Jasmin et la poésie populaire méridionale
ET LA
POESIE POPULAIRE MÉRIDIONALE.
II. — Li Prouvençalo, poésies provençales recueillies par J. Roumanille.
Il y a dans l’histoire des œuvres de l’esprit, à toutes les époques et dans tous les pays, un chapitre auquel Disraeli, le père du spirituel orateur anglais contemporain, a donné un nom, c’est celui des curiosités littéraires : nom plein de charme pour ceux qui aiment à pénétrer tous les secrets du travail des intelligences et du monde de la pensée. Il ne s’applique point exclusivement à tout ce qu’une curiosité érudite et critique peut découvrir de détails obscurs, de dates oubliées, de traits altérés ou méconnus. N’est-ce point le nom le mieux trouvé pour désigner tout un ensemble de recherches, de révélations singulières, de nuances ou de faits piquans, en un mot tout ce qui a l’attrait de l’inattendu et de la nouveauté en dehors des voies battues et explorées ? La civilisation intellectuelle se développe avec une simplicité apparente, en droite ligne, si l’on nous permet ce mot ; elle a ses lois génératrices, ses conditions fixes, son expression acceptée et saluée, son type unique auquel se rapportent toutes les œuvres et tous les talens dans leur originalité même. Sous cette simplicité cependant, à travers ce triomphe de certaines tendances générales, de certaines influences qui semblent laisser sur tout leur empreinte, voici les manifestations les moins prévues, les faits qui tranchent avec les théories, les diversions mystérieuses de l’inspiration et du talent ; voici les génies qui se réveillent, les langues dépossédées qui font encore écouter leurs accens dans le bruit des langues dont la civilisation a consacré l’usage : variété étrange et puissante, qui se produit, non pour protester essentiellement contre le cours général des choses, non pour reformer le travail des siècles, mais pour montrer comment la vie n’est point aussi simple qu’on le pense parfois, combien au contraire il y a en elle d’élémens complexes, — inépuisable aliment de l’esprit d’investigation ! Quel épisode aurait mieux sa place dans cet ordre de curiosités littéraires que l’histoire de ces idiomes populaires qui restent comme l’expression originale et survivante d’un génie local, qui ont leur destinée spéciale et leurs traditions, leurs éclipses et leurs caprices de renaissance ? Le génie poétique de l’Angleterre suit son cours et se développe de Shakspeare à Milton, de Milton à Pope, de Pope à Byron mais à côté fleurit dans l’idiome écossais toute une poésie qui commence au roi Jacques, auteur de l’Église du Christ au milieu de la pelouse, qui s’est réveillée au dernier siècle avec Allan Ramsay, et qui a été continuée de nos jours par Robert Burns. Auprès de Goethe et de Schiller, Hebel, l’auteur des Poésies Alémaniques, chante la Wiese et décrit les scènes champêtres de l’Oberland badois dans le dialecte de sa contrée natale. Enfin, dans l’éclat même de la poésie française contemporaine ne s’est-il pas produit une sorte de rajeunissement de l’idiome méridional, dont Jasmin reste, sinon la seule, du moins la plus brillante expression ? De toute cette poésie rustique et populaire, on pourrait dire ce que Burns dit d’Allan Ramsay dans son fragment de la Poésie pastorale : « Avance, honnête Allan ! … tu peins la vieille nature dans tes doux vers calédoniens … C’est dans des vallons de pâquerettes que coule ton ruisseau, où de jolies filles blanchissent leur linge … les amours champêtres sont la nature même : nul débordement de galimatias ampoulé, nulle idée confuse, mais la douce magie de l’amour !… »
Poésie populaire, poètes populaires ! quel est le vrai sens de ces mots ? quelle application trouvent-ils aujourd’hui ? Notre temps, — et en cela il a offert moins de nouveauté peut-être qu’on ne l’a cru, — notre temps a vu des laboureurs, des forgerons, des bergers, des coiffeurs, se révéler tout à coup poètes, quelques-uns poètes dans l’acception la plus large et la plus élevée du mot. L’expression de leur génie est-elle cependant ce qu’on peut proprement appeler la poésie populaire ? N’y a-t-il point au contraire une nuance sensible et curieuse à observer ? Dans l’histoire de l’inspiration humaine, le caractère le plus frappant de la poésie populaire, c’est d’être profondément naïve et spontanée ; elle jaillit de l’âme d’une race comme une flamme d’un foyer invisible. Sous une forme simple et ingénue, c’est le résumé de l’existence d’un peuple, de ses luttes, de ses malheurs, de ses exaltations, de ses instincts les plus vivaces, de ses sentimens les plus chers. La poésie populaire est comme l’idéalisation de la vie nationale et domestique par les événemens qu’elle raconte, par tout cet ensemble de mœurs, de croyances et d’usages qu’elle reproduit dans des chants répétés au grand jour des réunions publiques ou le soir dans le foyer ; mais comment naît-elle ? quelle est sa manière de se manifester ? Le mystère plane d’habitude sur son origine, presque toujours elle est anonyme, et rien n’est plus difficile que de retrouver le nom de quelqu’un de ces rapsodes qui puisa un jour son inspiration dans la conscience populaire. Sans nul doute, dans leur conception première, ces chants passionnés et simples sont l’œuvre de quelque imagination individuelle particulièrement douée ; mais à peine sont-ils nés, l’auteur qui leur a donné la première forme disparaît, la tradition s’en empare, les conserve, les popularise, les propage,
— jusqu’à ce qu’il vienne un instant où ces fragmens recueillis et fixés se trouvent être, en même temps qu’un vaste dépôt poétique, les élémens les plus précieux pour aider à l’intelligence de tout un pays et de toute une époque ; c’est par là que la poésie est vraiment populaire, c’est-à-dire qu’elle est tellement imprégnée de l’esprit et de la vie morale d’une race, qu’elle semblerait dictée par le génie voilé de cette race elle-même. Tel est le Romancero, épopée de la vie guerrière et chevaleresque de l’Espagne : tels sont les chants populaires de la Bretagne dans leur dramatique et naïve simplicité. Le même caractère se révèle dans les chants de la Grèce moderne, fragmens longtemps dispersés et répétés à Scio, à Samos, dans les solitudes du mont Olympe.
En est-il ainsi de l’œuvre nouvelle de ces rapsodes qui peuvent passer à bien des titres pour représenter la poésie populaire contemporaine ? Ils sont du peuple par leur origine, par les habitudes de leur vie, — ce qui ne les range point heureusement dans ces catégories de poètes ouvriers si singulièrement créées de nos jours, comme s’il y avait de la poésie d’ouvriers et de la poésie d’hommes qui ne sont pas ouvriers. Les scènes qu’ils décrivent, les mœurs qu’ils dépeignent, les sentimens qu’ils expriment le plus souvent sont du peuple ; c’est du peuple encore qu’ils reçoivent leur instrument, leur langue, une langue rustique et imagée. Rien donc ne semblerait leur manquer en apparence ; il y a seulement dans leurs vers quelque chose de plus que dans la poésie populaire : l’empreinte individuelle, la marque de l’homme qui trouve en lui-même les secrets d’un art délicat et recherché. C’est une poésie qui a un nom : elle s’appelle Burns en Écosse, elle s’appelle Jasmin dans le midi de la France. Aussi faut-il bien s’entendre quand on parle de ces aimables inventeurs. Ce qui les caractérise moralement, c’est que, nés dans la condition la plus humble, ils ont pu s’élever jusqu’aux sommets les plus lumineux de l’inspiration. Ce sont des poètes comme tous les poètes dans les langues reçues, quand on considère leur art et les procédés de leur esprit ; ce sont des poètes populaires uniquement par la source où leur imagination va puiser, et par les dialectes dont ils se servent. À ce dernier point de vue surtout, ils sont le phénomène exceptionnel et saisissant de contrées où il y a eu lutte entre divers idiomes, soit par suite de la conquête, soit par suite de la fusion obligée des races, et où le mélange ne s’est point tellement accompli, que quelque chose du passé ne survive encore et ne cherche à se produire.
