Calmann-Lévy (p. 89-96).

EXTRAORDINAIRE CUISINE
DE DEUX VIEUX

À Henri de Mira.

Un clair matin d’octobre, au gai soleil levant, je pars d’Yokohama, me rendant peu importe où, vers l’intérieur de l’île Niphon, — suivi d’Yves, cela va de soi.

Dans nos petits chars roulés par des hommes coureurs, nous commençons notre voyage grand train, roulés très vite, le visage cinglé par l’air vif et froid de l’automne.

Une heure durant, nous suivons le Tokaïdo (ou « route de la mer Orientale »), qui est la plus grande et la plus ancienne voie de communication de l’empire japonais. Tout le long, c’est une suite ininterrompue de boutiques, de maisons-de-thé, d’auberges : les unes encore pimpantes, couvertes de peinturlures, de lanternes, de banderoles en papier ; les autres — le plus grand nombre, — racornies et noirâtres, ayant un air d’extrême vieillesse. Murailles en bois toujours ; toitures très hautes, — toutes en chaume et uniformément couronnées d’une sorte de crinière verte : une plate-bande d’herbes et de feuilles d’iris qui s’est formée d’elle-même au faîte de chaque maisonnette. Autour de nous défilent des paysages très gentils, des collines boisées, des petites pagodes placées ingénieusement çà et là parmi les arbres, des ruisseaux bien frais sous des bambous.

Beaucoup de monde sur cette « route de la mer Orientale », un va-et-vient continuel, des cris de marchands, des rires, des empressements, des rencontres de bonshommes dératés courant à toutes jambes, s’arrêtant une minute devant l’auberge pour avaler un bol de riz, une tasse de thé, — puis repartant ventre à terre, en sens inverse. Quelques chevaux harnachés de pendeloques multicolores. Mais surtout des hommes coureurs, des hommes porteurs, des hommes faisant tous les métiers de force et de vitesse qui, chez nous, sont confiés à des bêtes : les uns roulant à grande allure dans des djin-richi-cha, les drôles de petites dames pâlottes, les vilains petits messieurs japonais ; d’autres, plus lents, plus forts, étonnamment trapus et tout en muscles, attelés comme des bœufs à de lourdes charretées de pierres. Et des défilés de gens du peuple, portant, sur des bâtons, des ballots de riz, des ballots d’étoffe, des caisses de porcelaine ; d’énormes potiches pour l’exportation, cheminant en cortège, à dos humain, chacune emmaillotée dans un étui de paille comme nos bouteilles de Champagne. — Tout le mouvement, toute la vie d’une grande artère commerciale, dans le plus bizarre des pays du monde.

Après une première heure de voyage, nous quittons ce « Tokaïdo » pour entrer dans des campagnes tranquilles, par des sentiers où nos coureurs sont forcés de ralentir leur allure folle.

Engagés maintenant dans une série de petites allées qui se succèdent toutes pareilles, nous suivons les sinuosités de ces espèces de couloirs de verdure, ayant partout et constamment notre horizon fermé par des collines boisées, dont les formes gracieuses se répètent indéfiniment, toujours semblables. Les bois sont d’un beau vert, à peine rougi çà et là par l’automne. Le long du sentier, toujours des rizières et des champs de mil, ou bien des vergers dont les arbres, tous d’une même essence particulière au Japon, sont chargés de fruits d’une belle couleur d’or.

Plus nous nous avançons dans ce pays, plus cela devient calme, après l’agitation de la grande route ; puis cela devient pastoral, avec un air d’autrefois.

De temps en temps, des villages, nichés dans la verdure. Alentour, des gens travaillent la terre : paysans vêtus de longues robes en coton de teinte sombre, ou bien tout nus montrant leur corps jaune ; hommes et femmes à grands cheveux, pareillement coiffés d’un mouchoir bleu clair noué en fanchonnette sous le menton. Aux abords des villages, une prodigieuse quantité de bébés, accourant avec de gentils sourires, pour nous voir et nous faire déjà des révérences de cérémonie. Petites figures de chats ; petites têtes comiques, rasées par places en manière de jardin anglais, une plate-bande de cheveux au-dessus de chaque oreille, et, vers la nuque, d’autres ronds-points d’où partent des queues impayables. Toutes les petites filles, dès qu’elles ont sept ou huit ans, portent, à cheval sur les reins, un frère cadet qu’elles trimbalent, secouent, dans leurs jeux et leurs courses, et qui rit ou qui dort sans jamais crier. Le bébé est attaché sur le petit dos de la sœur aînée par des bandes d’étoffe, attaché si bien que les deux minois semblent appartenir au même personnage ; — Yves imagine, pour les désigner, cette appellation que je n’aurais pas trouvée : des enfants à deux têtes.

