Jean-Daniel Dumas, le héros de la Monongahéla/Après la victoire

G. Duchamps, libraire-éditeur (p. 77-84).

Après la victoire


Après le triomphe de la Monongahéla, M. Dumas, qui avait remplacé M. de Contrecœur dans le commendement du fort Duquesne, voulut poursuivre ses avantages. Ses premiers soins furent d’organiser des partis de Sauvages à la tête de plusieurs desquels il mit des officiers canadiens, et les lança sur les frontières ennemies qu’ils mirent à feu et à sang.

Depuis son arrivée au fort Duquesne, M. Dumas avait pris un grand ascendant sur les Sauvages de cette région, qu’il maniait à sa guise, et son prestige augmentait toujours ; il s’affermit surtout au lendemain de l’éclatant succès du 9 juillet qui avait frappé ces peuples d’admiration.

Les Loups (Delaware) et les Chaouanons (Shawanoes), anciens amis et alliés des Anglais, déterrèrent aussi la hache et se jetèrent dans une lutte à outrance contre leurs anciens amis. Les Mingoes ou Cinq Nations de l’Ohio, ainsi que nombre de tribus éloignées organisèrent des partis et tombèrent sur les malheureux colons de la Pennsylvanie, de la Virginie, du Maryland et de la Caroline. « The West rose like a nest of hornets, and swarmed in fury against the English frontier » dit M. Parkman ; et il ajoute : « Such was the consequence of the defeat of Braddock aided by the skilful devices of the French commander ».[1]

« Je n’ai pas été huit jours de temps » écrivait M. Dumas, « depuis le départ de monsr de Contrecœur, sans avoir à la fois six ou sept différents partis en campagne dans lesquels j’ai toujours mêlé des Français. Jusques ici, il nous en a coûté deux officiers et peu de soldats, mais les villages sont pleins de prisonniers de tout âge et de tout sexe ; l’ennemi a beaucoup plus perdu depuis la bataille qu’il ne fit le jour de sa défaite… »[2]

Au mois d’avril 1756, M. Douville attaque un fort en Virginie ; il est tué et ses gens sont repoussés. Plus heureux que lui, le 2 août suivant, le chevalier de Villiers, envoyé par M. Dumas, brûle le fort Granville,[3] situé sur la rive nord de la rivière Juanita, à soixante milles de Philadelphie.

Voici l’intéressant récit que fit M. le chevalier de Kerlérec, gouverneur de la Louisiane, de cette heureuse expédition.[4]


23 décembre 1757.


Monseigneur,


« J’ay l’honneur de vous rendre compte que le chevalier de Villiers, capitaine d’infanterie au service de cette colonie, détaché au poste des Illinois, et que j’avois commandé pour convoyer les secours de vivres que M. de Makarty a envoyé le printemps dernier à M. Dumas, commandant au fort Duquesne, s’est acquitté de cette mission avec toute la prudence et distinction possible.

« À peine cet officier eut-il remis à M. Dumas, en très bon ordre, les vivres dont il étoit chargé, qu’il désira aller en party sur les Anglois (la saison s’opposant qu’il se rendit aux Illinois), guidé, premièrement, par le désir de concourir à la gloire des armes du Roy, il fut en même temps charmé de profiter de toutes les occasions qui se présenteroient de venger la mort du sieur Jumonville, son frère, qui a été assassiné par les Anglois.

« Il partit donc du fort Duquesne avec un détachement de soixante hommes, François et Sauvages, avec des instructions du sieur Dumas, commandant de ce fort, pour aller en party du costé de celuy de Cumberland pour s’opposer aux communications qu’il pourrait y avoir d’un fort à l’autre.

« Après avoir parcouru soixante lieues du païs le plus ingrat, manquant de vivres et la maladie l’ayant attaqué, ainsi que la plus grande partie de son monde, sans exception de son guide, il a été obligé de relâcher au fort Duquesne après vingt-cinq jours de route.

« Il ne tarda pas à se rétablir et trouvant des forces dans un zèle ranimé par les obstacles, il pria M. Dumas de vouloir bien le renvoyer de nouveau en party, ce qui lui fut accordé.

« Le chevalier de Villiers repartit donc le 13 juillet avec vingt-deux François, pour aller au village d’Attiguer,[5] distant de quinze lieues du fort Duquesne) où il leva un party de trente-deux sauvages des nations Loups Chaouanons et Illinois, qui lui formèrent en total un détachement de cinquante-cinq hommes, avec lequel il partit de ce village le 17 du même mois, dans le dessein de se rendre au fort anglois George de Craon,[6] mais son guide s’étant trompé de route, il se trouva, le 30 à midy, à vue de celuy de Grandville, il découvrit trois hommes qu’il voulut cerner, mais en ayant été aperçu, ils s’enfuirent dans le fort malgré quelques coups de fusils qui furent tirés.

