Il était déjà dans cette disposition d’esprit presque mystique qui sera si sensible dans ses Dialogues. Il me semble que les Confessions, œuvre d’un pénitent superbe qui s’oppose à tous les autres hommes et en appelle aux siècles futurs, ont tout de même aussi, dans bien des pages, quelque chose d’une confession religieuse.

Cela seul me ferait assez croire à leur vérité, qui du reste a été peu contestée, sauf sur des points de chronologie, et qui s’est vue confirmée presque toutes les fois qu’on a pu contrôler les récits de Jean-Jacques par des lettres de lui et de ses correspondants ou de ses contemporains.

Il est certain cependant que les Confessions, qui sont surtout psychologiques, sont encore en plus d’un endroit, et par la force des choses, apologétiques (surtout la seconde rédaction). Puis, Rousseau écrit ses confessions de mémoire ; il en écrit les premiers livres quarante, trente et vingt ans après les événements. Et nous savons comme il il est difficile de se souvenir, et à quel point la mémoire déforme les choses.

Mais, d’abord, lorsqu’il nous raconte des actes avilissants, il n’y a pas apparence qu’il les invente (à moins que certains aveux pénibles ne soient là pour faire croire à la vérité du reste) ; mais il y a apparence, au contraire, qu’il s’en est nettement souvenu, justement à cause de leur caractère humiliant. (Eh ! n’avons-nous pas tous, ou presque tous, dans notre passé, de ces choses dont on dit « qu’elles ne s’oublient pas », de ces souvenirs affreusement désagréables, qui nous reviennent presque tous les jours quand nous sommes seuls un peu longtemps, ou bien que nous rappelons exprès pour nous dégriser ?…) — Pour l’ensemble, j’estime que, si la véracité de Jean-Jacques peut être en défaut, il faut croire du moins à sa sincérité.

Joignez qu’il a, au plus haut point, le souvenir des lieux, qui l’aide à garder celui des faits ou des sentiments. En voici un exemple (et où nous trouvons aussi, dans la vision et dans l’accent, un je ne sais quoi qu’on ne connaissait pas trop avant Jean-Jacques, et qui sera, si vous voulez, le commencement de l’impressionnisme).

Les moindres faits de ce temps-là me plaisent par cela seul qu’ils sont de ce temps-là. Je me rappelle toutes les circonstances des lieux. Je vois une hirondelle entrant par la fenêtre, une mouche se poser sur ma main tandis que je récitais ma leçon ; je vois tout l’arrangement de la chambre où nous étions ; le cabinet de M. Lambercier à main droite, une estampe représentant tous les papes, un baromètre, un grand calendrier, des framboisiers qui, d’un jardin fort élevé dans lequel la maison s’enfonçait sur le derrière, venaient ombrager la fenêtre et passaient quelquefois jusqu’en dedans. Je sais bien que le lecteur n’a pas grand besoin de savoir tout cela, mais j’ai besoin de le lui dire… (Livre I).

« J’ai besoin de le lui dire. » Ô individualisme ! ô romantisme !

Et encore (souvenir de la maîtrise d’Annecy, avec le bon M. le Maître (M. Nicoloz)) :

…Non seulement je me rappelle les temps, les lieux, les personnes, mais tous les objets environnants, la température de l’air, son odeur, sa couleur, une certaine impression locale qui ne s’est fait sentir que là, et dont le souvenir vif m’y transporte de nouveau. Par exemple, tout ce qu’on répétait à la maîtrise, tout ce qu’on chantait au chœur, tout ce qu’on y faisait, le bel et noble habit des chanoines, les chasubles des prêtres, les mitres des chantres, la figure des musiciens, un vieux charpentier boiteux qui jouait de la contrebasse, un petit abbé blondin qui jouait du violon, le lambeau de soutane qu’après avoir posé son épée, M. le Maître endossait par-dessus son habit laïque, et le beau surplis fin dont il en couvrait les loques pour aller au chœur ; l’orgueil avec lequel j’allais, tenant une petite flûte à bec, m’établir dans la tribune pour un petit bout de récit que M. le Maître avait fait exprès pour moi ; le bon dîner qui nous attendait ensuite ; le bon appétit qu’on y portait ; ce concours d’objets vivement retracé m’a cent fois charmé dans ma mémoire, autant et plus que dans la réalité. J’ai gardé toujours une affection tendre pour un certain air du Conditor alme siderum qui marche par ïambes, parce qu’un dimanche de l’Avent j’entendis de mon lit chanter cet hymne avant le jour sur le perron de la cathédrale, selon un rite de cette église-là… etc. (Livre III).

Mais je ne puis vous lire ainsi toutes les Confessions et je le regrette. Je ne puis que les analyser ; et combien de détails charmants, étranges, émouvants ou irritants je laisserai de côté ! — Pour plus de clarté, et pour fixer vos propres souvenirs, il me paraît indispensable de faire un sommaire très bref des faits principaux relatés dans ces six premiers livres qui nous occuperont aujourd’hui.

