Calmann-Lévy (p. 219-250).

YEDDO

À Émile Pouvillon.
Dimanche, 5 décembre.

Demain le départ pour la France : c’est-à-dire le trait final tiré au-dessous de toute espèce de Japonerie, et sans doute pour jamais.

J’ai décidé de passer cette journée d’adieu à Yeddo, et, par la route de la mer Orientale, j’y arrive de bon matin, traîné par deux coureurs.

D’abord Shinagawa, le long faubourg, où les boutiques s’ouvrent, où déjà les gens affairés circulent.

C’est aujourd’hui le premier dimanche de décembre, et aussi le premier jour de vrai froid. À ce beau soleil d’un matin d’hiver, tout ce Japon me fait une mine bien gelée, avec ses maisonnettes de papier, ses robes de coton bleu, ses jambes nues ; à peine quelques messieurs élégants ont-ils endossé, par-dessus le costume national, des ulsters et des macfarlanes (restes des vieux stocks invendables de l’Amérique du Nord) ; la majorité de la population grelotte, dans des costumes de pays chaud. Au coin des rues, les coureurs, demi-nus et tatoués, qui stationnent près de leur petit char, ont jeté sur leurs épaules la couverture écarlate destinée à envelopper les jambes des clients et soufflent dans leurs doigts, en enflant le dos comme des singes frileux. Un grouillement bien triste et bien laid que celui d’Yeddo, l’hiver, au milieu de l’immense, de l’infini dédale des maisonnettes basses et grisâtres, éternellement pareilles.

Donc, c’est dimanche aujourd’hui — et on s’en aperçoit parfaitement : ils commencent à singer nos allures et notre ennui de ce jour-là, ces païens. C’est surtout la mauvaise manière qui leur a servi de modèle, à ce qu’il semble, car beaucoup de boutiques sont fermées et beaucoup de gens sont ivres.

Des familles, qui partent pour la promenade, ont vraiment un air endimanché dans leurs toilettes d’extrême Asie. Et puis c’est jour de repos et de sortie dans les casernes, et il y a par les rues des bandes de matelots à peu près habillés comme les nôtres, des bandes de soldats à pantalon rouge et à gants de fil blanc, avec des airs en goguette ; petits, petits, tous, et jeunes : des enfants, dirait-on, à figure ronde et jaunâtre, presque sans yeux.

Les distances sont effroyables dans cette ville qui, si je ne me trompe, est plus étendue que Paris. Je vais donc relayer dans Shinagawa, prendre des coureurs frais ; car je veux me faire conduire un peu partout — et d’abord aux grands temples de la Shiba, pour emporter dans mes yeux un peu de cette splendeur religieuse.

Une heure de course à toutes jambes, et enfin voici devant moi cette Shiba étonnante. Au milieu de la ville, c’est une sorte de bois sacré qui garde du recueillement et du mystère sous les cèdres noirs aimés des dieux.

La porte qui donne accès dans ce quartier des temples est d’aspect sinistre, comme toujours : une entrée toute basse, resserrée entre des colonnes massives, et écrasée sous une toiture à la chinoise, gigantesque en largeur et en hauteur, qui monte, s’extravase, se retrousse aux angles, soutenue par une étonnante quantité de chevrons et de gargouilles ; le tout peint en rouge sanglant.

Dans le bois sacré, s’ouvrent des allées de cèdres ou de bambous bordées de deux rangs de lampadaires en granit ; avec une étrangeté différente, elles ont quelque chose de l’imposante grandeur de ces avenues égyptiennes que bordaient des stèles et des sphinx. Et les toitures dorées des temples apparaissent çà et là parmi les branches.

À part qu’on est ici en plaine et qu’on ne sent pas autour de soi « l’horreur » des grandes forêts, cette Shiba rappelle un peu la Sainte Montagne que j’ai décrite dans un précédent article.

Ces temples datent du XIIe et du XIIIe siècle ; ils sont d’une grande magnificence : des portes aux énormes battants de laque et de bronze ; des alignements de girandoles dorées suspendues aux voûtes ; des séries d’enceintes où les murailles, même extérieures, sont en laque d’or fouillée à jour, avec des fleurs fantastiques, des oiseaux, des chimères… En vérité, je comprends l’enthousiasme des visiteurs, en très grand nombre, qui sont venus ici et n’ont pu aller jusqu’à la « Sainte Montagne », voir les sanctuaires incomparablement plus merveilleux, cachés là-bas, dans les régions sauvages du centre.

Mais ils sont bien vieux, ces pauvres temples de la Shiba, et bien fanés ; ils s’en vont ; on y sent la tranquillité et la tristesse d’un abandon sans retour ; des nuées de corbeaux et de gerfauts y tournoient en criant au-dessus de ces cours splendides où tant de monstres d’or dardent du haut des murs leurs yeux louches.

