Je suis, tout en flattant ma chatte «Gibelotte,»...

Je suis, tout en flattant ma chatte «Gibelotte,»...
Revue des Deux Mondes5e période, tome 24 (p. 225-228).
POÉSIE

« Je suis, tout en flattant ma chatte « Gibelotte, »
Hanté pur une idée obsédante et falote.
Ma chatte « Gibelotte » a ce je ne sais quoi
Qui des clercs et des chats est un même apanage ;
Ensemble nous faisons le plus parfait ménage,
Moyennant qu’elle garde, entier, son quant-à-soi.
Elle est souple, discrète et point du tout méchante,
Sauf à n’avoir souci que de ce qui lui chante ;
De plus, et sans qu’il faille en chercher la raison,
Elle appartient bien moins à moi qu’à la maison.
C’est la règle, d’ailleurs, ni flatteuse, ni neuve.
Vous doutez ? A ceci n’auriez-vous point songé
Que nul avec un chat n’a jamais voyagé,
Et n'est-ce pas du fait administrer la preuve ?
Whittington ? Oui, je sais ; mais il n’alla pas loin ;
La bête eût suppléé les cloches au besoin.
L’état d’âme des chats reste une énigme obscure ;
Avec eux, on n’est sûr de rien, on ne sait pas :
L’ami du fabuleux marquis de Carabas
Est le seul chat connu qui d’un homme ait eu cure.
Moi, j’adore ma chatte ; elle, de son côté,
Se laisse aimer ; telle est, au vrai, la vérité.
De plaisanter à froid honni qui me soupçonne,
Mais c’est une très fine et soigneuse personne

Qui de la cave au toit, de jour comme de nuit,
Va, vient, sans rien heurter ni faire plus de bruit
Qu’un diacre en souliers plats dans une cathédrale.
« Diacre » n’est pas le mot ; et, pour tout délicat,
Son allure à la fois prudente et magistrale
Hausse l’impression jusqu’au canonicat :
Rien n’y manque, pas même un rappel de fourrure ! 1
Et, pour Dieu, n’allez point estimer déplacé
Ou par trop puéril ce détail de parure,
Grâce auquel, évoqué des limbes du passé,
Nous retrouvons au bout de la courbe lointaine
Que suit de nos pensers l’intime enchaînement,
Ce « saint homme de chat » que Jean de La Fontaine
Joliment nous a peint, dangereux et charmant.

J’observe que le chat, pour la croyance antique,
Étant mystérieux, était hiératique ;
Des peuples, gravement, l’adoraient à genoux,
Qu’il fût de chair, de bronze, ou d’argile émaillée.
En son œil froid d’icône et de bête empaillée
Que lisaient-ils, ces morts ? Vous, moi, qu’y lisons-nous ?
Grand ouvert, c’est quand même un mur à porte close,
Et « derrière lequel se passe quelque chose… »
Rien, peut-être ! Qui sait ? — Accroupi sous les cieux,
Le Grand Sphinx ne dit point à qui scrute ses yeux
Perdus à l’horizon sur les houles du sable,
Si ce qui dort au fond de son regard terni
Est de la Certitude ou de l’Inconnaissable,
Si c’est du pur Néant, ou bien de l’Infini !



Angora de boudoir ou matou de gouttière,
Le chat, sous notre ciel et dans l’Europe entière,
Est un hôte, émigré loin du climat natal,
Qui garde, inaltéré, le type oriental.
Détaillez-le plutôt : masque triangulaire ;
Effacement du nez ; largeur du maxillaire ;
Obliquité des yeux fortement écartés ;
Et voyez, poil à poil en bel ordre plantés,

Ces brins terrifians d’une moustache rare
De conquérant mogol ou de héros tartare :
Timour-Leng, Ginghiz-Khan et le grand Attila
Eurent, c’est établi, de ces moustaches-là !

Autre chose, plus grave ! Il est de la famille
Des beaux félins royaux dont la race fourmille
De l’Indus au Mé-Kong, du Pamir à Java.
Ceux-là sont les aînés dans la chaîne des êtres ;
Ils sont les grands témoins, étant les grands ancêtres,
Ils ont connu les temps augustes de Siva !
Ceux-là s’en vont, la nuit, errer par les décombres
Des temples désertés d’Angkor ou de Delhi,
Et dans l’ombre des murs glissent comme des ombres,
Zélateurs survivans du vieux culte aboli.
Ils frôlent de leurs reins crépitans d’étincelles
L’autel veuf de son dieu monstrueux ; leurs prunelles
Fluides, dont les feux éclipsés par instans
Font dans le vide noir des trous inquiétans,
Lampyres accouplés, luisent phosphorescentes ;
Et le vent, alourdi de leurs odeurs puissantes,
Jusque dans les faubourgs des villes, fait courir
Une petite mort sur les nerfs des molosses,
Et, la trompe levée aux étoiles, barrir
En appels de défi les éléphans colosses !

De ces fauves le chat est un diminutif.
N’ayant point à braver Béhémoth dans ses jungles,
De quoi lui serviraient leurs effroyables ongles ?
Rien moins que violent, il est plutôt furtif ;
Tigre de Lilliput et panthère-pygmée,
C’est contre les souris que l’espèce est armée ;
Mais la griffe ancestrale est là toujours, qui dort :
Laissez-la sommeiller ! Qui la réveille — a tort.
Tenez ; quand je pelote avec ma favorite,
Je peux, assez longtemps, sans qu’elle s’en irrite,
Prolonger un manège où je prends mon plaisir ;
Dans l’ampleur de sa peau bizarrement zébrée
Elle se laisse, molle, et comme invertébrée,

Pétrir, et fourrager, et rouler à loisir.
Tout de même, tandis qu’en maître je m’amuse,
Il faut qu’à mon doigté j’apporte quelque soin ;
Car, si j’ai la main lourde, ou si je vais trop loin,
« Gibelotte » s’entend à marquer que j’abuse,
Et ce, d’une façon qui vaut tous les discours :
Hors du bourrelet rond de ses pieds de velours
Elle fait, d’une brusque et quintuple détente,
Jaillir cinq crocs d’onyx de leur gaine latente ;
Et, péremptoirement, pour ce simple motif
Qu’il lui plaît d’en finir et qu’elle est un peu lasse,
Remet, d’un geste net, sec et définitif,
Les choses à leur point et le maître à sa place :
— J’ai ce que je mérite, et c’est bien fait pour moi…



La fonction du chat ? — En toute bonne foi
Je dirais : la Beauté. Lorsque le plus futile
Des êtres a sa fin, son but, son rôle utile,
Ne voir dans l’Inventeur divin qu’un étourdi
Mal-content d’avoir fait la souris, est hardi,
Mais peu respectueux. Hugo, railleur énorme,
L’osa, quitte à sauver l’audace par la forme.
Je préfère penser que la Toute-Bonté
S’est prise de pitié pour le monde et sa prose ;
Que le chat fut créé, comme le fut la rose
Pour qu’un peu d’idéal berçât l’Humanité ;
Et je trouve sa fin, — qu’on l’aime ou le dénigre, —
Dans cet illustre mot où rien n’est à changer :
— « Dieu fit le chat, afin que sans trop de danger
« L’homme eût la volupté de caresser le tigre. »


BORRELLI.