LIVRE I. — Jean-Jacques naît à Genève le 28 juin 1712, d’un horloger. Sa mère meurt en le mettant au monde. — Son père lui fait lire des romans à sept ans. Il l’abandonne à huit ans, une affaire d’honneur l’obligeant à s’expatrier.

On le met en pension, de huit à dix ans, à Bossey, chez le pasteur Lambercier, qui lui apprend la religion. Ici se placent diverses anecdotes, notamment celle de la fessée donnée par mademoiselle Lambercier.

On le retire de Bossey. Il reste deux ou trois ans, à Genève, chez son oncle Bernard. Il va de temps en temps à Nyon, où est son père ; est amoureux de mademoiselle Vulson et polissonne avec mademoiselle Gothon. Il est ensuite placé chez un greffier pour y apprendre le métier de procureur. Il s’en fait renvoyer et entre chez un graveur, qui le maltraite. Un soir, après une promenade dans la campagne, il trouve la porte de la ville fermée. Et il quitte Genève le lendemain pour courir fortune à travers le monde.

LIVRE II. — Il rôde autour de Genève, se présente au curé de Confignon, qui l’adresse à madame de Warens, à Annecy. Cette dame, nouvelle convertie, l’envoie à Turin dans l’hospice des Catéchumènes. Il se laisse convertir, cherche sa vie dans Turin, passe quelques semaines chez la jolie marchande madame Bazile, puis est laquais chez la comtesse de Vercellis. Ici se place l’histoire du ruban.

LIVRE III. — Après cinq ou six semaines passées sans occupation et signalées par de singulières fantaisies sensuelles, il entre chez le comte de Gouvon, toujours comme laquais, mais pour qui on a des égards. Il est amoureux de mademoiselle de Breil, une des filles de la maison. Le fils du comte, l’abbé de Gouvon, s’intéresse à lui, et lui apprend l’italien. On se chargeait de son avenir : mais un beau jour il décampe avec un camarade des rues (à près de dix-huit ans), repris par son besoin de vagabondage.

Il retourne à Annecy, près de madame de Warens ; se laisse nourrir, mais lit, travaille. On le met au séminaire ; il n’y reste pas. Il reçoit des leçons de musique du professeur des enfants de chœur de la cathédrale, un M. Nicoloz, qu’il appelle « M. le Maître ». Il s’engoue d’une espèce de musicien bohème, Venture. Puis, M. le Maître étant obligé de quitter Annecy, Jean-Jacques l’accompagne jusqu’à Lyon, où il l’abandonne au coin d’une rue en peine crise d’épilepsie, ou peut-être de delirium tremens. (Ce M. le Maître était bonhomme, mais fortement ivrogne.)

Là-dessus, Jean-Jacques revient à Annecy, et n’y retrouve plus madame de Warens.

LIVRE IV. — Il attend des nouvelles de madame de Warens à Annecy. Ici se place la partie de campagne avec mesdemoiselles Galley et de Graffenried.

Chargé de conduire à Fribourg la Merceret, femme de chambre de madame de Warens, il passe par Genève, voit son père à Nyon (pour la première fois, je crois, depuis huit ou neuf ans), et se rend de Fribourg à Lausanne, où, sous le nom de Vaussore, il montre la musique sans la savoir et donne même un concert (chez M. de Treytorens). Il va à Vevey (patrie de madame de Warens), passe l’hiver de 1731-1732 à Neuchâtel, où il continue de donner des leçons de musique. (Il finissait par l’apprendre en l’enseignant.) Vie pénible, détresse. Il fait la connaissance d’un archimandrite qui quêtait pour le « rétablissement du Saint-Sépulcre » ; va à Fribourg, à Berne, à Soleure, où M. de Bonac, ambassadeur de France, le retient. Puis M. de Bonac l’envoie à Paris pour être précepteur. Jean-Jacques fait la route à pied ; ne s’entend pas avec le père de son élève, apprend que madame de Warens est retournée en Savoie, et repart à pied de Paris. Après quelque séjour à Lyon, il arrive chez madame de Warens, qui venait de se fixer à Chambéry. Elle lui obtient un emploi dans le cadastre.

LIVRE V. — Il donne des leçons de musique à des jeunes filles. Pour le mettre en garde contre les séductions de certaines de ses élèves, madame de Warens devient elle-même son initiatrice. Il se laisse faire ; il accepte même le partage avec le jardinier Claude Anet. — Il fait un voyage à Besançon pour prendre des leçons de composition de l’abbé Blanchard ; va voir un parent à Genève et son père à Nyon (deuxième visite) ; revient à Chambéry ; fait plusieurs voyages à Genève, à Lyon, à Nyon, tantôt pour son plaisir, tantôt pour les affaires de madame de Warens. Un accident le rend aveugle pendant quelque temps. Ensuite il tombe sérieusement malade. Madame de Warens le guérit, et tous deux vont habiter les Charmettes, campagne près de Chambéry (fin de l’été 1736).

