Jean-Jacques Rousseau, sa vie et ses ouvrages/15


XV.

LE CONTRAT SOCIAL.
du pouvoir absolu de l’état et de la souveraineté du peuple.


Séparateur


I.

Lorsqu’en 1848 je me décidai à faire un cours à la Sorbonne sur les œuvres de Jean-Jacques Rousseau, c’était surtout le Contrat social que je voulais examiner, afin d’attaquer dans son principe la plus funeste erreur de toutes celles qui égaraient à ce moment la société, je veux dire la doctrine du pouvoir absolu de l’état et l’anéantissement des droits de la conscience individuelle. Jean-Jacques Rousseau passe pour le docteur et pour l’apôtre de la démocratie ; mais ce n’est point l’apothéose de la démocratie que je crains dans Rousseau. Il passe aussi pour l’homme révolutionnaire par excellence[1] ; mais ce n’est pas l’homme révolutionnaire non plus que je répudie en lui. Ce qu’en 1848 je voulais attaquer, ce n’était ni le docteur de la démocratie ni l’homme révolutionnaire ; c’était la théorie du pouvoir absolu de l’état, théorie fatale qui s’accommode de tous les principes, du droit divin comme de la souveraineté du peuple, et qui les pousse tous à la tyrannie. Peu importe que le gouvernement soit tantôt une église, tantôt un palais, tantôt un forum, tantôt un club : cela dépend des temps et des pays. Ce qui est grave, c’est que, devant l’état une fois créé et reconnu, l’individu n’ait plus de droit qu’il puisse revendiquer légitimement. C’en est fait alors de la liberté dans le monde, et non-seulement de la liberté politique, mais de la liberté civile et de la liberté religieuse.

Est-ce à dire que je voulusse, en 1848, anéantir l’idée de l’état, et cela par rancune contre la révolution qui venait d’en changer le titre ? Non, je n’ai peur ni de la république ni d’aucune forme de gouvernement ; je ne redoute que l’idée qu’il y a quelque part ici-bas un pouvoir illimité contre lequel l’individu n’a aucun droit.

La création de l’idée de l’état est une des plus grandes et des plus belles créations de l’histoire, surtout en France, je l’avoue. Tout a concouru à cette création. La féodalité n’est tombée pièce à pièce sous les coups des rois, des communes et des parlemens que pour faire place à l’idée de l’état. Nos grands corps judiciaires n’ont défendu le pouvoir temporel contre les empiétemens du pouvoir spirituel qu’en soutenant et en agrandissant l’idée de l’état. La grande école d’administration qui s’est formée dans le XVIIe siècle n’a travaillé à pacifier le royaume et à donner aux provinces mêmes lois, mêmes règlemens, mêmes usages que pour glorifier l’idée de l’état et en faire sentir les avantages. La révolution de 1789 n’a aboli les barrières qui séparaient les provinces les unes des autres et les privilèges qui distinguaient les citoyens que pour élever l’idée générale de l’état au-dessus de toutes les idées particulières de lieux, de temps et de races. L’égalité et la centralisation enfin, — l’égalité, ce sentiment tout français, qui compense la vanité de chacun par l’envie de tous, — la centralisation, cette idée aussi toute française, qui prend souvent l’uniformité pour l’ordre, ont prévalu partout dans nos mœurs à l’aide de l’idée de l’état, car dans un état bien réglé il est naturel que tous les membres soient égaux entre eux et que toutes les affaires soient expédiées selon la même règle.

Tout en France a donc concouru à l’agrandissement de l’état ; mais cet agrandissement a eu deux momens et même deux principes différens. Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, l’idée de l’état se confond avec la royauté, et le mot de Louis XIV, — l’état c’est moi, — exprime cette théorie. Au XVIIIe siècle, l’idée de l’état commence à se confondre avec l’idée du peuple, et le Contrat social de Rousseau est l’expression la plus forte de cette théorie nouvelle de l’état.

Nous savons par les Mémoires de Saint-Simon jusqu’où alla sous Louis XIV la théorie du pouvoir illimité de l’état, alors que l’état se confondait avec la personne du roi. En 1710, au milieu des désastres de la guerre de la succession, le contrôleur-général Desmarets proposa un impôt du dixième. Louis XIV hésitait à l’adopter ; il avait, disait-il à Maréchal, son premier valet de chambre, des scrupules de prendre ainsi par l’impôt les biens de tout le monde. Aussi s’en ouvrit-il au père Le Tellier, son confesseur, et celui-ci lui rapporta une consultation des plus habiles docteurs de Sorbonne qui décidait nettement que tous les biens de ses sujets étaient à lui en propre, et que quand il les prenait, il ne prenait que ce qui lui appartenait. « Cette décision mit Louis XIV fort au large, lui ôta ses scrupules et lui rendit le calme et la tranquillité qu’il avait perdus[2]. » Cette consultation des docteurs de Sorbonne n’était pas, j’en suis persuadé, un acte de servilité politique ou une complaisance de casuiste ; c’était un acte de logique, c’était la théorie de l’état poussée jusqu’à sa dernière expression. Ce qui inquiétait le sens droit de Louis XIV, c’est qu’il répugnait à croire que la propriété individuelle fît partie de l’état ou n’en fut qu’une concession. Une fois que la Sorbonne eut décidé que la propriété des particuliers dépendait de l’état, Louis XIV, qui croyait de bonne foi que le roi et l’état ne faisaient qu’un, « ne douta plus que tous les biens de ses sujets ne fussent siens, et que ce qu’il n’en prenait pas et qu’il leur laissait ne fût de pure grâce. »

En passant des mains de la royauté aux mains de la souveraineté du peuple, la théorie du pouvoir absolu de l’état, loin de devenir plus modeste et plus douce, devint plus hautaine encore et plus impérieuse. Elle eut surtout plus de partisans ou plus de dupes. Quand le pouvoir absolu de l’état n’était que le pouvoir absolu du roi, la théorie avait le prince pour elle ; mais elle pouvait avoir les sujets contre elle, car notre ennemi, c’est notre maître. Quand il fut entendu que l’état représentait le peuple, et que la souveraineté de l’état procédait de la souveraineté du peuple, la vanité de tout le monde fut flattée, sans songer que dans cette théorie on est souverain à peine pour une partie et esclave pour tout le reste. De même que la monarchie de Louis XIV était l’apogée de la théorie de l’état identifié dans la royauté, la convention et le comité de salut public sont l’apogée de la souveraineté de l’état procédant de la souveraineté du peuple. Or il n’y a pas plus de liberté individuelle sous la convention et sous le comité de salut public que sous la monarchie de Louis XIV. C’est là le signe caractéristique de la théorie.

Le Contrat social est l’évangile de cette théorie de la souveraineté de l’état représentant la souveraineté du peuple, théorie à la fois populaire et tyrannique que Rousseau n’avait point faite pour la France, et que la convention s’applaudit d’y appliquer, comme si c’était de sa part un acte de génie, tandis que c’était tout simplement un acte de despotisme révolutionnaire. La brutale nécessité des événemens et des passions révolutionnaires trouvait dans le Contrat social une théorie qui la mettait à l’aise. Elle s’en servit, comme Louis XIV se servit de la consultation des docteurs de Sorbonne pour faire taire ses scrupules. Hérault de Séchelles, dans son rapport sur la constitution de 93[3], dit que le problème à résoudre est de garantir à la fois l’exercice de la volonté générale et l’unité de la représentation, c’est-à-dire de faire ce que Jean-Jacques Rousseau cherchait dans le Contrat social, ce un gouvernement qui se resserrât à mesure que l’état s’agrandit. » À ce compte, un grand état ne peut être qu’un état monarchique. Un prince unique constitue mieux que personne l’unité de la représentation, pour parler comme le rapporteur de la consultation de 93, et c’est en lui que le gouvernement se resserre le plus efficacement à mesure que l’état s’agrandit, pour parler comme Rousseau. À ce compte aussi, c’était pour satisfaire à la mode qu’Hérault de Séchelles invoquait l’autorité de Rousseau et du Contrat social, car il eût pu, s’il l’eût voulu, trouver dans le Digeste sa doctrine du droit de tous délégué au pouvoir d’un seul. Quod principi placuit legis habet vigorem, ut pote populus ei et in eum omne suum imperium et potestatem conferat[4]. La volonté du prince a force de loi, car le peuple lui a conféré tous ses droits et toute sa puissance : voilà le principe de la souveraineté déléguée par le peuple à l’empereur ; voilà ce que les jurisconsultes romains appelaient lex regia, grand acte du peuple souverain qui, par le suffrage universel, avait déclaré sa souveraineté en renonçant à l’exercer, qui avait du même coup proclamé et abdiqué ses droits, faisant pour ainsi dire avec l’état ce que Sénèque prétend que Dieu a fait avec le monde : semel jussit, semper paret ; il a créé une fois pour obéir toujours.

Nous savons maintenant ce que la convention et le comité de salut public cherchaient dans le Contrat social ; ils y cherchaient la souveraineté absolue de l’état, c’est-à-dire le droit de tout faire sans se soucier des droits de l’individu. Cette doctrine fatale est dans le Contrat social, mais elle n’y est pas seule, et elle se trouve tempérée et limitée par les autres doctrines qui l’entourent. Ce fut le malheur et le tort de la convention de l’y prendre seule, en laissant de côté les autres principes, et de faire de ce principe isolé le titre despotique du comité de salut public. Une fois créé, le titre ne périt pas : l’empire en hérita, et le décora par la gloire en même temps qu’il le modéra par la justice civile.

Il y a dans Jean-Jacques Rousseau et dans le Contrat social deux hommes, le publiciste et le philosophe, le publiciste qui étudie les rapports qui existent entre l’état d’un peuple, son territoire, ses mœurs, son histoire et la forme de son gouvernement, et le philosophe qui définit impérieusement ce que c’est que la souveraineté et ce que c’est que l’état. Le publiciste est sage, réservé, judicieux ; le philosophe est absolu et hautain. Le publiciste n’a rien de systématique et de rigoureux ; il ne craint pas de dire que comme mille événemens peuvent changer les rapports d’un peuple, non-seulement différens gouvernemens peuvent être bons à divers peuples, mais au même peuple en différens temps. « On a de tout temps, dit-il, beaucoup disputé sur la meilleure forme de gouvernement, sans considérer que chacune est la meilleure en certains cas et la pire en d’autres. » De ces deux hommes que je trouve dans le Contrat social, le publiciste et le philosophe, l’un prudent et modéré, l’autre hardi et tyrannique, quel est celui qui a été le plus écouté ? quel est celui qui a donné le mot à ses contemporains et à la postérité ? Il faudrait bien peu connaître l’humanité pour croire que c’est le bon sens qu’elle a écouté, que c’est le paradoxe qu’elle a rejeté. Les hommes aiment l’audace ; ils ne reviennent au bon sens qu’après s’être lassés et dégoûtés du paradoxe. L’Évangile dit que le ciel appartient à ceux qui le ravissent, violenti rapiunt illud, voulant indiquer par là l’effort de volonté qu’il faut à ceux qui veulent être vertueux ; l’empire de la terre et même, chose étrange, l’empire des esprits appartient aussi aux violens. Je veux essayer cependant de faire écouter un instant celui des deux hommes du Contrat social qui a été le moins entendu et qui méritait le plus de l’être, c’est-à-dire le publiciste intelligent et impartial : je viendrai ensuite au philosophe pour montrer à quelles monstrueuses conséquences aboutit cette souveraineté de l’état érigée en doctrine par Rousseau, et qui est devenue le fondement de toutes les constitutions révolutionnaires et despotiques.


