Michel Lévy (p. 119-126).


CHAPITRE XI


AMBASSADE DE JEAN PRISONNIER VERS JÉSUS

MORT DE JEAN

RAPPORTS DE SON ÉCOLE AVEC CELLE SE JÉSUS


Pendant que la joyeuse Galilée célébrait dans les fêtes la venue du bien-aimé, le triste Jean, dans sa prison de Machéro, s’exténuait d’attente et de désirs. Les succès du jeune maître qu’il avait vu quelques mois auparavant à son école arrivèrent jusqu’à lui. Ou disait que le Messie prédit par les prophètes, celui qui devait rétablir le royaume d’Israël, était venu et démontrait sa présence en Galilée par des œuvres merveilleuses. Jean voulut s’enquérir de la vérité de ce bruit, et, comme il communiquait librement avec ses disciples, il en choisit deux pour aller vers Jésus en Galilée.

Les deux disciples trouvèrent Jésus au comble de sa réputation. L’air de fête qui régnait autour de lui les surprit. Accoutumés aux jeûnes, à la prière obstinée, à une vie toute d’aspirations, ils s’étonnèrent de se voir tout à coup transportés au milieu des joies de la bienvenue. Ils firent part à Jésus de leur message : « Es-tu celui qui doit venir ? Devons-nous en attendre un autre ?» Jésus, qui dès lors n’hésitait plus guère sur son propre rôle de messie, leur énuméra les œuvres qui devaient caractériser la venue du royaume de Dieu, la guérison des malades, la bonne nouvelle du salut prochain annoncée aux pauvres. Il faisait toutes ces œuvres. « Heureux donc, ajouta-t-il, celui qui ne doutera pas de moi !»

On ignore si cette réponse trouva Jean-Baptiste vivant, ou dans quelle disposition elle mit l’austère ascète. Mourut-il consolé et sûr que celui qu’il avait annoncé vivait déjà, ou bien conserva-t-il des doutes sur la mission de Jésus ? Rien ne nous l’apprend. En voyant cependant son école se continuer assez longtemps encore parallèlement aux Églises chrétiennes, on est porté à croire que, malgré sa considération pour Jésus, Jean ne l’envisagea pas comme devant réaliser les promesses divines. La mort vint du reste trancher ses perplexités. L’indomptable liberté du solitaire devait couronner sa carrière inquiète et tourmentée par la seule fin qui fût digne d’elle.

Les dispositions indulgentes qu’Antipas avait d’abord montrées pour Jean ne purent être de longue durée. Dans les entretiens que, selon la tradition chrétienne, Jean aurait eus avec le tétrarque, il ne cessait de lui répéter que son mariage était illicite et qu’il devait renvoyer Hérodiade. On s’imagine facilement la haine que la petite-fille d’Hérode le Grand dut concevoir contre ce conseiller importun. Elle n’attendait plus qu’une occasion pour le perdre.

Sa fille Salomé, née de son premier mariage, et comme elle ambitieuse et dissolue, entra dans ses desseins. Cette année (probablement l’an 30), Antipas se trouva, le jour anniversaire de sa naissance, à Machéro. Hérode le Grand avait fait construire dans l’intérieur de la forteresse un palais magnifique, où le tétrarque résidait fréquemment. Il y donna un grand festin, durant lequel Salomé exécuta une de ces danses de caractère qu’on ne considère pas en Syrie comme messéantes à une personne distinguée. Antipas charmé ayant demandé à la danseuse ce qu’elle désirait, celle-ci répondit, à l’instigation de sa mère : « La tête de Jean sur ce plateau[1]. » Antipas fut mécontent ; mais il ne voulut pas refuser. Un garde prit le plateau, alla couper la tête du prisonnier, et l’apporta.

Les disciples du baptiste obtinrent son corps et le mirent dans un tombeau. Le peuple fut très-mécontent. Six ans après, Hâreth ayant attaqué Antipas pour reprendre Machéro et venger le déshonneur de sa fille, Antipas fut complètement battu, et l’on regarda généralement sa défaite comme une punition du meurtre de Jean.

La nouvelle de cette mort fut portée à Jésus par des disciples mêmes du baptiste. La dernière démarche que Jean avait faite auprès de Jésus avait achevé d’établir entre les deux écoles des liens étroits. Jésus, craignant de la part d’Antipas un surcroît de mauvais vouloir, prit quelques précautions et se retira au désert. Beaucoup de monde l’y suivit. Grâce à une extrême frugalité, la troupe sainte y vécut ; on crut naturellement voir en cela un miracle. A partir de ce moment, Jésus ne parla plus de Jean qu’avec un redoublement d’admiration. Il déclarait sans hésiter qu’il était plus qu’un prophète, que la Loi et les prophètes anciens n’avaient eu de force que jusqu’à lui, qu’il les avait abrogés, mais que le royaume du ciel l’abrogerait à son tour. Enfin, il lui prêtait dans l’économie du mystère chrétien une place à part, qui faisait de lui le trait d’union entre le vieux Testament et l’avénement du règne nouveau.