LIVRE VI. — Aux Charmettes. Maladie bizarre. Il retourne l’hiver à Chambéry, puis, dès le printemps, aux Charmettes. Il lit beaucoup et tâche d’y mettre de la méthode. Au mois d’avril 1738, il va à Genève pour toucher enfin sa part de la succession de sa mère. Il la rapporte à madame de Warens. Sa maladie s’aggrave. Il s’imagine avoir un polype au coeur et va consulter à Montpellier. En route, aventure avec madame de Larnage. Il reste deux mois à Montpellier, revient près de madame de Warens, et trouve sa place prise par le coiffeur Wintzenried. Il n’accepte pas ce nouveau partage ; passe une année à Lyon, chez M. de Mably, comme précepteur de ses deux enfants ; revient en 1741 aux Charmettes, y retrouve la même situation et madame de Warens refroidie. Il invente un nouveau système pour noter la musique, croit sa fortune faite, et se met en route pour Paris. Il a vingt-neuf ans.

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Ce simple canevas des faits, ce résumé des agitations extérieures de Rousseau jusqu’à la trentaine nous présente déjà l’image d’un errant et d’un déclassé. Mais pénétrons plus avant, et, sous les faits, et grâce, en partie, à ses propres commentaires, voyons l’homme lui-même dans la complexité de sa nature.

Rousseau (ceci n’est point inutile à rappeler), est d’origine française et parisienne. Sa famille était établie à Genève depuis 1529. Son bisaïeul et son trisaïeul avaient été libraires : profession à demi libérale et proche des lettres.

Autre remarque, essentielle celle-là : Rousseau est né protestant. Son grand-père maternel était pasteur. C’est le protestant pur, je veux dire conséquent avec le principe de la Réformation, qui écrira le récit de la mort de Julie, la Profession de foi du Vicaire Savoyard, les Lettres de la Montagne.

Puis, nous trouvons chez Jean-Jacques un Genevois très imprégné des moeurs et de l’esprit de sa petite république, — et qui se souviendra avec tendresse, dans la Lettre à d’Alembert, d’avoir participé, enfant, aux fêtes civiques de sa ville. C’est ce petit Genevois qui écrira le Contrat social.

Notons encore, chez lui, le rejeton d’un sang aventureux. Sa mère, jolie, vive, lettrée et musicienne, très entourée, semble avoir fait innocemment scandale dans la ville de Calvin. Son père, horloger et maître de danse, léger et romanesque, fut quelque temps (de 1705 à 1711) horloger du sérail à Constantinople. Un frère de Jean-Jacques tourna mal et disparut. Un de ses oncles était allé chercher fortune en Perse.

Il y a ensuite, dans Jean-Jacques, un pauvre enfant très déraisonnablement élevé, passant des nuits à lire des romans avec son père, nourri de d’Urfé et de La Calprenède (avec du Plutarque, il est vrai, par-dessus), abandonné par son père à l’âge de huit ans, et qui, à partir de dix ans, ne fut plus élevé du tout et devint, il le dit lui-même, à plusieurs reprises, un polisson, un larron, un parfait vaurien.

Il y a aussi un enfant, puis un adolescent, puis un homme d’une sensibilité extraordinaire, et extraordinairement imaginative, — cette sensibilité qui le fera se jeter dans les bras de ses amis en les arrosant de larmes, et mouiller de pleurs tout le devant de son gilet le jour où lui vint la première idée de son Discours sur les Sciences et les Arts. Sensibilité étroitement jointe à un orgueil également extraordinaire, par la conscience qu’il a de cette délicatesse de nature et aussi de sa supériorité intellectuelle. Et, par un jeu naturel, les blessures de sa sensibilité exaspèrent son orgueil, et son orgueil lui rend plus douloureuses les blessures de sa sensibilité. — Et c’est « l’homme sensible » qui fera du sentiment le fondement de la morale, et qui écrira la plus grande partie de la Nouvelle Héloïse et de l’Émile.

C’est justement par cette sensibilité et cet orgueil que s’explique la plus mauvaise action de son adolescence, « l’histoire du ruban ». C’est à Turin, après la mort de cette madame de Vercellis dont il était laquais-secrétaire. Dans le désordre qui suit cette mort, Jean-Jacques vole un « petit ruban couleur de rose et argent, déjà vieux ». On le trouve, on veut savoir où il l’a pris. On l’interroge devant la famille assemblée. Il balbutie et dit enfin que c’est la jeune cuisinière Marion qui lui a donné ce ruban. On les confronte ; elle nie, Jean-Jacques persiste ; on les congédie tous les deux. « J’ignore, dit Rousseau, ce que devint cette victime de ma calomnie ; mais il n’y a pas d’apparence qu’elle ait après cela trouvé facilement à se placer… Qui sait, à son âge, où le découragement de l’innocence avilie a pu la porter ? » (Et, là-dessus, libre à nous d’imaginer quelque historiette « en marge des Confessions », où nous ferons rencontrer par Jean-Jacques, plus tard, dans quelque rue mal famée de Paris, la petite Marion devenue fille publique… Mais ce serait peut-être un peu trop prévu, et je ne l’écrirai pas.)