II.

Est-ce pour la France et pour les grands états que Rousseau avait écrit son Contrat social ? avait-il voulu faire d’avance le plan d’une constitution applicable à la France du XVIIIe siècle ? Pas le moins du monde. Rousseau ne comprenait et n’aimait que les petits états. Les grands états lui faisaient peur, surtout parce qu’attribuant à chaque membre de l’état la souveraineté, il voyait bien que plus il y avait de membres de l’état, c’est-à-dire plus il y avait de gouvernans, moins la souveraineté avait de valeur pour chacun. « Supposons, dit Rousseau, que l’état soit composé de dix mille citoyens[5] : le souverain ne peut être considéré que collectivement et en corps ; mais chaque particulier, en qualité de sujet, est considéré comme un individu. Ainsi le souverain est au sujet comme dix mille est à un, c’est-à-dire que chaque membre de l’état n’a pour sa part que la dix millième partie de l’autorité souveraine, quoiqu’il lui soit soumis tout entier. Que le peuple soit composé de cent mille hommes, l’état des sujets ne change pas, et chacun porte également tout l’empire des lois, tandis que son suffrage, réduit à un cent millième, a dix fois moins d’influence dans la rédaction de ces lois. Alors le sujet restant toujours un, le rapport du souverain augmente en raison du nombre des citoyens. D’où il suit que plus l’état s’agrandit, plus la liberté diminue. » Si dans un état de cent mille hommes c’est déjà bien peu de chose de n’être souverain que pour un cent millième, qu’est-ce, je le demande, que de ne l’être que pour un trente-cinq millionième dans un état de trente-cinq millions d’âmes ?

Ici Rousseau confond évidemment la souveraineté et la liberté, ce qui est encore une idée tout à fait antique. Dans l’antiquité en effet le citoyen n’était libre que s’il était souverain, et il en est ainsi dans tous les pays et dans tous les temps qui admettent la souveraineté absolue de l’état. Comme tous les droits émanent de l’état, l’individu alors n’a que les droits que l’état lui concède. Il en est tout autrement dans les temps et dans les pays qui croient que l’homme a des droits individuels qu’il tient de Dieu, et qui sont supérieurs à toutes les lois et à tous les gouvernemens. Là on peut être libre sans être souverain, là on a une volonté et une liberté autrement qu’en participation avec l’état, là l’état peut s’agrandir sans que l’individu diminue ; là enfin ma liberté, quand je la tiens de Dieu et de moi, et non point de l’état, est la même en face de dix millions de citoyens qu’en face de dix mille.

Non-seulement dans les petits états on sent qu’on est souverain, au lieu de sentir seulement qu’on est sujet ; mais les petits états sont aussi, selon Jean-Jacques Rousseau, plus forts que les grands[6]. Selon qu’un état est grand ou petit, il doit aussi avoir une forme différente de gouvernement. « Si dans les différens états, dit Rousseau, le nombre des magistrats suprêmes doit être en raison inverse de celui des citoyens, c’est-à-dire que plus l’état s’agrandit, plus le gouvernement doit se resserrer, tellement que le nombre des chefs diminue en raison de l’augmentation du peuple, il s’ensuit qu’en général le gouvernement démocratique convient aux petits états, l’aristocratique aux médiocres, et le monarchique aux grands. »

N’aimant pas les grands états, Rousseau n’aime pas non plus les grandes villes et les grandes capitales. « C’est toujours un mal, dit-il, d’unir plusieurs villes en un seul état, et, voulant faire cette union, on ne doit pas se flatter d’en éviter les inconvéniens naturels. Il ne faut point objecter l’abus des grands états à celui qui n’en veut que de petits… Toutefois, si l’on ne peut réduire l’état à de justes bornes, il reste encore une ressource, c’est de n’y point souffrir de capitales, de faire siéger le gouvernement alternativement dans chaque ville et d’y rassembler aussi tour à tour les états du pays. »

Ainsi l’état pour lequel Jean-Jacques Rousseau écrit le Contrat social est un état petit et qui n’a point de grande capitale. Cet état assurément n’est pas la France.

Comme Rousseau croyait qu’il n’y avait que les petits états où « il fût possible au souverain, c’est-à-dire au citoyen, de conserver l’exercice de ses droits, » il aimait beaucoup les républiques anciennes, qui étaient toutes de petits états : de là l’éloge qu’il fait sans cesse de la liberté antique, éloge qui a égaré tant de pauvres têtes modernes. Gardons-nous cependant de croire que Rousseau, en préconisant la liberté antique, ne sût pas quelle était la nature de cette liberté. Les citoyens des républiques anciennes n’étaient libres que parce qu’ils avaient des esclaves. Voyez cet admirable et impitoyable tableau de la société antique : « Chez les Grecs, tout ce que le peuple avait à faire, il le faisait par lui-même. Il était sans cesse assemblé sur la place ; il habitait un climat doux ; il n’était point avide ; des esclaves faisaient ses travaux : sa grande affaire était la liberté. N’ayant plus les mêmes avantages, comment conserver les mêmes droits ? Vos climats plus durs vous donnent plus de besoins ; six mois de l’année la place publique n’est pas tenable ; vos langues sourdes ne peuvent se faire entendre en plein air ; vous donnez plus à votre gain qu’à votre liberté, et vous craignez bien moins l’esclavage que la misère. — Quoi ! la liberté ne se maintient qu’à l’appui de la servitude ? — Peut-être. Les deux excès se touchent. Tout ce qui n’est point dans la nature a ses inconvéniens, et la société civile plus que tout le reste. Il y a telles positions malheureuses où l’on ne peut conserver sa liberté qu’aux dépens de celle d’autrui, et où le citoyen ne peut être parfaitement libre que l’esclave ne soit extrêmement esclave. Telle était la position de Sparte. Pour vous, peuples modernes, vous n’avez point d’esclaves, mais vous l’êtes : vous payez leur liberté de la vôtre. Vous avez beau vanter cette préférence ; j’y trouve plus de lâcheté que d’humanité. »

Rousseau en parlant ainsi fait-il une satire ou une apologie de la liberté antique ? Si c’est une apologie, c’est en même temps celle de l’esclavage. Aussi les défenseurs modernes de l’esclavage ne s’y sont pas trompés, et ils ont dit à la louange du planteur méridional des États-Unis d’Amérique ce que Rousseau disait à la louange du citoyen de Sparte ; comme Rousseau, ils ont soutenu que l’esclavage avait pour le maître une grande utilité morale et politique. Il est curieux de voir comment le langage brillant et dur de Rousseau passe dans la bouche du colon des Antilles ou de la Nouvelle-Orléans et s’y empreint de je ne sais quel épicuréisme impertinent, qui trouve que tout est bien dans le monde, parce qu’il a des nègres qui travaillent pour lui. Écoutez les réflexions que fait à ce sujet un écrivain fort spirituel, M. Achille Murat, dans les lettres qu’il a publiées sur les États-Unis. « Si l’esclavage en économie politique à le résultat de faciliter la population de nos terres méridionales, son effet pour la société n’est pas moins avantageux. Le planteur, dégagé de tout travail manuel, a beaucoup plus de temps pour cultiver son esprit. L’habitude de se considérer comme moralement responsable du sort d’un grand nombre d’individus donne à son caractère une sorte de dignité austère qui conduit à la vertu, et qui, tempérée par les arts, les sciences, la littérature, contribue à former du planteur méridional un des plus parfaits modèles de l’espèce humaine. Sa maison est ouverte à tout venant avec une généreuse hospitalité ; sa bourse ne l’est que trop souvent avec profusion. L’habitude d’être obéi lui donne une noble fierté en traitant avec ses égaux, c’est-à-dire avec tout homme blanc, et une indépendance de vues en politique et en religion qui forme un parfait contraste avec la réserve et l’hypocrisie qu’on ne rencontre que trop souvent au nord. Pour ses esclaves, il est un père plutôt qu’un maître, car il est trop fort pour être cruel. — En politique, le résultat n’est pas moins favorable. Notre pays est encore jeune[7], la population est clairsemée, chacun a ses affaires : ici point d’oisifs, de badauds, de populace ; mais il n’en sera pas toujours ainsi. Déjà, dans les grandes villes du nord, en plusieurs occasions des tumultes ont eu lieu parmi la classe ouvrière et les matelots. Sommes-nous destinés à voir renaître chez nous les scènes du forum romain ? Pour nous en garantir, aurons-nous recours à la cavalerie, comme en Angleterre ? Le remède serait pire que le mal….. Refuser aux citoyens qui n’ont pas une fortune suffisante le droit de voter, comme cela a lieu en Virginie, est sans doute un moyen ; mais cela est contraire à l’esprit de nos institutions, et toute fixation de ce genre est toujours arbitraire : d’ailleurs cela n’empêcherait pas le peuple de s’ameuter. Comparez les élections dans les grandes villes du sud et du nord ; quel tumulte dans les unes, quel calme dans les autres ! dans le nord, les classes inférieures de la société s’emparent tumultueusement du lieu des élections et en chassent, pour ainsi dire, par leur conduite indécente tout homme instruit et éclairé. Dans le sud au contraire, toutes les classes inférieures sont noires, esclaves, muettes. Les gens éclairés conduisent les élections tranquillement et raisonnablement, et c’est peut-être à cela seul qu’est due la supériorité de talens qui se fait remarquer dans le congrès des États-Unis en faveur du sud. »

Le Spartiate de Rousseau transformé en planteur américain fait peu d’illusion et laisse mieux juger du vice essentiel de la liberté antique ; mais quand Rousseau parlait de cette liberté comme étant indissolublement liée à l’esclavage, il ne songeait pas assurément à la prêcher à la France et à l’Europe moderne : la peinture qu’il en faisait en eût plutôt détourné les peuples modernes qu’elle ne les y eût attirés.