Un des faits les plus curieux de notre temps, c’est ce réveil ou cette persistance de certains idiomes restés populaires, et que rien jusqu’ici n’a pu faire disparaître. On appelle souvent ces idiomes des patois comme pour leur imprimer un sceau de dérision ou de vulgarité. Ce ne sont nullement des patois dans le sens vulgaire de ce mot, — du moins quelques-uns. Ce sont des langues qui n’ont point eu la fortune pour elles, mais qui ont vécu et qui ont gardé assez de leur sève première pour servir de temps à autre d’instrument à quelque inspiration inattendue. Au milieu du cours éclatant et si différent de la civilisation intellectuelle, pourquoi n’y aurait-il pas un intérêt particulier dans ces éclairs qui jaillissent parfois de l’obscurité où sont tombées ces langues ? Ce n’est pas seulement au point de vue littéraire que cet intérêt peut exister ; l’histoire y trouve ses lumières, les plus délicats problèmes en ressortent. Comment ces langues se sont-elles formées, et quelle a été leur destinée ? Par quels mystérieux et intimes rapports se lient-elles au mouvement général de la civilisation ? Que représentent-elles dans l’ordre littéraire aussi bien que dans l’ordre de la politique et de l’histoire ? — Ce qu’elles représentent littérairement ? Elles sont à coup sûr une forme spéciale et distincte d’une certaine inspiration populaire. — Ce qu’elles représentent historiquement ? Débris des idiomes locaux mêlés à la langue latine, l’idiome parlé encore aujourd’hui dans le midi de la France est le dernier témoignage de toute une époque, et cette époque, c’est celle de ce monde intermédiaire auquel on a donné le nom de monde roman.
Si c’est une assertion extrême de supposer qu’il a existé un monde de ce nom complètement constitué, défini et limité, ayant une langue unique, il n’est point douteux du moins qu’il s’est essayé quelque chose dans ce sens. Politiquement autant que littérairement, il y a eu l’ébauche confuse et vague d’un monde roman qui s’étendait à la Catalogne, à une partie du nord de l’Espagne, à tout un côté de l’Italie, à une grande portion de la France actuelle, et qui avait une langue identique dans le fond, au milieu de la variété même de ses dialectes. Qu’est-il résulté de ce travail à l’issue du moyen âge, au lendemain du XIIe siècle et des luttes des Albigeois, qui mettaient en présence le génie du Nord et cette précoce civilisation méridionale ? Il en est résulté la prépondérance définitive de la langue française et la défaite de cette langue romane, déjà illustrée par la poésie des troubadours. Comprimée dans son essor et dans son développement, elle est restée un ensemble de dialectes ; exilée dans le peuple, elle n’a plus été que la langue de la chaumière, de l’atelier, du paysan, du laboureur, — et, même dans ces conditions populaires, elle n’en a pas moins eu de siècle en siècle ses traditions. Chaque dialecte a eu ses poètes. Pour ne citer que les principaux, — dans la Provence c’est Nicolas Saboly, l’auteur des naïfs et populaires Noëls provençaux ; dans le Languedoc, au XVIIe siècle, c’est Goudouli, qui, un peu différent de notre contemporain Jasmin, vendait sa vigne pour boire, et qui n’en a pas moins consacré à la mort d’Henri IV des vers que Malherbe n’égalait point. Au XVIIIe siècle, dans le Béarn, c’est Despourrins, le gracieux et piquant poète pyrénéen. Telle qu’elle a été, avec son passé et les grâces de son premier épanouissement, même en périssant dans sa fleur comme idiome littéraire, cette langue n’a-t-elle point eu son influence ? Elle a communiqué quelque chose de son ingénieux éclat aux poésies modernes, et encore au XVIe siècle, Montaigne, en abeille industrieuse, faisait passer dans sa prose si colorée et si nourrie quelques-unes de ses expressions les plus familières, lorsqu’elle n’était déjà plus qu’une langue populaire et rustique.
Qu’on ne croie pas d’ailleurs qu’il ait suffi d’un jour pour décider la lutte entre les deux langues, pour créer cette distinction qui existe aujourd’hui, d’un idiome employé par certaines classes sociales, dans certaines circonstances, dans tous les actes de la vie publique, et d’un idiome parlé uniquement par le peuple ou dans la vie familière. À l’époque du traité des Pyrénées, la langue française était encore une langue étrangère pour toutes les classes dans le Roussillon, et ce n’est qu’à la fin du XVIIe siècle que l’autorité de Louis XIV parvenait à la faire admettre soit dans les actes civils, soit, par les prêtres, dans les prédications religieuses. Il y a moins de cent ans que des académiciens de Marseille avouaient qu’ils pensaient en provençal. Une des dernières et des plus singulières fortunes de la langue méridionale au siècle passé était la représentation à la cour d’un opéra languedocien : étrange contraste, on en conviendra, entre les grâces rustiques de la muse languedocienne et les grâces peu naïves du temps. C’était en 1754 ; l’opéra s’appelait Daphnis et Alcimadure. Grimm, l’universel chroniqueur des faits littéraires, note dans sa Correspondance cette représentation, et il se livre même à toute une dissertation des plus imprévues. Il se demande ce qui fût arrivé, s’il eût pris fantaisie à Henri IV de transporter la capitale de la France sous le ciel du midi, ce que la langue française eût gagné ou perdu à s’imprégner davantage des émanations de ce ciel et des traditions méridionales, si elle n’eût pas été « plus mesurée, plus sonore, d’une prosodie plus marquée et par conséquent plus susceptible de musique et de poésie. » Rejetée complètement dans le peuple, pressée de toutes parts par la langue française, considérée tout au plus par momens comme une curiosité,
— quelle épreuve plus rude la langue méridionale pouvait-elle avoir encore à subir que la suppression systématique et violente de l’ancienne vie provinciale, l’action de la centralisation moderne, le mélange de toutes les populations françaises accompli d’abord par les guerres de l’empire, puis par la facilité et la promptitude des voyages ? Et cependant il s’est trouvé qu’elle a eu ses poètes contemporains, non-seulement dans l’Agenais, où Jasmin s’est révélé le premier, mais dans la Provence, ce foyer le plus ancien et le plus brillant de la poésie romane. Ici même c’est bien plus encore : il y a des grammairiens, des linguistes, des critiquais, qui viennent se joindre aux poètes pour chercher à faire revivre le génie familier du pays natal.
Le dialecte gascon, en un mot, a piqué d’émulation le dialecte provençal, et un homme studieux, M. J. Roumanille, a recueilli les vers de ces poètes modernes de la Provence dans Li Prouvençalo. Issu du peuple, modeste ouvrier dans une imprimerie d’Avignon, poète lui-même, M. Roumanille semble l’âme de ce mouvement. Comme
Saboly il a fait des noëls, dont l’un, les Deux Pigeons, s’est rapidement popularisé. Homme de son temps, il a écrit dans un charmant morceau sur les Crèches des vers d’une inspiration toute moderne, d’une couleur douce et chrétienne, et les petits poèmes li Sounjarello, la Part dau bon Dieu, ont eu leur gracieuse fortune dans le Comtat. Esprit intelligent et sérieux, ayant l’amour et le goût du prosélytisme de sa langue, ne se servant de son talent que pour apaiser, épurer et élever l’âme du peuple, comme il l’a fait dans quelques brochures durant ces années de révolutions, M. Roumanille groupe autour de lui toutes ces muses de bonne volonté dont les œuvres forment li Prouvençalo. L’un de ces poètes, M. Aubanel, chante les Faucheurs dans une poésie franche et rustique, ou bien il peint avec une sombre énergie le Neuf Thermidor, représentant le bourreau lassé et hébété de sang humain et finissant par périr sous son couteau même. Un autre, M. Glaup, est une sorte de Téniers provençal, comme l’appelle M. Saint-René Taillandier dans une sympathique étude sur toute cette poésie. Singulière renaissance, variée dans ses manifestations, issue au fond de la même pensée, qu’elle se produise dans la Provence ou dans l’Agenais, — et dont le génie de Jasmin reste toujours l’expression la plus vive et la plus connue ! On n’a point oublié les divers morceaux du poète méridional, tous ces fruits d’une inspiration saine et charmante, l’Aveugle de Castel-Cuillè, les Deux Jumeaux, la Semaine d’un Fils, et cet autre poème de la Vigne. Jasmin a déjà toute une carrière, il est sorti du demi-jour des renommées locales. Paris a eu plusieurs fois l’occasion de l’entendre, et il n’est point jusqu’aux États-Unis où un talent distingué, M. Longfellow, a traduit un de ses poèmes, l’Aveugle. L’Académie enfin, l’Académie française l’a couronné, et cette étrange rencontre de la vivacité méridionale et de la gravité académique, Jasmin l’a célébrée dans des vers, — Langue française, langue gasconne, — où ce que cette situation avait de piquant va se confondre dans une idéale et spirituelle apothéose des deux langues, qui réussit, je crois bien, à tout donner à l’une et à ne rien ôter à l’autre. Or comment s’est formée cette nature originale qui tranche si vivement avec notre temps ? L’homme, le poète, l’acteur, l’idiome, tout se mêle, tout se confond et ne fait qu’un dans cette vie qui a bien sa réalité sous le prisme de la poésie et des succès enivrans.
