Michel Lévy (p. 171-179).


CHAPITRE XVI


INSTITUTIONS DE JÉSUS


Ce qui prouve bien, du reste, que Jésus ne s’absorba jamais entièrement dans ses idées apocalyptiques, c’est qu’au temps même où il en était le plus préoccupé, il jette avec une rare sûreté de vues les bases d’une Église destinée à durer. Il n’est guère possible de douter qu’il n’ait lui-même choisi parmi ses disciples ceux qu’on appelait par excellence les « apôtres » ou les « douze, » puisqu’au lendemain de sa mort on les trouve formant un corps et remplissant par élection les vides qui se produisaient dans leur sein. C’étaient les deux fils de Jonas, les deux fils de Zébédée, Jacques, fils de Cléophas, Philippe, Nathanaël bar-Tolmaï, Thomas, Lévi, fils d’Alphée ou Matthieu, Simon le Zélote, Thaddée ou Lebbée, Juda de Kerioth. Il est probable que l’idée des douze tribus d’Israël ne fut pas étrangère au choix de ce nombre. Les « douze, » en tout cas, formaient un groupe de disciples privilégiés, où Pierre gardait sa primauté toute fraternelle, et auquel Jésus confia le soin de propager son œuvre. Rien qui sentît le collège sacerdotal régulièrement organisé ; les listes des « douze » qui nous ont été conservées présentent beaucoup d’incertitudes et de contradictions ; deux ou trois de ceux qui y figurent restèrent complétement obscurs. Deux au moins, Pierre et Philippe, étaient mariés et avaient des enfants.

Jésus gardait évidemment pour les douze des secrets qu’il leur défendait de communiquer à tous. Il semble parfois que son plan était d’entourer sa personne de quelque mystère, de rejeter les grandes preuves après sa mort, de ne se révéler complètement qu’à ses disciples, confiant à ceux-ci le soin de le démontrer plus tard au monde. « Ce que je vous dis dans l’ombre, prêchez-le au grand jour ; ce que je vous dis à l’oreille, proclamez-le sur les toits. » Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il avait pour les apôtres des enseignements réservés, et qu’il leur développait plusieurs paraboles, dont il laissait le sens indécis pour le vulgaire. Un tour énigmatique et un peu de bizarrerie dans la liaison des idées étaient à la mode dans l’enseignement des docteurs, comme on le voit par les sentences du Pirkê Aboth. Jésus expliquait à ses intimes ce que ses maximes ou ses apologues avaient de singulier, et dégageait pour eux son enseignement du luxe de comparaisons qui parfois l’obscurcissait. Beaucoup de ces explications paraissent avoir été soigneusement conservées.

Dès le vivant de Jésus, les apôtres prêchèrent, mais sans jamais beaucoup s’écarter de lui. Leur prédication, du reste, se bornait à annoncer la prochaine venue du royaume de Dieu. Ils allaient de ville en ville, recevant l’hospitalité, ou, pour mieux dire, la prenant d’eux-mêmes, selon l’usage. L’hôte, en Orient, a beaucoup d’autorité ; il est supérieur au maître de la maison ; celui-ci a en lui la plus grande confiance. Cette prédication du foyer est excellente pour la propagation des doctrines nouvelles. On communique le trésor caché ; on paye ainsi ce que l’on reçoit ; la politesse et les bons rapports y aidant, la maison est touchée, convertie. Ôtez l’hospitalité orientale, la propagation du christianisme serait impossible à expliquer. Jésus, qui tenait fort aux bonnes vieilles mœurs, engageait les disciples à ne se faire aucun scrupule de profiter de cet ancien droit public, probablement déjà aboli dans les grandes villes où il y avait des hôtelleries. « L’ouvrier, disait-il, est digne de son salaire. » Une fois installés chez quelqu’un, ils devaient y rester, mangeant et buvant ce qu’on leur offrait, tant que durait leur mission.