Prêchait-il au nom de la démocratie, et aurait-il voulu changer en états démocratiques les grands états modernes ? Non assurément. La démocratie, selon Rousseau, est un état de société admirable ; elle n’a qu’un malheur, c’est qu’elle est impossible. Quoi ! diront beaucoup de bonnes gens qui croient ou qui veulent que nous soyons une démocratie[8], la démocratie est impossible ! Écoutez Rousseau. « A prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a jamais existé de véritable démocratie, et il n’en existera jamais. Il est contre l’ordre naturel que le grand nombre gouverne et que le petit soit gouverné. On ne peut imaginer que le peuple reste incessamment assemblé pour vaquer aux affaires publiques, et l’on voit aisément qu’il ne saurait établir pour cela des commissions sans que la forme de l’administration change. D’ailleurs que de choses difficiles à ne suppose pas ce gouvernement ! Premièrement un état très petit où le peuple soit facile à rassembler, et où chaque citoyen puisse seulement connaître tous les autres ; secondement une grande simplicité qui prévienne la multitude d’affaires et les discussions épineuses ; ensuite beaucoup d’égalité dans les rangs et dans les fortunes, sans quoi l’égalité ne saurait subsister longtemps dans les droits et l’autorité ; enfin peu ou point de luxe, car ou le luxe est l’effet des richesses, ou il les rend nécessaires ; il corrompt à la fois le riche et le pauvre, l’un par la possession, l’autre par la convoitise… » Puis Rousseau conclut ses réflexions sur la démocratie par cette maxime hautaine, mais décisive : « S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement ; un gouvernement si parfait ne conviendrait pas à des hommes… » Tenons-nous-le pour dit : si nous voulons être vraiment des démocrates, il faut que nous cessions d’être hommes et que nous devenions des dieux, entreprise périlleuse, et où, voulant être au-dessus des hommes, nous risquons de tomber au-dessous, et de violer l’humanité pour avoir tenté de la surpasser. Robespierre, dans son rapport sur les principes de morale politique de la république, se souvenait, je pense, de la phrase de Rousseau, quand, après avoir exposé le programme de la république qu’il voulait faire, il s’écriait : « Nous voulons en un mot remplir les vœux de la nature, accomplir les destinées de l’humanité, tenir les promesses de la philosophie, et absoudre la Providence du long règne du crime et de la tyrannie[9]. » Seulement Robespierre, au lieu de se résigner à l’arrêt judicieux de Rousseau, qui comprend que les hommes ne seront jamais des dieux, croyait qu’avec un peu de bonne volonté ou beaucoup de terreur on pouvait redresser l’humanité et corriger l’erreur de la Providence.

Reléguant la démocratie dans le royaume de l’impossible, quelle est donc la forme de gouvernement qu’adopte Jean-Jacques Rousseau ? Il dit quelque part dans ses Lettres de la Montagne : « Le meilleur des gouvernemens est l’aristocratique, la pire des souverainetés est l’aristocratie. » C’est dans le Contrat social qu’est expliquée cette différence entre le gouvernement aristocratique, qui est bon, et la souveraineté de l’aristocratie, qui est mauvaise. Rousseau distingue soigneusement la souveraineté du gouvernement. Ainsi, selon lui, le peuple est souverain ; mais c’est un souverain qui ne peut pas gouverner par lui-même, et qui est forcé de déléguer à des commissions ou à quelques magistrats l’exercice de cette souveraineté, c’est-à-dire le gouvernement, de telle sorte que la souveraineté du peuple est purement titulaire. Nous verrons plus tard les dangers de cette théorie, qui crée une souveraineté illimitée ici-bas, tout en reconnaissant que celui qui a cette souveraineté illimitée ne peut pas l’exercer, mais qu’il peut la déléguer. Bornons-nous en ce moment à montrer avec Rousseau comment et à qui le peuple peut le mieux déléguer le gouvernement qu’il ne peut pas exercer lui-même : c’est à l’aristocratie élective. Seulement que cette aristocratie élective, une fois chargée du gouvernement, n’aille pas s’imaginer qu’elle a la souveraineté héréditaire, car c’est celle-là qui est la pire des souverainetés. Pourquoi la souveraineté illimitée est-elle pire entre les mains de l’aristocratie qu’entre les mains de la démocratie ? Je n’en sais rien, car à mon sens toute souveraineté illimitée est mauvaise, qu’elle appartienne à tous, à quelques-uns ou à un seul. Quoi qu’il en soit, Rousseau distingue trois sortes d’aristocraties : « l’aristocratie naturelle, qui ne convient, dit-il, qu’à des peuples simples ; l’aristocratie héréditaire, qui est le pire de tous les gouvernemens ; l’aristocratie élective, qui est le meilleur, et qui est l’aristocratie proprement dite. » C’est donc au gouvernement de l’aristocratie par élection que Rousseau donne la préférence. « D’abord les assemblées s’y font plus commodément, les affaires se discutent mieux, s’expédient avec plus d’ordre et de diligence ; le crédit de l’état est mieux soutenu chez l’étranger par de vénérables sénateurs que par une multitude inconnue ou méprisée. En un mot, c’est l’ordre le meilleur et le plus naturel que les plus sages gouvernent la multitude, quand on est sûr qu’ils la gouverneront pour son profit et non pour le leur. Il ne faut point multiplier en vain les ressorts, ni faire avec vingt mille hommes ce que cent hommes choisis peuvent faire encore mieux… Si cette forme de gouvernement (l’aristocratie élective) comporte une certaine inégalité de fortunes, c’est afin qu’en général l’administration des affaires publiques soit confiée à ceux qui peuvent le mieux y donner tout leur temps. »

Ce gouvernement électif, où quelques-uns sont choisis pour faire l’œuvre de tous, et où l’on ne choisit que ceux qui peuvent donner leur temps aux affaires publiques, ce gouvernement, qui est l’idéal de Jean-Jacques Rousseau, il m’est impossible de ne pas remarquer que nous l’avons eu pendant trente ans sans nous douter de ses qualités. « Il est venu dans ce monde, et les siens ne l’ont pas connu. » Ces paroles de l’Évangile de saint Jean peuvent, hélas ! s’appliquer à bien des choses raisonnables et bonnes qui passent dans ce monde sans que le monde les connaisse, ou que le monde ne connaît que lorsqu’elles sont passées. La raison, la vérité, la sagesse, sont des divinités dont nous ne baisons les pieds que quand elles s’en vont.

Ainsi le Contrat social n’est point fait pour les grands états. Il ne prêche point la liberté antique, qui ne peut pas se passer de l’aide de l’esclavage ; il ne prêche point non plus la démocratie, qu’il regarde comme un gouvernement impossible ; il prêche l’aristocratie élective, c’est-à-dire le gouvernement des capables et des censitaires, — je suis bien forcé de l’appeler par son nom. Ceux qui, pendant la révolution et sous la convention, s’inspiraient de Rousseau et croyaient pratiquer ses doctrines, ceux qui voulaient la démocratie absolue dans un grand état et dans une société civilisée, ceux-là se trompaient-ils donc étrangement ? Non, ils ne se trompaient pas ; non, ils n’avaient pas tort de se croire les disciples de Rousseau. Ils n’écoutaient pas, il est vrai, ou ils n’entendaient pas le publiciste dont nous venons d’invoquer la sagesse et le bon sens ; mais ils entendaient et ils appliquaient bien, on est forcé de le reconnaître, le philosophe qui, en appuyant la doctrine de l’état sur la souveraineté du peuple, avait créé la doctrine la plus fatale à la liberté de chacun, sous prétexte de relever la souveraineté de tous.


III.

« Les clauses bien entendues du contrat social se réduisent toutes à une seule, dit Rousseau, savoir l’aliénation totale de chaque associé, avec tous ses droits, à toute la communauté, car premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, et, la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre onéreuse aux autres… Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivans : — Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale… À l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique, qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres, prenait autrefois le nom de cité, et prend maintenant celui d’état. » Ainsi plus de droit dans l’état que pour l’état ; contre l’état point de droit. « Il est contre la nature du corps politique, dit Rousseau, que le souverain s’impose une loi qu’il ne puisse enfreindre. » Ne demandez donc à l’état ni charte ni constitution que vous puissiez invoquer contre lui ; l’état ne peut pas être lié, car, représentant la volonté générale, il n’y a aucune raison pour que la volonté générale d’aujourd’hui soit liée par la volonté générale d’hier. Tout est juste pour l’état, car c’est lui qui fait la justice. Et que les sujets ne s’avisent point de réclamer des garanties contre le pouvoir de l’état ; les plébéiens à Rome ont eu tort de demander des tribuns qui les protégeassent, et les Anglais ont tort de tenir à la vieille loi d’habeas corpus. Toute défense ou toute garantie contre le pouvoir de l’état est une faute de logique, « parce qu’il est impossible que le corps veuille nuire à ses membres… »

Si l’état n’a point d’engagement à prendre envers ses sujets, il importe que ses sujets s’engagent envers lui, et il importe que l’état ait le moyen de s’assurer de la fidélité de chacun des sujets. Ce moyen est la force de tous contre un seul. Il y a plus : tout venant de l’état et dépendant de l’état, point de propriété individuelle. « L’état, à l’égard de ses membres, est maître de tous leurs biens parle contrat social, qui, dans l’état, sert de base à tous les droits… Le droit que chaque particulier a sur son propre fonds est toujours subordonné au droit que la communauté a sur tous, sans quoi il n’y aurait ni solidité dans le lien social ni force réelle dans l’exercice de la souveraineté[10]. »

L’idée que Rousseau se fait du législateur répond à l’idée qu’il se fait de l’état. Comme l’état a un droit absolu sur les individus, le législateur, qui est le représentant de l’état, a aussi un pouvoir absolu : c’est le vizir de ce sultan qui est l’état. La définition que Rousseau fait du législateur est effrayante de deux côtés, effrayante pour le législateur, à qui elle impose une tâche au-dessus de l’humanité, effrayante pour les sujets du législateur, auxquels elle fait une destinée insupportable. « Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple, dit Rousseau, doit se sentir en état de changer pour ainsi dire la nature humaine, de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être, d’altérer la constitution de l’homme pour la renforcer, de substituer une existence partielle et morale à l’existence physique et indépendante que nous avons tous reçue de la nature ; il faut, en un mot, qu’il ôte à l’homme ses forces propres pour lui en donner qui lui soient étrangères. »

Sur ce genre de législateur et de législation, j’ai plusieurs réflexions à faire. Je commence par la plus simple : pourquoi imposer au législateur l’obligation de changer la nature humaine ? Qu’a-t-elle donc de si mauvais ? « Tout n’est-il pas bien sortant des mains de l’auteur des choses[11] ?… » Pourquoi altérer la constitution de l’homme ? pourquoi au contraire ne pas la suivre et profiter des forces qui lui sont propres, au lieu de lui donner des forces étrangères ? Cette existence dépendante que nous avons reçue de la nature n’est pas seulement une existence physique, comme Rousseau veut le faire croire, c’est aussi une existence morale et qui comprend la famille. Pourquoi détruire cette indépendance ? pourquoi vouloir que l’homme reçoive de l’état ce qu’il tient de Dieu ? pourquoi substituer l’organisation civile à la création divine ? pourquoi enfin vouloir refaire, quand il suffirait de conserver ?

