Java et le Système colonial des Hollandais

Java et le Système colonial des Hollandais
Revue des Deux Mondes4e période, tome 144 (p. 161-187).
JAVA
ET LE
SYSTÈME COLONIAL DES HOLLANDAIS

Au voyageur qui revient de Java, les Hollandais ne manquent pas de demander ce qui l’a le plus frappé dans leur magnifique colonie. Et l’on est tenté de leur répondre que c’est de les y voir, et de les y voir rester. Ce petit peuple, dont le pays n’est qu’un point sur la carte de l’Europe, domine depuis trois siècles, avec une admirable ténacité, sur ce vaste empire colonial de l’Insulinde, qui compte trente-cinq millions d’habitans, qui comprend des îles grandes comme la France, des îles au milieu desquelles l’Angleterre ne serait plus qu’un îlot perdu dans une mer de forêts. Java, Sumatra, les trois quarts de Bornéo, les Moluques, les Célèbes, Bali, Lombok, Sumbava, Florès, Timor, voilà ce que les Hollandais possèdent encore de leur immense empire des Indes Orientales qui s’étendit autrefois jusqu’au Bengale et au cap de Bonne-Espérance. Java, cette reine de l’archipel, leur fut ravie en 1811 ; mais les Anglais, après une domination éphémère, la leur restituèrent en 1816, sans en connaître la valeur. Ils ignoraient qu’ils abandonnaient la plus belle colonie du monde. N’est-ce pas un des leurs, Adam Smith, qui a dit que cette île, par la fertilité de son sol, par la grande étendue de ses côtes, par le nombre de ses rivières navigables, est la contrée la mieux placée pour le siège d’un grand commerce extérieur et pour l’établissement d’un grand nombre de manufactures ? L’illustre économiste savait sans doute que le commerce a existé dans l’archipel indien depuis la plus haute antiquité ; que les Tyriens le visitaient ; et que c’est de là que les anciens importaient en Egypte les clous de girofle, que mentionne Strabon. Comme les Anglais n’ont jamais restitué une seule colonie, on peut douter qu’ils eussent restitué Java s’ils n’avaient été encore dans l’ivresse du triomphe, au lendemain de Waterloo, et pleins de reconnaissance envers la Hollande qui leur avait facilité le succès. Pour une fois que l’Angleterre sut noblement rendre le bien d’autrui, ce fut dans une heure d’oubli.

Comment, depuis lors, les Néerlandais se maintiennent-ils dans l’archipel ? Comment trente mille Européens gouvernent-ils paisiblement vingt-cinq millions de Javanais, qui sont satisfaits de leur sort ? Voilà ce qu’il y a de plus merveilleux à Java, voilà ce qu’il est intéressant d’examiner.

La Hollande n’a point, comme l’Angleterre, de colonies autonomes, ayant leur gouvernement responsable et leur parlement, telles que la colonie du Cap, où les indigènes mêmes ont le droit de vote, et dont les institutions sont fidèlement calquées sur celles de la Grande-Bretagne. Les colonies hollandaises n’ont aucune existence propre : elles sont soumises au contrôle de la mère patrie, et le représentant du Roi y exerce un pouvoir presque omnipotent ; elles réalisent le type de ce que les Anglais appellent Crown Colony ou colonies de la Couronne, pour les distinguer des colonies à self government.

Avant la constitution hollandaise de 1848, c’était le Roi qui avait l’administration exclusive des possessions d’outre-mer ; mais actuellement la loi règle le budget des colonies et les affaires les plus importantes. L’administration des possessions d’outre-mer est exercée au nom du Roi par le ministre des colonies, et chaque année un rapport détaillé est présenté aux États généraux sur la situation coloniale. Le gouvernement des Indes Néerlandaises n’est plus, comme au temps de la fameuse Compagnie des Indes, exercé par un collège, mais repose dans les mains d’un seul homme, mandataire du Roi, et responsable envers lui de l’exercice de son mandat ; responsabilité qui trouve sa sanction dans la faculté accordée au Roi et à la Seconde Chambre des États généraux de le mettre en accusation. Ce mandataire du Roi porte le titre de gouverneur général. Il est le chef des armées de terre et de mer des Indes Néerlandaises ; il exerce son contrôle suprême sur les différentes branches de l’administration générale ; il rend des ordonnances sur toutes les matières non réglées par la loi ou par arrêté royal ; il déclare la guerre, conclut la paix et passe des traités avec les princes indigènes ; il confère les emplois civils et militaires ; il exerce le droit de grâce et d’amnistie, et nulle condamnation à la peine capitale ne peut être exécutée sans son autorisation. Un de ses plus importans devoirs est la protection des indigènes : il veille à ce qu’aucune concession de terre ne lèse leurs droits et soumet aux prescriptions des règlemens administratifs les cultures du gouvernement ; il règle la nature et la durée des corvées, et veille à l’exécution des ordonnances relatives à cette matière. Il peut expulser les étrangers qui troublent l’ordre public. En un mot, le représentant du Roi est investi de tous les pouvoirs ; il est, dans l’empire des Indes, presque un roi lui-même, dans le sens le plus absolu.

A côté, ou plutôt au-dessous de lui, il y a bien un Conseil des Indes siégeant sous sa présidence et composé d’un vice-président et de quatre membres, mais ce n’est là qu’un corps consultatif dont il prend l’avis sans être tenu de le suivre ; dans certains cas spécifiés par la loi il est lié, il est vrai, par l’avis de la majorité du conseil, mais comme ce n’est point le conseil qui doit répondre de la conduite du gouvernement, il lui appartient d’en appeler au Roi pour mettre sa responsabilité à couvert : il peut même, contre l’avis du conseil, prendre les mesures qu’il juge opportunes, lorsqu’il estime que l’intérêt général de la colonie souffrirait des délais qu’entraîne l’appel au Roi. Le gouverneur général détient donc seul, en réalité, le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif.

Il n’y a point de ministres à la tête des différens départemens de l’administration civile, mais des fonctionnaires, au nombre de cinq, qui portent le modeste titre de directeurs : ces fonctionnaires sont placés sous les ordres et sous la haute surveillance du gouverneur, qui est en réalité le premier ministre. Il y a le directeur de l’intérieur, celui des finances, celui de l’enseignement, des cultes et de l’industrie, puis encore le directeur de la justice et celui des travaux publics. Les commandans des armées de terre et de mer sont placés à la tête des départemens de la guerre et de la marine. La réunion des différens chefs de département de l’administration civile, convoqués par ordre du gouverneur général, forme le Conseil des directeurs. Ce qui montre à quel point les affaires de ce conseil se passent en famille, c’est qu’on a vu des directeurs choisis parmi les frères du gouverneur.

C’est dans les rouages de l’administration locale, mieux encore que dans ceux de l’administration centrale, que se révèle dans toute son ingéniosité le mécanisme au moyen duquel un très petit nombre de fonctionnaires gouverne la population la plus dense de l’univers. L’île de Java est divisée en vingt-deux provinces à la tête desquelles sont placés des fonctionnaires européens qui sont aussi omnipotens dans leurs provinces que le gouverneur général dans la colonie. Mais, de même que les chefs de département n’ont que le titre de directeur, de même ces gouverneurs de province ou ces préfets s’appellent modestement des résidens, et leurs provinces, qui comptent l’une dans l’autre un million d’âmes, s’appellent des résidences. Le résident, nommé par le gouverneur général, est, dans sa province, le représentant du gouvernement ; à ce titre, il est le chef de l’administration civile, des finances, de la justice, de la police, et il a le droit de porter le payong ou parasol d’or, qui, aux yeux des Javanais, symbolise le rang suprême. Il est assisté par des sous-résidens qui portent le titre d’assistant-résident, et ceux-ci à leur tour ont sous leurs ordres des contrôleurs, qui veillent à l’exécution des règlemens relatifs aux indigènes, visitent périodiquement les villages de leur district, écoutent les plaintes, surveillent les plantations du gouvernement, et sont comme le lien qui relie l’administration indigène à l’administration européenne.