« Vieux et cassé, l’autre siècle n’avait qu’un couple d’ans à passer sur la terre, quand au recoin d’une vieille rue, dans une maison où plus d’un rat vivait, le jeudi gras, derrière la porte, à l’heure où l’on fait sauter la crêpe, d’un père bossu, d’une mère boiteuse, naquit un enfant, et cet enfant,… c’est moi. » Ainsi parlait Jasmin il y a vingt ans. Il faut savoir qu’en parlant ainsi, il se vieillissait un peu, — il était jeune ! Toute poésie à part. Jasmin est né en mars 1799. Son père était un pauvre tailleur qui, tout renommé qu’il fût dans l’art des charivaris, n’en professait pas moins l’opinion que l’étoffe d’esprit ne vaut pas une autre étoffe. Sa mère était une bonne femme du peuple. Quant à la maison où il était né et où il grandissait, l’inventaire n’en eût pas été difficile à faire. « Une vieille chambre ouverte aux quatre vents, trois lits en guenille avec six vieux rideaux de toile,… un buffet souvent menacé des recors, quatre ou cinq assiettes recousues, un cruchon, deux jarres fendues,… un établi,… un chandelier tout résineux, un miroir sans cadre et enfumé, attaché au mur avec trois petits clous, quatre chaises défoncées, une besace suspendue, une armoire sans clé…,» voilà ce qu’il y avait dans le ménage, et tout cela pour neuf personnes ! La réalité de cette vie première de Jasmin, rien ne pourrait mieux la peindre que ses Souvenirs, le premier de ses poèmes où il ait été vraiment lui-même. Ce sont les Souvenirs qui le montrent enfant gai et déjà songeur par momens, insouciant et impressionnable à la fois, menant cette simple vie populaire, allant l’été dans les illots faire sa brassée de bois enchantant la romance, l’Agneau que tu m’as donné; l’hiver, allant à la veillée, au milieu des fileuses, à la lumière d’un vieux lampion, entendre «les contes vieux qu’une vieille disait. » Seulement, à côté de chacune de ces allégresses de l’enfance, la misère est là. Une fois, tandis que Jasmin joue avec d’autres enfans et qu’il est roi, — roi en chapeau de papier gris, — au milieu de la bande joyeuse tombe un sinistre convoi, c’est celui de son grand-père qu’on porte à l’hôpital. Quel contraste plus vrai, plus naïf et plus émouvant que celui de cet enfant qui est roi et de ce vieillard qui s’en va vers la demeure des pauvres en disant : « C’est là que les Jasmin meurent !» Une autre fois, dans la maison, l’heure du dîner est venue, l’appétit est prêt à coup sûr, mais il n’y a point de pain ; la mère pleine d’angoisses sort tout à coup, revient bientôt avec le pain attendu, et l’enfant attentif s’aperçoit qu’elle n’a plus au doigt son anneau d’épouse. Mais Jasmin a-t-il tout dit dans ses Souvenirs ? N’a-t-il point réservé plus d’un de ces épisodes où se peint ce mélange de vivacité et d’attendrissement, et qu’il raconte encore volontiers, — qui ne sont rien par eux-mêmes, et sont tout par l’expression.
Supposez donc que Jasmin a treize ou quatorze ans. Tous les soirs, dans le quartier, il court aux réunions des enfans de son âge, et il est le roi de ces réunions ; il a appris à lire et à écrire ; il raconte des histoires sans que la mémoire lui fasse défaut, et si elle lui manque, il ne continue pas moins l’histoire à sa guise. Il n’est plus enfant déjà pourtant, et il sent s’allumer en lui les flammes de l’adolescence ; aussi une jeune fille de ces réunions occupe-t-elle une certaine place dans ses rêves naissans. On va vite dans la vie populaire et même ailleurs, et bientôt entre les deux enfans il n’est question de rien moins que de se marier. Mais quoi ! la jeune fille est riche, c’est-à-dire que sa mère fait un petit commerce, et elle est la demoiselle du quartier. En attendant, les beaux soirs passent. Un seul jour de la semaine. Jasmin manque d’habitude aux réunions familières. Ces absences suffisent pour éveiller les soupçons, surtout de la jeune fille, et on décide de surveiller et de surprendre le délinquant. On le suit en effet un soir tandis qu’il se hâte dans un quartier voisin ; il tombe tout à coup au milieu de la troupe bruyante qui s’empare de lui, et que voit-on glisser de dessous son habit, à la clarté de la lune ? Un morceau de pain. Toute la troupe aussitôt se tait. On s’aperçoit qu’il y a là quelque mystère de pauvreté et d’aumône ; la jeune fille elle-même rougit. C’est qu’en effet tous les vendredis l’enfant allait, la nuit venue, frapper à la porte de deux sœurs du quartier. las Martinos, — il a conservé leur nom, — pour recevoir le pain de la charité. « Le vendredi, dit naïvement Jasmin, était un jour néfaste pour moi. C’était un vendredi que mon grand-père mourut à l’hôpital ; c’était le vendredi que je voyais toujours pleurer ma mère ; c’était toujours le vendredi que finissait notre miche et que le pain nous manquait. » Aussi, avec la vivacité d’un souvenir personnel, a-t-il stigmatisé ce vendredi dans la Semaine d’un fils, ne faisant en cela, sans s’en douter, que mettre plus de fidélité dans l’expression des mœurs et des traditions populaires.
Toujours est-il que c’est au sortir de ces scènes que Jasmin devenait bien et dûment coiffeur, — garçon coiffeur toutefois d’abord, — pour finir par avoir sa boutique où allait se lever pour lui une nouvelle vie éclairée de poésie et de bien-être. Franchissez quelques années maintenant : ce n’est plus l’enfant pauvre allant recevoir, la nuit, le pain de la charité. Partout il est reçu avec éclat ; les villes le fêtent et lui envoient des couronnes ou des coupes d’or ; il aide à bâtir des églises ; il a la renommée pour lui. Et cependant c’est toujours la même nature vive et mobile, passionnée et ardente, mêlant a gaieté et l’émotion, le sel gaulois et l’attendrissement, raffinée sans doute par une sorte d’éducation spontanée, mais restant avec ses saillies, avec ce premier fonds populaire, et tirant une originalité nouvelle du contraste perpétuel du passé et du présent. Il y a quelques années, dans une réception que lui faisait une ville voisine d’Agen, Aiguillon, son premier souvenir fut qu’un jour, aux approches de sa première communion, vers 1811, il n’avait pas de souliers. On demanda un commissionnaire pour porter une lettre à Aiguillon, au prix de quatre francs ; c’était le prix de ses souliers. Il partit aussitôt gaiement, et peu avant d’arriver, il s’arrêta sur le bord d’un fossé pour manger son morceau de pain et boire un peu de l’eau limpide et fraîche qui coulait du rocher. Or c’était justement l’endroit où, trente ans plus tard, on venait le recevoir, et la bouffée de la jeunesse revenait d’elle-même à son imagination. Ainsi s’est formée et développée cette nature, apprenant au spectacle de la misère de son enfance à se contenter d’une médiocrité facile, et au spectacle de son heureuse fortune, à ne point mettre dans la misère un levain de haine et d’envie, — restant populaire en élevant sa condition, et prodigue d’elle-même jusqu’à l’enthousiasme.
Ainsi s’est formé l’homme ; mais comment s’est formé le poète ? La poésie, en réalité, chez Jasmin n’est autre chose que l’émanation de cette vie pleine de contrastes ; Elle en reproduit l’originalité intime, la saveur, les accidens, les nuances fugitives, qu’elle fond dans une expression nouvelle. Tout vit, tout agit dans la poésie de Jasmin ; il n’est point une idée, il n’est point une impression qui ne devienne un drame. Dans ce drame à mille scènes, les tableaux se succèdent, les souvenirs parlent, la réalité populaire s’éclaire d’un jour idéal, l’émotion palpite, la gaieté éclate, et la langue se plie à tous les mouvemens de cette pensée flexible et colorée qui n’est jamais plus inventive que dans les détails. Seulement est-ce donc que Jasmin est arrivé tout d’un coup à cette expression des choses morales et des choses naturelles ? Le premier obstacle pour lui était la langue même, dont il a depuis fait un si délicat usage. Quand il a senti s’éveiller le souffle de la poésie, qu’était cette langue ? Elle n’était plus écrite depuis deux siècles ; c’était en quelque sorte un idiome flottant, sans règles dans le peuple, exposé au sort de tous les idiomes qu’une culture incessante n’entretient plus. D’un côté il semblait que ce qu’elle eût de mieux à faire, c’était de se rapprocher de notre langue ; de l’autre, elle ne semblait plus propre qu’à exprimer certaines jovialités populaires. Elle était entre deux dangers, celui de se dénaturer et celui de se corrompre encore davantage ; elle risquait de devenir française à demi ou de rester uniquement la langue des privautés et des grivoiseries du peuple. De là une phase singulière pour un poète comme Jasmin, — phase où il devait nécessairement sentir les influences du milieu dans lequel il vivait ! Puis un jour il s’est dit qu’autour de lui on souffrait, on sentait, on aimait, et que ces émotions, ces souffrances, ces déchiremens avaient, eux aussi, leur expression dont on ne se rendait pas compte, mais qui n’en était pas moins vraie et éloquente dans sa simplicité, sans être ni française ni vulgaire.