Deuxième réflexion. — N’y a-t-il pas eu avant Rousseau des législateurs qui ont voulu aussi changer la nature humaine ? N’y en a-t-il pas eu après lui ? Avant lui, je laisse les législateurs et les philosophes antiques, Lycurgue, qui a fait de Sparte un monastère belliqueux ; Platon, qui, dans sa République, a voulu aussi créer une société idéale : je prends les fondateurs d’ordres religieux au moyen âge. Ce sont eux que Rousseau a pris, sans le savoir, pour modèles dans la définition de son législateur ; ce sont eux qui évidemment voulaient changer la nature humaine ; ce sont eux qui voulaient que l’homme reçût sa vie et son être de la règle qu’il adoptait. Le moi s’anéantissait dans la communauté, l’individu disparaissait dans l’état. Plus de famille, plus de propriété, plus de volonté particulière : une désappropriation complète et absolue. Quelle différence cependant, si nous considérons le but, entre la désappropriation religieuse que m’impose saint Benoît ou saint François d’Assise et la désappropriation que m’impose le législateur de Rousseau ! Si je renonce à ma volonté particulière, à ma famille, à mes biens, à mes affections privées, si j’entre au couvent, que me donnerez-vous, pieux fondateurs de monastères ? — La possession de Dieu par la foi tant que je serai sur cette terre, et sa possession par la béatitude quand je serai dans le ciel. Ah ! le prix est grand, il vaut le dévouement que vous me demandez. Et vous, législateur politique, si j’aliène, au profit de l’état que vous fondez, ma volonté, ma conscience, ma famille, mes biens, tout ce qui est moi enfin, que me donnerez-vous ? Le législateur me répond qu’il me donnera d’être membre « d’un corps moral et collectif… Lequel a son unité et son moi commun. » — Mais qu’y gagnerai-je ? — « Comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd et plus de force pour conserver ce qu’on a. » Ce qu’on a !… Mais qu’ai-je donc qui soit à moi dans l’état que fonde Rousseau ? Ma propriété ? Elle n’est qu’une portion de la propriété publique ; mon champ n’est pas à moi, et mes sueurs l’ont fertilisé sans me l’approprier. C’est un usufruit que l’état me concède. Ma famille ? Je dois la sacrifier à la patrie, car je ne suis époux et père que parce qu’il a plu à l’état d’établir les lois du mariage et de la paternité ! Ma conscience ? Je dois la soumettre à la volonté générale et adorer le dieu qui sortira de l’urne du suffrage universel. Qu’ai-je donc qui soit à moi, et que gagné-je à être citoyen de votre état ? — Ma part infinitésimale dans la volonté générale, mon trente-cinq millionième de souveraineté. Triste contrat que ce contrat social où je donne tout et où je ne reçois rien !

Qu’on ne dise pas ici que dans le contrat monastique aussi je donne tout et que je ne reçois rien. Vous vous trompez : je reçois un prix que la foi me rend infini. — Eh bien ! s’écriera-t-on, ayez la foi du citoyen comme vous avez la foi du moine, et cette participation à la souveraineté sociale aura aussi pour vous un prix infini. Fanatisme politique, fanatisme monastique, deux manières différentes, mais égales, de changer une pure idée en la jouissance d’un droit ! Le moine jouit de la béatitude qu’il aura, et le citoyen jouit de la souveraineté qu’il croit avoir. — Soit, j’accepte pour un moment cette façon de raisonner ; soit, la terre vaut le ciel, la souveraineté sociale vaut la béatitude divine ; soit, l’enthousiasme du citoyen et du patriote vaut l’enthousiasme du fidèle et du saint, et inspire d’aussi grands et d’aussi durables sacrifices. Je ne cherche plus les causes du sacrifice, je ne les compare plus ensemble ; je prends seulement les effets. Oui, vous vous faites citoyen dans l’état de Rousseau comme vous vous faites moine dans l’ordre de saint Benoît ou de saint François d’Assise, en vous sacrifiant tout entier, d’un côté à la loi politique, de l’autre à la règle religieuse. La ressemblance est frappante, je l’accorde volontiers ; mais alors vient naturellement une question : cette ressemblance frappante est-elle de nature à encourager beaucoup d’hommes à être citoyens, comme le veut Rousseau ?

Autre chose encore doit les décourager, et c’est une différence de plus à noter entre la république de Rousseau et les couvens du moyen âge. Quand le couvent me dit de me consacrer tout entier à Dieu, il m’interdit du même coup d’avoir une famille et des biens ; mais il m’interdit tout cela avant que tout cela m’appartienne. En entrant au couvent, je renonce au droit d’être époux, père et propriétaire ; mais je ne suis encore ni époux, ni père, ni propriétaire. Je ne sacrifie qu’une espérance, et je la sacrifie, ne l’oublions pas, à une plus grande et plus durable espérance. L’état de Rousseau s’y prend autrement que le couvent. Il me laisse être époux, père et propriétaire ; mais il m’ordonne de subordonner, c’est-à-dire de sacrifier tout cela à la société, à la loi, à la volonté générale. Il laisse s’étendre et s’épanouir en moi toutes les affections humaines, et quand elles font la joie et le charme de ma vie, il m’ordonne de les immoler. Le couvent, mieux avisé, dépouille et anéantit la victime par l’humilité, par la pauvreté et par la continence ; il la prend ainsi dénuée ou sanctifiée. L’état au contraire me donne tout pour tout me reprendre, et il ne veut pas même que je murmure. Il ne veut pas que Camille pleure son fiancé, parce que, ce fiancé étant ennemi de Rome, Camille devait l’immoler à Rome, si Camille avait eu l’âme romaine ; mais quoi ! Camille n’avait, comme Curiace, qu’une âme humaine : elle a pleuré son amant, elle a maudit Rome. La patrie la condamne, et son frère, grand citoyen, la tue ; mais tous ceux qui préfèrent les émotions de l’âme humaine à la volonté générale, tous ceux qui mettent les droits légitimes de l’individu au-dessus des droits de l’état, plaignent Camille et l’excusent. Humanior hujus unius feminœ affectus quam universi populi romani fuisse videtur, dit saint Augustin[12]. Je préfère la douleur de cette femme à la volonté du peuple romain, parce que sa douleur est humaine[13]

L’état et le législateur de Rousseau ont, comme nous le voyons, dans le passé, des modèles dont il ne se doutait pas, c’est-à-dire les couvens et les chefs d’ordre. Ils ont eu, après Rousseau, des disciples qui les ont à jamais discrédités. Ces disciples sont Robespierre et Saint-Just.

Quand Rousseau exigeait du citoyen ce dépouillement et cette désappropriation qui le font ressembler au moine des couvens les plus sévères, il avait l’air d’exiger ces sacrifices d’une volonté libre : en cela encore, son citoyen ressemblait au moine, et il abdiquait volontairement sa volonté. Robespierre et Saint-Just veu|lent}} que l’individu s’anéantisse dans l’état ; mais ils ne demandent pas cet anéantissement à la volonté même de l’individu, ils le demandent à la terreur. « Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, dit Robespierre dans son rapport sur les principes de morale politique qui doivent guider la convention nationale dans l’administration intérieure de la république[14], le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu, sans laquelle la terreur est funeste ; la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante[15]. La terreur n’est autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible : elle est donc une émanation de la vertu ; elle est moins un principe particulier qu’une conséquence du principe général de la démocratie appliqué aux plus pressans besoins de la patrie. » Ces derniers mots font frémir, mais ils procèdent directement du Contrat social de Rousseau.

Dans la démocratie en effet, l’état, qui représente la souveraineté du peuple, est par cela même tout-puissant ; tout individu qui « s’oppose à la volonté générale doit y être contraint par tout le corps, ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le force d’être libre. » Vous l’entendez : liberté, égalité, fraternité ou la mort ! L’état étant l’unité la plus absolue de tous ses membres, de quel droit un citoyen voudrait-il avoir d’autres opinions que l’état ? Cela romprait l’unité. Aussi Robespierre érige-t-il en principe qu’il « n’y a de citoyens dans la république que les républicains, « de même qu’un fondateur d’ordre ne souffre non plus dans sa congrégation que des moines de sa règle. Partout, en relisant ce rapport de Robespierre, on est frappé de la singulière ressemblance qui existe entre le législateur tel que le veut Rousseau, tel que Robespierre prétend l’être, et les fondateurs des grands ordres religieux du moyen âge. Il n’y a qu’une grande et capitale différence : la liberté veille aux portes des couvons et ne laisse entrer que ceux qui veulent être moines ; la terreur veille aux portes de l’état révolutionnaire et force tout le monde d’y entrer.

L’anéantissement de l’individu au profit de l’état, voilà le principe fatal qui fait du Contrat social de Jean-Jacques Rousseau le code prédestiné de tous les despotismes. Ici il m’est impossible de ne pas remarquer la contradiction qu’il y a entre l’Émile et le Contrat social, l’Émile, dans lequel Rousseau refait l’homme, et le Contrat social, dans lequel il refait l’état.


IV.

J’ai expliqué comment l’histoire, en France surtout, avait créé l’unité de l’état et comment elle avait successivement supprimé les diversités infinies qui rompaient cette unité, les principautés féodales, les provinces, les ordres et les rangs. Rousseau, dans le Contrat social, ne s’appuie point sur l’histoire pour créer l’unité de l’état, il ne s’appuie que sur la logique ; mais quelle que soit la méthode que suive la doctrine de l’unité de l’état, soit l’histoire, soit la logique, il est impossible que cette doctrine, après avoir supprimé toutes les diversités, n’arrive point à une dernière diversité qui lui sert d’obstacle, je veux dire l’impérissable diversité de l’individu. L’histoire respecte cette diversité, car nous voyons partout dans l’histoire depuis cinquante ans des chartes et des lois qui consacrent les droits des individus, la liberté individuelle, la propriété, la liberté de conscience. Plus hardie que l’histoire, la logique dans le Contrat social ne s’arrête pas à cette dernière et suprême diversité que l’individu oppose à l’unité de l’état ; elle veut la supprimer, et c’est le caractère de toutes les constitutions émanées du Contrat social de mépriser absolument l’individu et de nier tous les droits qui lui appartiennent. « La révolution, disait Saint-Just, nous conduit à reconnaître ce principe, que celui qui s’est montré l’ennemi de son pays n’y peut être propriétaire. »

Curieuse inconséquence de l’Émile au Contrat social ! La mauvaise philosophie du XVIIIe siècle avait supprimé Dieu ; la création, examinée de près par quelques docteurs d’athéisme, n’avait plus de créateur ; tout s’effaçait et se confondait dans je ne sais quel matérialisme plus ou moins bien expliqué par la sagesse du siècle ; l’homme n’était plus qu’une chose, et Dieu n’était rien. Mais voici que tout à coup le vicaire savoyard, aux rayons du soleil levant qui dore les montagnes de la Savoie, en face d’un jeune homme qu’il s’agit de sauver des doctrines désolantes du temps, retrouve Dieu, non pas un Dieu confondu dans la nature, mais un Dieu vivant et personnel, le Dieu qui est mon créateur et mon père, et qui n’est pas seulement le centre et le milieu des existences infinies de la création. Pourquoi donc, ô grand homme, ôtez-vous à l’homme dans le Contrat social cette personnalité que vous avez rendue à Dieu dans l’Émile ? Vous ne voulez pas que l’un s’absorbe dans le monde ; pourquoi voulez-vous que l’autre s’absorbe dans l’état ? La personnalité divine et la personnalité humaine tiennent l’une à l’autre par des liens étroits. Dieu et l’individu se garantissent mutuellement, si j’ose parler ainsi. Mystère admirable de la Providence ! Il a plu à Dieu de créer l’homme à son image, c’est-à-dire surtout d’en faire une personne. Dieu et moi ! deux âmes, deux pensées, deux personnes, l’une toute-puissante, immense, infinie, mais à qui son immensité n’ôte pas cette conscience précise de son être qui constitue la personnalité ; l’autre faible et petite, mais qui malgré sa petitesse ne se perd pas dans le nombre infini des existences, atome qui vit et qui se connaît, et qui par là garde aussi sa personnalité. Comment de ces deux personnalités l’une peut-elle se soutenir en face de l’autre ? comment puis-je être devant Dieu et ne pas disparaître dans sa splendeur ? Grand mystère ; mais je ne puis pas douter que le moi de l’homme peut paraître devant le moi de Dieu, puisque Dieu m’a permis de l’appeler mon père et d’affirmer dans la même prière sa personne et la mienne.