Java est administrée par une hiérarchie de fonctionnaires qui constituent un corps d’élite. Formés à l’École de Delft ou à l’Université de Leyde, qui sont les pépinières des administrateurs coloniaux destinés au service civil, ils ont tous subi, soit en Hollande, soit à Batavia, un examen spécial dont le programme est arrêté par le ministre des colonies. Ce programme varie suivant les fonctions auxquelles on se prépare. Pour les postes les plus élevés, il faut passer par le « grand examen des fonctionnaires » (groot ambtenaars examen), qui porte sur des matières essentiellement techniques, et comprend principalement l’histoire, la géographie et l’ethnographie des Indes Néerlandaises, les lois civiles et religieuses, les institutions politiques et les coutumes des indigènes, la langue malaise et la langue javanaise. L’examen comporte deux épreuves successives, que séparent généralement deux années ; la seconde épreuve embrasse les mêmes matières que la première, mais plus étendues et plus approfondies. Les candidats qui se destinent aux fonctions judiciaires doivent être docteurs en droit et avoir subi en outre un examen technique portant sur les langues malaise et javanaise, le droit musulman et les coutumes des Indes Néerlandaises, le droit public et les institutions coloniales des possessions d’outre-mer[1]. Le recrutement se fait annuellement par les soins du ministre des colonies qui, après en avoir délibéré avec le gouvernement des Indes, publie dans le journal officiel le nombre des candidats qui peuvent être mis à la disposition du gouverneur-général pour entrer soit dans les fonctions administratives, soit dans les fonctions judiciaires. Le triage se fait ensuite d’après le rang conquis à l’examen. Les candidats choisis ont droit, outre le passage en première classe, à une indemnité pour frais d’équipement, et dès leur arrivée aux Indes, ils touchent un traitement provisoire qui leur permet d’attendre leur nomination définitive : car ils ne sont pas immédiatement pourvus d’un poste important, et doivent d’abord faire un stage auprès d’un contrôleur ou d’un assistant-résident qui les initie à la pratique des affaires coloniales. Le montant des traitemens des fonctionnaires civils est fixé par le Roi ou par le gouverneur général. Ces traitemens sont au moins triples de ceux qu’ils toucheraient en Europe dans des situations similaires, et une pension leur garantit la sécurité de la retraite après la sécurité de la carrière. Les gouverneurs de province touchent 20 000 florins, les résidens 12 000, 15 000 ou 18 000 florins, les contrôleurs 3 600 à 4 000 florins ; il n’est si modeste juge de paix ou greffier qui ne soit grossement rétribué. Dans les grandes villes de la colonie, à Batavia ou à Sourabaya, un avocat en vue gagne au minimum 30 000 florins. On le voit, le corps de fonctionnaires qui préside aux destinées de Java est savamment organisé, minutieusement recruté, fortement rétribué : il constitue l’élite de la jeunesse de la métropole par la sévère sélection dont il est l’objet. C’est peut-être le personnel colonial le plus parfait qui soit au monde.

Voici maintenant où le système colonial des Hollandais à Java apparaît dans toute son habileté. Le mécanisme consiste à dissimuler les véritables moteurs de la machine sous des rouages de pure parade, en laissant aux princes indigènes l’illusion du pouvoir, et en voilant l’action des dirigeans européens. Chaque résidence comprend une ou plusieurs régences, et à côté du résident il y a un ou plusieurs régens. Or, tandis que le résident est toujours un fonctionnaire européen, le régent est toujours un fonctionnaire indigène, appartenant aux plus hautes familles du pays, et souvent même de naissance princière : il porte, suivant l’importance de son rang, le titre de Ràden Adipati, ou celui de Mas Toemenggoeng, ou celui de Pangeran (prince).

Les indigènes sont soumis au régent, leur chef naturel ; quant au résident, le réel détenteur du pouvoir, il ne fait rien que par l’intermédiaire du régent ; mais, pour dissimuler son autorité, il se fait passer aux yeux des indigènes comme le « frère aîné » du régent, et c’est sous forme de « recommandations » qu’il donne des ordres à son frère. Cette formule, qui passerait pour banale chez nous, a une haute signification parmi les Javanais, car à leurs yeux le frère aîné, à défaut du père, est le chef de la famille, respecté à ce titre par ses frères cadets, mais considéré toujours comme frère et non comme chef officiel. Puisqu’ils sont frères, le régent éclaire le résident de ses conseils : le fonctionnaire européen est même tenu de prendre l’avis du fonctionnaire indigène, lorsque les intérêts de la population indigène sont en jeu ; le frère cadet est le conseiller intime du frère aîné dans tous les cas où celui-ci doit être éclairé sur la condition du peuple ; mais, quand le résident a pris sa décision sur l’avis du régent, celui-ci, en bon frère cadet, doit s’incliner, quelle qu’elle soit.

Le régent, qui n’a que le semblant du pouvoir, en a, en revanche, toutes les marques extérieures qui peuvent éblouir la foule ; afin qu’il puisse tenir son rang et s’octroyer le luxe d’une cour asiatique, il est mieux payé que le résident lui-même ; il a un droit de préséance supérieur à celui de tous les fonctionnaires européens autres que le résident ; il s’entoure du faste d’un prince, tient une cour où les indigènes, même les membres de sa famille, ne rapprochent qu’à genoux, dispose d’une suite nombreuse, exerce son contrôle sur tous les chefs indigènes de la régence ; en un mot, il est, aux yeux des indigènes, leur seigneur et maître. À cette autorité matérielle il joint l’autorité spirituelle, car il est aussi leur grand prêtre ; il est encore leur juge, car il fait partie du Landraad, et il préside la cour de régence. On le voit, le régent est tout en apparence, mais c’est son frère aîné qui le dirige à sa guise, tout en le traitant, en public et en particulier, sur un pied de parfaite égalité et de franche cordialité. Le régent se garderait bien de ne point observer les « recommandations » de son frère, car il sait ce qu’il lui en coûterait : nommé par le gouvernement, il sait qu’il ne sera maintenu dans son poste qu’à la condition de plaire au gouvernement.

Le régent est toujours choisi parmi les nobles qui, antérieurement à la conquête, gouvernaient le district au nom du souverain indigène. Dernier vestige du régime féodal qui florissait à Java dans les siècles passés, il descend en droite ligne des vassaux de l’ancien royaume de Mataram. Les Hollandais ont réduit la puissance de ces nobles, tout en leur laissant le prestige, qu’ils font servir à leurs desseins, et c’est avec leur concours qu’ils ont introduit le fameux système de culture, auquel ils les gagnèrent en leur attribuant la possession du sol. Pour mieux les tenir en main, ils leur concédèrent l’hérédité dans la transmission du pouvoir, respectant ainsi un principe qui a prévalu de temps immémorial chez les anciens Javanais. Ils comprenaient aussi que les indigènes se laisseraient gouverner beaucoup plus docilement par un régent de haute lignée, connu et respecté dans le pays, que par un fonctionnaire choisi dans les classes inférieures, ou tiré d’une province éloignée. Autant que possible, on a conservé les anciennes divisions du pays, en sorte que l’autorité du régent s’étend sur le même territoire et les mêmes populations qui étaient soumis à ses ancêtres. Il jouit de propriétés foncières qui sont l’apanage de sa charge. Mais, malgré tout le faste et toutes les dignités qui sont attachés à son rang, malgré toute l’influence qu’il doit à sa qualité de prince, le régent n’est, sous les dehors d’un radjah indigène, qu’un employé salarié du gouvernement hollandais ; quand la régence est vacante, c’est, d’ordinaire, le fils du défunt qui est appelé à lui succéder, par respect pour le principe d’hérédité ; mais cette succession n’est point de droit, et le gouvernement qui nomme ce fonctionnaire peut aussi le déplacer et même le destituer. Du jour où il est démis de ses fonctions, il n’est plus qu’un membre de la famille du régent, et son faste, sa fortune et sa puissance passent à celui que le gouvernement a choisi à sa place dans le sein de la même famille. Un écrivain anglais l’a remarqué, la politique des Hollandais à Java semble, sous bien des rapports, leur avoir été inspirée par l’expérience que leur a donnée une longue résidence à Désima ; soit à raison d’une similitude naturelle, soit par suite des encouragemens des Hollandais, beaucoup de particularités de la vie javanaise rappellent celles de la vie japonaise. De même que l’abdication est chose commune dans les mœurs japonaises, de même à Java les régens et les chefs indigènes, parvenus au seuil de la vieillesse, aiment à se décharger des soucis du pouvoir en faveur d’un fils ou de quelque autre membre de leur famille. Le régent en retraite entre alors dans le Landraad, et conserve ainsi un rang élevé.