Du reste, ces dernières années, à la suite de je ne sais quelle révolution favorable à la religion de Shinto, le gouvernement japonais voulait les faire démolir et il a fallu l’intervention des ambassades européennes pour les sauver. Et puis les touristes y viennent beaucoup trop, hélas ! cassant des petits morceaux, comme ils font partout, pour emporter des souvenirs. Toutes les fines sculptures sont écornées ; tout est sali par la poussière et les nids d’oiseaux ; tout est vide, maintenant, toujours vide, sans fidèles, sans culte et sans fleurs…



J’irai déjeuner ce matin dans certain restaurant qui n’est qu’à trois quarts d’heure, en petit char, de la Shiba ; mais qui, en réalité, en est distant de bien des centaines de lieues et des centaines d’années. C’est un établissement de haute élégance et d’un genre nouveau à Yeddo ; on y mange à peu près à l’européenne sur des tables et avec des fourchettes ; on y est en plein Japon moderne, — autant dire en un Japon piteusement grotesque. Cette excessive petitesse dans les proportions, qui est supportable pour les intérieurs tout à fait japonais, devient ridicule lorsque la maison affecte des allures occidentales. Ici, la salle des repas, lilliputienne et toute basse, donne sur le plus maniéré et le plus impayable des jardinets, par de vraies petites fenêtres à carreaux de vitre et à discrets de mousseline, remplaçant les anciens transparents de papier mince. La table et le couvert rappellent, à part leur minutieuse proprêté, les restaurants de troisième ordre dans nos villes de province. Sur la nappe très blanche, sont posées comme ornement des bouteilles de liqueur à étiquettes américaines, des gerbes de chrysanthèmes, et des corbeilles en verre remplies de kakis (ces fruits d’automne qui ressemblent à de gros œufs en or).

Il a vraiment un air honnête et familial, cet établissement tenu par un vieux monsieur Nippon, sa dame d’un certain âge, et les trois aimables mousmés ses demoiselles. Mais il ne faudrait pas s’y laisser prendre : ici, comme partout, les personnes sont à vendre, aussi bien que les choses. C’est même un lieu qui s’est fait une spécialité dans la capitale pour certains rendez-vous clandestins : lorsqu’un jeune dandy s’éprend follement de quelque guécha (une de ces musiciennes et ballerines formées au conservatoire, qui par raffinement de métier ne se donnent généralement jamais) — eh bien ! ce jeune dandy s’adresse à la vieille dame d’ici, qui d’abord fait sa renchérie, son estomaquée, puis consent enfin à aller amadouer la jolie danseuse et la décide à venir souper chez elle, avec le plus grand mystère par exemple, dans l’un de ces cabinets particuliers, grands comme la main et à parois de papier blanc, qu’elle tient en réserve pour ces cas délicats…



Je passerai cette dernière après-midi à la Saksa, lieu de pèlerinage et d’adoration, de foire et d’amusement, où il y a foule tous les jours, et le dimanche surtout. — Mais c’est à l’autre bout d’Yeddo ; il va falloir perdre, en petit char, au moins deux heures.

Des rues et des rues ; des ponts et des ponts, sur une quantité de canaux qui se croisent et se recroisent ; tout cela mesquin, grisâtre, uniforme.

La ville occupe une sorte de vaste plaine ondulée ; ses quelques collines, trop petites pour y faire un bon effet quelconque, sont juste suffisantes pour y mettre du désordre ; elle est parsemée d’espaces vides, de terrains vagues pleins de poussière ou de boue ; elle est coupée d’enceintes fortifiées, de longs remparts en pierre grise bordés de fossés où poussent des lotus. Tout cela lui donne une étendue démesurée. Sans compter le palais du Mikado qui y occupe tant de place, avec ses jardins impénétrables, ses bois d’arbres séculaires, le tout entouré d’épaisses murailles, comme une forteresse.

Les principales voies sont droites, assez larges. Maisonnettes à simple rez-de-chaussée, rarement à un étage, et presque toujours en bois, en vieux bois noirâtre. Les boutiques ont conservé la forme ancienne : c’est toujours le simple petit hangar ouvert, sans devanture ni vitrine, où les marchands sont assis sur des nattes parmi leurs bibelots ; on y vend naturellement toutes sortes de japoneries, des bronzes, des laques, des magots, des potiches, et à la fin, à force d’en voir de telles quantités tout le long des rues, un dégoût vous prend de ces innombrables choses, de ces mièvreries d’art, de ces cigognes, de ces grimaces. Tous les magasins un peu huppés sont encadrés extérieurement (comme chez nous les maisons où il y a quelqu’un de mort) de tentures en drap noir bordées de blanc et ornées de grandes lettres blanches. Évidemment cette ornementation ne paraît pas triste aux Japonais, parce qu’elle n’a pas chez eux le sens que nous sommes habitués à y attacher, mais, pour nos yeux à nous, l’effet n’en est pas moins funéraire : dans les rues très commerçantes, on dirait un deuil général.