La personnalité divine et la personnalité humaine constituent le monde moral tout entier. Le monde matériel a besoin de la multiplicité des êtres qui le composent, des minéraux, des végétaux, des animaux, des planètes elles-mêmes. Il n’est complet que dans son immensité ; il n’existe qu’à l’aide de ce qu’il y a d’universel dans son organisation. Le monde moral n’a besoin pour exister que de deux personnes. Dieu et l’homme, et ces deux âmes, dont l’une a été créée à la ressemblance inégale de l’autre, composent un univers. Peu importe qu’il y ait sur cette terre un plus ou moins grand nombre d’hommes. Comme le rapport est individuel entre Dieu et chaque homme, comme c’est dans ce rapport qu’est la sanction de toute loi et la cause de tout droit et de tout devoir ici-bas, le monde moral a existé dès qu’il y a eu un homme devant Dieu ; il a été complet dès ce moment. Les générations infinies des hommes n’y ont rien ajouté : elles ont multiplié les éditions sans changer l’ouvrage.

La religion comme la philosophie attestent l’étroite et mystérieuse union qui existe entre la personnalité divine et la personnalité humaine, si bien que l’une ne peut pas périr sans l’autre. L’histoire de l’esprit humain témoigne également de cette vérité. Partout où périt l’idée d’un Dieu qui est une personne, partout où Dieu n’est plus que le monde se créant et s’entretenant lui-même, l’homme perd son indépendance individuelle et finit aussi par n’être plus que la partie d’un grand tout, de même que partout où l’homme cesse d’être un individu et se perd dans l’état. Dieu perd aussi sa personnalité de créateur et de conservateur. Quand l’homme n’est plus qu’une chose publique, Dieu n’est plus lui-même que la substance universelle. Le panthéisme crée l’état absolu, et l’état absolu crée le panthéisme. Les deux doctrines s’appellent l’une l’autre, parce qu’elles excluent toutes deux la cause et le principe de la liberté, c’est-à-dire la personnalité. Quiconque croit que l’individu ne vit que dans l’état est tout près de croire que Dieu ne vit que dans le monde, et quiconque croit que Dieu est le monde est tout près de croire que l’individu n’est que le membre du tout qu’on appelle l’état.

Entre l’Émile et le Contrat social, entre le Dieu vivant et personnel du Vicaire savoyard, et l’homme perdu et englouti dans l’état, tel que le veut le Contrat social, il y a donc une contradiction dont Rousseau ne semble pas s’être préoccupé un seul instant. Ce qui le montre, c’est que dans l’Émile comme dans le Contrat social il va jusqu’au bout du principe de chaque ouvrage, sans s’inquiéter de l’incommensurable distance des conclusions de l’Émile aux conclusions du Contrat social. Dans l’Émile, il veut que la personne de l’homme ait toute la force et toute l’indépendance possible, et pour fortifier l’âme d’Émile, il lui révèle le Dieu vivant et créateur. Au moi humain, qu’il a développé et agrandi par l’éducation, Rousseau donne pour appui le moi divin, qu’il a sauvé des liens de la philosophie matérialiste. Dans le Contrat social, au contraire, il ôte à l’homme son indépendance ; il le fait abdiquer au profit de l’état ; il lui retire l’un après l’autre tous ses droits individuels, celui de la famille, celui de la propriété, et pour achever son asservissement, il lui ôte jusqu’au droit d’établir un rapport personnel entre Dieu et lui. Le citoyen de Rousseau reçoit de l’état son dieu et sa religion, comme il en reçoit tous ses autres droits et tous ses autres sentimens. Cette théorie, qui est la dernière expression de l’anéantissement complet de l’individu dans le Contrat social, est la théorie de la religion civile ou de la religion de l’état.


V.

C’est dans le dernier chapitre du Contrat social que Rousseau a établi sa théorie de la religion civile ; il y revient aussi dans les Lettres de la Montagne, mais il y revient pour la combattre dans ses conséquences, tout en tâchant d’en justifier le principe. Cette théorie de la religion civile, telle qu’elle est établie dans le Contrat social, a pour elle de grandes autorités et de grands exemples ; elle tente fort les logiciens et les despotes. Je ne m’en étonne pas, parce qu’elle est tyrannique au suprême degré, et là où elle prévaut, la civilisation décroît à l’instant même, ou ne se sauve que par les inconséquences salutaires qu’elle impose à la théorie.

Tout a été perdu, selon Rousseau, le jour où « Jésus-Christ vint établir sur la terre un royaume spirituel, ce qui, séparant le système théologique du système politique, fit que l’état cessa d’être un, et causa les divisions intestines qui n’ont jamais cessé d’agiter les peuples chrétiens. » Que veut dire Rousseau ? Croit-il donc qu’il n’y ait pas eu de guerres civiles et de dissensions intestines parmi les hommes avant la maxime : Reddite quæ sunt Cesaris Cesari et quæ sunt Dei Deo ? Les Grecs dans la guerre du Péloponèse, et les Romains sous Marius et Sylla, sous César et Pompée, sous Octave et Antoine, ne connaissaient pas la séparation du système théologique du système politique ; ils ne s’en déchiraient pas moins ; l’unité de l’état ne faisait point l’union des citoyens. Rousseau cependant croit que tout le mal est dans la séparation du temporel et du spirituel. « De tous les auteurs chrétiens, dit-il, le philosophe Hobbes est le seul qui ait bien vu le mal et le remède, qui ait osé proposer de réunir les deux têtes de l’aigle et de tout ramener à l’unité politique, sans laquelle jamais état ni gouvernement ne sera bien constitué. » Voilà le système complet des religions d’état.

Tout le monde sait que ce système n’est pas une théorie qui ne vive que dans les livres. Il y a de grands états qui l’ont adopté et qui le pratiquent avec plus ou moins de rigueur. Dans les états protestans, l’église fait corps avec l’état, et le chef de l’état est aussi le chef de l’église. César et le pape ne font qu’un. Telle est l’Angleterre ; mais en Angleterre heureusement le sentiment de la liberté individuelle a vaincu l’unité religieuse de l’état, et les dissenters ont sauvé la liberté de conscience. En Prusse même loi : l’église et l’état ne font qu’un ; mais le goût et le respect de l’étude ont vaincu en Prusse aussi l’unité religieuse de l’état. Il faut venir en Russie pour trouver le système des religions d’état pratiqué sans scrupule et sans hésitation. Là l’empereur est pape, là l’église est incorporée et asservie à l’état ; là enfin quiconque abandonne la religion de l’état pour se faire catholique ou protestant perd la jouissance de ses biens et la tutelle de ses enfans, et quiconque essaie de faire des prosélytes et « d’entraîner des orthodoxes dans une autre confession chrétienne » est puni de l’emprisonnement ou du fouet, ou envoyé en Sibérie. Ne croyez pas qu’en proscrivant ainsi la liberté de conscience, la loi russe ait seulement suivi le penchant du despotisme : elle a suivi la logique du Contrat social. L’homme en effet qui n’adopte pas la religion de l’état doit, selon le Contrat social, être « banni non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d’aimer sincèrement les lois, la justice, et d’immoler au besoin sa vie à son devoir. » Heureuse distinction qui met à l’aise la conscience de Rousseau ! dans le converti à une autre religion que celle de l’état, il ne punit pas l’apostat, mais le rebelle ; il respecte le prosélyte, il frappe le mauvais citoyen. L’auteur du Contrat social pousse en vérité cette distinction jusqu’à la naïveté, quand il condamne hardiment ce qu’il appelle l’intolérance théologique. Il fait même de l’extinction de l’intolérance théologique un des dogmes de son état. « Partout où l’intolérance théologique est admise, dit-il gravement, il est impossible qu’elle n’ait pas quelque effet civil. » Soit, mais partout où l’intolérance civile est admise, il est impossible aussi qu’elle n’ait pas quelque effet religieux. Vous craignez le théologien qui fait de la loi de l’église la loi de l’état, et vous ne voulez pas que je craigne le législateur qui de la loi de l’état fait la loi de l’église !

