Jacques (1853)/Chapitre 43

Jacques (1853)
JacquesJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 5 (p. 50-51).
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XLIII.

D’OCTAVE À FERNANDE.

Vous m’avez laissé, ce soir, si consolé, si heureux, ô ma belle amie ! ô mon cher ange tutélaire ! que j’ai besoin, en rentrant sous mon toit de fougères, de vous remercier et de vous dire tout ce que j’ai dans le cœur d’espoir et de reconnaissance. Oui, vous réussirez ! vous le voulez fortement, avez-vous dit ; vous vous mettrez à genoux près de moi, s’il le faut, pour implorer la fière Sylvia, et vous vaincrez son orgueil. Que Dieu vous entende ! Comme j’ai bien fait de m’adresser à vous et d’espérer en votre bonté ! Votre extérieur ne m’avait pas trompé ; vous êtes bien cet être angélique qu’annoncent vos grands yeux et votre doux sourire, et cette taille mignonne, gracieusement courbée comme une fleur délicate, et ces cheveux teints du plus beau rayon du soleil. Quand je vous vis pour la première fois, j’étais caché dans le parc, et vous passâtes près de moi en lisant. Au premier aspect d’une femme, j’avais cru que vous étiez celle que je cherchais. Ah ! vous étiez réellement celle dont j’avais besoin alors, et que Dieu m’envoyait dans sa miséricorde. Je me cachai dans le feuillage, et je restai à vous regarder pendant que vous passiez lentement. Vous teniez bien le livre, mais de temps en temps vous leviez vers l’horizon un regard mélancolique et distrait, vous aussi vous sembliez n’être pas heureuse, et s’il faut que je vous dise tout, Fernande, il me semble encore que vous ne l’êtes pas autant que vous le méritez. Quand je vous raconte mes souffrances, elles semblent trouver un écho dans votre cœur, et quand je vous dis que l’amour est le premier des maux, plus souvent que le premier des biens, vous me répondez : Oh ! oui, avec un accent de douleur inexprimable. Oh ! ma bonne Fernande, si vous avez besoin d’un ami, d’un frère, si je puis être assez heureux pour vous rendre ce service, ou au moins pour alléger vos peines en pleurant avec vous, initiez-moi à ces saintes larmes, et que Dieu m’aide à vous rendre le bien que vous m’avez fait.

De ce premier jour où je vous ai vue, j’ai retrouvé le courage de vivre désespéré ; je venais tenter un dernier effort, résolu à mourir s’il échouait. Le soir j’entrai dans le salon, et j’entendis votre entretien avec Sylvia. Là je connus toute votre âme, elle se révéla à moi en peu de mots ; vous parliez d’amour malheureux ; vous parliez de mourir. Vous ne conceviez pas l’avenir solitaire que votre amie envisageait sans frayeur. Oh ! celle-ci est ma sœur, me disais-je en vous écoutant ; elle pense comme moi qu’il faut être aimé ou mourir ; son cœur est un refuge que je veux implorer ; là, du moins, je trouverai de la compassion, et si elle ne peut me secourir, elle me plaindra, sa pitié descendra du ciel comme la manne, et je la recevrai à genoux. Si je suis chassé d’ici, si je dois renoncer à Sylvia, j’emporterai dans mon cœur le souvenir sacré de cette amitié sainte, et je l’invoquerai dans mes souffrances. Ô Fernande ! pourquoi Sylvia est-elle si différente de vous ? Ne pouvez-vous pas adoucir son âme indomptable ? ne pouvez-vous lui communiquer cette douceur et cette miséricorde qui sont en vous ? Dites-lui comment on aime, apprenez-lui comment on pardonne ; apprenez-lui surtout que l’oubli des torts est plus sublime que l’absence des torts eux-mêmes, et que, pour m’être véritablement supérieure, il faudrait qu’elle m’eût pardonné. Son ressentiment la rend plus criminelle devant Dieu que toutes mes fautes. La perfection qu’elle cherche et qu’elle rêve n’existe que dans les cieux ; mais c’est la récompense de ceux qui ont pratiqué la miséricorde sur la terre.

Je serai ce soir autour de la maison. La lune ne se lève qu’à dix heures ; si vous avez obtenu quelque succès, mettez-vous à la fenêtre et chantez quelques paroles en italien ; si vous chantez en français, je comprendrai que vous n’avez rien de favorable à m’apprendre. Mais alors je n’en ai que plus besoin de vous voir, Fernande ; venez au rendez-vous à onze heures. Ayez pitié de votre ami, de votre frère.
Octave.