Il reste que l’acte abominable de Jean-Jacques est extrêmement significatif du fond même de sa nature, — sensibilité, imagination, orgueil, — et cela, par l’explication même qu’il en donne et qui me paraît, ici, toute la vérité :

Jamais la méchanceté ne fut plus loin de moi que dans ce cruel moment (celui où il accusa faussement Marion) ; et, lorsque je chargeai cette malheureuse fille, il est bizarre, mais il est vrai que mon amitié pour elle en fut la cause. Elle était présente à ma pensée : je m’excusai sur le premier objet qui s’offrit et je l’accusai d’avoir fait ce que je voulais faire et de m’avoir donné le ruban, parce que mon intention était de le lui donner… Quand je la vis paraître ensuite, mon cœur fut déchiré, mais la présence de tant de monde fut plus forte que mon repentir. Je ne craignais pas la punition : je ne craignais que la honte, mais je la craignais plus que la mort, plus que le crime, plus que tout au monde. J’aurais voulu m’enfoncer dans le centre de la terre : l’invincible honte l’emporta sur tout ; la honte seule fit mon impudence, et plus je devenais criminel, plus l’effroi d’en convenir me rendait intrépide. Je ne voyais que l’horreur d’être reconnu, déclaré publiquement, moi présent, voleur, menteur, calomniateur. Un trouble universel m’ôtait tout autre sentiment.

(Quelques difficultés subsistent sur cette anecdote. Il s’agit d’un « petit ruban » et « vieux », qui par conséquent pouvait valoir quelques sols. Le comte de la Roque, neveu de madame de Vercellis, attacha si peu d’importance à l’histoire que, quelques semaines après, il procura à Jean-Jacques une place excellente… Jean-Jacques aurait-il dramatisé ? C’est ennuyeux, avec lui on ne sait jamais. Ce qui est sûr, c’est qu’il mène un terrible repentir… Il assure que le désir de se soulager par cet aveu a beaucoup contribué à la résolution qu’il a prise d’écrire ses confessions ; et, dans un premier manuscrit de ces mêmes Confessions, il va jusqu’à dire qu’il considère la calomnie de David Hume sur son compte, trente ans après, comme le châtiment direct du mensonge qu’il fit lui-même contre la pauvre Marion.)

Corollairement à cette sensibilité et à cet orgueil, il y a dans Jean-Jacques un profond amour de la solitude, de la rêverie paresseuse, de l’indépendance et, par suite, de la vie errante et, tranchons le mot, du vagabondage. Le vagabondage est chez lui une passion. Il aime vivre au hasard. Apprenti greffier, graveur, laquais, valet de chambre, séminariste, employé au cadastre, maître de musique, on peut dire que, dans les longs intervalles de ces diverses occupations, il redevient volontairement, et autant qu’il peut, un errant, un chemineau. C’est son goût dominant. Quand il s’enfuit de Genève, à seize ans : « L’indépendance que je croyais avoir acquise, écrit-il, était le seul sentiment qui m’affectait. J’entrais avec sérénité dans le vaste monde. » Ailleurs il dit que ce qu’il aime dans ses courses solitaires, c’est « la vue de la campagne, la liberté du cabaret, l’éloignement de tout ce qui lui fait sentir sa dépendance ». C’est aussi la paresse et la rêverie. Il goûte tellement cette vie-là que, pouvant espérer, par l’abbé de Gouvon, une situation honorable dans la carrière des ambassades (et il n’a pas dix-huit ans), il lâche tout pour suivre une espèce de voyou genevois, nommé Bascle, dont il s’est épris, et avec qui il court le pays en montrant une machine de physique amusante.

(Notons ici un autre trait de caractère : sa facilité à s’engouer. Il s’éprend de Bascle, comme il s’éprendra de Venture, le musicien bohème, comme il s’éprendra d’abord de Diderot, de Grimm et de tant d’autres. Il a un grand besoin d’aimer et une crédulité qui le font se jeter à la tête des gens ; et ce premier mouvement de sensibilité confiante est peu à peu suivi de sensibilité défiante ; car il trouve bientôt chacune de ses idoles inférieure à l’idée que son imagination s’en était formée ; ou bien son orgueil craint très vite que l’idole ne lui rende pas son affection ou même ne se moque de lui.)