Comment Rousseau a-t-il pu se faire illusion sur cette singulière contradiction ? Le sophisme qui l’a trompé est curieux. Sa religion civile n’a point de dogmes, elle a un catéchisme, mais dans ce catéchisme il n’y a point d’articles de foi. Rousseau le croit du moins, et il s’en applaudit. Voyons comment il crée cette religion sans dogmes qui lui paraît le chef-d’œuvre de son législateur. « Comme le souverain, dit-il, n’a point de compétence dans l’autre monde, quel que soit le sort des sujets dans la vie à venir, ce n’est pas son affaire, pourvu qu’ils soient bons citoyens dans celle-ci. Il y a donc une profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentimens de sociabilité, sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen, sage et fidèle. Sans pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de l’état quiconque ne les croit pas… Les dogmes de la religion civile doivent être simples, en petit nombre, exécutés avec précision, sans explication ni commentaires. L’existence de la Divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchans, la sainteté du contrat social et des lois, voilà des dogmes positifs. » Est-ce donc là ce que Rousseau appelle une religion sans mystères et sans théologie ? Il est bien bon en vérité, car je ne connais pas de religion qui soit plus théologique que la sienne. Toutes les religions sont nécessairement théologiques, parce qu’elles roulent toutes sur le rapport de Dieu à l’homme et de l’homme à Dieu, c’est-à-dire sur la nature de la Divinité, sur son action, sur l’immortalité de l’âme et la vie à venir. Quels plus grands et plus profonds mystères que ceux-là ? Rousseau, dans les Lettres de la Montagne, veut que le législateur « omette dans la religion civile tous les dogmes qui peuvent importer à la foi, mais nullement au bien terrestre, unique objet de la législation. » Mais comment pouvons-nous croire à l’existence de Dieu et à l’immortalité de l’âme, sinon par la foi ? Et quand même on prétendrait que la raison suffit pour démontrer l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, il n’en faut pas moins que cette persuasion de l’esprit devienne une croyance de l’âme, pour qu’elle produise des effets dans la pratique de la vie : l’homme agit par la foi plus que par la conviction. « Comment le mystère de la Trinité, dit Rousseau, peut-il concourir à la bonne constitution de l’état ? En quoi ses membres seront-ils meilleurs citoyens, quand ils auront rejeté le mérite des bonnes œuvres. Et que fait au bien de la société civile le dogme du péché originel ? » Je ne veux point examiner ici quelle influence les opinions religieuses des hommes peuvent avoir sur leur vie privée et publique : il me suffit de chercher en quoi les mystères de la foi, comme dit Rousseau, sont plus mystérieux que ceux de la philosophie, en quoi l’immortalité de l’âme est moins contraire à l’expérience quotidienne que l’hérédité de la misère ou le péché originel. Rousseau a beau s’évertuer à faire des distinctions entre les dogmes qu’il appelle positifs et ceux qu’il appelle théologiques ; il n’y a pas de degrés dans le merveilleux et dans le surnaturel. Je me souviens toujours, à ce sujet, d’un mot profond et charmant d’un prêtre catholique qui, pendant l’émigration, discutait avec un ministre anglican. C’était une conversation entre amis, et non une controverse. « Comment, disait l’anglican à son ami, un homme aussi éclairé que vous peut-il croire à la transsubstantiation ? — Que voulez-vous ? répondit doucement le catholique. Quand j’étais jeune, on m’a habitué à croire à la Trinité ; après cela, je n’ai plus trouvé rien de difficile. » L’argument était excellent avec un anglican, qui croit aussi à la Trinité ; mais de plus le mot est vrai, parce qu’il explique fort bien que les mystères ne se mesurent pas, et qu’il n’y a point en cela de plus ou de moins.

Non-seulement le raisonnement n’a point de prise sur le mystère à cause du fond même, il n’a pas de prise non plus à cause de la forme. Je m’explique : Rousseau dans une admirable note de l’Émile dit que les Persans croient qu’après l’examen qui suivra la résurrection universelle, tous les corps iront passer un pont appelé Poul-Serrho, qui est jeté sur le feu éternel, et que là se fera la séparation des bons et des méchans… « Croirai-je, continue Rousseau dans sa note, que l’idée de ce pont qui répare tant d’iniquité n’en prévient jamais ?… Philosophe, tes lois morales sont fort belles ; mais montre-m’en, de grâce, la sanction. Cesse un moment de battre la campagne et dis-moi nettement ce que tu mets à la place du Poul-Serrho. » La religion civile, je le sais, admet le Poul-Serrho, puisqu’elle admet la vie à venir et ses rémunérations en bien et en mal ; mais dans le Poul-Serrho il y a deux choses, le fond et la forme : le fond d’abord, qui est le mystère tout-à-fait surnaturel de la vie à venir, et la forme, qui est étrange et merveilleuse. C’est là aussi bien le caractère de tous les mystères. Ils sont indémontrables par le raisonnement quant au fond, et de plus ils sont toujours représentés par une image bizarre et singulière. N’essayez pas de changer cette image que l’homme s’est faite du mystère. Le fond tient à la forme dans l’esprit du vulgaire, et le jour où les païens n’ont plus cru à l’enfer d’Homère, aux furies et à Cerbère, ils ont été tout près de ne plus croire à la vie à venir. C’est en vain que les philosophes leur disaient d’y croire sans images et sans symboles. L’esprit humain ne comporte pas cette simplicité, ou bien il la pousse jusqu’au néant. Vous lui donnez à croire un mystère sous la forme d’une abstraction ; il ne croit plus à rien : où vous simplifiez, il détruit. C’est là une des plus grandes difficultés de la religion civile : elle a ses mystères, comme toutes les autres religions, et de ce côté elle ne se prête pas mieux au raisonnement ; mais elle veut donner à ses mystères une forme raisonnable, et par là elle les détruit. L’homme ne croit à l’incroyable que sous la forme du merveilleux.

Infatué qu’il est de sa religion civile, de cette religion dont il croit avoir retranché tous les mystères, parce qu’il n’y a laissé, pour ainsi dire, que les plus grands, Rousseau critique vivement le christianisme. Le premier reproche qu’il lui fait est, nous l’avons vu, de détruire l’unité de l’état en séparant le système théologique du système politique. Cette séparation au contraire a, selon nous, établi sur un fondement indestructible l’indépendance de l’âme humaine. Le second reproche est d’être contraire à l’esprit de l’ordre social. Déjà Bayle avait dit que de véritables chrétiens ne formeraient pas un état qui pût subsister, et Montesquieu, combattant Bayle, avait soutenu avec grande raison que de véritables chrétiens formeraient un état puissant et durable. « Ce seraient des citoyens infiniment éclairés sur leurs devoirs, et qui auraient un très grand zèle pour les remplir ; plus ils croiraient devoir à la religion, plus ils penseraient devoir à la patrie. Ces principes bien gravés dans le cœur seraient infiniment plus forts que ce faux honneur des monarchies, ces vertus humaines des républiques et cette crainte servile des états despotiques[16]. » Rousseau, reprenant la thèse de Bayle, contredit Montesquieu. Une société de vrais chrétiens ne serait pas, selon Rousseau, une société d’hommes ; elle pécherait par sa perfection même. « Chacun, dit-il, remplirait son devoir ; le peuple serait soumis aux lois ; les chefs seraient justes et modérés, les magistrats intègres, incorruptibles, les soldats mépriseraient la mort ; il n’y aurait ni vanité ni luxe. Tout cela est fort bien ; mais voyons plus loin. » Pourquoi voir plus loin ? Je m’accommoderais fort aisément d’abord de voir une société ainsi faite. L’histoire ne nous montre pas encore d’état qui ait péri par sa perfection même. D’où vient donc que Rousseau croit à la chute inévitable d’une société de vrais chrétiens ? C’est qu’à ses yeux le chrétien est indifférent : « il fait son devoir, il est vrai ; mais il le fait avec une profonde indifférence sur le bon ou le mauvais succès de ses soins. » Non, le chrétien est résigné aux malheurs qu’il éprouve ; mais il n’est pas indifférent, car il prie Dieu de le secourir. La patience que le chrétien demande à Dieu, à défaut du succès, n’est pas le fatalisme musulman. Le citoyen chrétien ne se croise pas les bras devant les événemens ; il agit, parce que Dieu lui prescrit l’action, puisqu’il lui impose le travail et le devoir. Il supporte ses peines, il soulage celles des autres ; il a la résignation pour lui-même, et la charité pour son prochain. Tout cela fait un bon citoyen, un homme utile à ses concitoyens, et non un indifférent.

Quand même tous les citoyens de votre état chrétien seraient bons et vertueux, dit Rousseau, il suffit d’un seul ambitieux, d’un Catilina ou d’un Cromwell, pour tout perdre. « Celui-là très certainement aura bon marché de ses pieux compatriotes. La charité chrétienne ne permet pas aisément de penser mal de son prochain. Dès qu’il aura trouvé, par quelque ruse, l’art de leur en imposer et de s’emparer d’une partie de l’autorité publique, voilà un homme constitué en dignité ; Dieu veut qu’on le respecte. Bientôt voilà une puissance ; Dieu veut qu’on lui obéisse… On se ferait conscience de chasser l’usurpateur ; il faudrait troubler le repos public, user de violence, verser du sang ; tout cela s’accorde mal avec la douceur du chrétien. Et après tout qu’importe qu’on soit libre ou serf dans cette vallée de misères ? L’essentiel est d’aller en paradis, et la résignation n’est qu’un moyen de plus pour cela. » L’hypothèse est singulière : un seul méchant au milieu d’un peuple d’hommes vertueux, et réussissant parce qu’il est le seul et unique méchant de son peuple, car s’il y a deux méchans ou deux violens, l’hypothèse croule ! S’il y a un César en effet, il peut y avoir un Brutus, ou même s’il y a un Catilina, il peut y avoir un Cicéron. L’hypothèse ne sert au raisonnement de Rousseau que si son méchant est seul et tout à fait seul ; c’est par là qu’il se fait tyran. Mais, à suivre cette bizarre hypothèse, voilà, si je ne me trompe, un tyran bien embarrassé, car enfin à quoi emploiera-t-il son pouvoir ? À avoir beaucoup de plaisirs et beaucoup de richesses ? Alors il lui faudra des instrumens qui servent à ses plaisirs et à ses usurpations ; il lui faudra des corrupteurs et des corrompus. Où les trouvera-t-il ? — Dans tous ces vrais chrétiens qui l’entourent ? — Alors ils ne le seront plus, et gare au tyran le jour où il aura mécontenté, ou outragé, ou dépouillé ses dupes d’hier, ses esclaves d’aujourd’hui, ses meurtriers de demain ! Poussez jusqu’au bout l’hypothèse de Rousseau ; elle vous présente ou un tableau à la fois édifiant et comique, Caligula forcé de faire le bien et d’être vertueux, parce qu’il ne peut pas imposer le vice à ses sujets, — ou un spectacle tragique et consolant, Héliogabale tué par les ministres mêmes de ses plaisirs.