Une des plus intéressantes caractéristiques de la politique hollandaise, c’est la sagesse avec laquelle elle a su respecter l’importance que les indigènes attachent au rang et à la pompe. La première clause à laquelle doit se soumettre le régent en prêtant serment, c’est celle par laquelle il s’engage expressément à observer les décrets relatifs à ces questions spéciales et à traiter les indigènes suivant leur rang. Le Hollandais ne professe pas, sous ce rapport, le mépris qu’affectent l’Anglais et le Français. Il admet qu’on puisse envisager les idées des indigènes, non du point de vue européen, mais du point de vue indigène ; il reconnaît officiellement l’importance de ces questions, et il en laisse sagement la réglementation aux indigènes eux-mêmes.

Parallèlement à la hiérarchie des fonctionnaires européens, il y a toute une hiérarchie de fonctionnaires indigènes. De même que le résident a sous ses ordres des assistans-résidens et des contrôleurs, le régent a pour subordonnés des wedonos, des assistans-wedonos, et des mantries. Chaque régence est divisée en districts. qui sont administrés par un wedono. Ce chef de district est, comme le régent, un indigène de haute famille, et il est, comme lui, salarié par le gouvernement ; mais il est choisi par la communauté indigène, sous l’approbation du résident. Il est chargé de la police du district et exécute les ordres du régent ; il préside la cour de district ; chaque mois il accompagne, dans sa tournée d’inspection, le contrôleur, qui lui signale les améliorations à faire. Le wedono est assisté par des chefs qui portent le titre de mantries, et qu’il choisit lui-même parmi les jeunes gens des meilleures familles, même parmi les propres fils du régent. Le mantrie demeure dans la maison du wedono, qui peut l’envoyer à toute heure du jour ou de la nuit vers le lieu qu’il lui désignera, pour exécuter telle ou telle mesure prescrite par le contrôleur. Faut-il remplir un message, prendre un renseignement, surveiller un travail, c’est le jeune mantrie qui s’acquitte de toutes les missions qui nécessitent un déplacement : il parcourt constamment le pays à cheval, et voilà pourquoi, le jour de sa nomination, il reçoit un poney javanais et un kriss : le gouvernement économise ainsi les frais d’entretien de ces nombreux péons ou messagers dont s’en- tourent, ailleurs, les fonctionnaires européens ou indigènes.

Un des moyens les plus habiles par lesquels les Hollandais savent tempérer leur domination, c’est l’emploi de la langue indigène dans toutes les relations entre Européens et indigènes. Dans la plupart des colonies fondées par de grandes nations, de nos jours comme dans l’antiquité, on a vu le conquérant imposer sa langue au vaincu. Le Hollandais, peuple patient et obstiné, trouve de meilleure politique d’apprendre la langue des populations qu’il gouverne, et il pratique ce système non seulement à Java, mais dans toute l’étendue de son empire colonial. A Java, le problème se complique de la présence des quatre races qui se partagent l’île et qui parlent chacune leur langue propre : Malais, Soundanais, Javanais et Madouriens. J’ai vu, à Djokjokarta, un résident qui ne possédait aucune autre langue européenne que le hollandais, mais qui possédait à fond les quatre langues indigènes dont l’une, le javanais, forme trois dialectes distincts suivant le rang de la personne à laquelle on s’adresse : qu’on juge de la complication !

Pour donner aux indigènes l’illusion de l’autonomie, les Hollandais ne se contentent pas de leur laisser leurs régens, leurs wedonos, leurs chefs de village, ils leur laissent même leur empereur. Le territoire des Vorstenlanden (pays des princes), cette province centrale qui occupe la quinzième partie de l’étendue de Java, forme, en effet, un petit empire, dernier débris du royaume de Mataram. Les Vorstenlanden sont partagées entre deux princes, le sœsœhœnan et le sultan ; le sœsœhœnan réside à Solo ou Sourakarta, et le sultan à Djokjokarta. Ces deux capitales sont encore les centres de la vie javanaise, et c’est là qu’on peut le mieux se faire une idée de ce que dut être Java dans le passé. Autrefois les Vorstenlanden ne formaient qu’une seule province, soumise au seul sœsœhœnan ; mais au siècle dernier, l’empereur Hamangkœ, désespérant de maîtriser une insurrection chinoise, appela les Hollandais à son aide, et en retour leur concéda des terres. A peine délivré des Chinois, il eut à compter avec les prétentions de son frère, qui revendiquait le droit de partager le trône. Hamangkœ, pour éviter de nouvelles luttes, s’en remit à l’arbitrage des Hollandais, qui mirent fin à la dispute par une solution conforme à leur politique inspirée du principe : Divide ut imperes. Ils partagèrent le royaume en deux provinces, ce qui était le meilleur moyen d’affaiblir un puissant l’état : la plus grande des deux divisions forma la province de Soerakarta et resta en partage au sœsœhœnan ; l’autre division fut attribuée au frère de l’empereur, qui devint sultan de Djokjokarta. De ces deux princes descendent l’empereur et le sultan actuels. L’empereur porte le titre de sœsœhœnan, qui signifie « Sa Hautesse » ; il porte encore les titres de « clou du monde, commandant des armées, serviteur du miséricordieux, maître du culte, régulateur de la religion.) Le sœsœhaman est regardé comme le « frère aîné » du sultan. Voici, à ce sujet, un exemple assez typique des habiles procédés des Hollandais. Autrefois les deux souverains se rencontraient chaque année à Gavan, près de Djokjokarta ; l’entrevue se faisait en grande pompe et le sultan rendait hommage au sœsœhœnan en ôtant ses sandales et en s’agenouillant devant lui dans l’attitude de l’adoration. Mais comme cette cérémonie attirait un grand concours de monde, les Hollandais trouvèrent prudent d’y mettre fin. Pour amener le sultan à y renoncer, ils lui représentèrent qu’un prince qui rendait hommage à un autre ne pouvait être considéré comme véritablement indépendant aux yeux des Européens. L’année suivante, au jour fixé, le sœsœhœnan arriva avec l’apparat habituel, mais, à sa grande surprise, il trouva le sultan revêtu, contre tous les précédens, de l’uniforme militaire, assis à côté du trône, et fort peu disposé à accepter l’humiliant cérémonial. Il dévora l’insulte sans laisser paraître son dépit et cette entrevue fut la dernière. Les Hollandais avaient ainsi atteint un double but : brouiller deux princes qui jusqu’alors étaient unis, et mettre fin à une fête nationale qui attirait un trop grand nombre d’indigènes.

