Jardine. — Psychologie de la connaissance

M. Robert Jardine : Les éléments de la psychologie de la connaissance (The elements of the psychology of cognition) : Londres, Macmillan, 1874, 1 vol. in-8o.

L’auteur de ce livre, principal de collége à Calcutta, déclare modestement que son but a été de fournir à ceux qui commencent l’étude de la philosophie un résumé aussi clair que possible des nouvelles théories sur l’intelligence. Ce n’est point cependant un ouvrage élémentaire. M. Jardine aborde franchement les problèmes les plus difficiles de la psychologie et le plus souvent déclare ne pouvoir adopter les solutions données par les auteurs contemporains. Il se trouve conduit de cette manière à développer des vues personnelles. Sa principale préoccupation nous paraît avoir été de marquer nettement sa position à l’égard de l’école phénoménaliste anglaise, dont il accepte les conclusions sur certains points, tandis qu’il les repousse sur d’autres.

L’ouvrage est divisé en cinq parties : la première, qui est une sorte d’introduction, étudie d’une manière générale les sources de la connaissance et détermine les rapports de la psychologie avec la physiologie ; la seconde renferme la théorie de la perception ; la troisième est un examen critique des différentes doctrines de la connaissance depuis Descartes ; la quatrième expose la théorie de la connaissance représentative ; la dernière traite de l’élaboration de la connaissance, des différentes formes de raisonnement et d’inférence, en un mot de ce qui constitue ordinairement la matière de la logique.

Nous devons reconnaître tout d’abord que M. Jardine a très-bien aperçu quel était un des côtés faibles des doctrines de MM. St. Mill, Bain et Taine. Leur manière d’expliquer l’origine des notions d’étendue et d’espace ne peut supporter un examen sérieux et a, en outre, l’inconvénient de jeter de l’obscurité sur l’explication d’autres notions, comme par exemple celle de l’extériorité. Nous avons vu avec plaisir que M. Jardine dirigeait contre cette doctrine les objections que nous lui avons à plusieurs reprises adressées nous-même. (Voyez Revue politique et littéraire 24 mai 1873, page 1129). Il montre comme nous, qu’il est contradictoire de ramener l’extension à une des formes de la durée, c’est-à-dire à une série de sensations musculaires se succédant dans la conscience. M. Jardine se sert également des mêmes arguments que nous pour combattre une doctrine de sir William Hamilton, reproduite par MM. Taine et Carpenter, d’après laquelle les sensations dont nous avons conscience seraient des touts complexes résultant de sensations élémentaires inconscientes ; il a raison de soutenir que des sensations inconscientes peuvent être les antécédents mais non les éléments constituants de sensations conscientes.

M. Jardine n’est point partout aussi heureux dans sa manière de combattre la psychologie anglaise contemporaine. Il dit bien que le pur phénoménalisme est insuffisant pour rendre compte des faits de l’univers et l’on s’attend à le voir rétablir la notion de substance. Mais il n’en est rien ; il prétend même que la psychologie n’a rien à faire avec la substance, de quelque manière qu’on veuille l’envisager. Ce qu’il oppose aux phénomènes, pour compléter l’explication des faits, ce sont les forces ; et par force, il entend à la fois autre chose que la substance et que le phénomène. Il n’admet pas que la force soit simplement la quantité de mouvement ou la quantité de phénoménalité. Il en fait une entité dans le sens de l’ancienne métaphysique des spiritualistes ou des matérialistes. En dehors des phénomènes lumineux, caloriques, électriques, la lumière, la chaleur, l’électricité sont à ses yeux des réalités non-phénoménales. Il en est de même de son explication de l’esprit ou plutôt de la conscience individuelle du moi dont il paraît expliquer l’unité et l’identité non par une substance, mais par un pouvoir permanent. Or le pouvoir comme la force ne sont, en somme, que des quantités, les quantités d’une sensation ou d’un mouvement ; on peut aussi les présenter comme la quantité de manifestation de la substance. Ce n’était pas la peine, selon nous, de rejeter la notion de substance pour la remplacer par des réalités objectives ou subjectives non-phénoménales qui ne seraient au fond que des substances sous un autre nom.

Dans le fond M. Jardine est un spiritualiste, et nous en trouvons surtout la preuve dans sa manière de considérer le rapport de l’esprit avec le corps, des phénomènes subjectifs avec les phénomènes objectifs, de la sensation avec le mouvement. Il ne veut pas de la doctrine qui présente ces deux phénomènes comme deux faces d’un seul et même fait. Selon lui, cette doctrine n’est qu’une hypothèse grossière, et il va jusqu’à traiter de visionnaires les philosophes comme Mill, Auguste Comte et Lewes qui, pour l’étude des phénomènes mentaux, accordent la prééminence à la physiologie. Quand on prononce un jugement aussi dur, on est tenu de l’appuyer sur quelques bonnes raisons. Mais M. Jardine se contente de dire que les faits mentaux étant connus directement par la conscience, tandis que les faits cérébraux sont connus indirectement par l’observation extérieure, cette différence dans la source des deux espèces de connaissances crée une forte présomption contre l’hypothèse brutale (crude and harty) que les phénomènes mentaux seraient avec le cerveau dans la même relation que les fonctions physiques avec leurs organes. Un tel argument ne prouve absolument rien ; de ce que les phénomènes mentaux ne sont pas connus de la même manière que les phénomènes cérébraux, il ne s’ensuit nullement qu’ils ne soient pas identiques, que ce ne soient pas les mêmes phénomènes aperçus de deux points de vue différents. De ce que le son est connu par l’oreille et que la vibration est connue par la vue, M. Jardine en conclura-t-il que le son n’est pas une vibration ? Ce serait pourtant la même manière de raisonner. À vrai dire, aucune des présomptions contre l’identité de la sensation et du mouvement n’a de valeur scientifique ou philosophique, parce que toutes sont uniquement fondées sur des habitudes de pensée, sur de simples attestations du sens commun ; tandis que toutes les analyses philosophiques ou scientifiques tendent à éveiller chez le philosophe et le savant, une présomption beaucoup plus forte, peut-être même une certitude en faveur de la doctrine opposée.

