Jan Snul (Verhaeren)

Poèmes légendaires de Flandre et de BrabantSociété littéraire de France (p. 133-141).

JAN SNUL.


La croix de paille est là, barrant la porte ;

Signe de deuil : Jan Snul est mort.
Ses chiens hurlent ; le vent du Nord

Rafle leur plainte et vers les bois l’emporte.


Jan Snul ? Tant de saisons avaient tanné

Son front rugueux et raviné,
Qu’on donnait l’âge

Des vieux chemins à son visage.


Bougon et fruste, âpre et balourd,
Talons pesants et menton gourd,
Boudant les champs, boudant les fêtes,
Son cœur n’était profond que pour les bêtes.


Mais celles-ci, comme il les aimait !

Et comme il les accoutumait
À son amour tenace,
Avec des gestes doux qui longuement assistent,
Avec des mots naïfs qui vivement insistent.
L’hiver, les jours de pluie et de vent fou,
Quand le soleil, comme un paquet de haillons roux,
Est balayé, dans un coin de l’espace,
Son pauvre et vieux logis servait de rendez-vous
Pendant les chasses,

Aux daims, blaireaux, putois, renards et même aux loups.


À vivre ainsi d’une existence familière,

Avec tous ceux des trous et des tanières,
Avec tous ceux des champs et des forêts,
Jan Snul apparaissait,
Comme un antique et boucané satyre.
Rien n’éclatait qu’il ne comprît,
Dans leurs abois, ni dans leurs cris.

Il devinait ce qu’il fallait leur dire
Avant que la colère ou bien la peur

Ne provoquât leur fuite ou leur fureur,
Comme un brusque ouragan à travers les broussailles.
Il était le berger de ces fauves ouailles ;
Il agissait, loin du village, en tapinois,
Et les odeurs violentes des bois,
Et les senteurs sexuelles et chaudes

Hantaient et saturaient ses blaudes.


Parfois, une tribu, la nuit,

De loups et de renards, venait à lui.
C’était l’été. La lune immense et pâle
Laissait tomber sa lumière lustrale ;
Il s’asseyait alors dans la clarté
Translucide de la plaine diamantée,
Les animaux frottaient leur front à ses genoux,
Et le vieux Snul prenait en ses deux mains leur tête,
Fixait ses yeux mouillés sur leurs beaux yeux de bêtes,

Et dévorait, comme un amant, leurs regards doux.


Au mois des ruts, il s’enfermait seul avec elles,

À volets clos. C’étaient des fêtes solennelles

De violence et de bonté. L’homme brûlait
Du fruste et primitif instinct. Il se roulait

Parmi des lèchements et des caresses telles
Qu’il se croyait au temps des fables immortelles,
Où tout ce qui se tord de joie ou de douleur,

Sous les cieux nus, s’aimait d’une énorme ferveur.


Et maintenant, voici qu’il est parti

On ne sait où, vers l’infini.
Or, depuis l’aube, à coups d’abois,
Ses chiens hurlent vers les grands bois
Et leur douleur augmente et se propage

Le soir, à travers champs, jusqu’aux derniers villages.


Renards et loups, daims et blaireaux, rats et putois

L’ont reconnue et l’ont enfin comprise.
Et tous partent, sous l’ouragan, dans la nuit grise,
Pattes folles, regards luisants, museau levé,
Ongles courbes, comme des becs.
Faisant un bruit de noyaux secs,

Jetés en tas, sur le pavé.


Et sur le seuil de la maison, le deuil
Toujours hurlant des chiens gardiens s’éplore encore,
Leur parle et les accueille.

« Il s’en alla subitement,
Sans rien dire, sait-on comment…
Voici la cendre encor tiède de l’âtre ;
Voici sa pipe et son bâton de pâtre,
Et l’écuelle commune à tous, et son manteau.
Au jour levant, deux lourds corbeaux,
Ailes grandes, ainsi que des cisailles,
Ont obscurci l’espace et appelé les gens :
On a roulé le mort dans un drap blanc

Et disposé sur le chemin la croix de paille. »


Et les bêtes se sont mises à longuement

Flairer le mort et ses loques de vêtements
Et son bâton et son écuelle et la survie
Chaude encore de sa tendresse inassouvie
Pour leurs ardeurs et leurs instincts.
Leurs cris et leurs sanglots se sont éteints
En désespoir plus morne et n’ont repris leur force

Qu’à l’heure où sont venus les fossoyeurs.