Les deux princes des Vorstenlanden n’ont plus que le vain simulacre de l’autorité dont jouissaient les puissans potentats qui opprimèrent pendant tant de siècles les populations javanaises : de concession en concession, ils se sont tellement dépouillés de leurs pouvoirs, qu’il n’y a plus qu’une nuance insensible entre le gouvernement soi-disant autonome des Vorstenlanden et le gouvernement exercé directement par les Hollandais dans les autres provinces. Quand l’un des princes vient à mourir, le résident s’installe au Kraton pendant quelques semaines : de fait il est le souverain par intérim, jusqu’à ce qu’il ait été pourvu, de concert avec le gouvernement hollandais, au choix d’un successeur. Ce successeur n’est agréé que s’il concède tout ce qui lui est demandé. Et ainsi chaque changement d’empereur amène des concessions nouvelles. Et comme ces empereurs, entourés de deux ou trois mille femmes, succombent de bonne heure à leurs débauches, les concessions sont en raison directe de la fréquence des vacances du trône. Non content de se réserver le choix du prince, le gouvernement nomme et révoque les ministres dont il paye le salaire, il surveille l’administration du royaume, la police, la levée des impôts, le recrutement et l’armement des troupes, qui ne sont d’ailleurs que des troupes de parade absolument impropres à la guerre ; le gouvernement se réserve aussi la régie de l’opium, l’exploitation des forêts et des nids d’hirondelles, les droits d’entrée et de sortie. L’autorité des princes est limitée à leurs sujets indigènes ; quant aux Européens, ils sont sous l’administration directe des résidens établis dans les deux capitales des Vorstenlanden, et dont les palais sont protégés par de solides forteresses qui menacent les palais des soi-disant souverains. En compensation des concessions de territoire et d’autorité, le sœsœhœnan et le sultan reçoivent de larges indemnités pécuniaires, qui leur permettent de déployer, comme leurs ancêtres, le faste d’une cour orientale, de s’entourer de milliers de serviteurs et de maintenir leur dignité aux yeux du peuple. Cela leur suffit pour qu’ils soient parfaitement satisfaits de leur condition présente, et ils considèrent comme des marques d’honneur les titres et les décorations que leur confère la reine de Hollande. Les indemnités qu’ils touchent sont prélevées annuellement sur le budget des Indes ; elles s’élèvent à près de 1 300 000 florins, sur lesquels le sœsœhœnan touche environ les deux tiers et le sultan un tiers. Le sœsœhœnan., qui représente la vieille maison de Mataram, et dont la personne est considérée comme sacrée, exerce encore un grand prestige aux yeux du peuple javanais, et ce prestige s’étend même au delà des limites de son petit royaume. Tout en ne laissant à ces princes qu’un semblant d’autorité, la politique hollandaise, qui connaît le goût des Orientaux pour l’apparat, leur laisse la vieille organisation du cérémonial si compliqué de leurs cours ; elle les laisse se montrer à leurs peuples dans toute la pompe et la splendeur que déployaient leurs ancêtres ; elle a maintenu les rangs, les titres. les attributs, les salaires des fonctionnaires.

Dissimuler l’autorité du gouvernement sous des intermédiaires indigènes, de manière à faire croire à des populations douces, mais fières, qu’elles continuent d’obéir à leurs chefs naturels, tel est, on le voit, le côté psychologique du système de colonisation tout spécial que les Hollandais ont introduit à Java, et dont on chercherait vainement l’analogue dans toutes les autres colonisations européennes.

Le côté économique de leur système colonial procède de la même idée, et n’est ni moins spécial ni moins curieux. De même qu’ils ont laissé aux indigènes leurs princes et leurs régens, de même ils ont maintenu les institutions sous lesquelles les indigènes ont vécu depuis des siècles, ils n’ont rien modifié au système terrien et agraire, ils ont perpétué la constitution de la propriété telle qu’elle est établie de temps immémorial chez les Javanais.

Sous le gouvernement despotique des sultans, il n’y avait point de propriété individuelle : le propriétaire de la terre était le prince, à qui seul appartenait le droit de commercer avec l’étranger. Les habitans d’un même village formaient une dessa, communauté qui avait un caractère tout à la fois politique et civil. Dans le système de la dessa, les habitans vivent sous le régime de la possession communale, en d’autres termes, les terres appartiennent non à des particuliers, mais à la dessa. Ce n’est pas à dire toutefois que les champs soient exploités en commun par les habitans d’un même village ; le système consiste, en pratique, dans une répartition annuelle ou périodique des terres cultivables entre tous les habitans ayant droit à une part dans le sol ; cette répartition n’est ni égale ni générale : tous les habitans n’y ont pas droit, et l’étendue des parts est réglée par la coutume et aussi par la faveur des chefs de dessa. Le cultivateur auquel est attribuée une pièce de terre peut en jouir individuellement et à l’exclusion de tout autre ; mais il n’a qu’une possession précaire, et il doit toujours s’attendre à ce que, à la prochaine répartition, sa terre tombe en d’autres mains. On devine le vice de ce système : comme les améliorations que le cultivateur peut faire à son champ doivent profiter à d’autres, il n’a point le puissant stimulant de l’intérêt personnel qui anime le possesseur individuel. En outre, la répartition se prête aux exactions et aux faveurs, car il est toujours au pouvoir des chefs de dessa d’attribuer les meilleures terres à leurs amis.

Si défectueux que soit le système, les Hollandais l’ont conservé, afin de ne point paraître bouleverser les institutions du peuple javanais. Autrefois la propriété appartenait au prince ; le gouvernement hollandais s’est simplement substitué au prince, et il a gardé la propriété de toutes les terres de Java, le domaine éminent. Ce système a pour corollaire les corvées, ou journées de prestation que les indigènes payaient jadis au prince en guise de loyers des terres qu’ils occupaient à titre d’usufruitiers. La corvée est le droit du prince de réquisitionner le travail personnel de ses sujets, sans aucun salaire, pour la construction des routes, des digues, des ponts, des canaux, pour la surveillance et l’entretien de ces ouvrages, pour le service postal et autres services publics. Le nombre des journées de corvée pouvait s’élever autrefois jusqu’à un maximum de 52 par année. Les Hollandais se sont efforcés d’atténuer graduellement la rigueur d’un régime dont ils comprenaient l’odieux : à cet effet, le gouvernement réglementa la durée des corvées, et prescrivit que les ordonnances relatives à cet objet seraient revisées tous les cinq ans. La durée et la nature des corvées varie dans les différentes provinces : en 1893 cette durée a été réduite à 42 jours dans certaines résidences, à 36 jours dans d’autres, et même à 24 jours dans quelques-unes[2]. Les règlemens limitent la journée de corvée à douze heures, y compris le temps de repos et aussi le temps que le corvéable met à se rendre de son habitation jusqu’au lieu du travail et à en revenir. Le corvéable ne peut, en aucun cas, être tenu de fournir son travail dans un lieu éloigné de plus de 8 paal (12 kilomètres) de son habitation. Pas plus aujourd’hui que sous l’ancien régime, le corvéable n’a droit à un salaire, mais il ne peut plus être tenu de fournir des instrumens de travail ou des matériaux qui sont sa propriété personnelle.

Depuis 1882, on a, dans certaines provinces, substitué à la corvée une capitation d’un florin par tête, et au moyen du produit de ces capitations on a augmenté les traitemens des chefs, eu manière d’indemnité. Récemment on a agité la question de l’abolition complète des corvées au moyen de l’augmentation de la capitation ; mais on a reconnu que la situation économique de la population ne permettait pas actuellement l’application de cette mesure, qui nécessiterait le prélèvement d’une capitation trop élevée. On a proposé aussi d’accorder aux indigènes la faculté de racheter l’obligation de la corvée ; mais il a fallu renoncer également à ce système, de peur que les chefs ne fussent tentés de garder pour eux le prix du rachat, et d’imposer le travail forcé à d’autres possesseurs du sol[3].

Outre les corvées dues à l’Etat, il y a les corvées dues à la commune ou à la dessa, qui ne sont ni les moins nombreuses ni les moins lourdes. Le contrôleur Schmalhausen cite le cas d’un indigène qui se plaignit courageusement de ce que les corvées exigées de lui par la dessa proportionnellement à la part de terre qu’il possédait étaient tellement écrasantes, que s’il n’était pas fait droit à ses griefs, il était prêt à abandonner sa possession à la dessa. L’enquête qu’institua le contrôleur à la suite de cette plainte lui démontra que le nombre de corvées communales s’élevait, dans certaines dessas, jusqu’au chiffre de 224 par année[4].

Il s’est trouvé deux hommes qui ont admirablement compris le parti qu’ils pouvaient tirer de la corvée pour faire fructifier la colonie, au plus grand avantage de la métropole : ces hommes providentiels furent deux soldats, le maréchal Daendels et le général Van den Bosch ; avec leur génie militaire ils enrégimentèrent les milliers de Javanais en une innombrable armée de corvéables. C’est du régime des corvées qu’est né le fameux système connu sous le nom de cultures forcées, qui forme une des plus curieuses pages des annales coloniales dans les temps modernes. On croit généralement que ce système fut inventé par le général Van den Bosch ; mais le maréchal Daendels en avait déjà fait un premier essai. On peut dire que l’histoire économique des Indes Néerlandaises est celle de l’administration de ces deux gouverneurs, car, tout en employant des moyens bien différens, l’un procédant par la force et la terreur, l’autre à coups de lois et d’arrêtés, ils visaient au même but, et si leur système repose sur des principes condamnables, il faut bien reconnaître qu’ils furent les fondateurs de l’empire colonial des Hollandais ; leurs noms sont liés au nom même de Java.