Là était pour l’auteur de l’Aveugle toute une révélation ; il était sur la voie d’une poésie simple, naturelle et vivante. Lui-même n’a-t-il pas laissé percer quelque chose de ce mystérieux travail intérieur ? « En 1834, disait-il, un incendie éclata de nuit dans Agen. Un jeune enfant du peuple bien doué, mais qu’une demi-éducation avait rendu maniéré, fut témoin d’une scène déchirante, et comme nous arrivions sur les lieux, quelques amis et moi, — palpitant et plein d’émotion encore, il nous la raconta. Je ne l’oublierai de ma vie ; il nous fit frémir,… il nous fit pleurer… C’était Corneille ! c’était Talma ! Je parlai de cette métamorphose le lendemain dans des familles intelligentes ; on le pria de raconter le fait… Mais la fièvre de l’émotion s’était éteinte ; il fut phraseur, maniéré… Alors je compris que dans nos momens d’émotion et de fièvre, parlant et agissant, nous étions tous laconiques et éloquens, pleins de verve et d’action, vrais poètes enfin lorsque nous n’y songions pas, et je compris aussi qu’une muse pouvait, à force de patience et de travail, arriver à être tout cela en y songeant !… » Si l’on veut connaître le vrai mérite, la véritable originalité de Jasmin, c’est d’avoir pressenti le secret de cette éloquence naturelle, c’est d’avoir épuré sa langue des imitations françaises et des vulgarités en l’élevant jusqu’à exprimer, sans cesser d’être elle-même, les émotions les plus douces et les plus vives de l’âme humaine. C’est ce qui fait la différence entre les morceaux de Jasmin écrits dans les premiers temps, de 1825 à 1835, — le Trois mai, le Charivari, — et cette tradition de gracieux poèmes qui a son point de départ dans les Souvenirs et qui s’est continuée par l’Aveugle de Castel-Cuillé (1836), Françounetto (1840), Marthe (1845), les Deux Jumeaux (1846), la Semaine d’un Fils (1849). — Après cela, à bout d’explications, demanderez-vous à Jasmin comment il s’est senti réellement poète, à quelle époque il a commencé de faire des vers ? Il vous répondra : « Je n’en sais rien, je ne me souviens pas d’avoir commencé. » Merveilleuse manière d’exprimer ce qu’il y a de spontané, d’insaisissable dans cette éclosion du sentiment poétique! On peut bien dire quand tel poème, quand tels vers ont été écrits ou ont vu le jour; mais l’inspiration elle-même! Il en est de la poésie comme de l’amour. Qui a pu noter jamais le moment où la flamme naît dans le cœur, où l’inspiration s’allume dans l’imagination ? S’il en était autrement, ce ne serait point la poésie, ce ne serait point l’amour; ce serait la versification, qui est à la poésie ce que la galanterie est à l’amour.
Quand nous disons qu’au moment où Jasmin commençait de se produire dans le midi, sa langue n’était plus écrite, et était par conséquent d’autant plus difficile à fixer de nouveau comme langue poétique, cet abandon même n’a-t-il pas contribué à développer un des côtés les plus saillans de cette souple et vive organisation ? Jasmin, on le sait, n’invente pas seulement ses poèmes, il les joue, c’est-à-dire il les récite avec un accent singulier qui va parfois jusqu’au pathétique. Qu’on voie là un souvenir des troubadours, il y a quelque chose de bien plus réel, il y a un trait curieux, un détail caractéristique de plus à l’origine. Jasmin venait de faire une romance langoureuse et tendre, — Me cal mouri, — Il me faut mourir, — qui avait eu du retentissement dans le midi; mais ce n’était qu’une édition orale encore. Peu après, il récite un autre petit morceau dans une réunion, et le journal d’Agen insère le morceau. Que fait alors le poète ? Le soir, il va rôder autour d’une maison voisine où il savait qu’on recevait le journal, et il se pose haletant sur le seuil, prêt à jouir de son triomphe. Mais, ô déception ! dès qu’on arrive au morceau, l’un déclare que c’est du latin; à ce mot, un érudit, se réveillant en sursaut, s’empare de la feuille et constate l’authenticité d’un incompréhensible patois. Le poète n’y tient plus et il entre, — c’était chez un horloger, — sous le spécieux prétexte de demander l’heure pour régler sa montre, bien que la montre, hélas! fût parfaitement absente. On lui donne volontiers l’heure et on le questionne sur cette énigme. Jasmin ne se fit pas prier, on le comprend ; il lut les vers et il intéressa. « Mais, dit-il, j’avais saisi le défaut de ma cuirasse, la difficulté de la lecture. Il fallait apprendre au public à lire du patois qu’il n’avait jamais lu, et commencer par le lire moi-même adroitement et dramatiquement. » Ce soir-là, Jasmin courut tous les lieux où il savait qu’était le journal, cafés et boutiques. Partout il se présentait sous un prétexte aussi plausible que celui de demander l’heure : chez le marchand, il venait acheter; chez le cafetier, il demandait de l’eau-de-vie qu’il n’aimait pas. Ce fut une soirée ruineuse, mais partout il avait fait comprendre ses vers. « Ainsi j’ai fait, dit-il, pendant cinq années, toutes les fois que le journal publiait quelques-uns de mes vers. »
De là est né pour Jasmin ce besoin de lire lui-même. Là est la source de cette fièvre d’action qui surprend quelquefois. Le théâtre s’est agrandi pour lui : de la boutique et des cafés il est passé dans les salons, dans les réunions immenses, et tout d’abord il a commencé par mettre sa muse au service de toutes les œuvres de bienfaisance; puis il est devenu le héros obligé de toutes les fêtes d’un caractère en quelque sorte national ou public. Que Béziers érige une statue à Riquet, Jasmin est là pour chanter en vers énergiques et sobres celui qui créa le canal du Midi; que la ville d’Alby élève un monument semblable à Lapérouse, Jasmin arrive encore et est reçu au milieu des ovations. Ce ne sont point du reste des lectures à huis clos; c’est souvent en présence de trois ou quatre mille personnes que le poète comparaît. A Toulouse, il s’est trouvé au milieu de réunions considérables d’ouvriers; il lui est même arrivé de dire ses vers en plein air, dans une prairie. Et à mesure que le théâtre s’agrandissait pour le poète, à mesure que lui-même il avait à se multiplier pour concourir à toutes les œuvres, sur tous les points, à Toulouse, à Bordeaux, à Bayonne, à Tarbes, à Pau, dans tout le midi, il redoublait aussi de verve et de ressources pour captiver un auditoire qui variait avec les villes, — si bien que cette représentation est devenue un des élémens de sa nature. Il aime, quand il est dans un salon, à combiner son auditoire, à disposer la scène, à graduer les effets; il a son espèce de trépied sibyllin. A peine sa récitation commence-t-elle, ses traits accentués s’animent, sa physionomie méridionale, caractérisée et mobile, telle qu’on la peut voir reproduite, se transforme et réfléchit toutes les impressions, la gaieté et les larmes. Il est tellement pénétré, qu’il s’émeut, il se passionne, il s’enthousiasme lui-même et est tout prêt à s’applaudir. Chacune de ses pièces a son histoire, sa légende, et le commentaire égale la fable. C’est ainsi que l’acteur se mêle au poète chez Jasmin. Il fait de sa poésie tout un drame dont
pourquoi ne point dire aussi que Jasmin aime le doux aiguillon des sympathies ? Quelque enivrans cependant que soient ces succès de l’homme accoutumé à être toujours en scène, de l’acteur. Jasmin est trop intelligent pour ne pas savoir que s’il n’était que cela, il ne serait qu’un objet de curiosité, et que les plus réels comme les plus durables succès sont ailleurs. Ils sont dans les vraies, sérieuses et justes émotions qu’éveille une poésie sincère et touchante. Or ces émotions ne s’expriment pas toujours avec bruit ; c’est le cœur qui les sent, c’est l’esprit qui les goûte. Il y a beaucoup de mélodrames vulgaires qui ont fait pleurer plus que ne fit jamais pleurer une ode d’Horace sur la fuite du temps, et l’ode du poète latin n’en reste pas moins avec son charme immortel. C’est à ce genre de succès que l’auteur de la Vigne doit, non pas prétendre aujourd’hui, puisqu’il y est arrivé plus d’une fois, mais tenir, — parce que seuls ils naissent de l’esprit et du cœur satisfaits. Ce que nous voulons dire, c’est que si l’acteur est rare chez Jasmin, il ne doit jamais éclipser le poète, qui est plus rare encore.