Reprenons. C’est à cette vie errante dans un des plus beaux pays du monde, c’est à cette vie rêveuse et inquiète que Rousseau doit son intelligence et son amour de la nature, et d’avoir inventé, ou peu s’en faut, la poésie romantique. Ses Confessions sont pleines de souvenirs charmants de paysages, et en outre, au commencement du livre II, il parle déjà comme parlera René : «… J’étais inquiet, distrait, rêveur ; je pleurais, je soupirais, je désirais un bonheur dont je n’avais pas d’idée, et dont je sentais pourtant la privation… »

C’est ce chemineau qui écrira les paysages et les morceaux lyriques de la Nouvelle Héloïse, et les Rêveries d’un promeneur solitaire.

Ce que Jean-Jacques doit encore à ses années de bohème, c’est d’avoir vu de tout près les vies humbles ou modestes, — et aussi (car il a été deux fois laquais dans de grandes maisons) d’avoir connu et observé les vies brillantes dans des conditions qui ont déposé en lui une amertume dont il fera plus tard de l’éloquence. Sur cette souffrance intime, il s’arrête peu, sans doute parce que ces souvenirs lui sont particulièrement pénibles, plus pénibles encore, sans doute, que le souvenir de ses actions honteuses : mais on devine ce que ce garçon orgueilleux et d’un si beau génie, d’ailleurs de naissance libre, petit-fils de libraires et de pasteurs, a dû ressentir sous la livrée, même quand « on le dispensait d’y porter l’aiguillette » et que cette livrée « faisait à peu près un habit bourgeois ». Mais il a beau vouloir se taire là-dessus, certains traits qui lui échappent révèlent sa rancoeur :

…Sur la fin, dit-il, madame de Vercellis ne me parlait plus que pour son service. Elle me jugea moins sur ce que j’étais que sur ce qu’elle m’avait fait, et à force de ne voir en moi qu’un laquais, elle m’empêcha de lui paraître autre chose… Je crois que j’éprouvai dès lors ce jeu malin des intérêts cachés qui m’a traversé toute ma vie et qui m’a donné une aversion naturelle pour l’ordre apparent qui le produit.

(Cela, parce que, comme il le dit plus loin, « il y avait tant d’empressés autour de madame de Vercellis proche de sa fin, qu’il était difficile qu’elle eût du temps pour penser à lui Jean-Jacques ».) Ainsi il en veut à toute la société que madame de Vercellis ne l’ait pas distingué davantage. — Ainsi encore, chez les Gouvon-Solar, lorsque, servant à table et interrogé par le vieux comte, il explique la devise des Solar (« Tel fiert qui ne tue pas »), et recueille l’admiration de la compagnie : « Ce moment fut court, mais délicieux à tous égards. Ce fut un de ces moments trop rares qui replacent les choses dans leur ordre naturel et vengent le mérite avili des outrages de la fortune ». Et je rappelle aussi son cri, lorsqu’il entre chez le comte de Gouvon : « Encore laquais ! » Et il apparaît que, si c’est le vagabond qui écrira l’admirable Cinquième Rêverie, c’est beaucoup l’ancien laquais qui écrira le Discours sur l’inégalité et qui fondera sur l’égalité la théorie du Contrat social.

Par là-dessus, ou, pour mieux dire, sous tout cela, il y a un malade.

Il faut, ici, que j’insiste et que je précise. La pathologie d’un Bossuet ou d’un Racine a peu à voir avec leurs sermons ou leurs tragédies : mais la pathologie de Jean-Jacques, c’est presque tout Jean-Jacques. (Son œuvre elle-même apparaît dans la littérature comme une éruption morbide.)

Je naquis, dit Jean-Jacques, infirme et malade… Je suis né presque mourant… J’apportais le germe d’une incommodité que les ans ont renforcée.

Cette maladie congénitale était une rétention d’urine, dont il souffrit toute sa vie et qui s’aggrava après trente ans.

Ajoutez une autre infirmité, que je ne sais comment définir, et que vous devinerez par cet aveu qui se rapporte au temps où Jean-Jacques allait de l’Ermitage à Eaubonne voir madame d’Houdetot :

Je rêvais en marchant à celle que j’allais voir, à l’accueil caressant qu’elle me ferait, au baiser qui m’attendait à mon arrivée… Ce seul baiser… avant même de le recevoir, m’embrasait le sang… J’étais obligé de m’arrêter, de m’asseoir… De quelque façon que je m’y sois pu prendre, je ne crois pas qu’il me soit jamais arrivé de faire seul ce trajet impunément.

Ajoutez encore un mal bizarre qui le prit un jour aux Charmettes, et qu’il décrit ainsi :

Un matin que je n’étais pas plus mal qu’à l’ordinaire, en dressant une petite table sur son pied, je sentis dans tout mon corps une révolution subite… Mes artères se mirent à battre d’une si grande force, que non seulement je sentais leur battement, mais que je l’entendais même, et surtout celui des carotides. Un grand bruit d’oreilles se joignit à cela ; et ce bruit était triple ou plutôt quadruple, savoir : un bourdonnement grave et sourd, un murmure plus clair comme d’une eau courante, un sifflement très aigu, et le battement que je viens de dire… Ce bruit était si grand, qu’il m’ôta la finesse d’ouïe que j’avais auparavant, et me rendit, non tout à fait sourd, mais dur d’oreille, comme je le suis depuis ce temps-là. (Livre V des Confessions)

Il dit que, depuis trente ans jusqu’au moment où il écrit, ses battements d’artères et ses bourdonnements ne l’ont pas quitté une minute. Il y revient au livre VI, où il parle aussi de « vapeurs », des « pleurs qu’il versait souvent sans raison de pleurer », de ses « frayeurs vives au bruit d’une feuille ou d’un oiseau ».