Daendels, que les populations javanaises désignent aujourd’hui encore sous le nom de « maréchal de fer », gouverna l’île de 1808 à 1811, au nom de Louis-Napoléon, alors roi de Hollande. Couvrir le pays de routes, afin de mieux le tenir en respect en l’ouvrant à la stratégie, c’était la tactique des généraux de l’empire. En moins de deux ans, le maréchal eut achevé l’admirable réseau des voies de communication qui sillonnent d’un bout à l’autre l’île de Java sur une longueur de 864 paal (1 300 kil.), depuis Anjer, pointe occidentale de l’île, jusqu’à Banjouvangi, à l’extrémité orientale. Si les routes javanaises sont peut-être les mieux entretenues du monde entier, c’est par suite de cette heureuse innovation qu’elles se composent de deux chaussées parallèles, l’une affectée aux lourds transports et aux bestiaux, l’autre réservée aux chevaux et aux voitures de poste ; la première est pavée, la seconde macadamisée ; chacune est assez large pour que trois véhicules puissent y marcher de front ; elles sont séparées l’une de l’autre par un exhaussement de terrain généralement garni d’une haie.

Pour l’exécution de ces grands travaux le maréchal eut recours aux corvéables. A chaque dessa ou commune, il donna à construire dans un temps voulu une portion de route. Lorsqu’un village n’avait pas terminé le travail dans le délai fixé, le maréchal y envoyait un sergent et quatre soldats, avec ordre de s’emparer des chefs indigènes et de les pendre. On comprend qu’avec ce système par trop oriental, les routes décrétées s’achevaient comme par enchantement. Le despotisme de ce Napoléon des Indes inspirait aux indigènes une crainte qui subsiste aujourd’hui encore, comme on a pu le voir quand, récemment, un ingénieur du nom de Maréchal vint à Java pour y construire des chemins de fer : les populations, s’imaginant qu’il descendait du redouté « maréchal de fer », lui prodiguèrent les marques du plus profond respect. Si Daendels fit de grandes choses, il commit beaucoup d’excès. Soupçonné par Napoléon de vouloir créer un empire de Java à son profit, il fut rappelé en Europe, et peu de temps après, le joyau des Indes passa aux Anglais.

Daendels fut aussi le véritable inventeur du système des cultures forcées. Sous son administration, tous les villages dont les terres convenaient à la culture du café furent contraints de planter un certain nombre de caféiers, généralement mille plants par chef de famille. Au bout de cinq ans on estimait le produit de la plantation, et le village était requis de délivrer gratuitement dans les magasins du gouvernement à la côte, soigneusement nettoyés et triés, les deux cinquièmes de la récolte, à défaut de quoi le village devait en payer la contre-valeur au gouvernement, à raison du cours établi chaque année, et qui s’élevait en moyenne à environ 25 florins le picol. Les trois cinquièmes restans de la récolte demeuraient la propriété des cultivateurs, qui en avaient la libre disposition. Toutefois le gouvernement, pour se faire remettre la récolte entière, s’obligeait à payer, suivant le même cours établi, le prix de chaque picol de café de première qualité qui serait transporté à la côte, nettoyé et trié[5].

Ce système, qui devait faire affluer dans les mains du gouvernement une énorme production de café, aboutit à un insuccès complet, par suite de l’oubli d’une petite question de détail. Le gouvernement, à la vérité, reçut la totalité de la faible production de calé récolté dans le voisinage des magasins établis à la côte, mais il ne reçut qu’une petite portion, bien inférieure aux deux cinquièmes, de la production bien plus considérable de l’intérieur. C’est que, en dépit des excellentes routes dont le maréchal avait sillonné l’île, les villages situés dans les montagnes étaient privés de communications avec les routes, ou ne disposaient pas de moyens de transport pour véhiculer à de grandes distances de lourdes charges de café ; il s’ensuivait que le café était acheté sur place, à vil prix, par le premier venu, ou échangé pour la moitié ou le tiers de son poids contre du sel, dont le gouvernement monopolisait la vente. Le gouvernement ne recevait donc qu’une petite portion de la récolte, dont la plus grande partie était expédiée en Europe par les acheteurs particuliers, qui ne prenaient pas soin de le nettoyer et de le trier. La mauvaise réputation qu’acquit ainsi le café de Java sur le marché européen affecta le prix du café du gouvernement. D’autre part, les villages de l’intérieur retiraient du café un si maigre profit, qu’ils en négligeaient la culture. Aussi le système fut-il abandonné sous la domination anglaise, et les villageois, n’étant plus obligés de cultiver du café, revinrent à leurs anciennes cultures, mieux appropriées à leurs besoins[6].

Les Anglais introduisirent à Java un système conforme aux idées modernes ; mais ces idées n’étaient guère praticables dans un état de société analogue à celui de l’Europe au moyen âge. Quand les Hollandais eurent récupéré Java des mains des Anglais, ils revinrent au système antérieur et s’en trouvèrent bien pendant les premières années. De 1817 à 1824, le revenu laissa toujours un excédent considérable sur les dépenses ; mais, en 1824, se produisit pour la première fois un déficit qui alla sans cesse s’accentuant chaque année. Depuis le retour des Hollandais jusqu’en 1833, le total de l’excédent des dépenses sur les revenus s’éleva, suivant les statistiques que j’ai sous les yeux, à près de 38 millions de florins. Ce déficit, comblé par la Hollande, forma la dette de Java, qui en huit années atteignit le chiffre du revenu d’une année et demie. C’était, pour Java, une dette lourde et épuisante, comme toute dette extérieure dont les intérêts doivent sortir du pays, de telle façon qu’il s’opère un désastreux drainage d’argent. Aussi la population vivait-elle dans un grand dénuement, opprimée par les chefs indigènes ; et le joyau de l’archipel indien était devenu une charge pour la métropole. À cette époque, Java était à peu près dans la même situation désespérée que l’Inde continentale en 1856. D’autre part, les finances de la métropole elle-même étaient compromises, à la suite de la révolution belge, qui avait creusé une brèche profonde dans les caisses publiques. La guerre avait englouti des millions, et la Hollande épuisée ne pouvait, pour se relever de sa détresse, que se tourner vers une colonie appauvrie.

C’est à cette époque critique qu’on vit surgir l’autre homme providentiel dont le nom est lié, comme celui de Daendels, à l’histoire de Java. Le général Van den Bosch s’érigea en sauveur, exposa son système infaillible, et prophétisa qu’il ferait de Java un nouveau Pactole. Il partit pour les Indes en 1830, muni de pleins pouvoirs, et entièrement libre dans le choix des moyens qui pouvaient tendre à remplir le Trésor. Il avait édifié ses plans sur cette idée, que les Javanais, aussi longtemps qu’ils seraient laissés à eux-mêmes, ne s’adonneraient jamais à la culture des produits destinés au marché européen ; mais, à la différence de son prédécesseur, le commissaire général du Bus de Gisignies, qui ne comptait que sur le travail libre et l’initiative privée, Van den Bosch voulait le monopole exclusif de l’Etat ; à ses yeux, l’État était un entrepreneur, un industriel, en face duquel aucune concurrence privée ne pouvait s’ériger en rivale. Il se fondait sur l’adat, c’est-à-dire, l’ensemble des vieilles institutions des Javanais, qui imposaient aux indigènes des obligations envers le souverain, et qui conféraient à celui-ci le droit d’exiger à titre d’impôt soit une certaine part du produit de la terre, soit des services personnels équivalens. Les indigènes étaient donc redevables envers le gouvernement, leur nouveau souverain, du payement de l’impôt foncier, Landrente, sous la forme d’une quote-part de leurs récoltes, qu’on pouvait estimer aux deux cinquièmes environ. Ur, Van den Bosch imagina cette innovation que l’indigène, au lieu de payer cet impôt des deux cinquièmes, abandonnerait une partie de sa terre, limitée à un cinquième, et que les services personnels dont il était redevable envers l’État seraient appliqués à la culture des produits utilisables sur le marché européen, tels que l’indigo, le tabac, le sucre, le thé, le café, etc. Et si la valeur de ces produits venait à excéder le montant de l’impôt foncier, cet excédent devait être remboursé à l’indigène. La sollicitude pour les intérêts de l’indigène était même poussée au point que, si la récolte venait à manquer, par suite de force majeure, le dommage serait à la charge du gouvernement.