Ce qui distingue profondément Jasmin comme poète, c’est qu’avec un idiome populaire qu’il s’efforce même de ramener à sa simplicité et à sa naïveté premières, il est arrivé à un art savant et délicat. Avec un instrument pour ainsi dire borné et restreint, il est parvenu à exprimer des vérités universelles de l’âme humaine. Soit qu’il raconte la passion pure et malheureuse de l’Aveugle et de Marthe, soit qu’il peigne la coquetterie, bientôt prise elle-même d’amour, dans Françounetto, ou le double sacrifice de deux frères qui s’immolent l’un à l’autre leur amour et leur vie, comme dans les Deux Jumeaux, soit enfin que dans ses épîtres ou dans ses morceaux familiers il fasse vibrer les cordes les plus intimes du cœur, et laisse respirer le parfum du jeune âge ou de la plus aimable sagesse, le côté humain, vrai, se fait sentir dans Jasmin. Presque toujours il prend une donnée empruntée à la réalité populaire, et cette donnée se développe à travers une succession de tableaux brefs et rapides, de peintures saisissantes, de traits descriptifs, de scènes rustiques finement observées, comme celles du pain bénit ou des dévideuses dans Françounetto. Le fait d’une jeune fille idiote, — innocente, selon le mot naïf du peuple, — que tout le monde a connue à Agen, à qui les enfans criaient : Marthe, un soldat ! ou dont on disait : Marthe sort, elle doit avoir faim! — ce fait seul est une inspiration à l’inventeur méridional, et l’aide à reconstruire tout un poème de sacrifice, d’abnégation et de passion.
Qu’est-ce donc que cette jeune fille idiote ? Quel est le mystère de cette folie, de cette innocence qui lui fait ouvrir de grands yeux vagues à la raillerie des enfans impitoyables ? C’est en 1798. Tout s’agite, tout est en mouvement dans une petite ville que baigne le flot clair et rapide du Lot : c’est le jour du tirage au sort. Parmi les jeunes gens, combien devront quitter la maison paternelle! Parmi les jeunes filles, combien se demandent avec anxiété si elles vont garder ou perdre à tout jamais peut-être leur fiancé ! L’une d’elles surtout, la plus gracieuse et la plus belle, « damette parmi les paysannes, » Marthe, attend, le cœur serré, dans sa maisonnette cachée sous les ormeaux; elle se dit qu’elle mourra si son fiancé Jacques lui est enlevé. Une de ses compagnes, Annette, vient la trouver. Autant Marthe est sérieusement inquiète et émue, autant Annette reste souriante et vive. « Va, dit-elle, j’aime Joseph : s’il part, je pourrai m’affliger, je pourrai laisser tomber quelques larmes; mais tout en l’aimant, je l’attendrai sans mourir. Nul garçon ne meurt pour une fille. Ce n’est que trop vrai : personne ne perd plus que celui qui s’en va! » Et en attendant, les deux jeunes filles se mirent à tirer les cartes avec une curiosité naïve et croissante. Tout annonce d’abord joie et bonheur, lorsque survient comme un mauvais présage une fatale dame de pique. Au moment même, le tambour bat, le cœur des jeunes filles se gonfle. Le sort a prononcé : qui a-t-il épargné ? Le fiancé d’Annette, Joseph, est parmi les favorisés. Jacques au contraire, le fiancé de Marthe, a pris le numéro 3; il est conscrit, il faut qu’il parte. Jacques, il est vrai, n’a ni père ni mère, Marthe est son seul lien, mais ce lien est puissant pour lui, et en partant, il promet à sa fiancée, si la guerre l’épargne, de revenir se consacrer à elle. Ainsi s’ouvre le poème. Annette est la jeune fille légère qui prend facilement la vie, Marthe est le cœur sérieux et passionné qui d’avance se sent atteint du mal de l’absence et peut-être de l’abandon, — Jacques est le jeune homme qui voit devant lui se lever l’inconnu et qui s’en va avec une fidélité à garder.
Un peu de temps se passe, et Jacques n’écrit point; on n’a rien su de lui. Le mois de mai revient embaumer le pays, et il trouve Marthe indifférente à ses premiers rayons, déjà frappée de ce mal de l’absence qu’elle pressentait. Les hirondelles qui viennent faire leur nid sous le toit de la jeune fille n’éveillent plus sur ses lèvres qu’un chant mélancolique et doux : « Les hirondelles sont revenues, je vois mes deux au nid là-haut; on ne les a pas séparées, elles, comme nous deux. Elles descendent, les voici, je les ai presque dans la main. Qu’elles sont luisantes et jolies! Elles ont toujours au cou le ruban que Jacques y attacha pour ma fête, l’an passé, quand elles venaient becqueter dans nos mains unies les moucherons d’or que nous choisissions... » La pauvre Marthe dépérit, la fièvre use son corps, si bien que tout le monde s’apitoie sur elle et que le curé du village la recommande aux prières de tous, — lorsqu’un matin un vieil oncle qui a surpris son secret lui dit un mot à l’oreille : aussitôt Marthe est sauvée, le feu rentre dans son œil terni, « son sang court rafraîchi sous sa blanche peau. » Elle veut travailler. Marthe se fait marchande, et comme elle est attrayante et bonne, chacun veut acheter chez elle. Elle a un autre amour désormais, l’amour de l’argent, du gain. Pourquoi donc Marthe a-t-elle cet amour de l’argent ? C’est qu’avec ce qu’elle gagnera et ce que lui a promis son vieil oncle, elle espère arriver à racheter Jacques. Déjà elle est tout près du but quand un autre malheur survient : l’oncle meurt, et Marthe est de nouveau livrée à elle-même ; mais alors elle vend tout, sa maison, sa boutique, ses meubles, pour arriver à réaliser la somme nécessaire, et quand elle a tout vendu, elle s’en va : « Tenez, dit le poète, regardez-la ! Joyeuse et couverte de deuil, elle semble, en quittant sa petite maison, l’ange de la douleur qui reprend sa volée vers le bonheur qui vient de lui sourire un peu. » Marthe, en effet, avec le produit de tout ce qu’elle a vendu, va chez le curé du village pour le prier de rechercher Jacques et de lui envoyer l’argent qui doit le ramener vers celle qui l’aime. Une fois son œuvre de dévouement accomplie, la jeune fille se sent plus à l’aise : Elle n’a plus un riche trousseau, de tout ce qu’elle avait il ne lui reste plus rien, — rien « qu’un escabeau, un dé, un étui, un rouet. » Il faut qu’elle travaille obstinément pour vivre. Elle est heureuse pourtant, et « sa pensée tresse autant de jours sans nuages que sa bobine prend de tirées de laine, que son aiguille fait de points. » Elle n’a plus qu’à attendre Jacques. Déjà le jour est fixé, c’est un dimanche que Jacques doit arriver. Il revient en effet, mais il n’a point deviné l’origine de cet argent qui a servi à le rendre libre, et en outre il est accompagné d’une autre femme. « Quelle est donc cette femme ? dit le curé d’une voix forte. — La mienne… Je suis marié, » répond Jacques honteux, baissant la tête comme un criminel et n’osant regarder Marthe. — Quant à la pauvre Marthe, elle ne soupire pas, elle ne se plaint pas, seulement Elle pousse un cri, puis tout à coup elle fixe sur Jacques un regard étrange et doux, et elle rit comme une folle. « Hélas ! ajoute le poète, Elle ne pouvait plus rire autrement » Voilà la tragédie de l’amour dans un cœur simple.
Marthe peut donner une idée de ce genre d’invention créé par le poète méridional. Ce ne sont point de vastes conceptions taillées dans des blocs gigantesques, et Jasmin lui-même n’en a pas la prétention. Comment définit-il ses poèmes ? « Une statuette, dit-il. Au premier plan, deux yeux, une bouche, deux bras, deux mains : rien de plus, rien de moins. Au second plan, un cœur palpitant et les quatre artères que l’on voit battre, donnant à l’œuvre à mouvement et la vie ; puis dans le fond les mille petites veines qui parfois se laissent voir et toujours se laissent deviner... » Il s’ensuit que dans ces proportions le poète ne peut mettre rien de trop, nul détail inutile. Là où d’autres décriraient une scène d’amour dans tout ce qu’elle a de plus poignant, il la laisse entrevoir et la peint en un vers mystérieux : « Un orage d’amour sur eux avait passé! » Mais dans tout cela, ce qui circule, c’est la vie, de même que dans les œuvres d’une inspiration toute personnelle c’est un souffle de poésie douce, ingénieuse et humaine. C’est par cet ensemble de qualités que Jasmin est un poète à la fois populaire et élevé comme l’Écossais Burns.