Durant cette promenade finale, je m’arrête encore çà et là pour marchander quelques derniers bibelots, et jamais je ne m’étais senti agacé à ce point par ces tentatives de volerie inintelligente, par ces prix ridicules qu’on vous fait d’un air sournois, en regardant de coin si vous serez assez naïf pour vous laisser prendre ; — agacé par ces sourires, ces saluts à quatre pattes, cette politesse fausse et excessive. Comme je comprends de plus en plus cette horreur du Japonais chez les Européens qui les ont longtemps pratiqués en plein Japon !… Et puis la laideur de ce peuple m’exaspère ; ses petits yeux surtout, ses petits yeux louches, bien rapprochés, bien dans le coin du nez, pour ne pas troubler les deux solitudes flasques de joues…

Mes coureurs commencent à tirer la langue. Nous voici dans certaine grande rue où passent des tramways sur rails, et où sont établis les principaux marchands d’étoffes, de soieries magnifiques. Toujours les mêmes maisonnettes basses, les mêmes vieilles maisonnettes de bois. À un coin là-bas, il y a ce grand magasin qui est comme leur « Louvre » ou leur « Bon Marché ». Sur toute sa longueur, il est garni lui aussi de tentures en drap noir avec ornements blancs qu’on dirait posés par la compagnie des pompes funèbres en vue d’un enterrement de première classe. Sans doute, aujourd’hui, c’est la grande mise en vente des articles d’hiver, car les dames à beau chignon affluent, bourdonnent comme autour d’une ruche ; leurs petits chars et leurs coureurs encombrent la voie. Aucune d’elles, Dieu merci, n’a encore eu l’idée d’altérer son costume national, et il y en a dans le nombre de très gentilles, de très amusantes à regarder. On leur distribue à la sortie des écrans réclames, papier de riz tendu sur bambou, où sont représentés, en invraisemblable perspective, le magasin lui-même, ses ornements de catafalque et la foule de ses belles clientes.

Mes coureurs n’en peuvent plus. Alors, pour m’amuser, je vais monter en tramway ; ce sera la première fois de ma vie ; — coup de timbre, coup de sifflet, — et nous partons. Mais, à peine suis-je assis, que la laideur de mes voisins m’épouvante.

Nulle part la différence d’aspect n’est tranchée autant qu’au Japon, entre les gens du grand air et ceux du travail enfermé des villes. Au moins les paysans ont la vigueur, les belles formes dans leur petite taille, les dents blanches, les yeux vifs. Mais ces citadins d’Yeddo, ces boutiquiers, ces écrivains à l’encre de Chine, ces artisans étiolés de père en fils par la production de ces petites merveilles de patience qu’on admire chez nous, quelle misère physique ! Ils portent encore la robe nationale et les socques à patins, mais plus le chignon d’autrefois ; quelques vieillards seuls l’ont conservé ; les jeunes, ne sachant quel parti prendre pour leurs cheveux, ni longs ni courts, les laissent pendre, en mèches collées, sur leurs nuques pâles, et posent par-dessus des melons anglais.

Tous exténués, blêmes, abrutis, mes compagnons de tramway ; lèvres ballantes ; myopes pour la plupart, portant des lunettes rondes sur leurs petits yeux en trous de vrille percés de travers, et sentant l’huile de camélia rancie, la bête fauve, la race jaune. Et pas une mousmé mignonne ou drôle pour reposer ma vue… Comme je regrette, mon Dieu, de m’être fourvoyé dans cette voiture du peuple !

La Saksa ! Heureusement c’est fini, nous arrivons.

La Saksa, c’est-à-dire une haute et immense pagode, d’un rouge sombre, et une tour à cinq étages de même couleur, dominant un préau d’arbres centenaires tout rempli de boutiques et de monde. C’est un coin de vieux Japon ici, et un des meilleurs ; il y a du reste, aujourd’hui même, un matsouri (c’est-à-dire une fête et un pèlerinage) ; — je m’en doutais : à la Saksa, c’est presque un matsouri perpétuel. Et des légions de mousmés sont là en belle toilette, des mousmés comiques et des mousmés jolies ; dans tous ces beaux chignons, si bien lissés, qu’elles savent se faire, sont piquées des fleurettes fantastiques ne ressemblant à aucune fleur réelle ; et, au bas de tous ces petits dos frêles et gracieux, déviés en avant par l’abus héréditaire de la révérence, des ceintures de couleurs très cherchées font de larges coques en forme d’ailes, — comme si des papillons énormes étaient venus là se poser.

Naturellement, il y a aussi de ces adorables troupes de bébés en grande tenue, qui abondent toujours au milieu des foules japonaises ; des bébés graves dans de longues robes, se tenant par la main, s’avançant avec dignité en roulant leurs yeux retroussés de petits chats ; et puis coiffés d’une manière indescriptible, qui fait sourire même longtemps après, quand on retrouve en souvenir leurs minois…

J’irai tout à l’heure, comme tout le monde, dans la pagode saluer les dieux ; mais je veux d’abord m’amuser moi aussi aux boutiques du préau, remplies de choses ingénieuses et drolatiques, de jouets étranges, de bibelots à surprise recélant toujours, au fond, une grimace, une diablerie, — ou même une obscénité, imprévue et terrifiante…

Je m’arrête, avec des bébés nombreux, devant un vieillard à chignon tout blanc qui est accroupi au pied d’un arbre ; dans ses bras nus, décharnés et jaunes comme des bras de momie, il tient une caisse remplie d’images à deux pour un sou, et tous les bébés regardent, l’air captivé, recueilli. Il y a surtout un amour de petite mousmé de six à huit ans, déjà peignée en grand chignon à épingles comme une dame, qui se courbe pour mieux voir, les mains derrière le dos sur sa belle ceinture, et les yeux tout pensifs. Alors je me baisse moi aussi, curieux de ce qui peut les intéresser à un tel point, tous ces innocents. — Oh ! les pauvres petits ! — Ce sont des danses de morts, sur papier de riz, plus épouvantables que celle d’Holbein ; des squelettes qui jouent de la guitare, d’autres qui gambadent, s’éventent, folâtrent, lèvent les jambes avec des airs très évaporés… Je crois bien qu’elle avait de quoi être pensive, cette mousmé mignonne !… Moi, à son âge, ça m’aurait fait une peur affreuse.