« Cet officier se campa à la portée du fusil du fort, qui fit sur sa troupe un feu très vif de mousqueterie et de deux pièces de canon, auquel il répondit de son mieux. Ce feu dura de part et d’autre jusqu’à la nuit, que le sieur de Villiers se rapprochant le fit investir par la majeure partie de son monde et occupa l’autre pendant une grande partie de la nuit à faire des amas de bois sec qu’il fit transporter par le moyen d’une coulée qui le conduisoit à vingt pieds dudit fort Grandville et d’amas en amas, ils placèrent la valeur de quatre cordes de ce bois jusqu’au pied d’un bastion qui les mettaient à couvert du feu de l’ennemy, ils y mirent le feu et favorisé par le vent, ce bastion fut aussitôt incendié, malgré tous les efforts que firent les assiégés pour l’éteindre, efforts qui ne pouvoient guère avoir du succès par la prudence avec laquelle le chevalier de Villiers avoit placé son monde pour soutenir les siens et faire cesser la mousqueterie de l’ennemy.

« Cet incendie ayant fait brèche, le sieur de Villiers se préparoit au jour à foncer la bayonnette au bout du fusil, mais le commandant de ce fort, deux officiers et six soldats ayant été tués, le reste de la garnison a ouvert les portes et s’est rendue à discrétion du vainqueur qui en a usé avec toute la modération praticable avec des auxiliaires sauvages, qui vouloient en brûler quelques-uns, mais ses harangues ont été si pathétiques qu’il a sauvé la vie à trente soldats, trois femmes et sept enfants, qui se sont trouvés dans le fort et qu’il a conduit le 12 aoust au fort Duquesne aux ordres de M. Dumas, après avoir incendié le fort et tout ce qui en dépend, ainsi que beaucoup de farine, encloué deux pièces de canons et partagé la poudre, qui s’est trouvée en petite quantité, à ses sauvages et à sa troupe.

« Voilà Monseigneur, le détail circonstancié de cette affaire et je crois devoir vous représenter qu’il est de l’intérest essentiel du service que cet officier reçoive quelque marque de satisfaction du Roy. Je vous supplie donc, Monseigneur, de luy procurer la croix de Saint-Louis ; cette grâce fera un effet sensible dans le militaire qui est confié à mes ordres, j’ose même vous dire qu’elle est nécessaire, surtout dans la dépendance des Illinois, où le service est on ne peut pas plus dur, et il est bon que ces Messieurs apprennent par épreuve que si le travail est grand, la récompense du monarque est toujours proportionnée… »

Des lettres du fort Duquesne rapportaient que la Pennsylvanie levait 2000 hommes, et la Virginie et le Maryland, 3000, pour aider aux cultivateurs à rentrer la récolte. On ajoutait que M. Dumas, ayant formé le dessein d’aller détruire le fort Cumberland, avait envoyé un parti pour en faire la reconnaissance.[7] Il avait, en effet, résolu de brûler ce poste. Mais M. Le Mercier ne lui ayant envoyé ni soufre ni salpêtre, malgré les ordres formels du gouverneur, l’entreprise dut être abandonnée. Ce fort était situé au pied des montagnes à environ 70 lieues de la côte et à 80 du fort Duquesne.

Le 9 septembre suivant, M. Dumas écrivant à M. de Vaudreuil, rapporte que Attigué (Kittaning des Anglais) fut attaqué par le colonel Washington à la tête de 300 ou 400 hommes. Cette attaque fut repoussée, dit-il. D’après M. Parkman, les choses se passèrent différemment. L’expédition contre Attigué était sous les ordres du colonel John Armstrong, un colon de Cumberland, et elle obtint un succès complet, détruisant le fort et ramenant plusieurs prisonniers.[8] Puis, ayant donné la version de M. Dumas, il ajoute : « Like other officers of the day, he would admit nothing but successes in the department under his command ».

Vers la fin de l’année 1756, M. Dumas, exténué par ces rudes labeurs, demanda d’être relevé de son commandement afin de prendre un repos si bien mérité. Ce repos lui fut accordé et il descendit à Montréal où on le retrouve le 13 décembre, assistant à une grande conférence que tenait M. de Vaudreuil avec les Sauvages.[9]

  1. Montcalm and Wolfe, 1888. Vol. I, pp. 329, 330.
  2. Lettre au ministre, 24 juillet 1756.
  3. Le fort Granville fut probablement ainsi nommé en l’honneur de George Granville, vicomte de Lansdowne, célèbre homme d’État anglais et auteur de comédies, de tragédies, et de dissertations historiques. Il fut l’un des protecteurs de Pope.
  4. Cette lettre est reproduite dans Les Dernières Années de la Louisiane Française, par M. Marc Villiers du Terrage, pp. 85-87, où nous la prenons. La date de 1757 nous paraît être une erreur d’impression. Ce devrait être 1756.
  5. Le village d’Attigué, le Kittanning des Anglais, se trouvait situé sur l’Alleghany vis-à-vis de la rivière Kiskomitas.
  6. Le fort que Kerlérec appelle George de Craon devait être un des entrepôts du fameux traitant George Croghan, l’adversaire acharné des Français, dont plusieurs comptoirs furent pillés en 1756.

    Ces deux notes sont de M. Villiers du Terrage.

  7. Documents relating to the Colonial History of the State of New York. Paris documents. Vol. X, p. 466.
  8. Montcalm and Wolfe, 1888. Vol. I, pp. 423-427.
  9. Documents relating to the Colonial History of the State of New York. Paris Documents. Vol. X, p. 500.