Jasmin et Burns se ressemblent par leur origine ; tous deux ils se sont servis d’un dialecte populaire, ils ont un même instinct des conditions sérieuses de l’art, leur poésie est vraie et humaine; mais que de contrastes encore plus frappans entre ces deux hommes ! Toute la différence du ciel, de la race, de la nationalité éclate dans leur inspiration, dans leur existence et dans leur génie. Voyez ces deux hommes en effet : tout a souri à Jasmin, la vie et la poésie, l’idéal et le réel. Ce n’est pas que le succès soit venu tout seul, mais il l’a trouvé en le cherchant, et avec la renommée facile le bien-être et l’inspiration de tous les jours. Jasmin a connu la pauvreté, il n’a pas connu le malheur, ce malheur qui s’attache à un homme pour déranger tous ses plans et contrarier tous ses rêves. C’est peut-être l’homme le plus heureux qui existe, — heureux de tout et de rien, heureux de son coin de terre, de ses fruits, de ses vers, fils de son imagination facile. Aussi sa poésie se ressent-elle de ce bonheur : même quand elle peint les luttes du cœur et de la passion, elle émeut sans attrister, elle touche sans laisser de traces douloureuses, elle laisse toujours apercevoir quelque coin de ce ciel souriant et éclatant. C’est la poésie d’une nature heureuse. Que manquerait-il à Jasmin ayant la considération, le succès, le bien-être, sans compter ce don merveilleux de tout voir sous le prisme de son imagination ? Il n’en est pas de même de ce pauvre Burns, qui n’eut jamais de chances dans sa vie. Qu’y a-t-il de surprenant qu’il ait trouvé parfois des accens plus déchirans pour peindre ce qu’il sentait si bien ? Fils d’un fermier de l’Ayr, il prend sa part du rude travail de famille. Doué d’une organisation ardente, il aime une jeune fille et devient père avant de pouvoir nourrir son enfant, avant même de pouvoir épouser celle qu’il aime. Puis, quand il l’a épousée, le dénûment n’en subsiste pas moins ; il prend une ferme, et comme les spéculations ne sont point son fait, il a encore la chance contre lui, et le voilà en fin de compte réduit à un petit emploi de jaugeur. Par malheur encore Burns aimait un peu trop quelquefois la taverne et le wiskey. Le seul éclair de sa vie, c’est le premier succès de ses vers, et ses vers sont comme sa vie. Le poète chante les femmes et le wiskey, il chante la pauvre brebis Mailie; mais son inspiration devient la voix même du génie écossais quand il chante la Calédonie, quand dans le Samedi soir dans la chaumière il peint la veillée rustique où les paysans prient en lisant la Bible et répétant ensemble : « O Écosse, mon cher sol natal, puissent longtemps tes robustes enfans, adonnés aux travaux mystiques, jouir de la santé, de la paix et du doux contentement ! » Il y a ici évidemment une inspiration bien différente de celle du poète méridional, et qui semble jaillir de l’âme populaire de l’Écosse comme la ballade de Jean grain d’orge.
Et Burns, lui aussi, avait eu à passer par tous ces pièges qui se retrouvent souvent dans la vie de tout poète du peuple. Il s’était rendu à Edimbourg, où on l’appelait l’Ossian de la plaine. Là, les écrivains les plus renommés l’avaient attiré à leurs banquets. Les salons des grands se le disputaient; les lords admiraient l’originalité de ses saillies, et les fières ladies s’émerveillaient de sa naïve éloquence. La duchesse de Gordon, l’invitant à souper, prenait son bras pour aller à table. « Il fut fêté, adulé et caressé, » dit l’historien littéraire Allan Cuningham. Burns resta près d’un an à Edimbourg : il n’était plus déjà la nouveauté, on avait cessé de l’admirer. Le plus sage était celui qui lui avait dit dès le premier jour : « Retournez au village, retrouvez vos sillons et vos prairies, et sauvez votre indépendance. » Et de fait, qu’iraient chercher ces poètes populaires sur un autre théâtre ? qu’y trouveraient-ils qui ne leur fût étranger : monde, habitudes, préoccupations ? Leur génie a besoin de l’atmosphère natale avec laquelle il s’accorde et par laquelle il s’explique. C’est ce que Jasmin sentait si bien, lorsqu’un jour, avec un rare bon sens, il demandait à quelqu’un de l’aider de bonnes raisons pour résister à des amis enthousiastes qui lui donnaient des conseils en grand et l’engageaient à venir se faire éditer à Paris : « Dites-moi, ajoutait-il, qu’il faut que cela parte d’Agen comme nos prunes. »
Il y a dans Jasmin et dans Burns, si différens sous d’autres rapports, un trait essentiel commun : c’est que, poètes du peuple, ils n’ont ni l’un ni l’autre cherché à peindre les côtés haineux et vulgaires du peuple. Il semble aujourd’hui que pour être un poète populaire il faille envenimer les plaies du peuple, irriter sa misère, enflammer son envie, renouveler avec lui la tentation satanique, en le mettant au plus haut sommet et en lui disant : Tout ce que tu vois est à toi! — Et à quoi arrive-t-on ainsi ? A mettre en vers des déclamations toujours les mêmes, les éternels lieux communs de l’esprit de révolution. Ce n’est point là le caractère des poètes vraiment populaires, tels qu’ils peuvent exister de notre temps. Ceux-ci peignent le peuple dans sa vie simple et rude, dans ses labeurs, dans ses joies comme dans ses souffrances; ils pénètrent dans son âme non pour lui souffler la colère, mais pour l’épurer et l’aider à garder « à l’abri du mal sa belle page blanche, » selon le mot de l’auteur De l’Aveugle. La langue de Jasmin d’ailleurs heureusement ne se prêterait guère aux destructions, elle qui se flatte de son ancienneté et qui y tient. Des souvenirs de sa pauvreté et de sa condition première, le poète méridional n’a tiré qu’une inspiration sympathique et généreuse, disant aux pauvres : Voyez la charité du riche ! et aux riches : Secourez ceux qui souffrent; « la grande couvée des pauvres se réveille le rire à la bouche quand elle s’endort sans avoir faim ! » Aussi, quant à lui, est-il toujours prêt à partir au premier appel pour concourir à cette œuvre. Il n’est point de ville où il n’ait élevé la voix pour les pauvres, et il y a vingt ans déjà que cette vie dure : charité active, ingénieuse, qui jette une sorte de lumière morale sur ses pérégrinations!
Un jour, le curé d’une petite paroisse du Périgord, du village de Vergt, voit son église tomber en ruines; le souci du bon pasteur est de savoir comment il la relèvera. L’idée lui vient d’appeler Jasmin à son aide, et tous deux aussitôt ils commencent leur pèlerinage; ils parcourent le midi, s’arrêtant dans chaque ville, le poète récitant ses vers, — le Prêtre sans église, l’Eglise qui tremble, l’Eglise découverte, — le prêtre quêtant à la suite du poète. Bientôt cependant le but est à demi atteint, une église nouvelle s’élève, et le jour où elle doit être bénite en présence de six évêques, de trois cents prêtres, et de toutes les populations des environs, qu’arrive-t-il ? Au moment où l’un des prélats va prêcher sur l’infinité de Dieu, il entend un des morceaux de Jasmin, le Prêtre sans église, et en entendant ces vers touchans, il laisse de côté le sujet de son choix pour prendre l’idée que vient de lui suggérer le poète. Une autre fois, c’est en 1846, l’hiver sévit, la misère est grande et universelle; partout on redoute les cruels emportemens de la faim, mauvaise conseillère. Jasmin part encore et se multiplie, tendant la main en faveur des malheureux, fortifiant le pauvre dans son honnêteté, éveillant de tous côtés la charité féconde, et exprimant cette pensée de conciliation généreuse dans une de ses pièces les plus remarquables, Riche et Pauvre ou les Prophètes menteurs. Il suffit de rappeler ces scènes singulières et touchantes qui se renouvellent tous les jours.