Dans la pensée de son auteur, l’innovation devait avoir le double avantage d’enrichir la mère patrie et de stimuler les Javanais au travail, en les y intéressant par la suppression d’un impôt d’un caractère oppressif. En principe, l’indigène était libre de s’affranchir de cet impôt par l’abandon d’une portion de sa terre, et comme les relations entre lui et le gouvernement devaient se régler par des conventions, le système reposait, en apparence, sur le libre consentement des parties. Mais il était facile de prévoir que cette organisation aboutirait inévitablement au travail forcé.

C’est une erreur économique d’ériger l’Etat en agent d’industrie, de l’exposer aux chances de gain et de perte. Poussé par le besoin de réaliser de gros et rapides bénéfices, le gouvernement inaugura bientôt des mesures coercitives. Au lieu de contrats volontaires, ce furent des ordres. Si l’indigène était exempté de l’impôt foncier, en revanche, on ne lui payait qu’un insuffisant salaire, et on ne lui remboursait pas l’excédent de la récolte ; on exigeait de lui non plus un cinquième de sa terre, mais un tiers ou davantage encore, parfois même la totalité, suivant les besoins du Trésor. Les écrivains hollandais Veth[7] et van der Lith[8] ont exposé en détail ces abus. Dès 1832, il n’était déjà plus question de contrats volontaires, puisqu’une (circulaire du gouverneur général imposait à chaque province la livraison des produits en proportion de la population et à raison de deux florins par tête[9]. On exigeait de Java un boni plus élevé d’année en année, et par suite on pressurait de plus en plus l’indigène. Indépendamment de la culture forcée, on lui imposait une foule de services personnels qui souvent n’étaient pas même rétribués, et on en vint à exiger de lui le maximum de sa force d’endurance, car, pour obtenir un boni toujours croissant, il fallait mettre en œuvre toutes les forces vives dont on pouvait disposer.

Van den Bosch comprit que la réalisation de ses plans n’était possible qu’avec la coopération des chefs indigènes. Pour les gagner à ses idées et stimuler leur zèle, il leur allouait tant pour cent ou des primes sur la quantité des produits livrés. La domination absolue des chefs sur le peuple était la clé de voûte du système des cultures forcées : il fallait donc s’assurer leur connivence en fortifiant leur puissance. Aussi Van den Bosch alla-t-il plus loin dans cette voie que ses prédécesseurs, qui déjà avaient rendu aux régens leur ancien prestige dont ils avaient été dépouillés sous l’administration anglaise. C’est par les régens qu’on pouvait tout obtenir des indigènes : pour les rehausser aux yeux du peuple, il fallait leur procurer le moyen de tenir un luxe princier en leur donnant une large part de bénéfices et en les intéressant ainsi à encourager la production. On peut penser si ces régens, habitués à traiter en parias leurs sujets qu’ils considéraient comme des êtres d’une caste inférieure, s’inspiraient de l’exemple du gouvernement pour s’enrichir aux dépens du peuple et pour se livrer à toutes sortes d’exactions et d’abus de pouvoir, sur lesquels il fallait bien fermer les yeux. En sorte que si le système de culture était une source de richesses pour les chefs, c’était au détriment du bien-être des indigènes. Si encore les habitans des villages avaient pu choisir librement les chefs de dessa, mais ce droit même leur était refusé : comme les chefs de dessa étaient, dans l’organisation du système de culture, les instrumens du gouvernement, il fallait écarter ceux qui n’étaient point de connivence avec lui. Deventer[10] assure qu’on punissait à coups de rotin ou qu’on privait de leur emploi les chefs de dessa qui n’obtenaient point une production suffisante. Il en résultait un honteux trafic dans les offices de village, et l’on vit placés à la tête des dessas d’anciens domestiques ou des valets d’écurie. On ne respectait plus les droits que les indigènes tenaient de l’adat sur leurs terres labourables, et il n’était pas rare que toutes les terres d’une dessa fussent affectées à la plantation des cannes à sucre, tandis que les pauvres villageois étaient réduits à cultiver leur riz sur des terres que l’on exemptait de la culture forcée, parce qu’elles étaient trop éloignées de l’usine. Comme il était difficile d’appliquer le système de Van den Bosch dans les provinces où la possession individuelle du sol était en vigueur, on méconnut tout simplement le droit des occupans ; un régent, pour mettre fin à la possession individuelle, ne trouva rien de mieux que de brûler les registres qui faisaient foi des droits d’occupation. Rien n’était donc plus respecté, et l’on foulait aux pieds les usages et coutumes indigènes qui, dans la pensée de Van den Bosch, devaient servir de base à son système.

Pendant quelques années, les résultats furent brillans pour la mère patrie, et l’or affina dans les caisses de l’État. Aussi Van den Bosch, à son retour des Indes, fut-il désigné pour le poste de ministre des colonies, qu’il occupa jusqu’en 1840. Son système d’administration fut poursuivi à Java par ses successeurs Baud, de Eerens et Merkus, à qui le ministre des colonies laissa d’ailleurs fort peu de liberté d’action. Tout était subordonné aux nécessités du moment et aux besoins d’argent de plus en plus pressans. Quand Baud annonçait qu’il pourrait envoyer à peine dix millions de boni. Van den Bosch lui donnait ordre de se mettre on mesure de pouvoir lui envoyer le double. Les gouverneurs généraux n’étaient plus que des instrumens entre les mains de Van den Bosch, qui ne leur épargnait pas l’expression de son mécontentement lorsqu’ils n’agissaient pas selon ses vues, c’est-à-dire lorsqu’ils ne travaillaient pas, avant tout, à la constante augmentation du boni.

Le système de culture eut d’heureux résultats dans les provinces orientales, où les populations en retirèrent un grand bien-être, en s’initiant à d’autres travaux que la culture du riz : c’est que, dans ces provinces, le sol est rémunérateur, et que les cultures introduites procuraient de beaux salaires aux indigènes. Toutefois, on peut se demander, avec un économiste de la valeur de M. van der Lith, si le travail libre et l’industrie privée n’eussent pas produit les mêmes résultats. Les effets de la nouvelle organisation ne furent pas les mêmes dans d’autres parties de l’île ; et c’est ce qui fait ressortir le vice de la culture forcée, considérée comme impôt : si elle donne des profits dans certains districts, dans d’autres elle crée de lourdes charges, et il en résulte une inégalité flagrante. Dans maintes provinces, le système Van den Bosch provoqua les souffrances de la population, ici parce que le sol était peu propre aux cultures qu’on voulait introduire ou s’épuisait à la longue, là parce que le salaire était trop bas pour la somme de travail exigée, ailleurs parce que les habitans ne pouvaient suffire aux corvées.