Jésus désirait qu’à son exemple les messagers de la bonne nouvelle rendissent, leur prédication aimable par des manières bienveillantes et polies. Il voulait qu’en entrant dans une maison, ils lui donnassent le selâm ou souhait de bonheur. Quelques-uns hésitaient, le selâm étant alors comme aujourd’hui, en Orient, un signe de communion religieuse, qu’on ne hasarde pas avec les personnes d’une foi douteuse. « Ne craignez rien, disait Jésus ; si personne dans la maison n’est digne de votre selâm, il reviendra à vous. » Quelquefois, en effet, les apôtres du royaume de Dieu étaient mal reçus, et venaient se plaindre à Jésus, qui cherchait d’ordinaire à les calmer. Quelques-uns, persuadés de la toute-puissance de leur maître, étaient blessés de cette longanimité. Les fils de Zébédée voulaient qu’il appelât le feu du ciel sur les villes inhospitalières. Jésus accueillait leurs emportements avec sa fine ironie, et les arrêtait par ce mot : « Je ne suis pas venu perdre les âmes, mais les sauver. »

Un germe d’Église commençait dès lors à paraître. Cette idée féconde du pouvoir des hommes réunis semble bien une idée de Jésus. Plein de sa doctrine tout idéaliste, que ce qui fait la présence des âmes, c’est l’union par l’amour, il déclarait que, toutes les fois que quelques hommes s’assembleraient en son nom il serait au milieu d’eux. Il confie à l’Église le droit de lier et délier (c’est-à-dire de rendre certaines choses licites ou illicites), de remettre les péchés, de réprimander, d’avertir avec autorité, de prier avec certitude d’être exaucée. Il est possible que beaucoup de ces paroles aient été prêtées au maître, afin de donner une base à l’autorité collective par laquelle on chercha plus tard à remplacer la sienne. En tout cas, ce ne fut qu’après sa mort que l’on vit se constituer des Églises particulières, et encore cette première constitution se fit-elle purement et simplement sur le modèle des synagogues. Plusieurs personnages qui avaient beaucoup aimé Jésus et fondé sur lui de grandes espérances, comme Joseph d’Arimathie, Lazare, Marie de Magdala, Nicodème, n’entrèrent pas, ce semble, dans ces Églises, et s’en tinrent au souvenir tendre ou respectueux qu’ils avaient gardé de lui.

Inutile de faire observer combien l’idée d’un livre religieux, renfermant un code et des articles de foi, était éloignée de la pensée de Jésus. Non-seulement il n’écrivit pas, mais il était contraire à l’esprit de la secte naissante de produire des livres sacrés. On se croyait à la veille de la grande catastrophe finale. Le Messie venait mettre le sceau sur la Loi et les prophètes, non promulguer des textes nouveaux. Aussi, à l’exception de l’Apocalypse, qui fut en un sens le seul livre révélé du christianisme primitif, tous les autres écrits de l’âge apostolique sont-ils des ouvrages de circonstance, n’ayant nullement la prétention de fournir un ensemble dogmatique complet. Les Évangiles eurent d’abord un caractère tout privé et une autorité bien moindre que la tradition.