De toute cette foule s’élève un bruissement de rires et de voix légères, beaucoup plus discret, plus poli, plus comme il faut que le brouhaha de nos foules françaises.

Le ciel au-dessus de nos têtes est bien un ciel d’hiver, d’un bleu pâli et froid. Les arbres de ce préau, qui sont très âgés et immenses, étendent dans l’air leurs longs bras dépouillés, avec un peu les mêmes gestes que les squelettes dans les images de ce vieux. Au milieu de leurs branches, la tour à cinq étages se lève, svelte et étrange, dessinant sur la lumière froide d’en haut les cornes de ses cinq toitures superposées, tout le découpage de sa silhouette rougeâtre, d’une japonerie excessive. Et enfin le grand temple, hérissé d’autres cornes, et inégalement rouge, d’une couleur de sang qui aurait séché, occupe tout le fond du tableau, avec sa masse carrée, écrasante.

C’est un des lieux d’adoration les plus antiques et les plus célèbres d’Yeddo, cette Saksa. La partie du sanctuaire qui est ouverte aux fidèles et où j’entre avec la foule, semble une sorte de halle, haute et sombre, peinte en rouge sanglant comme l’extérieur ; les portes en sont relativement basses pour laisser, suivant l’usage, de l’obscurité et du vague à la voûte élevée, d’où pendent d’énormes girandoles de métal et où de vieilles diableries s’esquissent dans l’ombre. Très peu de recueillement sous cette colonnade de cèdres, où les groupes circulent et causent, éclairés par des reflets d’une lumière d’hiver rasant le sol. Il serait même nécessaire « de chasser les vendeurs » de ce temple, car il y a contre tous les piliers des changeurs d’argent, des marchands d’images, de livres religieux ou de fleurs. Des bébés vont et viennent, courent, s’appellent, avec des petites voix plus sonores ici et plus bruyantes. Des pigeons volent en tous sens, pour se percher sur les lanternes, sur les hampes des bannières, mêlant au murmure des conversations le bruit ronflant de leurs ailes : il y a aussi le son des pièces de monnaie, des offrandes continuellement lancées, et tombant dans des troncs carrés à clairevoie semblables à de grandes cages ; et puis, de côté et d’autre, devant des autels privilégiés, devant certaines images, certains symboles, on entend de ces rapides claquements de mains, pan pan, qu’on fait pendant la prière pour appeler l’attention des Esprits.

Dans un gigantesque brûle-parfums de bronze, sur le couvercle duquel ricane un monstre gros comme un gros chien, tous les fidèles qui passent jettent des baguettes d’encens, et il en sort en spirale une fumée odorante qui s’en va flotter aux voûtes, parmi l’enchevêtrement des chimères et des girandoles, comme un nuage.

Au fond du temple, dans un recul plein de mystère, à la lueur de hauts lampadaires magnifiques, dans une demi-obscurité voulue, derrière des colonnes et des barrières ajourées, à travers un fouillis de lanternes, de bannières, de brûle-parfums et de gerbes de lotus en bronze, on aperçoit confusément les dieux, qui sont des colosses au sourire assez calme, se détachant sur des fonds en laque d’or.

Il y a toutes sortes de choses extraordinaires et vénérables dans ce lieu ouvert où, depuis des siècles, tant de générations japonaises sont venues prier et apporter des dons. Il y a d’effrayants tableaux, accrochés partout, jusqu’au plafond, où on ne les voit plus ; il y a des bannières couvertes de broderies, suspendues comme des ex-voto ; il y a des images et des statues possédant des vertus tout à fait miraculeuses.

Dans une niche se tient un bouddha, fameux dans le Japon tout entier comme guérisseur de maux incurables. Il suffit de toucher la partie de ce personnage en bois correspondant à celle que l’on veut guérir, puis de poser aussitôt la même main sur son propre mal, — et cela passe, paraîtil. On l’a tant touché, depuis deux ou trois cents ans ; tant de mains, aujourd’hui tombées en poussière, l’ont caressé chaque jour, qu’il n’est plus qu’un bloc informe et luisant, sans nez, sans doigts, toutes les saillies usées, conservant à peine l’aspect humain. — Une pauvre femme, émaciée et blême, vient là devant moi, lui caresse la poitrine, puis passe la main dans sa propre robe pour toucher je ne sais quoi d’horrible, en disant une prière. Elle voit que je la regarde et craint sans doute que je ne me moque d’elle, car elle m’adresse une espèce de sourire angoissé, comme pour me dire : « Je n’y crois guère, moi non plus ; mais vois-tu, je suis si malade… que j’essaye de tout. »