Je passe ses autres maux : coliques néphrétiques (croit-il) à partir de 1750, esquinancies fréquentes, hernie à quarante-cinq ans, etc. (sans compter un accident de laboratoire qui, aux Charmettes le rendit aveugle, dit-il, pendant six semaines). En somme, et pour ne retenir que ses maux durables : rétention d’urine (soit par vice de conformation, soit par mouvements spasmodiques), neurasthénie profonde, artério-sclérose, voilà son lot.

Il est aisé de voir la répercussion de ces misères physiques sur son être moral.

D’abord sa neurasthénie nous fournit l’explication la plus indulgente des menus vols de son enfance et de sa jeunesse, et aussi de certains actes d’impudence et de hâblerie, comme lorsque, à Lausanne, il compose et donne un concert sans savoir la musique, ou lorsque, pendant son voyage de Montpellier, il se fait passer pour un Anglais jacobite sans savoir un mot d’anglais. Sa neurasthénie permet de substituer aux mots désobligeants de menteur et de voleur ceux de « simulateur » et de « cleptomane ».

Puis, il se peut que la première de ses infirmités ait contribué à son goût de la solitude et notamment de la promenade à pied, et de la promenade solitaire, et de la promenade dans la campagne et dans les bois, où l’on n’est gêné par personne, où l’on peut s’arrêter quand on veut. Il nous dira lui-même qu’après le succès du Devin du Village, ce fut cette infirmité, plus que sa fierté d’homme libre, qui l’empêcha de demander une audience au roi.

Mais surtout ses maux physiques ont profondément agi sur sa sensibilité, sur sa vie passionnelle, et par conséquent sur ses livres eux-mêmes.

La vie passionnelle de Jean-Jacques est bien curieuse et bien triste. Sa sensualité s’éveille à dix ans, sous la fessée qu’il reçoit de mademoiselle Lambercier (une fille de trente ans). Je ne puis décidément descendre dans les détails et dans ce qu’il appelle « le labyrinthe obscur et fangeux de ses confessions ». Mais il faut pourtant indiquer ce qui est. Il a une enfance et une adolescence vicieuses : les jeux avec mademoiselle Gothon, ses détestables habitudes, ses extravagances exhibitionnistes à Turin, dans les allées sombres et près de ce puits où les jeunes filles viennent chercher de l’eau. Et avec cela, corrompu et d’une dépravation maladive, il garde jusqu’à vingt-deux ans ce que j’appellerai son innocence. Pourquoi ? Par une timidité qui est évidemment un effet de son état pathologique. C’est pour cela qu’à vingt-deux ans, à la fois vicieux et intact, il arrive aux bras de madame de Warens pour y connaître l’amour dans des conditions qu’il n’est guère possible de ne pas qualifier de déshonorantes. C’est pour cela aussi que, madame de Warens et Thérèse mises à part, Jean-Jacques n’a eu de sa vie d’autre « aventure d’amour » que sa rencontre avec madame de Larnage, laquelle, il est vrai, y mit beaucoup du sien, car il crut d’abord qu’elle voulait se moquer de lui. (Le pauvre Jean-Jacques raconte cette unique aventure avec orgueil, et il ajoute : « Je puis dire que je dois à madame de Larnage de ne pas mourir sans avoir connu le plaisir. ») — Et c’est pour cela encore que, plus tard, il se condamnera à Thérèse. Et ces choses en expliquent d’autres, soit dans la Nouvelle Héloïse, soit même dans l’Émile.

(Je n’oublie pas d’ailleurs qu’à cette timidité nous devons la grâce de son idylle chez madame Basile, la petite marchande italienne.)

J’ai nommé plusieurs fois madame de Warens. Elle est assez singulière pour qu’on dût s’arrêter sur elle. Mais vous la connaissez. Je n’ai pas à vous rappeler sa naissance protestante, son mariage, sa fuite de Vevey, à la suite d’on ne sait trop quel incident domestique, son recours au roi de Sardaigne, sous les auspices de qui elle se convertit au catholicisme et qui lui fait une pension de deux mille francs. Elle travaillait elle-même dans les conversions (comme on le voit par sa première rencontre avec Jean-Jacques), quoique son catholicisme fut extrêmement latitudinaire. Elle était d’une activité brouillonne, s’occupait de pharmacie et de chimie, désordonnée, chimérique, crédule aux aventuriers et aux inventeurs, et toujours dans les entreprises. — En amour, un vieux monsieur lui avait appris dans sa jeunesse que l’acte est chose indifférente en soi, et elle l’avait cru. Elle se donnait à ses amis pour leur faire plaisir et pour se les attacher, et elle n’était pas regardante sur leur condition sociale. Elle se disait, avec cela, de tempérament froid. Bref, elle était en amour un homme, — un peu comme notre George Sand, mais moins décemment : car madame de Warens ne redoutait pas d’être indulgente à plusieurs à la fois.