M. Jardine professe que les phénomènes cérébraux et les phénomènes mentaux sont, à l’égard les uns des autres, dans la relation d’antécédents à conséquents. La sensation commencerait où le phénomène physique finirait. Cette théorie a été victorieusement combattu par M. Lewes dans un excellent ouvrage sur les problèmes de la vie et de l’esprit.

On sait que M. J. St. Mill considérait le monde extérieur comme n’étant qu’un ensemble de possibilités de perception. Cela veut dire que le monde extérieur n’est que la représentation de certains faits accompagnée de la croyance, fondée sur l’habitude, que si certaines conditions étaient remplies, ces représentations pourraient devenir des perceptions. Quand, par exemple, j’ai l’idée de l’existence du Collége de France ou d’un monument quelconque, je crois que si certains phénomènes dépendant en partie de ma volonté (comme par exemple la succession d’efforts musculaires nécessaire pour me transporter à une certaine distance et suivant une certaine direction) étaient accomplis, le monument cesserait d’être une représentation et deviendrait une perception. Mais il y a un autre fait que M. Mill a négligé : c’est la croyance qu’en attendant la perception, l’objet continue à exister indépendamment de la représentation que nous en avons. M. Jardine a très-bien aperçu le défaut de la théorie et l’insuffisance que nous venons de signaler. Il se moque de la doctrine de Mill d’après laquelle un phénomène actuel de sensation aurait pour cause une possibilité de perception ; une possibilité ne peut causer une actualité. Nous croyons que la cause du phénomène actuel a une existence permanente hors de nous, alors même que nous ne la percevons point et que nous la connaissons par pure représentation ; c’est là ce qui reste à expliquer. Si M. St. Mill a déterminé avec beaucoup de justesse en quoi consiste notre notion du monde extérieur, il n’a pas montré pourquoi nous lui attribuons une existence permanente et indépendante de nous, Cette croyance tient naturellement une grande place dans toute théorie-de la perception. M. Jardine a raison de dire que dans la perception nous projetons nos sensations au-dehors et que cette projection est le résultat d’une inférence. Mais cela suppose que nous avions entièrement la croyance à l’extériorité : d’où nous est-elle venue ? Ici M. Jardine prétend que l’étendue est intuitivement connue comme la forme du Non-moi immédiatement présent à la conscience ; en d’autres termes, que les sensations renferment en elles-mêmes un élément étranger à la conscience et définitivement saisi comme indépendant du Moi. C’était, en somme, l’explication que donnait l’école écossaise ; cette école n’a jamais réussi à la rendre parfaitement compréhensible ; il n’est pas facile de concevoir comment le Moi peut avoir conscience d’autre chose que de ses propres phénomènes ; ni comment une sensation peut être quelque chose de plus que la sensation d’elle-même. M. Jardine prétend que dans la sensation du toucher et de l’effort musculaire, la résistance des objets révèle leur existence extérieure. Mais cette résistance n’est encore qu’une sensation, et quand je rencontre un objet qui arrête mon bras, j’éprouve simplement un changement dans ma sensation. Pour inférer que ce changement est causé par une réalité extérieure, il faut croire d’abord à cette extériorité. Les vues de M. Jardine sur cette question, une des plus obscures et des plus difficiles de la psychologie, ne nous paraissent pas rigoureusement exactes. Quant à la solution du problème que nous sommes disposé à considérer comme la véritable, elle dépend, selon nous, d’une théorie de l’espace que nous ne pouvons exposer ici.

La partie la plus remarquable du livre de M. Jardine est celle où il s’occupe de l’élaboration de la connaissance, c’est-à-dire des différents procédés d’inférence, de raisonnement, d’induction et de déduction. Dans les théories qu’il développe sur ce sujet, il devient un disciple des logiciens anglais de notre époque ; il suit les travaux de J. St. Mill, de Bain, et surtout d’Herbert Spencer qui a, dit-il, donné dans ses Principes de Psychologie une exposition admirable de la nature du procédé de raisonnement. M. Jardine est un adversaire de la logique purement formelle, telle que voulait la définir l’école de sir William Hamilton et de Mansel ; il ne veut pas d’une logique qui ne tienne compte que des relations des concepts sans aucun égard pour leur vérité ; les procédés de l’entendement ne peuvent être séparés, selon lui, d’une comparaison continuelle avec la réalité donnée dans la perception et la connaissance intuitive. Il tourne en dérision les formes que l’ancienne logique donnait aux propositions et aux raisonnements, formes barbares dont le moindre inconvénient est de faire violence à la pensée. Ainsi plus de quantification du prédicat, plus de conversion des propositions, plus de syllogisme. Rien de tout cela ne correspond aux véritables procédés de l’intelligence. L’induction notamment n’a jamais reposé sur un prétendu syllogisme dont la proposition majeure serait l’affirmation de la constance de la nature. Elle se fonde simplement sur le caractère essentiel ou accidentel que, suivant les circonstances, nous attribuons aux éléments d’une notion. Cette exposition de la théorie du raisonnement, très-claire bien que très-condensée, peut être recommandée comme un excellent résumé des tendances contemporaines de la logique en Angleterre.

L. Dumont.