Voici maintenant une famille nippone, en oraisons dans un coin, et sans doute pour quelque chose de grave, à en juger par son air exceptionnel de recueillement. Ils se sont serrés les uns contre les autres, comme pour ne faire monter ensemble vers les dieux qu’une seule et même voix ; un vieux et une vieille — les grands-parents, cela se devine ; — puis des hommes et des femmes plus jeunes ; une mousmé très gentille, et enfin deux bébés, à genoux aussi, et claquant de leurs petites mains de temps à autre comme les grandes personnes. — Jamais je n’avais vu prier avec tant de ferveur, dans ce pays de rire et de frivolité.

Et tandis que je songe à l’éternel chaos des croyances humaines, le regard aux voûtes, parcourant au hasard les chimères, les images et les symboles qui sont là-haut, mes yeux s’arrêtent sur une pâle et diaphane déesse de la lune, qui sourit comme une morte, peinte en couleurs glacées sur un fond de nuages ; deux pigeons blancs sont perchés sur le haut de son cadre et ont l’air de se baisser pour la contempler aussi…

Eh bien ! malgré cette foule, malgré ces portes ouvertes et ce bourdonnement de causeries inattentives, on éprouve à la longue dans cette grande halle sombre une impression religieuse ; elle est donnée par cet aperçu que l’on a sur la partie profonde du temple et sur les grandes idoles d’or assises dans l’obscurité ; puis par ces battements de mains lancés comme un appel aux êtres invisibles ; par cette vapeur d’encens qui plane ; même par ce bruit continuel de pièces de monnaie jetées en offrande aux dieux et tombant une à une comme une pluie lente qui s’égoutte…

J’irai finir ma journée à l’Uyeno, qui est comme le Bois de Boulogne ou les Champs-Elysées du Japon. C’est à une heure et demie de la Saksa, pour le moins, et je lance au galop mes coureurs ; la nuit tombera certainement quand nous arriverons.


L’Uyeno. — Un très grand parc ; des avenues larges, bien sablées, que bordent de vieux arbres magnifiques ou des touffes de bambous.

Je m’arrête d’abord sur une hauteur, en un point d’où l’on domine le lac des Lotus — qui reflète ce soir, comme un miroir légèrement terni, tout l’or du couchant. Yeddo est derrière ses eaux tranquilles ; Yeddo est au delà, à demi perdu dans le brouillard roux des soirs d’automne : une myriade, un infini de petits toits grisâtres tous pareils ; — les derniers, presque effacés à l’horizon trouble, donnant bien l’impression que ce n’est pas tout, qu’il y en a encore et encore, dans les lointains qu’on ne peut voir. En regardant bien, au milieu de l’uniformité des maisonnettes basses, on distingue quelques toits un peu grands, retroussés aux angles : les pagodes. Si elles n’étaient pas là, on imaginerait n’importe quelle immense ville aussi bien que la capitale du Japon. En vérité, il faut l’éloignement et les éclairages singuliers pour faire d’Yeddo quelque chose qui charme ; — en ce moment, par exemple, j’avoue que c’est exquis à regarder.

Cela se dessine confusément dans des teintes rares ; cela a l’air de ne pas exister, d’être un mirage. Il semble que de longues bandes d’ouates rosées se déroulent lentement sur la terre, noyant cette ville chimérique dans leurs replis, dans leurs ondulations molles. On ne saisit plus la limite entre ce lac et la rive là-bas sur laquelle ces myriades de choses lointaines sont bâties. On doute même si c’est réellement un lac, ou bien une plaine très unie reflétant la lueur diffuse du ciel — ou simplement une vapeur étendue ; cependant quelques traînées roses, qui luisent, indiquent encore à peu près que c’est de l’eau, et les bancs de lotus font çà et là des taches noirâtres sur cette surface réfléchissante.

Les ouates rosées, parties d’abord de l’extrême horizon, gagnent peu à peu les premiers plans, s’épaississent dans des nuances de plus en plus obscures ; la lumière baisse partout ; rien n’a plus l’air réel nulle part.

Et au-dessus de ces longues bandes horizontales, au-dessus de ces grandes lignes planes aussi monotones que celles des paysages marins, apparaît, à d’inappréciables distances, comme suspendu dans le brun roux du ciel, le grand cône régulier, solitaire, unique, du volcan Fusiyama, tout rose de neige, tout éblouissant encore au milieu des autres choses terrestres qui s’éteignent…

Autour de moi, sur la hauteur d’où je regarde Yeddo s’assombrir, il y a des cèdres dont les branches s’abaissent et dessinent, sur ces profondeurs de lumière mourante, de fines arabesques noires. — Des Japonais qui peindraient cette vue de leur ville ne manqueraient pas de les y mettre, en haut du tableau, retombant sur le ciel, ces branches du premier plan, appartenant à des arbres trop rapprochés qui sont hors du cadre et qu’on ne voit pas.