Rousseau l’a aimée profondément ; mais la nature de cette affection est bien marquée par les noms qu’ils se donnaient : « maman » et « petit ». La première fois qu’il la voit, elle a vingt-huit ans, il en a seize. C’est un petit vagabond totalement abandonné, très timide. Elle est la première femme élégante et belle, et riche (à ses yeux) qu’il ait rencontrée. Et tout de suite elle est bonne pour lui, et d’une bonté simple et maternelle. Elle tire ce petit malheureux du gouffre. Son premier sentiment pour elle, et qui durera longtemps, — c’est l’adoration.

Il faut relire le récit de leur première rencontre, car cela est délicieux :

C’était un passage derrière sa maison… Prête à entrer dans l’église, madame de Warens se retourne à ma voix. Que devins-je à cette vue ! Je me figurais une vieille dévote bien réchignée ; la bonne dame de M. de Pontverre ne pouvait être autre chose à mon avis. Je vois un visage pétri de grâces, de beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint éblouissant, le contour d’une gorge enchanteresse. Rien n’échappa au rapide coup d’œil du jeune prosélyte ; car je devins à l’instant le sien, sûr qu’une religion prêchée par de tels missionnaires ne pouvait manquer de mener au paradis. Elle prend en souriant la lettre que je lui présente d’une main tremblante, l’ouvre, jette un coup d’œil sur celle de M. de Pontverre, revient à la mienne, qu’elle lit tout entière, et qu’elle eût relue encore si son laquais ne l’eût avertie qu’il était temps d’entrer. Eh ! mon enfant, me dit-elle d’un ton qui me fit tressaillir, vous voilà courant le pays bien jeune, c’est dommage en vérité. Puis, sans attendre ma réponse, elle ajouta : Allez chez moi m’attendre ; dites qu’on vous donne à déjeuner ; après la messe, j’irai causer avec vous.

Et un peu plus loin :

Elle avait de ces beautés qui se conservent, parce qu’elles sont plus dans la physionomie que dans les traits ; aussi la sienne était-elle encore dans tout son premier éclat. Elle avait un air caressant et tendre, un regard très doux, un sourire angélique, une bouche à la mesure de la mienne (Jean-Jacques avait la bouche petite), des cheveux cendrés d’une beauté peu commune, et auxquels elle donnait un tour négligé qui la rendait très piquante.

Et les lignes qui suivent nous font comprendre qu’elle était boulotte.

Les pages où Jean-Jacques nous raconte que madame de Warens lui propose de se donner à lui pour le sauver des périls de son âge (il avait vingt-deux ans et elle trente-quatre) et qu’elle lui explique cela gravement et posément, et qu’elle lui laisse huit jours pour répondre, et qu’il accepte sans grand plaisir et surtout par reconnaissance, en continuant d’appeler sa maîtresse « maman », et qu’il découvre un jour qu’il a le jardinier Claude Anet pour collaborateur, et qu’il l’admet sans résistance, et que madame de Warens les bénit tous deux, et que Jean-Jacques reste plein de respect pour Claude Anet ; ces pages où il ne cesse de parler de vertu, ces pages qui semblent une caricature anticipée et violente de l’histoire, beaucoup plus convenable, de Sand entre Musset et Pagello, nous paraissent aujourd’hui d’un énorme comique. Et sans doute, dans tout cela, Rousseau n’est qu’à demi responsable (nous remarquons souvent chez lui une étrange passivité), et sans doute le récit de la vie aux Charmettes, où s’est formé son esprit, est d’une neuve et franche saveur ; et je sais bien que Rousseau essaye à diverses reprises de gagner son pain ; que, lorsqu’il a touché son petit patrimoine, il en fait part à son amie, et que, à son troisième ou quatrième retour, quand il trouve sa place prise par le perruquier, madame de Warens lui proposant ingénument un nouveau ménage à trois (« Elle me dit que je n’y perdrais rien ») il n’accepte pas ce partage ; et je n’oublie pas enfin, que, quelques années après, quand la pauvre femme est totalement déchue, il lui envoie de Paris un peu d’argent : il n’en reste pas moins que le garçon a vécu, à peu près dix ans, presque uniquement de madame de Warens, qu’il était trop son obligé pour pouvoir ni se refuser à elle, ni exiger au moins d’elle la fidélité ; qu’ainsi son premier amour ne fut ni libre, ni fier, ni désintéressé, du moins dans les apparences ; — et que cela eut, sur sa conception de l’amour, des conséquences que nous noterons dans ses ouvrages.