Devant les maisons, il y a des jardinets très soignés, entourés de haies bien taillées, bien correctes ; à côté de quelques fleurs inconnues, il y pousse des dahlias comme en France, des zinias, des marguerites-reines, des roses de Bengale — plus petites que les nôtres et plus rouges, — et, naturellement, des anémones-du-Japon. Au lieu des pommiers de nos campagnes françaises, couverts à cette saison de pommes jaunes ou rouges, ici, toujours ce même arbre : le kaki, dont le feuillage ressemble à celui du néflier et dont les fruits sont d’une couleur dorée encore plus éclatante que celle des oranges.

À tous les angles du chemin que nous suivons, des petits bouddhas en granit sont plantés, comme chez nous, les saints et les calvaires. En général, ils sont plusieurs de compagnie, alignés bien en rang, sous un toit de bois qui les abrite de la pluie ; quelques-uns même portent des collerettes en drap rouge, des colliers de perles, des bracelets. Devant eux, des vases grossiers où trempent des fleurs. C’est un Japon tout à fait campagnard que nous traversons à présent. Beaucoup de pagodes ; — le moindre village en a deux ou trois, — posées toujours sur des monticules, à l’ombre de grands arbres ; on y monte par des escaliers raides, aux marches de bois ou de granit, en passant toujours sous deux ou trois de ces portiques religieux appelés tori, dont la forme, éternellement la même, est d’une étrangeté mystérieuse.

Au milieu des rizières fauchées, des mils fauchés et encore verts, notre chemin ne monte ni ne descend : nous sommes toujours en plaine, mais toujours resserrés entre ces mêmes collines qui nous enferment comme des murailles. Séparément chaque petite vallée a beau être riante, fraîche, l’ensemble est inquiétant et un peu triste, — à cause de cette impression que l’on a, d’en laisser derrière soi tant d’autres semblables, desquelles il faudra ressortir par ce même et unique sentier. Elles se suivent, se croisent, s’enchevêtrent en labyrinthe, et, à la longue, cela oppresse de se sentir enfoncer de plus en plus dans ce pays muré, sans horizon, sans vue…

… À un détour du chemin, un peu endormis que nous sommes par la monotonie du voyage et par les cahots de nos chars, nous éprouvons tout à coup une grande indignation (dans la première minute de surprise, bien entendu, avant d’avoir eu le temps de comprendre) : devant une maison isolée, un vieux et une vieille, pour les manger sans doute, font cuire deux petites filles !… Une grande cuve de bois pleine d’eau est près d’eux, posée sur un trépied, au-dessus d’un feu de branchages très clair ; dedans, ces deux petites filles, de six ou huit ans, dont les têtes émergent encore et nous apparaissent à travers une légère fumée !…

Tout simplement, elles prennent un bain… que l’on réchauffe à mesure de peur qu’elles n’attrapent un refroidissement. — Mais, en vérité, elles ont l’air d’avoir été mises là pour bouillir : on dirait d’une soupe aux petites filles préparée pour quelque Gargantua cannibale…

Et si contentes, toutes deux, de gambader dans l’eau tiède ; — et si amusées de ce que nous passons précisément à ce moment-là, faisant mille singeries à notre intention, dansant, plongeant avec un jeu d’éclaboussures, ou bien se redressant debout, toutes nues, comme des diablotins qui sortent d’une marmite ! Et ces deux vieux Nippons — grand-père et grand’mère évidemment, chevelures blanches autour de visages en parchemin jaune — assis sur leur porte, veillant ce bouillon avec une tendre bonhomie, et souriant eux-mêmes de nous voir rire…

Cela fuit promptement derrière nous, cette maisonnette solitaire, cette cuisine, cette gaieté de braves gens que nous ne reverrons jamais, — et nous continuons de courir dans les rizières maintenant désertes, entre les petites montagnes toujours pareilles, emportant de notre méprise première un souvenir très drôle, qui sans doute nous amusera longtemps.