Je ne suis pas arrivé d’assez bonne heure à cet Uyeno. Le parc est déjà vide et se fait triste, à cause du froid brumeux qui vient, et surtout à cause de l’obscurité. Quelques promeneurs attardés, de nationalité ambiguë (Japonais dans le train, en costumes disparates avec des chapeaux melon) se dirigent vers les petits restaurants modernes dont cet Uyeno est émaillé : maisons-de-thé européanisées, d’un aspect bien quelconque, avec des fenêtres à vitres et des berceaux de glycines arrangés en guinguette de barrière.

Je suis maintenant en face d’un grand bâtiment tout neuf, destiné aux Expositions ; une espèce de « Palais de l’Industrie », briques et fonte, qui est d’un bien bel effet. À part un pauvre vieux bouddha de granit, colosse d’une dizaine de pieds qui sourit narquoisement du haut d’un tertre, tout est bien banal dans cet Uyeno ; c’est le lieu de promenade et de plaisir d’une très grande capitale, et rien de plus.


Une seule chose y est demeurée saisissante et étrange : c’est, sous une futaie de cèdres, haute, serrée et noire, le tombeau du dernier des Shogouns. La nuit commence pour tout de bon quand je pénètre dans ce bois sacré ; la nuit d’hiver, grise, humide, glacée. Le tombeau, — c’est-à-dire un grand temple d’un rouge sombre, avec des cornes partout, — m’apparaît confusément à l’extrémité d’une allée funèbre bordée de lampadaires en granit, qui s’ouvre toute droite devant moi dans la colonnade gigantesque des arbres. Des corbeaux qui habitent ce bois s’agitent au-dessus de ma tête, cherchant avec des cris leur gîte nocturne. Ici, plus même de promeneurs attardés, plus personne ; plus de drôlerie, plus de ridicule, plus de sourire ; du recueillement et du mystère.

À mi-chemin du tombeau, je m’arrête dans l’avenue, à cause de l’obscurité qui gagne toujours. Il y a là près de moi, dans le bois même, dans le noir des arbres, une tour à cinq étages, débris à l’abandon, ruine du grand passé religieux. Au premier moment je ne l’avais pas vue, et son aspect me frappe tout à coup d’une manière singulière. J’en ai cependant déjà rencontré souvent au Japon, de ces tours qui sont la superposition de plusieurs petites pagodes semblables avec toits retroussés et gargouilles, — et dont nous avons en France des modèles en miniature sur le dos de ces éléphants de bronze destinés à brûler des parfums. Mais celle-ci, dans la pâle pénombre crépusculaire, me paraît plus élevée et plus svelte, elle semble avoir participé à ce même mouvement d’élancement qui a fait monter si droit vers le ciel les colonnes des cèdres voisins ; ces choses sont tout en hauteur, et s’en vont chercher avec leur cime le peu qui reste en l’air de lumière triste presque éteinte. La tour est d’un rouge sombre, les cèdres sont d’un vert noirâtre, et à leurs pieds, par contraste avec ces nuances si foncées, la terre nue prend un ton gris presque blanc. L’ensemble est horriblement lugubre, — lugubre au delà de ce que les mots peuvent dire… Et voici maintenant que la population entière des corbeaux est réveillée par ma présence ; ceux qui dormaient déjà, en rangs serrés, sur les hautes branches sont descendus pour prendre part aux débats et aux cris ; c’est tout à coup un crescendo de voix perçantes qui m’assourdit, me glace, autant que ce brouillard de décembre de plus en plus épaissi autour de moi ; m’épouvante presque. Crôa ! crôa ! crôa ! Ils tourbillonnent en nuée, obscurcissant tout quand ils passent au-dessus de moi, comme un immense écran de plumes balayant l’air, — puis finalement tombent, d’un seul et même abattement d’ailes, sur le sol gris qu’ils recouvrent d’un grouillement tout noir.

Dans les lointains de ce bois, emplis à présent de brume obscure, on distingue toujours, en séries confuses et indéfiniment prolongées, les troncs des arbres ressemblant de plus en plus à des colonnes géantes. Mais ce que je continue surtout de voir, ce que je regarde malgré moi presque uniquement, et ce qui est l’étrange caractéristique du lieu, c’est cette tour solitaire. Ses pointes étagées, les retroussements cornus de ses cinq toitures, tout son style d’un autre monde, me donnent une de ces impressions intenses de dépaysement et d’inconnu, qui, de temps à autre, malgré l’habitude des voyages, me reviennent encore avec un frisson, dans les endroits isolés, à la tombée des nuits…


Je me décide à dîner dans un de ces petits restaurants à parties fines où j’ai vu entrer tout à l’heure quelques-uns de ces élégants messieurs coiffés de chapeaux si jolis.