Enfin, — et pour achever l’énumération de tous les hommes qu’il porte en lui, — s’il y a chez Jean-Jacques un protestant né, il ne faut pas oublier qu’il y a aussi un catholique.

Il se convertit au catholicisme, — encore presque enfant, il est vrai, — pour obéir à la belle dame d’Annecy et pour sortir de la misère. Peut-être exagère-t-il après coup (mais je n’en sais rien) ses scrupules et ses hésitations au moment de quitter sa religion natale. Peut-être aussi, à propos de l’histoire de l’abominable Maure, — écrivant à trente-cinq ans de distance, — exagère-t-il, par un retour d’antipapisme, le cynisme de l’administrateur de l’hospice des Catéchumènes, et surtout l’étrange placidité de l’ecclésiastique qui se trouve là. Mais après tout je n’en sais rien. Ce qui m’étonne le plus, c’est que, une fois converti, on le mette dehors avec vingt francs dans la main et sans plus s’occuper de lui. Car quel intérêt avait le clergé à faire des convertis, si ce n’était pour se faire des créatures et, par conséquent, les suivre et les aider ? Il est vrai que les plus pieuses institutions peuvent devenir purement mécaniques et dégénérer jusqu’à oublier leur objet.

Mais, quoi qu’il en soit de tout cela, une chose est sûre : c’est que Jean-Jacques a été catholique pendant vingt-six ans (de 1728 à 1754), et qu’il a vécu, les dix premières années, dans une atmosphère purement catholique. Il passe deux mois environ au grand séminaire d’Annecy pour être prêtre. A Annecy, à Chambéry, aux Charmettes, il pratique sa nouvelle religion. Il y connaît des prêtres ou des religieux, qu’il déclare avoir été excellents pour lui. Après l’accident de laboratoire qui faillit lui coûter les yeux, il écrit son testament avec tous les termes et formules de la piété catholique, et il fait de petits legs à des religieuses, à des capucins, à d’autres moines. Lorsque madame de Warens entreprend de faire béatifier M. de Bernex, l’ancien évêque d’Annecy, Jean-Jacques atteste par écrit un miracle de ce bon évêque (il s’agit d’un incendie éteint par les prières de l’évêque et de madame de Warens !) — « Alors sincèrement catholique, dit Jean-Jacques, j’étais de bonne foi. » Il commence ainsi le récit d’une promenade avec « maman » :

Nous partîmes ensemble et seuls de bon matin, après la messe qu’un carme était venu nous dire dans une chapelle attenante à la maison.

Il écrit dans le même livre VI :

Les écrits de Port-Royal et de l’Oratoire, étant ceux que je lisais le plus fréquemment, m’avaient rendu demi-janséniste.

Il avait la terreur de l’enfer :

Mais mon confesseur qui était aussi celui de maman, contribua à me maintenir dans une bonne assiette.

Et, parlant du Père Hémet et du Père Coppier :

Leurs visites me faisaient grand bien : que Dieu veuille le rendre à leurs âmes !

Enfin, nous verrons que Jean-Jacques, de son propre aveu, n’eut jamais à se plaindre du clergé catholique (le mandement contre l’Émile excepté), mais qu’il eut fort à se plaindre des ministres protestants.

Tout ce que je veux dire ici, c’est que, chez lui, l’empreinte catholique est superposée à l’empreinte protestante ; que sa sensibilité même est plutôt catholique. Nous expliquerons cela en son lieu : mais pourquoi ne dirai-je pas dès maintenant qu’il y a, dans sa facilité à se confesser, et à se confesser d’une certaine manière, et à l’espèce de plaisir qu’il y prend, quelque chose au moins comme la dépravation d’une sensibilité catholique, — disposition qui n’est pas rare, dit-on, chez certaines pénitentes à qui la confession auriculaire permet de goûter une seconde fois leur péché, jusque dans la honte de l’aveu ?

      *       *       *       *       *

Tel est l’homme, — oh ! avec de la candeur, de la bonté, et même déjà des velléités de réforme morale, — et aussi avec cette singulière atténuation que c’est par lui seul que nous savons ses hontes, — mais enfin tel est l’homme, enfant et adolescent vicieux, vagabond indiscipliné, — paresseux, faible et chimérique, — menteur et larron, la dernière fois voleur de vin à vingt-huit ans, chez M. de Mably, — protestant compliqué d’un catholique, — transfuge excusable, mais transfuge de sa patrie et de sa religion, — longtemps amant tolérant d’une femme excellente et déconsidérée dont il est l’obligé — d’ailleurs profondément malade, perdu de névrose, candidat à la folie, — tel est l’homme qui, à vingt-neuf ans, s’en va chercher fortune à Paris et qui, quelques années plus tard, entreprendra la réforme de la société et s’établira professeur de vertu.