Les chrétiens, continue Rousseau, ne peuvent pas être de bons soldats. « Ils savent plutôt mourir que vaincre ; qu’ils soient vainqueurs ou vaincus, qu’importe ? La Providence ne sait-elle pas mieux qu’eux ce qu’il leur faut ? » Rousseau est-il le premier qui ait refusé aux chrétiens le mérite d’être de bons soldats ? Non, ces reproches sont aussi vieux que le christianisme. Les païens du temps de saint Augustin disaient aussi que l’Évangile était contraire au courage militaire et condamnait la guerre. « Vous ne devez jamais rendre le mal pour le mal, disaient les païens aux chrétiens. Quand vous êtes frappés sur une joue, vous devez tendre l’autre ; quand on vous prend votre tunique, vous devez donner votre manteau. Comment avec ces maximes avoir des soldats courageux, et comment faire la guerre[17] ? » À ces argumens, qui sont exactement les mêmes que ceux de Rousseau, que répondait saint Augustin ? — Il y a, disait-il, des guerres justes et des guerres injustes. Si l’Évangile condamne les guerres injustes, où est le mal ? Et si l’Évangile veut que les guerres, même celles qui sont justes, soient faites dans un esprit de douceur et d’humanité, selon ce que nous appelons de nos jours les lois de la civilisation, où est le mal encore ? Or, pour être faites dans cet esprit d’humanité, ne faut-il pas qu’elles soient faites par des chrétiens plutôt que par des barbares[18] ? — Il faut donc des soldats chrétiens. « Si l’Évangile condamnait toutes les guerres, il dirait aux soldats de jeter leurs armes et de se dispenser du service militaire. Il leur dit au contraire : Ne frappez personne, ne faites tort à personne ; contentez-vous de votre paie. » Puis, défendant hardiment la guerre, une fois qu’il l’a réglée selon l’esprit du christianisme : « Que reprochez-vous à la guerre ? dit saint Augustin. Le goût du mal, la cruauté de la vengeance, un esprit implacable et altéré de sang, l’ardeur de la révolte, la passion de dominer, voilà ce qu’il faut blâmer dans la guerre, voilà les passions qu’il faut interdire à la guerre ; mais quand la guerre se fait pour punir ces passions elles-mêmes, quand elle se fait par les bons contre les méchans, la guerre est dans l’ordre des choses humaines[19]. » — « Chacun ici-bas a sa mission ; le prêtre prie pour nous contre les ennemis invisibles, et le soldat combat pour nous contre les barbares[20]. » Telle est partout la doctrine de l’église. Le christianisme n’est pas venu détruire les devoirs de la vie civile ; il est venu leur donner une sanction plus haute, et un des articles du concile d’Arles, sous Constantin, exclut de la communion les soldats qui quittent leurs armes même pendant la paix[21]. Non-seulement l’église veut que les chrétiens soient soldats quand il le faut, elle ne veut même pas que les soldats chrétiens prennent des airs de prêtres et de moines ; elle sait que chaque profession a son allure. C’est l’intérieur surtout de l’homme de guerre que la loi chrétienne doit régler ; elle lui laisse à l’extérieur la liberté qu’il doit avoir. « Il faut, écrit Fénelon à un officier qui revenait à la religion, mais qui y revenait par une tristesse austère, il faut vous résoudre à mener une vie plus active que la vôtre. Vous devez voir les gens de votre condition ; il faut être gai, libre, affable ; rien de timide ni de sauvage. Demandez à Dieu qu’il vous ôte votre air timide et trop composé… Ne prenez point la piété par un certain sérieux triste, austère, contraignant[22]. »

Que Rousseau se rassure donc : il n’y a rien d’anti-social dans le christianisme, et l’Évangile n’est pas fait pour détruire l’état. Il y a plus : la religion chrétienne aide au salut de l’état ici-bas, en prêchant aux individus les voies du salut céleste. Personne en effet ne peut avoir la vertu qui mène au ciel sans que cette vertu, qui réside dans l’accomplissement des devoirs imposés à l’homme, ne serve en même temps au bonheur et à la gloire de l’état. Imaginez un état où tout le monde vivrait selon les lois de l’Évangile, c’est-à-dire où chacun ferait son devoir sur la terre : comment cet état ne serait-il pas heureux et puissant ? Mais à quoi tiendrait-il que dans cet état chacun remplirait si bien ses devoirs ? Cela tiendrait évidemment à ce que l’homme croirait à quelque chose de supérieur à l’état, c’est-à-dire à Dieu, à une loi distincte de la loi politique, c’est-à-dire à la loi religieuse ; cela tiendrait à la séparation de ce que nous devons à Dieu et de ce que nous devons à César ; cela tiendrait enfin à ce que le christianisme ne livre pas l’homme tout entier à l’état et qu’il en réserve la meilleure partie, c’est-à-dire les facultés religieuses de l’âme, le besoin et le droit que l’homme a de croire librement au Dieu de sa conscience. Or, prenons-y bien garde, c’est avec cette partie de l’âme humaine que le christianisme élève et affermit tout le reste de notre être, c’est par là même qu’il vivifie et qu’il sauve l’état ; c’est par là que le chrétien soutient le citoyen. Pour remplir vos devoirs envers l’état, ne prenez, dit Rousseau, votre force que dans votre foi en l’état. — Pour remplir vos devoirs envers l’état, prenez, dit la loi chrétienne, prenez votre force dans la foi que vous avez en Dieu. Des deux moyens, quel est le plus efficace ?

En s’appropriant l’homme tout entier, l’état en anéantit la plus grande et la meilleure partie. Nous ne valons pas en effet ici-bas par notre titre seulement de citoyens ; nous valons par notre titre de mari, de père, de fils, d’ami ; nous valons par notre foi en Dieu ; nous valons enfin par nos affections humaines et par nos espérances célestes : c’est là notre force, notre joie ; ce sont là nos devoirs et nos droits. Que fait l’état de tout cela ? Il le détruit, et il espère qu’avec des âmes ainsi mutilées et desséchées nous serons de meilleurs citoyens ! On me répond que l’état n’anéantit aucune de nos affections ni aucun de nos droits ; il veut seulement que nous mettions tout en commun. Mettre en commun ces affections qui ne vivent que dans le moi de chacun de nous, aimer sa famille dans l’état et après l’état, adorer son Dieu dans l’état et sous la loi de l’état, ou détruire ces douces et saintes affections, c’est pour moi la même chose. La société moderne est fondée tout entière sur cette réserve que l’individu fait de ses affections et de ses droits particuliers en s’associant avec d’autres individus pour composer un état. Loin de donner tout à l’état, il réserve tout ce qu’il ne donne pas par un consentement et une loi particulière. Dans la société antique, l’homme était avant tout citoyen ; dans la société moderne, l’homme est d’abord père de famille, adorateur de Dieu, propriétaire même ; il est citoyen ensuite. L’état n’a que ce que la famille et l’église lui laissent. « Les anciens, dit M. Benjamin Constant dans son excellent ouvrage de l’Esprit de conquête et d’usurpation, les anciens trouvaient plus de jouissances dans leur existence publique et ils en trouvaient moins dans leur existence privée. En conséquence, lorsqu’ils sacrifiaient la liberté individuelle à la liberté politique, ils sacrifiaient moins pour obtenir plus. Presque toutes les jouissances des modernes sont dans leur existence privée : l’immense majorité, toujours exclue du pouvoir, n’attache nécessairement qu’un intérêt très passager à son existence publique. En imitant les anciens, les modernes sacrifieraient donc plus pour obtenir moins. »

Où est la cause de cette prépondérance de l’individu sur l’état dans la société moderne ? — La cause ou plutôt la faute, dit Rousseau, en est au christianisme, qui a rompu l’unité de l’état en donnant à l’homme une autre patrie que celle qu’il a sur la terre, en lui enseignant qu’il a un autre maître que César. — La cause ou plutôt le mérite, disons-nous, en est au christianisme, qui a établi l’indépendance de l’âme humaine en mettant la liberté dans l’individu, au lieu de la mettre dans le citoyen. « J’étais libre, dit le citoyen, car j’étais souverain. » Oui, vous étiez souverain dans vos petites républiques de dix mille âmes ; mais partout ailleurs vous étiez esclave. Et comme il n’y avait de républiques qu’en Grèce et en Italie, comme partout ailleurs c’étaient de grands empires, composés de millions d’esclaves sous un seul maître, il s’ensuit évidemment que dans le monde antique lui-même, dans ce monde qu’on nous représente comme celui de la liberté, l’esclavage avait la , majorité et qu’il y avait des millions d’individus esclaves pour quelques citoyens souverains. En mettant la liberté dans l’individu au lieu de la mettre dans le citoyen, le christianisme a donc profité au grand nombre. Dans la société moderne, où les grands états sont aussi beaucoup plus nombreux que les petites républiques, c’est aussi à l’individu qu’il faut donner la liberté et non au citoyen, car de cette manière seulement vous servirez la cause du grand nombre. Dans la société moderne, établir l’idée de la souveraineté absolue de l’état, ce n’est pas donner cette souveraineté aux citoyens et à tout le monde, c’est infailliblement la donner à quelqu’un sur tout le monde. Aussi tous les raisonnemens de Rousseau sur la souveraineté du peuple et sur la souveraineté de l’état aboutissent très facilement au despotisme.


VI.

Il est temps de résumer et de conclure cette discussion. Nous avons mis en présence la doctrine de la souveraineté illimitée de l’état, qui est la doctrine du Contrat social, et la doctrine de l’indépendance de l’individu, qui est la doctrine chrétienne. Non point que, selon l’Evangile, l’individu soit indépendant de toute loi et de tout droit : il est soumis aux lois éternelles de la justice ; mais ces lois-là n’ont point de représentant absolu et perpétuel sur la terre, pas plus le peuple souverain que le roi sacré à Reims. Et même c’est parce qu’elles n’ont aucun représentant absolu et perpétuel ici-bas, que Dieu les a gravées dans la conscience de l’homme. Il les a mises là, ne voulant pas les mettre ailleurs et sachant bien que c’est encore là qu’elles se conserveraient le mieux et s’altéreraient le moins.

J’entends d’ici les docteurs de la souveraineté de l’état : Niez-vous donc, me disent-ils, la souveraineté du peuple ? — Oui ! — Et la souveraineté du droit divin ? — Oui ! — Vous niez donc toute souveraineté ici-bas ? — Assurément ; je nie qu’il y ait ici-bas une souveraineté quelconque absolue et illimitée, ce qui veut dire tout simplement, prenez-y garde, que je nie qu’il y ait personne qui soit Dieu ici-bas ; je nie la doctrine de la souveraineté à cause de son principe et à cause de ses effets : à cause de son principe, la souveraineté suppose la perfection, car il serait absurde de croire qu’il y ait le pouvoir de tout faire là où il n’y aurait pas en même temps le pouvoir et le devoir de tout bien faire. Or où donc est la perfection sur la terre ? où est la justice absolue ? où est la bonté parfaite ? Elle n’est pas dans l’homme : comment serait-elle dans les hommes réunis ? Comment le tout pourrait-il avoir ce que n’ont point les parties de ce tout ? Il n’y a donc point de souveraineté ici-bas, puisqu’il n’y a point ici-bas de droit absolu et parfait. Le cœur de l’homme n’en est point capable, et la société par conséquent n’en est point capable non plus. Dieu seul est souverain, parce que Dieu seul est parfait, et voilà pourquoi nous demandons dans la divine prière que le règne de Dieu arrive, parce que c’est en Dieu seul qu’est la souveraineté légitime.

Je répudie la doctrine de la souveraineté illimitée sur la terre à cause de ses effets, car aussitôt qu’elle est établie quelque part sur la terre, elle devient l’objet de toutes les ambitions : ambitions sacerdotales, ambitions princières, ambitions démocratiques, et enfin, pour écraser les autres, ambitions militaires. Les souverains tombent, mais la souveraineté ne tombe pas ; chacun s’empresse de la sauver de ses chutes, afin de l’avoir à son tour. Le peuple nie la souveraineté de droit divin, et les rois de droit divin nient la souveraineté du peuple ; mais, peuple ou rois, tout le monde croit qu’il doit y avoir quelque part la souveraineté sur la terre, idée fatale qui perpétue la tyrannie à travers le changement des tyrans ! Que de fictions singulières ! que de sophismes étranges pour expliquer l’existence de cette souveraineté illimitée ! Tantôt c’est Dieu qui passe dans un homme, et un couronnement se change en sacrement ou en apothéose ; tantôt c’est le peuple lui-même qui passe dans un homme ou dans quelques hommes : c’est la nation qui se fait individu, ou comité de salut public, ou gouvernement provisoire, ou qui même se fait ville, car je me souviens d’avoir lu, dans le Bulletin de la république publié au mois d’avril 18A8 par le ministère de l’intérieur, ces phrases caractéristiques : « Paris se regarde avec raison comme le mandataire de toute la population du territoire national… Si les influences sociales pervertissent le jugement ou trahissent le vœu des masses dispersées et trompées par l’éloignement, le peuple de Paris se croit et se déclare solidaire des intérêts de toute la nation[23]. » Celui qui écrivait ces phrases comprenait bien la souveraineté du peuple, qui n’existe qu’à la condition d’être usurpée et exercée par quelqu’un.