Un froid de loup et une tristesse mortelle, dans cette salle badigeonnée en faux bois où il n’y a pas de feu et où les portes sont ouvertes comme en été. À différentes petites tables, deux ou trois couples en bonne fortune mangent comme moi, à l’aide de fourchettes, en se regardant du coin de l’œil avec l’intention visible de « s’épater » les uns les autres. Les dames sont encore en costume ancien, tournures et chignons comme on en voit sur les potiches ; mais les cavaliers payants ont des complets gris d’un galbe adorable, qui leur font de ces longs dos étroits comme en ont les singes en lévite. Le dîner est du reste atroce, pas même chaud ; des quinquets à pétrole l’éclairent faiblement ; un silence complet règne dans la maison — et aussi alentour, dans le grand parc vide et noir où commence une nuit de gelée. Il y a pourtant une cigale, en enfance sénile probablement, qui chante encore on ne sait où. Et deux messieurs japonais, épris des choses champêtres, se sont fait servir dehors, aux lanternes, sous la tonnelle de glycine effeuillée et mourante. J’ai déjà dit, je crois, qu’en ce pays on refusait de prendre l’hiver au sérieux.


Huit heures. Je suis redescendu de l’Uyeno, où les quelques réverbères espacés le long des avenues principales ont peine à percer la nuit des grands arbres.

Je suis en bas, à la station des petits chars et des coureurs, très indécis sur ce que je vais devenir. Que faire ? Retourner tout droit à la gare, prendre le train de neuf heures, rentrer sagement à Yokohama et, par un sampan de louage, rejoindre en rade mon navire… Mon Dieu, j’ai bien encore le train de minuit, puisque nous ne devons lever l’ancre qu’au petit jour ; — le train de minuit… qui me donnerait le temps… de me promener un peu…

Les coureurs font cercle, m’enserrent de plus en plus, très intéressés par l’air de circonstance que j’ai sans doute pris, flairant déjà probablement où vont me conduire mes irrésolutions de promeneur attardé et solitaire…

Brusquement décidé, je leur jette ces mots mystérieux : « Au grand Yoshivara ! »

Au grand Yoshivara ! — Ils l’avaient prévu, les misérables ! Et répètent après moi triomphalement, avec des rires approbateurs : « Au grand Yoshivara ! » En un tour de main, je suis enlevé par les plus proches, assis sur un char, enveloppé d’une couverture écarlate, et parti ventre à terre, dans la nuit glacée…

Je supplie que personne ne s’indigne. — D’abord j’ai les intentions les plus pures ; je ne serai là-bas qu’un simple visiteur. Et puis le Yoshivara est, au Japon, une des plus respectables institutions sociales. À l’encontre de ce qui se passe chez nous, où les Yoshivaras ont des airs clandestins, se cachent vers les fortifications des villes et sont de vilains quartiers noirs, — ici, à Yeddo, c’est au Yoshivara que l’on trouve les plus belles maisons, les plus belles rues larges et ouvertes, le plus grand luxe de façades, d’étalages et de lumières ; c’est un lieu de promenade et d’apparat, fréquenté même par les familles ; c’est un spectacle, non seulement pompeux et splendide, mais même chaste au possible, presque hiératique, presque religieux.


Par exemple c’est très loin. Une heure et demie de course accélérée, et j’aurai bien froid. Des petites rues, des lanternes, des boutiques ; tout cela innombrable et infini. Puis une longue banlieue sombre et sinistre. Puis enfin la campagne, la rase campagne toute noire ; de chaque côté du chemin, des rizières, que l’on devine à leurs mille petites flaques d’eau reflétant çà et là quelque étoile renversée. Le haut du ciel est pur, d’un noir bleu semé de points brillants ; mais dans les champs, autour de moi, il fait une nuit épaisse, embrouillée par une brume d’hiver.

Ce Yoshivara forme une ville à lui seul, une vraie ville séparée, moins grande assurément, mais beaucoup plus luxueuse que Yeddo lui-même. Nous voyons maintenant devant nous étinceler ses mille lumières ; deux tours, deux phares comme ceux qu’on allume au bord des mers, la surmontent, promenant leurs feux dans la plaine pour appeler de loin les visiteurs.

Nous arrivons. Des rues étonnamment larges et droites s’ouvrent devant nous, imposantes, solennelles. Des rangs de becs de gaz éclairent les façades et, au milieu de la chaussée, s’alignent d’autres becs portés par de grandes lampes comme celles de nos promenades. À Yeddo, rien de pareil, c’est un contraste absolu et tout en faveur de ce faubourg étrange.

D’abord, ce ne sont que de grandes maisons d’un aspect quelconque, ouvertes et masquées par des stores ; il s’en échappe, de partout, des bruits discordants, des lambeaux de musique, des raclements de guitares que l’on met au diapason ; on dirait, dans quelque coulisse, les préparatifs d’un immense concert : ce quartier d’entrée est celui des guéchas (musiciennes et ballerines patentées) que l’on loue à grands frais pour les incroyables fêtes qui se donnent, chaque soir, à quelques pas plus loin, dans des rues encore plus belles.

Je mets pied à terre, car nous voici à certain grand carrefour magnifique au-dessus duquel, de droite et de gauche, s’élèvent, brillent au loin, les deux phares indicateurs. Une rue éclairée à giorno, étincelante de lumières et remplie de monde, coupe à angle droit celle par où nous sommes venus ; les maisons qui la bordent sont hautes et régulières, à trois ou quatre étages (chose tout à fait inconnue à Yeddo) ; elles sont surchargées de balcons, de galeries, d’ornements de toute sorte ; plusieurs cordons de gaz superposés, alternant avec des rangs de lanternes rouges, courent le long des façades ; on dirait une illumination de grande fête et, pour surcroît d’éclairage, au beau milieu de la rue, d’autres lampes à gaz, montées sur des colonnes, se suivent en lignes serrées.

