Jacques (1853)/Chapitre 93

Jacques (1853)
JacquesJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 5 (p. 91-92).
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XCIII.

DE FERNANDE À OCTAVE.

Jacques part bientôt ; mais il veut te voir auparavant. Tu as raison, Octave, c’est un homme excellent : il est impossible d’avoir plus de générosité, de douceur, de délicatesse et de raison. Je vois bien qu’il sait tout. J’étais au moment de lui tout avouer, tant je souffrais de ce que je prenais pour un excès de confiance et d’estime ; mais, dès les premiers mots, il m’a fait entendre qu’il ne voulait pas en savoir davantage, et il m’a témoigné une amitié si vraie, une indulgence si grande, que je suis pénétrée d’attendrissement et de reconnaissance. Tu avais bien jugé ses intentions, et notre position à tous, mon cher Octave. Il a fait de sérieuses réflexions sur la différence de nos âges, et il a certainement vaincu le reste d’amour qu’il avait pour moi ; car il m’a parlé absolument dans le sens de ta lettre. Il m’a dit que certains propos l’obligeaient à se tenir éloigné de nous, afin que le monde ne crût pas qu’il donnait les mains à notre amour. « Et que penses-tu de cet amour ? lui ai-je dit ; crois-tu que ce soit une calomnie ? » J’étais tremblante et prête à embrasser ses genoux. Il a fait semblant de ne pas s’en apercevoir, et il m’a répondu : « Je suis bien sûr que c’est une calomnie. » Mais j’ai vu qu’il savait à quoi s’en tenir, et sa tranquillité a dégagé mon cœur d’un poids énorme. Jacques est bon et affectueux ; mais il raisonne. Il n’est plus jeune : il sait que je suis excusable, et, comme tu le dis, sa générosité naturelle est secondée par la sagesse de ses réflexions. Il m’a fait espérer qu’il reviendrait tous les ans passer quelques semaines près de nous, et que, dans quelques années, il ne nous quitterait plus.

Ta lettre m’aurait décidée à garder le secret sur ma grossesse, quand même Jacques ne m’aurait pas aidée à me taire sur tout le reste. Je me fie et je m’abandonne à toi. Tu savais bien que jamais je n’aurais l’impudence de profiter de la loi qui forcerait Jacques à donner son nom et ses biens à l’enfant de nos amours, encore moins aurais-je eu la bassesse d’aller revendiquer ses caresses pour le tromper sur la légitimité de cet enfant ; tu m’aurais tuée plutôt que de le permettre, n’est-ce pas ? Et tu le recueilleras, tu le cacheras, tu le soigneras, cet enfant bien-aimé ! Nous le confierons à quelque honnête paysanne, bien propre et bien fidèle, qui le nourrira, et nous irons le voir tous les jours. Ah ! quel que soit mon sort, et dans quelque circonstance qu’il vienne au monde, sois sûr que je le chérirai autant que ceux qui ne sont plus, et davantage peut-être, à cause de ce que j’ai souffert en les perdant ! Si quelque jour Jacques découvre la naissance de celui-là, il ne le haïra pas, il ne le persécutera pas. Qui sait jusqu’où ira sa bonté ? Il est capable de tout ce qui est étrange et sublime… Mais combien je suis heureuse que sa générosité aujourd’hui ne lui coûte pas autant que je le croyais ! Je n’aurais jamais pu me tranquilliser et t’aimer sans tourments et sans remords, si j’avais vu qu’il fallait briser le noble cœur de Jacques. Heureusement il n’est plus dans l’âge des passions brûlantes ; et d’ailleurs il me l’avait toujours dit, et il savait bien ce qu’il disait alors : « Quand tu ne me permettras plus d’être ton amant, je deviendrai ton père. » Il a tenu parole. Ô mon cher Octave ! nous ne passerons jamais une nuit ensemble sans nous agenouiller et sans prier pour Jacques.