Quand quelqu’un ou quelques-uns se sont ainsi emparés de la souveraineté illimitée qu’on fait résider dans le peuple, et qu’ils s’en déclarent les représentans, n’attendez plus ni modération ni justice. Le fanatisme dispense de tout scrupule les partis qui parlent au nom du peuple. Ils sont le peuple : qui donc oserait s’opposer à la volonté du peuple, et surtout à la volonté du souverain ? De là cette maxime si chère aux docteurs de 93 : la volonté du peuple est le droit et la justice elle-même. Cette volonté, qui la discernera et la déclarera ? Hélas ! celui qui l’imposera par la force et par la terreur, tantôt Robespierre et tantôt Tallien, tantôt la convention et tantôt, comme en 1848, la ville de Paris se déclarant la mandataire de la France, ou plutôt le Bulletin de la république se déclarant le mandataire de Paris et de la France ! Misérable mirage en effet que ce prétendu exercice de la souveraineté du peuple ! On parle du peuple et de la nation, les mots sont gros et pompeux ; vous approchez : derrière le peuple et la nation, il n’y a qu’un homme ou deux, et souvent même il n’y a qu’une écritoire insolente.

En vain Rousseau, effrayé du pouvoir qu’il confère à l’état ou à ceux qui se sont déclarés les représentans de l’état, essaie de restreindre la souveraineté qu’il a créée. Ses restrictions sont impuissantes. « Le pouvoir souverain, dit-il, tout absolu, tout sacré, tout inviolable qu’il est, ne passe ni ne peut passer les bornes des conventions générales, et tout homme peut disposer pleinement de ce qui lui a été laissé de ses biens et de sa liberté par ces conventions. » L’intention de Rousseau est bonne ; mais qui déterminera les bornes de ces conventions générales ? Qui indiquera les limites du pouvoir souverain ? Le pouvoir souverain lui-même ; sans cela, il ne serait plus souverain.

Est-il possible délimiter la souveraineté ? Non. Il n’y a qu’une chose possible : c’est de ne pas la créer, c’est de ne pas croire qu’elle puisse exister sur terre, où n’existent ni l’absolue justice, ni la parfaite raison. Eh ! que pouvez-vous craindre, me dira-t-on, de la souveraineté soit du droit divin, soit du droit populaire dans un pays et dans un temps où le pouvoir tombe tous les dix ou quinze ans ? Croyez au danger des révolutions et non au danger de la souveraineté ; je crois aux deux, parce qu’ils s’augmentent l’un par l’autre. Je crois au danger de cette souveraineté illimitée qui est sans cesse renversée, jamais détruite, que personne ne nie, parce que tout le monde l’usurpe. J’ai entendu raconter qu’il y avait un peuple qui, révolté et vainqueur, étant un jour entré dans le palais, prit le trône et le brûla. Erreur et illusion ! ce peuple n’avait pas brûlé le trône, il l’avait partagé ; ce n’était plus le palais qui régnait, c’était le club. Palais ou club, il y avait toujours quelqu’un qui croyait avoir le droit de faire prévaloir sa volonté et de l’appeler justice. Qu’avait donc gagné la liberté à ces catastrophes ? Elle avait changé de tyran et de persécuteur, voilà tout. Ne vous y trompez point, avec les chutes de pouvoirs et de dynasties que nous avons vues, il y aurait eu de quoi fonder vingt fois la liberté de l’individu, si à chaque chute la souveraineté illimitée ne s’était pas relevée aussi forte que jamais, prenant seulement un autre habit, tantôt la blouse et tantôt l’uniforme. La liberté en France n’a jamais rien gagné aux révolutions, parce qu’elle s’est toujours trouvée en présence d’une souveraineté illimitée quelconque. Ne dites pas non plus que les abaissemens de langage et de costume qu’a subis la souveraineté, même en se relevant, auraient dû profiter à la liberté. Dans le monde des sentimens et des idées, il ne suffit pas d’abaisser une doctrine pour élever celle qui lui est contraire. Les doctrines ne s’élèvent que par leur force et par leur effort. La ruine d’une doctrine n’a jamais fait toute seule la fortune d’une autre. Oui, la souveraineté de nos jours a semblé s’abaisser, elle s’est dégradée ; elle ne s’est pas affaiblie. Oui, ça été un spectacle douloureux, si vous voulez, que de voir la souveraineté commencer avec la pourpre de Charlemagne ou l’hermine de saint Louis et finir avec les haillons de Lazare ; mais Lazare s’est-il cru moins souverain que Charlemagne ? Le dictateur en guenilles a-t-il été moins brutal et moins insolent que le dictateur couronné ? A-t-il plus respecté la liberté de la foi ou la liberté de la propriété ? Non assurément. Il n’a pas douté de son pouvoir, et personne non plus n’en a douté. Craignons donc cette doctrine fatale de la souveraineté sur la terre, qui, selon les temps, descend des cieux à Reims avec la sainte ampoule et qui finit par se loger dans je ne sais quels faubourgs ameutés, portant d’abord la tiare, puis le bonnet rouge, mais qui ne renonce jamais à la massue avec laquelle elle écrase les droits, les sentimens et les pensées de l’individu. Cette massue sauvage, Rousseau l’a rendue plus pernicieuse encore en l’enveloppant pour ainsi dire dans la métaphysique du Contrat social ; il a donné à la brutalité le sacrement du sophisme.

L’histoire de la vie de Rousseau n’est pas finie, mais l’étude des doctrines morales et politiques de Rousseau est achevée avec le Contrat social. Il y a dans Rousseau deux hommes, le moraliste, le politique et le philosophe, tel qu’il est dans le Discours sur les arts et les lettres, le Discours sur l’inégalité des conditions humaines, la Nouvelle Héloïse, Émile et le Contrat social, et l’homme souvent malheureux et souvent maniaque que nous voyons dans les Confessions, les Dialogues et dans la Correspondance. De ces deux hommes, nous venons d’achever d’étudier l’un, c’est-à-dire le moraliste, le politique et le philosophe, et nous avons souvent représenté la physionomie mobile et changeante de l’autre. Que nous resterait-il à faire pour terminer ce second portrait ? Il nous resterait à suivre Rousseau dans sa vie errante et dans son humeur inquiète, en Suisse, en Angleterre, en Dauphiné, jusqu’à son dernier asile et sa mort volontaire. Ces récits biographiques, je les achèverai quelque jour, s’ils ne s’écartent pas trop par le détail même qu’ils comportent du ton général des travaux de la Revue.


SAINT-MARC GIRARDIN.

  1. Voyez le rapport sur la police générale par Saint-Just, 15 avril 1794. Saint-Just décerne à Rousseau le titre de l’homme révolutionnaire (Histoire parlementaire de la Révolution, t. XXXII, p. 309).
  2. Saint-Simon, t. IX, édition Sautelet, p. 44 et 45.
  3. Histoire parlementaire de la Révolution, t. XXVIII. p. 184.
  4. Digeste, titre IV, De Constitutionibus principum.
  5. Ce nombre de dix mille citoyens est le nombre fixé dans la République de Platon. Livre III, ch. 1er .
  6. « Comme la nature, dit-il, a donné des termes à la stature d’un homme bien conformé, passé lesquels elle ne fait plus que des géans ou des nains, il y a de même, eu égard à la constitution d’un état, des bornes à l’étendue qu’il peut avoir, afin qu’il ne soit ni trop grand pour pouvoir être bien gouverné, ni trop petit pour se maintenir par lui-même. Il y a dans tout corps politique un maximum de forces qu’il ne saurait passer et duquel souvent il s’éloigne à force de s’agrandir. Plus le lien social s’étend, plus il se relâche, et en général un petit état est proportionnellement plus fort qu’un grand. » Liv. II, ch. 9.
  7. Écrit en 1832.
  8. Il s’agit, on va le voir, de la démocratie politique et non de la démocratie civile.
  9. Tome XXXIe de l’Histoire parlementaire de la Révolution française, p. 270.
  10. L’expropriation pour cause d’utilité publique ne détruit pas le droit de propriété, puisque l’expropriation doit être précédée d’une juste et préalable indemnité. Ne nous y trompons pas cependant : la facilité progressive des expropriations procède de la doctrine de la souveraineté absolue de l’état. Chaque jour, le moi s’efface et l’état grandit. Il n’y a plus d’hommes ; il n’y a plus que ce qu’on appelle la société, masse flottante qui est de plus en plus composée de choses, au lieu d’être composée de personnes.
  11. Émile.
  12. Cité de Dieu, liv. III, ch. 14.
  13. « Quæso, ab humano impetremus affectu ut femina sponsum suum a fratre suo peremptum sine crimine fleverit. » (Cité de Dieu, livre III, ibid.) On voit que les beaux vers de Corneille dans le rôle de Curiace :

    Et je rends grâce au ciel de n’être pas Romain,
    Pour conserver encor quelque chose d’humain,

    viennent de saint Augustin. L’idée même du personnage de Camille et cette opposition de la douleur d’une femme au fanatisme patriotique viennent aussi de saint Augustin. Corneille, en poète dramatique, a ajouté la passion de l’amante à la douleur de la fiancée, afin de rendre le contraste plus fort et plus touchant. Est-ce à dire que Corneille, en faisant la tragédie d’Horace, ait imité saint Augustin ? Non, il l’a imité ou plutôt il s’en est inspiré sans le savoir peut-être. Au XVIIe siècle, on lisait beaucoup saint Augustin, et ses idées se répandant dans le monde, le poète les prenait dans l’esprit général du temps, sans avoir besoin de les chercher dans les œuvres de saint Augustin.

  14. 5 février 1794. — Histoire parlementaire de la Révolution, t. XXXI, p. 276.
  15. C’est la définition de l’inquisition.
  16. Esprit des Lois, liv. XXIV, chap. 6.
  17. Lettres de saint Augustin. Voyez la 138e à Marcellin.
  18. « Misericorditer enim, si fieri posset, etiam bella gererentur a bonis. » Ibid.
  19. Contra Faustum, livre XXII, ch. 74.
  20. Lettre 189e.
  21. L’Eglise et l’Empire romain au quatrième siècle, par M. A. de Broglie, t. Ier, p. 287.
  22. Fénelon, Lettres spirituelles, lettre 63e, édition de M. S. de Sacy.
  23. Bulletin de la république, no 16, 15 avril 1848.