En aidant à construire des églises et en faisant de la bienfaisance une muse, Jasmin est vraiment un poète populaire dans le sens moderne et élevé de ce mot, parce qu’il exprime le sentiment religieux des masses et qu’il contribue à ôter à la misère du peuple son aiguillon, — la haine. Si c’est là, dans la réalité, un des épisodes les plus touchans de la vie de Jasmin, littérairement il a été pour lui la source de toute une poésie du sentiment le plus rare. Tout ce qu’il a écrit sur la charité sous les formes les plus diverses composerait une sorte de poème de la pitié et de l’attendrissement humain. C’est une inspiration qui renaît d’elle-même. Il y a quelques mois encore, en accourant à Bordeaux pour coopérer à l’œuvre de Saint-Vincent-de-Paul, l’auteur de Marthe ne trouvait-il pas des accens nouveaux ? à Quand sur le bateau siffleur (sisclayre) je descendais comme un éclair, disait-il, à ses balancemens, je pensais : Ma muse est vieille dans Bordeaux, et pour plaire il faut être nouveau ! — Cette noire pensée, aussitôt mon arrivée, tint longtemps au sol ma muse enchaînée. — Il se fit nuit, devant moi je voyais se remuer au sommet de Saint-Michel une superbe étoile (Lugra). Tout d’un coup cette étoile se détache, et, perçant la brume, vient droit à moi tout enflammée. Elle se déploie, grandit, prend un corps, un visage; de loin c’était un joli enfant, de près c’est une femme au cœur riche en pitié... je la connais,... qu’elle est belle! c’est la charité!... Enflamme-toi, me dit la vierge affectueuse, etc. » Et la vierge finit en lui disant : « Qui m’est utile est toujours neuf! » — C’est là, pour un poète comme Jasmin, la meilleure et la plus sûre manière de se mêler aux choses de notre temps. Toute autre politique est trop sujette aux déceptions et a souvent des pièges déguisés sous les fleurs, s’il y a des fleurs dans la politique. Au milieu des fluctuations d’un temps comme le nôtre, où les spectacles se sont si fréquemment renouvelés, qu’irait faire la poésie de chercher à suivre les événemens, de se transformer avec eux ? Et s’il est en elle par hasard quelque mystérieux souvenir, quelque attache première, c’est encore par une dignité naturelle qu’elle peut honorer le mieux qui la protège. On ne saurait mieux définir, en un mot, ce devoir délicat et élevé de la poésie que ne le faisait un jour Jasmin en disant qu’on pouvait comme homme aider plusieurs gouvernemens à faire le bien, qu’on ne pouvait dignement comme poète en chanter qu’un. Tout est là.
Quand donc l’Académie française, par une dernière distinction, a couronné l’auteur de la Charité et de Marthe après tant de succès obtenus par lui dans son Midi, qui est son domaine et son royaume, a-t-elle fait une chose si surprenante et si insolite ? Si l’Académie eût eu à couronner un morceau de poésie dans la langue de Racine ou un morceau d’éloquence dans la langue de Bossuet et de Pascal, la langue gasconne eût été sans doute un lauréat un peu imprévu. A quoi s’adressait en réalité la couronne académique ? A l’influence bienfaisante, à l’action utile et moralisatrice d’une œuvre, d’une poésie. Cette influence heureuse, cette action juste et efficace. Jasmin ne la résume-t-il pas sous une forme originale dans sa vie comme dans ses ouvrages ? Il chante, il est vrai, dans la langue gasconne; n’est-ce point cependant la langue de tout un peuple ? Et ne pourrait-on pas même ici ajouter une observation ? Il y a dans notre pays de nombreuses populations qui appartiennent à la France par l’âme, mais enfin dont la langue n’est point la langue de la France. Il n’y aurait nulle exagération à dire que beaucoup l’entendent à peine; un plus grand nombre ne s’en sert point usuellement et la réserve pour les fêtes caractérisées, si l’on nous passe le mot. Il s’ensuit que c’est dans leur langue que pensent ces populations : il y a un naturel accord entre leur idiome et leurs travaux, leurs peines, leurs joies, leur manière de vivre et de sentir. La poésie française la plus éclatante, la plus morale risquera peut-être de rester sans effet parce qu’elle leur sera trop étrangère. La poésie de Jasmin, par la nature de son inspiration, par le caractère de son dialecte comme par ses délicatesses savantes, n’a-t-elle point au contraire le double mérite de pouvoir en même temps éveiller les émotions les plus saines dans l’âme de ces populations et leur faire goûter quelques-uns des charmes de la vie de l’esprit, contribuer à leur éducation morale et à leur éducation intellectuelle, — de telle sorte que le prix académique se trouverait avoir un sens doublement utile ? Ce qu’il y avait de piquant et d’inattendu dans cette entrevue de la muse méridionale et de l’Académie de Richelieu, le poète, on le pense, n’a point tardé à le chanter dans des vers sur la langue française et la langue gasconne. — « Gerbe choisie, gerbe grainée et fleurie n’aura jamais pour vous assez de blé ni de parfum; mais avec des fleurs et des rameaux on paie une partie, — amour, reconnaissance font le reste. » Ainsi par le Jasmin dans une spirituelle dédicace à M. Villemain, en envoyant ses vers — « aux quarante noms fameux dont le vôtre est l’aîné, » dit-il. La première pensée du poète ne devait-elle pas être en effet pour M. Villemain, qui avait salué en lui, « non plus l’écho retrouvé des anciennes chansons du Languedoc, » mais « la voix même, la voix vivante de son enfance et de son peuple... sous une forme agrandie ? » Il y a du reste dans un tel sujet, au milieu de l’effusion personnelle, un côté élevé qui ne saurait échapper au poète et qui se dégage naturellement, on va le voir.
« Quel bruit dans Agen se répand ? Quel bourdonnement dans la prairie ? La muse des champs baptisée par les quarante savans de Paris ! mon berceau, d’un concert fête mon oreille; rossignol, chante fort; bourdonne fort, abeille; Garonne, fais résonner ton flot riant et pur, — des ormeaux du Gravier je dépasse la cime, non de gloire, mais de bonheur.
« Un jour, au matin de ma vie, à l’heure où la joie nous quitte, je songeais seulet; un ange vint vers moi, il était fleuri de chèvrefeuille, et d’une voix flûtée il me dit affectueusement : — L’honneur du Midi t’y convie, chante, fais reluire notre langue obscurcie. Cette langue qui te plaît a quitté le château, le palais, mais elle garde la maison, la petite famille. Qu’elle peigne là la joie et les larmes : dans le peuple, elle deviendra plus jolie encore. Elle embaumera toute l’année comme le mois de mai. La langue de Paris, — du trône où tant elle brille, — un jour baptisera son génie qui renaît. Langue de fleurs, de miel, ne doit mourir jamais; — des troubadours elle est la fille et d’Henri IV elle est la mère.
« Il se tut, et aussitôt dans mon cœur je sentis le baiser de la muse, et mon sang s’alluma, et le cri d’amour que je poussai se trouva être un refrain qui au loin retentit. — Et depuis trente ans, partout, l’âme fiévreuse, — j’ai dit la pauvreté joyeuse; pour l’église j’ai toujours brûlé mon grain d’encens, et troubadour du peuple, attristé ou riant, de Toulouse à Bordeaux, de Marseille à Toulouse, j’ai chanté langueur amoureuse, joie, chagrin et tristesse. J’ai peint dans l’été nos champs pleins de fruits (frutejaires), étincellière (bouluguero) de travailleurs. — Quand sur eux du malheur pleuvait le nuage, — je les disais souffrans, mais jamais menaçans. — Ma muse toute de miel n’effraya personne. — Aussi, dans mes chansons qui embaumaient les airs, le riche de ma langue respira le parfum.
« Ainsi la muse en pastourelle plut mieux qu’autrefois quand elle était demoiselle. Ainsi elle put glaner dans le monde touché les fleurs d’or d’honneur qui étoilent son front. — Paris même à mes chansonnettes se souvint des musettes; il écouta, fêta la muse des guérets, — et sans trop écouter le bruit des trompettes, ma muse alla chanter jusque dans le palais du roi. — Oh ! certes alors je compris que l’ange que j’avais vu, et que depuis plus je ne revis, était prophète en me parlant. — pourtant il ne l’était pas tout à fait encore. — Après le roi de la patrie, — il me fallait, pour avoir un triomphe complet, les quarante rois de l’esprit et de la poésie. Je les cherchais des yeux, surpris, à demi couronné, — je criais pour qu’ils m’entendissent. — Hélas ! dans Paris il fallait qu’ils ne fussent pas, — autour de moi il n’en vint aucun. — Sans doute ils étaient sur la sainte montagne, ils moissonnaient des lauriers nouveaux... ou peut-être pour le moment, redevenus simples mortels, ils se promenaient tous dans la verte campagne !
« Mais aujourd’hui quel bruit se répand ! quel bourdonnement dans la prairie ! La muse des champs baptisée par les quarante savans de Paris mon berceau, d’un concert fête mon oreille; rossignol, chante fort; bourdonne fort, abeille; Garonne, fais résonner ton flot riant et pur; des ormeaux du Gravier je dépasse la cime, non de gloire, mais de bonheur !