Ce sont les rez-de-chaussée surtout qui jettent au dehors les plus vives traînées de lueurs, — comme chez nous, les étalages des magasins élégants.

Étalages en effet, mais bien étranges !… Ils sont grillés de barreaux légers, comme si, tout le long des maisons, s’ouvraient d’interminables ménageries ; mais de barreaux dorés, très fins, qu’on ne mettrait point à des bêtes féroces, — à des oiseaux tout au plus.

Est-ce un immense et immobile musée de cire ? Une collection de poupées merveilleuses ?? Une exposition générale d’idoles ???… Des femmes sont là, dans ces devantures, sur des estrades, derrière ces minces grillages, en pleine lumière sous des réflecteurs ; d’un bout de rue à l’autre, elles sont alignées par centaines, avec une correctitude de régiment prussien, toutes dans une pose identique. Leurs costumes de soie sont des plus fraîches couleurs, roses, bleus, verts, rouges, chamarrés d’argent et d’or, brodés délicieusement de papillons, de monstres, de dragons, de feuillages. Elles ont des coiffures larges, piquées de grandes épingles ; elles sont assises sur des tapis écarlates, et elles se détachent, pour plus de pompe, sur des écrans très rapprochés, qui ne laissent rien voir de l’habitation intérieure, et qui sont en laque d’or, peints et ouvragés avec autant d’art que les panneaux des temples.

Et la foule, qui passe et repasse, admire ces femmes éblouissantes, qui ne bougent jamais, dont les yeux las et presque morts restent pudiquement baissés. En avant des maisons, sur toute la longueur des rues, il y a, comme dans nos salons de peinture, des balustrades solides sur lesquelles les gens s’accoudent pendant leurs contemplations.

Elles sont légion, ces belles immobiles ; on voit fuir, en interminables perspectives, sur ces fonds d’écarlate et d’or, leurs rangées de chignons noirs, de visages peints, de toilettes féeriques. Elles sont, comme les poupées, bien blanches avec un rond rose au milieu de chaque joue et, quelquefois, au bord des lèvres, un peu d’or. Devant chacune d’elles est posée une boîte semblable, en laque rouge à fleurs d’or ; et les boîtes aussi sont alignées, comme les femmes, avec le plus grand soin, jusque dans les lointains de la rue. Et le seul mouvement qui soit permis aux belles automates, est de prendre, de temps à autre, dans cette boîte de laque, leur petite pipe ; ou bien leur petit miroir, leur houppe à poudrer, — et de retoucher un peu leurs joues, là, devant le public, sous le feu des réflecteurs.

De loin en loin, la monotonie des robes éclatantes est rompue par une robe de laine, terne et sombre ; celle qui la porte, assise comme les autres, entre sa boîte et son écran dorés, a un air honteux d’être vue, — et c’est une femme du monde que son mari a condamnée, pour quelque manquement grave, à venir passer un certain temps au Yoshivara et à se soumettre aux exigences que ce séjour entraîne.

Aucun signe ne s’échange, aucun sourire, entre les spectateurs et les exposées. Parfois, il est vrai, un monsieur entre par une porte sournoise ; peu après, un des beaux écrans dorés s’écarte derrière une des dames de l’étalage, qui disparait, à l’appel intérieur d’une dame plus âgée, et qu’une autre aussitôt remplace. Mais c’est tout ce qu’un esprit malveillant pourrait relever d’équivoque dans cette exposition chaste et charmante…


C’est au Yoshivara, et là seulement hélas, que le Japon conserve encore ses beaux costumes brodés, son luxe original du vieux temps. Bien des Parisiennes — que tout ceci scandalisera beaucoup, je n’en doute pas, — possèdent, et admirent, et ne craignent pas d’endosser quelquefois ces jolies robes japonaises, si ingénieusement nuancées, qui leur sont venues de là-bas à peine défraîchies, mais déjà portées un tant soit peu (ce qui se devine à je ne sais quelle atténuation dans les teintes, à je ne sais quelle senteur féminine élégante gardée par la soie). Eh bien, je regrette de le leur dire, mais ces robes sont des défroques des dames du Yoshivara, ou bien de ces jeunes messieurs encore moins intéressants qui, au théâtre, jouent en travesti les rôles de grandes coquettes.

À part les dames de la cour, dont les robes sont d’un genre spécial inconnu en France, toutes les Japonaises sont à présent en robes unies et sombres, marron, bleu marine ou gris neutre…


J’ai juste le temps de faire une fois le tour de la rue principale, d’admirer dans leur ensemble les jolies poupées muettes et leurs écrans d’or. Et puis, après ce dernier coup d’œil jeté à un spectacle magique, vite je reprends mon petit char, et je me sauve, à travers dix kilomètres de banlieue déserte et noire, pour ne pas manquer ce train de minuit, qui m’emmènera du Japon pour toujours…