Mais ce qui ouvrit surtout les yeux sur les vices de la culture forcée, ce fut l’effroyable désastre qui éclata en 1849, sous l’administration du gouverneur général Rochussen. Depuis l’inauguration du système Van den Bosch, on avait pratiqué à outrance la politique du boni : il fallait de l’argent, et toujours de l’argent, et à cette constante préoccupation étaient aveuglément sacrifiés les intérêts de la colonie. Pour satisfaire les insatiables besoins du Trésor de la métropole, les Javanais étaient obligés de négliger leurs propres cultures pour celles des produits destinés au marché européen ; la culture de l’indigo épuisait leurs champs ; celle du tabac entravait les secondes récoltes ; celle de la canne à sucre astreignait une grande partie de la population aux manipulations de fabrique qu’exige ce produit avant de pouvoir être livré au commerce. Le gouverneur Rochussen, comprenant mieux que ses prédécesseurs les intérêts de la colonie, aperçut le danger qui pouvait résulter de l’abus des cultures forcées : tout en pourvoyant le marché européen, les indigènes s’appauvrissaient, et les nécessités ordinaires de la vie pouvaient leur manquer, si l’on ne réagissait contre la tendance à ne considérer que les intérêts de la mère patrie. Mais les avertissemens de Rochussen ne furent pas écoutés, et les ordres qu’il donna aux résidens ne furent pas suivis. Les indigènes, pour acquitter l’impôt foncier qu’on élevait à mesure qu’ils s’appauvrissaient, étaient réduits à vendre leurs buffles, sans lesquels ils ne pouvaient labourer leurs champs de riz. Enfin, ce qui mit le comble à leur misère, ce furent les lourdes corvées des travaux de défense qu’on exigeait d’eux en sus des cultures forcées. Pour ériger à Sourabaya et à Samarang les inutiles fortifications qui entraient dans le système de défense projeté par Van den Bosch, on fît venir de toutes les parties de l’île d’innombrables travailleurs qui, éloignés de leurs champs, négligèrent la culture du riz. La récolte manqua, les moyens de subsistance firent défaut, et la plus fertile colonie du monde éprouva les horreurs de la famine. On n’a jamais connu exactement le nombre des indigènes qui périront victimes de la misère et des maladies épidémiques ; mais ce nombre doit être considérable, puisque, dans les districts de Domak ot de Grobogan. le chiffre de la population indigène fut réduit des deux cinquièmes[11].

La nouvelle de ce désastre discrédita en Hollande le système des cultures forcées. On vit surgir au parlement un orateur de grand talent, le pasteur Van Hoëvell, qui avait passé plusieurs années aux Indes : il se fit l’apôtre des idées libérales, qui voulaient la substitution du travail libre au travail forcé, et combattit avec ardeur le système du gouvernement ; s’il ne put faire accepter complètement ses principes, il en prépara le triomphe final. Le gouvernement entra dans une voie nouvelle en procédant à la diminution partielle des cultures trop écrasantes pour la population. Ainsi disparurent peu à peu les cultures du gouvernement, et l’abolition de la culture forcée du sucre fut le dernier coup porté au système de Van don Bosch, car la culture forcée du café, qui seule subsiste encore aujourd’hui, n’appartient pas au système introduit par ce réformateur : cette culture, en effet, n’oblige point les indigènes à céder une portion de leurs champs, principe fondamental du système de Van den Bosch.

Aux cultures du gouvernement succéda peu à peu la culture privée, avec laquelle le système Van den Bosch était incompatible, puisque l’État, qui était seul propriétaire du sol, et qui réunissait dans sa main toutes les forces productives, ne pouvait tolérer la concurrence des particuliers. L’industrie libre, pour se développer, demandait donc l’intervention du législateur. Ce ne fut toutefois qu’en 1861, que le parti des réformes arriva au pouvoir. Le ministre Thorbecke entra le premier dans la voie nouvelle par de timides tentatives. Son successeur, Fransen van de Putte, présenta, en 1865, un projet de loi qui entrait au cœur de la question coloniale et réglait les principaux points concernant les rapports de la culture gouvernementale avec la culture privée ; mais ce projet ne fut pas voté, à cause du principe nouveau qu’il proclamait, à savoir la reconnaissance à l’indigène de la propriété du sol qu’il cultivait. Enfin, en 1870, sur la proposition du ministre de Waal, les États généraux adoptèrent la célèbre « loi agraire » qui régit aujourd’hui encore la colonie. Cette loi permet aux Européens de prendre à bail emphytéotique les terres incultes pour une durée de soixante-quinze ans au plus, et garantit aux indigènes le droit de propriété sur les terres qu’ils auront défrichées et cultivées. Une autre loi de la même époque stipulait que le gouvernement ne donnerait plus aucune extension à la culture du sucre, qui devait être définitivement abolie en 1890. À l’exception de la culture du café, cette loi balayait définitivement tout ce qui subsistait encore du fameux système de cultures forcées de Van den Bosch, dont la floraison et la chute divisent l’histoire coloniale de Java en deux périodes bien distinctes.

Ce qui caractérise surtout le nouvel état de choses consacré par la loi agraire, c’est que l’État n’exerce plus un monopole absolu ; le colon, le simple particulier, peut obtenir des terres pour la culture, en se conformant à certaines prescriptions : il peut conclure avec les indigènes des contrats, par lesquels ceux-ci consentent à cultiver sur leurs terres les produits destinés au marché européen et à les livrer contre paiement. Ces contrats furent souvent imposés aux habitans des villages par la contrainte des chefs indigènes, qui se laissaient corrompre par les Européens ; mais le gouvernement a fait disparaître cet abus en prohibant les contrats conclus avec des villages entiers par l’entremise des chefs : désormais les arrangemens doivent être pris individuellement avec les indigènes.

Une autre voie ouverte par la loi agraire aux entreprises privées, c’est la faculté de louera bail emphytéotique, pour un long terme, les terres en friche appartenant à l’État : la longue durée du bail permet à l’entrepreneur de récupérer les frais de défrichement, et lui confère un véritable droit réel, susceptible d’hypothèque et offrant des sûretés au bailleur de fonds. L’État trouve non seulement des avantages indirects dans ce système qui favorise le défrichement des terres incultes, qui tend à augmenter la production et le bien-être qui s’ensuit, mais encore des avantages directs, tels que les droits prélevés sur l’exportation des produits de la culture, les fermages et les impôts payés par l’emphythéote. On peut juger de l’importance de ce système d’exploitation par le fait qu’en 1892, le chiffre des terres concédées à bail emphytéotique s’élevait à 317 068 bouws[12], représentant une somme de fermages de 1 081 791 florins[13].

Les Hollandais sont donc entrés dans la voie humanitaire du travail libre ; à part les corvées, qui subsistent encore dans les cultures de café du gouvernement et dans les travaux publics, aucune contrainte ne peut plus être imposée à l’indigène, dont les services se louent par des contrats de travail. Pour prévenir toute apparence de contrainte, le gouvernement a aboli une disposition qui punissait la violation des contrats par l’ouvrier indigène, et y a substitué une stipulation suivant laquelle la violation du contrat n’est punissable que dans des cas déterminés, dont la preuve est souvent si difficile à fournir, que cette stipulation est généralement restée lettre morte. La situation économique de Java se trouve donc dans une période de complète transformation, et peu à peu le vieux système colonial s’effrite, pour faire place au régime libéral qui répond mieux aux idées modernes. Par bonheur, cette transformation s’est faite insensiblement, sans secousses, et elle a commencé avant qu’elle fût devenue d’une impérieuse nécessité. Les Hollandais, peuple prudent et réfléchi, ne procèdent point par mesures radicales et violentes. Aussi n’ont-ils pas encore aboli la corvée dans les cultures de café, le dernier retranchement où se soit réfugié le système de travail forcé. Cette culture, organisée en grand par le gouvernement, offre de tels avantages à la métropole, qu’il eût été téméraire de l’abolir d’un trait de plume : le choc, en ébranlant toute l’économie de la vieille organisation, eût pu avoir les suites les plus désastreuses pour les Indes comme pour la métropole ; mais quoique l’heure de l’émancipation complète n’ait pas encore sonné, on peut prévoir que le temps est proche où l’on ne verra plus à Java aucun vestige de l’exploitation d’un peuple par un autre.

Le système des cultures forcées a eu ses panégyristes exaltés et ses détracteurs acharnés. Un écrivain anglais la proclamé le plus beau des systèmes coloniaux[14] ; un écrivain hollandais, dans un livre célèbre[15], en a fait une sombre peinture, qui en a hâté la chute, autant que le livre de Mrs Beecher Stowe a contribué à l’abolition de l’esclavage. La culture forcée ne mérite ni cet excès d’honneur, ni cette indignité. On peut dire à la louange de Van den Bosch qu’il a tiré l’indigène de son indolence naturelle, lui a inculqué des habitudes de travail, et lui a enseigné d’autres arts que la culture du riz, qui suffisait autrefois à ses besoins restreints. Ce qui mérite la réprobation, c’est moins le système que les abus auxquels il a donné lieu.