« Maintenant de ce bonheur tous les rameaux fleurissent; le dernier les vaut tous, aussi je m’en pavane; nos vieux parchemins du Midi reluisent. — Cela est signé... timbré par les princes du savoir. — Reine à la bouche d’or, langue française aimée, langue si fine, si habile, glorifie-toi dans ta bonté, n est beau de caresser qui l’on a détrôné, — surtout quand dans son berceau celle qui perd la partie, toute vieille, demeure et gracieuse et jolie, et en cela ma langue a le double rameau. — Elle joue de l’orgue en parlant; pour ses chanteurs, elle a des milliers de mots doux et sonores (tindinayres) qui peignent tout à faire tableau. — Toi, tu es riche aussi, bien plus qu’elle peut-être ; — mais les reines qui nous maîtrisent, pétries de richesses, empruntent plus d’une fois. Or, quand tu voudras chanter, si tu cherchais un mot, un de ces mots qui musiquent, notre langue est à toi, prends-le-lui, elle peut te donner sans s’appauvrir. — Dans mille ans, elle mourra peut-être à force d’âge… En attendant, s’il le fallait, tu pourrais prendre d’avance un peu de l’héritage ; notre langue s’y prêterait, car si elle est gasconne par le langage, elle est toute française par le cœur. Son honneur, tu l’as fait tien, et la gloire est la sienne.
« Son vieil honneur qui brille par éclairs, hélas ! dans les prés rians n’a qu’un ciel qui s’étoile ; mais ta gloire aux yeux voyans depuis trois cents ans a l’éclat de l’or (daourejo), et trônant sur les changemens, elle a toujours malgré l’envie ses quarante soleils luisans. — Sous le temps qui chemine, aussitôt que l’un s’éteint, un autre naît et s’illumine et glorieusement luit ; et l’œil fixé sur Paris aveuvé de poésie, tout un monde à ta magie s’allume et se réchauffe. — C’est plus : ta pensée hardie, dans l’univers répandue, fait cacher le mensonge, éclaire maisons et palais. Les méchans rentrent dans l’ombre, les deux mondes se réunissent, et les canons s’éteignent, et les peuples deviennent frères.
« Langue du ciel, langue aimée, ton triomphe est béni. Sauve la terre mise à mal, adroitis l’âme et l’esprit, grandis les choses nouvelles sans mettre en morceaux ce qui est vieux, devine dans les étoiles les mille secrets du ciel ; — fais naviguer dans les airs, fais voler l’homme sur la mer ; fais les peuples voisineurs avec tes chemins de fer ; guéris toutes les misères, fais partout primer la croix ; apaise les colères et fais le bonheur de tous, — comme tu as fait celui de ma muse.
« Alors, en te bénissant, je trouverai ma double excuse à répéter plus fort encore mon refrain : — mon berceau, d’un concert fête mon oreille, rossignol, chante fort ; bourdonne fort, abeille ; Garonne, fais résonner ton flot riant et pur. Des ormeaux du Gravier je dépasse la cime, car le bonheur de tous vient tripler mon bonheur ! »
C’est ainsi, c’est avec ce mélange de grâce caustique, de vues ingénieuses et de poésie, que Jasmin fait la part de tout et résout, quant à lui, cet étrange problème de la destinée ou de la simultanéité des deux langues. À l’une il donne tout, comme nous le disions, sans rien ôter à l’autre. La langue française est la reine, la dominatrice, la sympathique conquérante des esprits ; la langue gasconne a pour elle la petite maison, la petite famille, la prairie, le labour. La première a l’avenir, la seconde a le passé. À chacun son théâtre et son rôle. Et au milieu de tout cela, si l’Académie devient un composé de « quarante soleils » dans le langage de la muse gasconne, c’est que, bien entendu, elle représente tout ce que la France a d’éloquence et de poésie, le génie français en un mot, — ce génie que le poète salue en finissant dans des vers qu’il faudrait pouvoir lire dans l’original pour saisir l’incomparable mélodie dont s’enveloppe une pensée pleine d’élévation :
Lengo del ciel, lengo aymado
Toun trioumphe es benezit !
Saoubo la terro empenado ;
Adretis l’amo et l’esprit;
Grandis las caousos noubelos
Sans brigailla co qu’es biel ;
Debino.dins las Estelos
Lous milo secrets del ciel !
Ceux qui trouvent que ce n’est là que du français traduit n’ont point
remarqué tous ces mots qui abondent dans la poésie de Jasmin,
brounzina, bourdonner. — tindinayres, sonores, et ce mot de bouluguero, — êtincellière, foyer d’étincelles, — appliqué aux champs où
fourmillent les travailleurs pendant l’été. Mais quoi encore ! et les
statuts académiques, dira-t-on, et le scandale de couronner du patois, et la loi progressive et humanitaire! Qu’aurez-vous à répondre
à ceux qui vous opposeront la civilisation, le progrès, l’imité française ? Rien sans doute, si ce n’est qu’il est des esprits toujours prêts
à tomber dans ce piège singulier de remuer les plus grosses questions à propos des choses les plus délicates et les plus légères, et
de vouloir enfermer un rayon de soleil dans leur alambic. Pourquoi
irions-nous imiter ces braves patriotes qui revenant de Bretagne, peu
après 1830, s’indignaient de n’y avoir trouvé qu’un inintelligible patois, et adressaient des pétitions au gouvernement pour le supplier
très humblement « de répandre dans ces malheureuses contrées la
langue de Voltaire et de Rousseau ?» Oui, que le génie français accomplisse son destin! qu’il redresse l’âme et l’esprit, comme le dit
le poète ! qu’il réunisse les peuples ! Mais tâchons de ne point faire
de l’unité un amalgame, du mouvement des peuples une confusion,
de la communauté de leur vie et de leurs intérêts une promiscuité où
disparaissent toutes les physionomies, toutes les originalités locales.
Assez d’atteintes sont portées à la loi qui fait de la variété une des
conditions des choses humaines. Si les chemins de fer traversent nos
campagnes, — de même qu’ils sont bien forcés de respecter le ciel et
le caractère indélébile de la nature, pourquoi ne laisseraient-ils pas
vivre les populations avec leurs mœurs, leurs usages, leurs traditions,
leur langue même, qui a bien aussi sa poésie parfois ? « Otez-lui sa
misère et laissez-lui sa langue ! » disait Jasmin, il y a dix ans, en parlant du peuple. Tout ce qu’on pourrait ajouter aujourd’hui n’égalerait pas ce vers simple et d’une si morale élévation adressé au génie français : «Grandis les choses nouvelles sans briser ce qui est vieux ! »
S’il est juste d’ailleurs de laisser place à ces diversités intellectuelles dont la poésie méridionale n’est qu’un exemple, il est aussi plus d’un écueil à éviter pour ces poètes eux-mêmes écrivant dans une langue qu’ils sont en quelque sorte obligés de se créer. Cèdent-ils à une simple «fantaisie d’artistes, » comme le disait récemment l’un d’eux au sujet d’une réunion de poètes provençaux ? Alors ce ne serait plus qu’un travail artificiel, un archaïsme d’un genre particulier. Il ne faudrait pas moins se garder d’attribuer un sens trop général, trop scientifique pour ainsi dire, à cette efflorescence actuelle de l’esprit méridional. C’est là peut-être le danger de la pensée qu’a eue M. Roumanille d’arriver à une sorte d’unité de langue. L’auteur de li Prouvençalo cède à une illusion; il croit qu’avec de la bonne volonté on crée une unité de langue, même l’unité d’orthographe. La réalité est que la seule manière de se produire pour cette poésie, la seule manière d’avoir encore sa saveur et sa grâce, c’est de prendre la langue telle qu’elle est, avec sa variété de dialectes, et d’en faire l’expression sincère de la vie et des mœurs du peuple qui la parle. En un mot, s’il n’y a point de recette pour faire revivre scientifiquement une langue, il n’y a qu’une inspiration rare pour retrouver ses ressources, pour faire briller encore sur son déclin le rayon de la jeunesse, pour lui arracher le secret de toute une poésie nouvelle, émanation charmante du génie local au milieu des invincibles développemens de la civilisation universelle. Ainsi a fait Jasmin. Né de ce réveil contemporain des génies locaux et populaires, parvenu à une renommée exceptionnelle par le privilège d’une nature merveilleuse, le premier aujourd’hui en France de ceux qui peuvent passer pour les interprètes poétiques du peuple dans une langue du peuple, — qu’il se montre encore, comme il s’est montré en tant d’occasions, heureux des bonheurs faciles de l’homme et du poète, s’honorant à la fois par l’emploi de sa vie et de son talent, et exprimant sous une forme originale et piquante ce que le Midi a de plus spontané et de plus vif.
CH. DE MAZADE.