Et toi ! que tu es bon, et comme tu sais aimer ! Oh ! je n’ai jamais aimé que toi ! J’ai cru avoir de l’amour pour Jacques : mais ce n’était qu’une sainte amitié, car cela ne ressemblait en rien à ce que j’éprouve pour toi. Quels transports que les tiens, et comme tu es sans cesse occupé de moi ! Quelle sollicitude ! quel dévouement ! tu n’es pas mon mari, et tu me consacres ta vie ; mes larmes et mes faiblesses ne te rebutent pas, tu ne me reproches aucun de mes défauts. Jacques non plus ! Il est bien bon aussi ; mais il n’est pas mon égal, mon camarade, mon frère et mon amant comme toi. Il n’est pas enfant comme nous, et puis il y a dans sa vie autre chose que l’amour. La solitude, les voyages, l’étude, la réflexion, il aime tout cela ; et nous, nous n’aimons que nous. Aimons-le aussi, cet ami si parfait ; viens le voir. Il désire, m’a-t-il dit, te donner une poignée de main avant de repartir. Je lui ai demandé avec un peu d’inquiétude s’il avait quelque chose à te dire. « Non, m’a-t-il répondu ; mais pourquoi s’éloigne-t-il quand j’arrive ? quelle raison a-t-il de me fuir ? » J’ai dit que tu avais été voir Herbert, qui venait de Paris, et qui passait par Lyon pour retourner en Suisse. « Écris-lui bien vite de venir, m’a-t-il dit, et si Herbert est encore à Lyon, qu’il l’amène ; nous passerons encore une bonne journée tous ensemble comme autrefois, cela te fera du bien. » Brave Jacques !

P. S. J’ai eu ce matin une étrange frayeur pour une circonstance bien misérable. J’avais laissé ta lettre ouverte sur le bureau de mon cabinet, sans fermer la porte à clef. Jacques n’a jamais songé de sa vie à jeter les yeux sur mes papiers. Il est, à cet égard, d’une discrétion si religieuse, que je n’ai pas pris l’habitude de la prudence. Je fis cette réflexion, je ne sais comment, en me promenant dans le parc avec Sylvia. Je me demandai tout à coup où pouvait être Jacques, et la pensée qu’il devait être dans mon cabinet me troubla tellement, que je quittai le parc et courus vers la maison. Je montai sans rencontrer Jacques, et j’entrai dans mon appartement. Il n’y avait personne, et rien n’était dérangé sur mon bureau. Rassurée, mais encore tremblante, je m’assis et pris cette lettre pour la plier et la serrer. Je trouvai sur les dernières lignes une goutte d’eau toute fraîche. Je m’imaginai que c’était une larme, je faillis m’évanouir d’émotion et de terreur. Cependant je repris courage en voyant d’autres gouttes d’eau sur les papiers voisins, tombées d’un bouquet de roses tout humides de pluie que j’avais mis dans un vase à côté ce ces papiers. Mais alors, vois ma puérilité et l’état de faiblesse imbécile où le chagrin et l’inquiétude ont réduit ma pauvre tête ! je m’imaginai que la goutte d’eau de la lettre était chaude, et que les autres étaient froides. Je te vois d’ici rire de cette folie ; le fait est qu’elle s’empara si bien de moi que je poussai un cri. J’entendis la voix de Jacques qui m’appelait du salon, pour me demander ce que j’avais, et il monta précipitamment, d’un air effrayé, croyant que j’avais une attaque de nerfs. Je t’avoue que peu s’en fallait. Pourtant la physionomie de Jacques me rassura, et il acheva de me rendre la vie en me disant qu’il voulait que tu vinsses le voir, et toutes les autres choses que je t’ai déjà racontées. Je vis bien que la frayeur que je venais d’éprouver était l’ouvrage d’une imagination malade. Ne suis-je pas tombée dans un état bien ridicule ? Reviens ! un baiser de toi me fera plus de bien que tout le reste ; et quand je verrai ta main dans celle de Jacques, je serai tout à fait tranquille.