La secte, cependant, n’avait-elle pas quelque sacrement, quelque rite, quelque signe de ralliement ? Elle en avait un, que toutes les traditions font remonter jusqu’à Jésus. Une des idées favorites du maître, c’est qu’il était le pain nouveau, pain très-supérieur à la manne et dont l’humanité allait vivre. Cette idée, germe de l’Eucharistie, prenait quelquefois dans sa bouche des formes singulièrement concrètes. Une fois surtout, il se laissa aller, dans la synagogue de Capharnahum, à un mouvement hardi, qui lui coûta plusieurs de ses disciples. « Oui, oui, je vous le dis, ce n’est pas Moïse, c’est mon Père qui vous a donné le pain du ciel. » Et il ajoutait : « C’est moi qui suis le pain de vie ; celui qui vient à moi n’aura jamais faim, et celui qui croit en moi n’aura jamais soif. » Il est probable que, dans les repas communs de la secte, s’était établi quelque usage auquel se rapportait un tel discours. Mais les traditions apostoliques à ce sujet sont fort divergentes et probablement incomplètes à dessein. Les trois premiers évangiles supposent un acte sacramentel unique, ayant servi de base au rite mystérieux, et ils le placent à la dernière cène. Jean, qui justement nous a conservé l’incident de la synagogue de Capharnahum, ne parle pas d’un tel acte, quoiqu’il raconte la dernière cène fort au long. Ailleurs, nous voyons Jésus reconnu à la fraction du pain, comme si ce geste eût été pour ceux qui l’avaient fréquenté le plus caractéristique de sa personne. Quand il fut mort, la forme sous laquelle il apparaissait au pieux souvenir de ses disciples était celle de président d’un banquet mystique, tenant le pain, le bénissant, le rompant et le présentant aux assistants. On peut croire que c’était là une de ses habitudes, et qu’à ce moment il était particulièrement aimable et attendri. Une circonstance matérielle, la présence du poisson sur la table (indice frappant qui prouve que le rite se constitua sur le bord du lac de Tibériade), fut elle-même presque sacramentelle et devint une partie nécessaire des images qu’on se fit du festin sacré.

Les repas étaient devenus dans la communauté naissante un des moments les plus doux. À ce moment, on se rencontrait ; le maître parlait à chacun et entretenait une conversation pleine de gaieté et de charme. Jésus aimait cet instant et se plaisait à voir sa famille spirituelle ainsi groupée autour de lui. La participation au même pain était considérée comme une sorte de communion, de lien réciproque. Le maître usait à cet égard de termes extrêmement énergiques, qui furent pris plus tard avec une littéralité effrénée. Jésus est à la fois très-idéaliste dans les conceptions et très-matérialiste dans l’expression. Voulant rendre cette pensée que le croyant ne vit que de lui, que tout entier (corps, sang et âme) il était la vie du vrai fidèle, il disait à ses disciples : « Je suis votre nourriture, » phrase qui, tournée en style figuré, devenait : « Ma chair est votre pain, mon sang est votre breuvage. » Puis les habitudes de langage de Jésus, toujours fortement substantielles, l’emportaient plus loin encore. A table, montrant l’aliment, il disait : « Me voici ; » tenant le pain : « Ceci est mon corps ; » tenant le vin : « Ceci est mon sang ; » toutes manières de parler qui étaient l’équivalent de « Je suis votre nourriture. »

Ce rite mystérieux obtint du vivant de Jésus une grande importance. Il était probablement établi assez longtemps avant le dernier voyage à Jérusalem, et il fut le résultat d’une doctrine générale bien plus que d’un acte déterminé. Après la mort de Jésus, il devint le grand symbole de la communion chrétienne, et ce fut au moment le plus solennel de la vie du Sauveur qu’on en rapporta l’établissement. On voulut voir dans la consécration du pain et du vin un mémorial d’adieu que Jésus, au moment de quitter la vie, aurait laissé à ses disciples. On retrouva Jésus lui-même dans ce sacrement. L’idée toute spirituelle de la présence des âmes, qui était l’une des plus familières au maître, qui lui faisait dire, par exemple, qu’il était de sa personne au milieu de ses disciples quand ils étaient réunis en son nom, rendait cela facilement admissible. Au degré d’exaltation où il était parvenu, l’idée chez lui primait tout à un tel point, que le corps ne comptait plus. On est un quand on s’aime, quand on vit l’un de l’autre ; comment lui et ses disciples n’eussent-ils pas été un ? Ses disciples adoptèrent le même langage. Ceux qui, durant des années, avaient vécu de lui le virent toujours tenant le pain, puis le calice « entre ses mains saintes et vénérables, » et s’offrant lui-même à eux. Ce fut lui que l’on mangea et que l’on but ; il devint la vraie Pâque, l’ancienne ayant été abrogée par son sang. Impossible de traduire dans notre idiome essentiellement déterminé, où la distinction rigoureuse du sens propre et de la métaphore doit toujours être faite, des habitudes de style dont le caractère essentiel est de prêter à la métaphore, ou, pour mieux dire, à l’idée, une pleine réalité.