Le prophète Malachie, dont l’opinion en ceci fut vivement relevée, avait annoncé avec beaucoup de force un précurseur du Messie, qui devait préparer les hommes au renouvellement final, un messager qui viendrait aplanir les voies devant celui de Dieu. Ce messager n’était autre que le prophète Élie, lequel, selon une croyance fort répandue, allait bientôt descendre du ciel, où il avait été enlevé, pour disposer les hommes par la pénitence au grand avénement et réconcilier Dieu avec son peuple. Quelquefois, à Élie on associait, soit le patriarche Hénoch, auquel, depuis un ou deux siècles, on s’était pris à attribuer une haute sainteté, soit Jérémie, qu’on envisageait comme une sorte de génie protecteur du peuple, toujours occupé à prier pour lui devant le trône de Dieu. Cette idée de deux anciens prophètes devant ressusciter pour servir de précurseurs au Messie se retrouve d’une manière si frappante dans la doctrine des parsis, qu’on est très-porté à croire qu’elle venait de ce côté. Quoi qu’il en soit, elle faisait à l’époque de Jésus, partie intégrante des théories juives sur le Messie. Il était admis que l’apparition de « deux témoins fidèles, » vêtus d’habits de pénitence, serait le préambule du grand drame qui allait se dérouler, à la stupéfaction de l’univers.

On comprend qu’avec ces idées, Jésus et ses disciples ne pouvaient hésiter sur la mission de Jean-Baptiste. Quand les scribes leur faisaient cette objection qu’il ne pouvait encore être question du Messie, puisque Élie n’était pas venu, ils répondaient qu’Élie était venu, que Jean était Élie ressuscité. Par son genre de vie, par son opposition aux pouvoirs politiques établis, Jean rappelait en effet cette figure étrange de la vieille histoire d’Israël. Jésus ne tarissait pas sur les mérites et l’excellence de son précurseur. Il disait que parmi les enfants des hommes il n’en était pas né de plus grand. Il blâmait énergiquement les pharisiens et les docteurs de ne pas avoir accepté son baptême, et de ne pas s’être convertis à sa voix.

Les disciples de Jésus furent fidèles à ces principes du maître. Le respect de Jean fut une tradition constante dans la première génération chrétienne. On le supposa parent de Jésus. Pour fonder la mission de celui-ci sur un témoignage admis de tous, on raconta que Jean, dès la première vue de Jésus, le proclama Messie ; qu’il se reconnut son inférieur, indigne de délier les cordons de ses souliers ; qu’il se refusa d’abord à le baptiser et soutint que c’était lui qui devait être baptisé par Jésus. C’étaient là des exagérations, que réfutait suffisamment la forme dubitative du dernier message de Jean. Mais, en un sens plus général, Jean resta dans la légende chrétienne ce qu’il fut en réalité, l’austère préparateur, le triste prédicateur de pénitence avant les joies de l’arrivée de l’époux, le prophète qui annonce le royaume de Dieu et meurt avant de le voir. Géant des origines chrétiennes, ce mangeur de sauterelles et de miel sauvage, cet âpre redresseur de torts, fut l’absinthe qui prépara les lèvres à la douceur du royaume de Dieu. Le décollé d’Hérodiade ouvrit l’ère des martyrs chrétiens ; il fut le premier témoin de la conscience nouvelle. Les mondains, qui reconnurent en lui leur véritable ennemi, ne purent permettre qu’il vécût ; son cadavre mutilé, étendu sur le seuil du christianisme, traça la voie sanglante où tant d’autres devaient passer après lui.

L’école de Jean ne mourut pas avec son fondateur. Elle vécut quelque temps, distincte de celle de Jésus, et d’abord en bonne intelligence avec elle. Plusieurs années après la mort des deux maîtres, on se faisait encore baptiser du baptême de Jean. Certaines personnes étaient à la fois des deux écoles ; par exemple, le célèbre Apollos, le rival de saint Paul (vers l’an 50), et un bon nombre de chrétiens d’Éphèse. Josèphe se mit (l’an 53) à l’école d’un ascète nommé Banou, qui offre avec Jean-Baptiste la plus grande ressemblance, et qui était peut-être de son école. Ce Banou vivait dans le désert, vêtu de feuilles d’arbre ; il ne se nourrissait que de plantes ou de fruits sauvages, et prenait fréquemment pendant le jour et pendant la nuit des baptêmes d’eau froide pour se purifier. Jacques, celui qu’on appelait le « frère du Seigneur » (il y a peut-être ici quelque confusion d’homonymes), pratiquait des dévotions analogues. Plus tard, vers l’an 80, le baptisme fut en lutte avec le christianisme, surtout en Asie Mineure. La vraie école de Jean, à demi fondue avec le christianisme, passa à l’état de petite hérésie chrétienne et s’éteignit obscurément. Jean avait bien vu de quel côté était l’avenir. S’il eût cédé à une rivalité mesquine, il serait aujourd’hui oublié dans la foule des sectaires de son temps. Par l’abnégation, il est arrivé à la gloire et à une position unique dans le panthéon religieux de l’humanité.


  1. Plateaux portatifs sur lesquels. en Orient, on sert les liqueurs et les mets.