Jamais, Rondeau, Sonnet, Adieu



POÉSIES.


JAMAIS.

Jamais, avez-vous dit, tandis qu’autour de nous
Résonnait de Schubert la plaintive musique ;
Jamais, avez-vous dit, tandis que malgré vous
Brillait de vos grands yeux l’azur mélancolique.

Jamais, répétiez-vous, pâle et d’un air si doux,
Qu’on eût cru voir sourire une médaille antique ;
Mais des trésors secrets l’instinct fier et pudique
Vous couvrit de rougeur, comme un voile jaloux.

Quel mot vous prononcez, madame, et quel dommage !
Hélas ! je ne voyais ni ce charmant visage
Ni ce divin sourire, en vous parlant d’aimer.

Vos beaux yeux sont moins doux que votre ame n’est belle.
Même en les regardant je ne regrettais qu’elle,
Et de voir dans sa fleur un tel cœur se fermer.

RONDEAU.

Dans dix ans d’ici seulement
Vous serez un peu moins cruelle.
C’est long, à parler franchement ;
L’Amour viendra probablement
Donner à l’horloge un coup d’aile.

Votre beauté nous ensorcèle ;
Prenez-y garde cependant ;
On apprend plus d’une nouvelle
En dix ans.

Quand ce temps viendra, d’un amant
Je serai le parfait modèle ;
Trop bête pour être inconstant,
Et trop laid pour être infidèle.
Mais vous serez encor trop belle
Dans dix ans.

SONNET.

C’est mon avis qu’en route on s’expose à la pluie,
Au vent, à la poussière, et qu’on peut, le matin,
S’éveiller chiffonnée avec un mauvais teint,
Et qu’à la longue, en poste, un tête-à-tête ennuie ;

C’est mon avis qu’au monde il n’est pire folie
Que d’embarquer l’amour pour un pays lointain.

Quoi qu’en dise Héloïse et madame Cottin,
Dans un miroir d’auberge on n’est jamais jolie.

C’est mon avis qu’en somme un bas blanc bien tiré,
Sur une robe blanche un beau ruban moiré,
Et des ongles bien nets, sont le bonheur suprême :

Que dites-vous, madame, à ce raisonnement ?
Un point, à ce sujet, m’étonne seulement ;
C’est qu’on n’a pas le temps d’y penser quand on aime.

RONDEAU.

Fut-il jamais douceur de cœur pareille
À voir Manon dans mes bras sommeiller ?
Son front coquet parfume l’oreiller ;
Dans son beau sein j’entends son cœur qui veille.
Un songe passe et s’en vient l’égayer.

Ainsi s’endort une fleur d’églantier,
Dans son calice enfermant une abeille.
Moi je la berce ; un plus charmant métier
Fut-il jamais ?

Mais le jour vient, et l’aurore vermeille
Effeuille au vent son bouquet printanier.
Le peigne en main et la perle à l’oreille
À son miroir Manon court m’oublier.
Hélas ! l’amour sans lendemain ni veille
Fut-il jamais ?

ADIEU.

Adieu ! je crois qu’en cette vie
Je ne te reverrai jamais.
Dieu passe, il t’appelle et m’oublie.
En te quittant, je sens que je t’aimais.

Qu’importe ? pas de plainte vaine.
Avec respect je songe à l’avenir.
Vienne la voile qui t’emmène,
Sans murmurer je la verrai partir.

Tu t’en vas pleine d’espérance,
Avec orgueil tu reviendras ;
Mais ceux qui vont souffrir de ton absence,
Tu ne les reconnaîtras pas.

Adieu ! tu vas faire un beau rêve,
Et t’enivrer d’un plaisir dangereux.
Sur ton chemin l’étoile qui se lève
Long-temps encore éblouira tes yeux.

Un jour tu sentiras peut-être
Le prix d’un cœur qui nous comprend,
Le bien qu’on trouve à le connaître,
Et ce qu’on souffre en le perdant.


Alfred de Musset.