En un cercueil rugueux comme une écorce,
On a porté le mort
Dans la luisante herbée et le décor
Silencieux et vert des arbres funéraires.


Les bêtes voulurent veiller la nuit entière ;

Il en était venu d’autres à leur appel,
Des pays d’or et de fumée, où le Rupel
Sinue et des marais de la Durme flamande.
Le vieil Escaut avait fourni des bandes
De rats et de loutres, et les renards
Étaient sortis du château de César

Dont la ruine illustre Rupelmonde.


Leur plainte et leur douleur sifflaient, comme des frondes ;

Et leurs abois frappaient, comme des coups, l’écho ;
Ils dérangeaient, dans leur sommeil, les gens des eaux
Et s’exaltaient si forts, si têtus, et si loin,
Que les pêcheurs d’aval, la hache au poing,

Attaquèrent ce deuil montant jusqu’aux étoiles.


L’ombre jetant, sur la lutte, ses voiles,

Bêtes et gens se déchiraient, sans voir
Le sang faire de la fange sur le sol noir

Et la haine brandir aux cieux ses flammes rousses.
Tous ceux du Bornhemsgat vinrent à la rescousse ;

Ils apportaient des socs et des marteaux,
Ils se ruaient, par blocs brutaux,
Quatre à quatre, dans la bataille.
Leur passage compact y laissait une entaille
Énorme : ils avançaient et les bêtes mordaient.
Un molosse, le poil debout, les dents sauvages,
Saisit l’un d’eux et resserra sa rage,
Sur la nuque, comme un étau ;
Une loutre broyait la main du passeur d’eau ;
Les daims trouaient et renversaient, à coups de corne,
Les jarrets droits et durs, comme des bornes ;
Un marinier, le torse ouvert, mourut
Et les hommes cédaient, quand apparut
Dans le tumulte fou des colères scandées,
Au flux et au reflux des chocs et des bordées,
Ce monument de rouge et formidable ardeur,

Nel Frankenlap, sonneur de trompe et débardeur.


Il balaya, d’un seul élan, toute la troupe

Des renards roux, brisa leurs dents, broya leurs croupes
Et projeta leurs corps brisés et mous

Comme un défi, vers la fureur des loups.
Alors, tel un trousseau de désespoir féroce,

Se tordirent, dans le combat, loups et colosse :
Sur ses jambes, ses bras, son dos,
Les animaux montaient : on entendait des os
Craquer et des cris noirs trouer l’espace.
Nel Frankenlap, avec sa masse
Et son couteau, frappait, comme un perdu,
Dans cet amas de haine et de hargne pendu
Autour de sa colère et de sa hargne.
Il amassait la force en lui, comme une épargne,
Et, brusquement, la dépensait, en de tels coups,
Qu’à chaque effort, il assommait un loup.
Parfois, pour s’exalter ou varier ses crimes,
Ses doigts géants se refermaient sur sa victime
Et, d’un geste d’orgueil, il la lançait en l’air.
Les morsures semblaient à peine ouvrir sa chair ;
On l’aurait cru bâti, pour déplacer les arches
D’un pont sonore, où grouillerait la Flandre en marche
Et contenir les cris, les rafales, les bonds

Du Nord entier, dans les poches de ses poumons.


Il décida du sort du combat rouge.
Avec un tel emportement,
Que les bêtes, honteusement,

Par les sentiers des prés, par le chemin des bouges,

Reculèrent devant son large acharnement.


Toutes prirent la fuite, et leur défaite

Se dérobait déjà, sous les taillis du bois,
Qu’au petit jour levant, le patron des Trois Rois

Héla le débardeur sanglant et lui fit fête.


La bière étincela dans les verres profonds ;

On but, comme aux temps d’or des sauvages kermesses,
Benedictus le sacristain, là-bas, sonnait la messe

Et l’on trinqua, d’après le rythme du bourdon.


Et depuis lors, sous l’herbe et les crucianelles,

Jan Snul écoute autour de lui, le temps couler,
Et, vers l’oubli, toujours plus loin se reculer

Le montueux aboi des bêtes fraternelles.