Et puis, qui le croirait ? C’est aux cultures forcées que Java doit un accroissement de population dépassant tout ce qu’a jamais pu rêver le général Van den Bosch, qui n’avait peut-être pas prévu ce résultat assez inattendu. La population de Java, qui, au début du XIXe siècle, était estimée à 3 500 000 âmes, s’élève aujourd’hui au chiffre fantastique de 25 067401 habitans pour un territoire de 2 388,4 milles géographiques carrés, ce qui représente 10 496 habitans par mille géographique[16]. Sous le double rapport de la densité et de l’accroissement de la population, l’île de Java dépasse donc toutes les contrées du globe. Or il est intéressant de constater que c’est surtout depuis l’introduction du système de culture, que la population s’est accrue avec une rapidité exceptionnelle. Lors de l’innovation, Java comptait 7 millions d’habitans ; en 1830, 9 millions et demi ; en 1867, 15 millions. La loi d’accroissement de la population de Java a suivi, depuis 1830, une progression qui peut s’exprimer par le doublement du chiffre à chaque période de trente-cinq ans ; tandis que, dans les contrées d’Europe où la population croît le plus rapidement, telles que l’Angleterre, le doublement n’a lieu qu’en soixante-trois ans. Si, par impossible, Java continuait à croître et multiplier selon cette progression géométrique, elle compterait dans un siècle cent cinquante millions d’habitans ; et dans deux siècles à peu près toute la population actuelle du globe.

Nombreuses sont les preuves de la relation entre la culture forcée et l’augmentation de la population ; outre que cette augmentation s’est produite surtout depuis l’introduction du système, elle s’est manifestée spécialement dans les provinces où on a pu le mettre en œuvre sur une grande échelle. On ne peut donc nier que le général Van den Bosch n’ait puissamment contribué à repeupler l’île de Java, qui nourrissait, vraisemblablement, dans les temps anciens, une population bien autrement dense encore, si l’on en juge par les vestiges des civilisations disparues. Cette prodigieuse densité de la population est ce qui frappe le plus le nouveau venu à Java : le long des routes qui sillonnent l’île, ce sont des processions sans fin de villageois, hommes, femmes, enfans, qui semblent sortir de terre. S’il est vrai qu’on peut juger de la prospérité et du bonheur d’un peuple par la loi d’accroissement de sa population, il faut en conclure que le peuple javanais est un des plus heureux du monde, et aussi qu’il n’est ni si opprimé, ni si mal gouverné qu’on l’a prétendu. L’indigène m’a paru bien nourri, convenablement vêtu, et je n’ai pas souvenance d’avoir rencontré un mendiant à Java, tandis que j’en ai vu beaucoup dans l’île fortunée de Ceylan.

Toutefois, la culture forcée était une institution factice et artificielle, qui pouvait favoriser pendant un certain nombre d’années le développement de la population en lui facilitant les conditions d’existence, mais qui n’eût pu continuer à produire indéfiniment les mêmes résultats. Le système était admirablement conçu en vue du développement de l’industrie chez un peuple à demi civilisé, et courbé depuis un millier d’années sous l’oppression de ses anciens maîtres : on ne pouvait, du jour au lendemain, soustraire ce peuple au despotisme sous lequel il avait si longtemps vécu ; mais le travail forcé, en augmentant la population, devait fatalement aboutir un jour à une telle multiplication du nombre de bouches, qu’une effroyable misère aurait subitement succédé à la prospérité, sans que les indigènes eussent été préparés à combattre l’horrible nécessité par les mille ressources du travail libre.

A l’ancien système, fondé sur le domaine éminent de l’État et l’assujettissement des indigènes, s’est substitué un régime d’acheminement vers la propriété individuelle et la liberté. Autrefois Java était moins une colonie qu’une exploitation, puisqu’il n’y avait ni colons, ni propriété privée ; le système Van den Bosch était incompatible avec la colonisation européenne, puisque l’Etat ne voulait point aliéner les terres qu’il faisait cultiver par les corvéables ; les rares plantations particulières dataient de la domination des Anglais, qui avaient voulu établir la propriété individuelle. Depuis le nouveau régime, fondé par la loi agraire, la colonisation européenne est devenue possible, le monopole de l’État cède peu à peu la place aux entreprises privées, et Java, qui n’était naguère qu’une ferme où les corvéables étaient attachés à la glèbe, se transforme en un pays de colonisation ouvert à toutes les initiatives.

Pendant longtemps, la Hollande fut opposée à l’établissement des chemins de fer à Java. M. de Beauvoir, qui visita l’île au début de l’établissement des voies ferrées, fut fort surpris de la vigoureuse opposition qu’y faisaient la plupart des Européens : des hommes de grande valeur lui affirmaient que les chemins de fer étaient inutiles à Java, à cause de la forme de l’île, qui est toute en longueur et rétrécie encore par les montagnes centrales ; ils trouvaient suffisant le réseau de routes inauguré par Daendels. Mais cette opposition était fondée sur leur idée première et dominante, la crainte du travail libre. On s’explique, en effet, qu’avec une organisation qui défendait aux habitans d’un village de se rendre sans autorisation dans un autre, les chemins de fer parussent une innovation dangereuse aux partisans des idées économiques d’un autre âge. La Hollande a donc retardé autant que possible l’adoption des voies ferrées dans sa colonie, mais elle a bien dû finir par les adopter, à cause de la pénurie des moyens de transport, pénurie qui faisait varier considérablement le prix du riz à de petites distances, et qui, dans l’île la plus fertile du monde, laissait mourir de faim les habitans d’un district pendant que ceux du district voisin vivaient dans l’abondance.

L’inauguration du chemin de fer, qui réunit désormais les provinces occidentales de l’île aux provinces orientales, est un fait économique d’une portée incalculable : cet événement, qui a eu lieu le 1er novembre 1894, marque le point de départ d’une ère nouvelle pour la reine de l’Insulinde. Dans la période transitoire qu’elle traverse, Java n’enrichit plus la métropole au détriment des indigènes, car tel n’est pas le but que doit poursuivre une saine politique coloniale : une colonie ne doit pas remplir le Trésor de la métropole, elle doit enrichir la nation. C’est sans doute pour ce motif que, bien que Java ne rapporte plus au Trésor les fantastiques boni d’autrefois, quoiqu’elle lui cause un déficit annuel de plus de 20 millions de francs, on proposerait vainement à la Hollande de renoncer à la perle de l’Archipel indien : elle sacrifierait plutôt jusqu’à son dernier soldat. Et pourtant les Hollandais, ces Phéniciens des temps modernes, ne passent pas précisément pour un peuple rêveur ni chimérique ; ils passent même pour être le peuple le plus positif, le plus méthodique et le plus réfléchi de notre époque.


JULES LECLERCQ.

  1. Regeerings Almanak, 1896.
  2. Regeerings Almanak, 1896, t. I, p. 148 et 149.
  3. Van der Lith. Nederlandsch Oost-Indié, t. II, p. 275.
  4. Van lier Lith, ouvr. cité. t. Il, p. 276.
  5. J. Money, Java, or how to manage a colony.
  6. J. Money, Java, etc.
  7. Java.
  8. Nederlansche Oost-Indié.
  9. Blick op het bestuur van den gouv. gen. Van den Bosch. Brochure attribuée à Merkus, ancien gouverneur général des Indes néerlandaises.
  10. Deventer, III, 283. Cité par Veth, II, 686.
  11. Van der Lith, t. II p. 47, Rochussen, Toelichling en Verdedigung. La Haye, 1853.
  12. Un bouw = 7 096 mètres carrés.
  13. Van der Lith, t. II, p. 484.
  14. J. Money, Java, or how to manage a colony, 2 vol.
  15. Mullatuli, Max Havelaar.
  16. Regeerings Almanak, 1896.