Itinéraire de Paris à Jérusalem/Préface de l’édition de 1827

Garnier (Œuvres complètes, Tome 5p. 13-16).
PRÉFACE

DE L’ÉDITION DE 1827.


Lorsqu’en 1806 j’entrepris le voyage d’outre-mer, Jérusalem étoit presque oubliée ; un siècle antireligieux avoit perdu mémoire du berceau de la religion : comme il n’y avoit plus de chevaliers, il sembloit qu’il n’y eût plus de Palestine.

Le dernier voyageur dans le Levant, M. le comte de Volney, avoit donné au public d’excellents renseignements sur la Syrie, mais il s’étoit borné à des détails généraux sur le gouvernement de la Judée. De ce concours de circonstances il résultoit que Jérusalem, d’ailleurs si près de nous, paraissoit être au bout du monde : l’imagination se plaisoit à semer des obstacles et des périls sur les avenues de la cité sainte. Je tentai l’aventure, et il m’arriva ce qui arrive à quiconque marche sur l’objet de sa frayeur : le fantôme s’évanouit. Je fis le tour de la Méditerranée sans accidents graves, retrouvant Sparte, passant à Athènes, saluant Jérusalem, admirant Alexandrie, signalant Carthage, et me reposant du spectacle de tant de ruines dans les ruines de l’Alhambra.

J’ai donc eu le très petit-mérite d’ouvrir la carrière et le très-grand plaisir de voir qu’elle a été suivie après moi. En effet, mon Itinéraire fut à peine publié qu’il servit de guide à une foule de voyageurs. Rien ne le recommande au public que son exactitude ; c’est le livre de poste des ruines : j’y marque scrupuleusement les chemins, les habitacles et les stations de la gloire. Plus de quinze cents Anglois ont visité Athènes dans ces dernières années ; et lady Stanhope, en Syrie, a renouvelé l’histoire des princesses d’Antioche et de Tripoli.

Quand je n’aurois eu en allant en Grèce et en Palestine que le bonheur de tracer la route aux talents qui devoient nous faire connoître ces pays des beaux et grands souvenirs, je me féliciterois encore de mon entreprise. On a vu à Paris les Panoramas de Jérusalem et d’Athènes ; l’illusion étoit complète ; je reconnus au premier coup d’œil les monuments et les lieux que j’avois indiqués. Jamais voyageur ne fut mis à si rude épreuve : je ne pouvois pas m’attendre qu’on transportât Jérusalem et Athènes à Paris pour me convaincre de mensonge ou de vérité. La confrontation avec les témoins m’a été favorable : mon exactitude s’est trouvée telle, que des fragments de l’Itinéraire ont servi de programme et d’explication populaires aux tableaux des Panoramas.

L’Itinéraire a pris par les événements du jour un intérêt d’une espèce nouvelle : il est devenu, pour ainsi dire, un ouvrage de circonstance, une carte topographique du théâtre de cette guerre sacrée sur laquelle tous les peuples ont aujourd’hui les yeux attachés. Il s’agit de savoir si Sparte et Athènes renaîtront, ou si elles resteront à jamais ensevelies dans leur poussière. Malheur au siècle, témoin passif d’une lutte héroïque, qui croiroit qu’on peut, sans périls comme sans pénétration de l’avenir, laisser immoler une nation ! Cette faute, ou plutôt ce crime, seroit tôt ou tard suivi du plus rude châtiment.

Il n’est pas vrai que le droit politique soit toujours séparé du droit naturel : il y a des crimes qui, en troublant l’ordre moral, troublent l’ordre social, et motivent l’intervention politique. Quand l’Angleterre prit les armes contre la France en 1793, quelle raison donna-t-elle de sa détermination ? Elle déclara qu’elle ne pouvait plus être en paix avec un pays où la propriété était violée, où les citoyens étoient bannis, où les prêtres étoient proscrits, où toutes les lois qui protègent l’humanité et la justice étoient abolies. Et l’on soutiendroit aujourd’hui qu’il n’y a ni massacre, ni exil, ni expropriation en Grèce ! On prétendroit qu’il est permis d’assister paisiblement à l’égorgement de quelques millions de chrétiens !

Des esprits détestables et bornés, qui s’imaginent qu’une injustice, par cela seul qu’elle est consommée, n’a aucune conséquence funeste, sont la peste des États. Quel fut le premier reproche adressé pour l’extérieur, en 1789, au gouvernement monarchique de la France ? Ce fut d’avoir souffert le partage de la Pologne. Ce partage, en faisant tomber la barrière qui séparoit le nord et l’orient du midi et de l’occident de l’Europe, a ouvert le chemin aux armées qui tour à tour ont occupé Vienne, Berlin, Moscou et Paris.

Une politique immorale s’applaudit d’un succès passager : elle se croit fine, adroite, habile ; elle écoute avec un mépris ironique le cri de la conscience et les conseils de la probité. Mais, tandis qu’elle marche et qu’elle se dit triomphante, elle se sent tout à coup arrêtée par les voiles dans lesquels elle s’enveloppoit ; elle tourne la tête et se trouve face à face avec une révolution vengeresse qui l’a silencieusement suivie. Vous ne voulez pas serrer la main suppliante de la Grèce ? Eh bien ! sa main mourante vous marquera d’une tache de sang, afin que l’avenir vous reconnoisse et vous punisse.

Lorsque je parcourus la Grèce, elle étoit triste, mais paisible : le silence de la servitude régnoit sur ses monuments détruits ; la liberté n’avoit point encore fait entendre le cri de sa renaissance du fond du tombeau d’Harmodius et d’Aristogiton, et les hurlements des esclaves noirs de l’Abyssinie n’avoient point répondu à ce cri. Le jour je n’entendois, dans mes longues marches, que la longue chanson de mon pauvre guide ; la nuit je dormois tranquillement à l’abri de quelques lauriers-roses, au bord de l’Eurotas. Les ruines de Sparte se taisoient autour de moi ; la gloire même étoit muette : épuisé par les chaleurs de l’été, l’Eurotas versoit à peine un peu d’eau pure entre ses deux rivages, comme pour laisser plus d’espace au sang qui alloit bientôt remplir son lit. Modon, où je foulai pour la première fois la terre sacrée des Hellènes, n’étoit pas l’arsenal des hordes d’Ibrahim ; Navarin ne rappeloit que Nestor et Pylos ; Tripolizza, où je reçus les firmans pour passer l’isthme de Corinthe, n’étoit pas un amas de décombres noircis par les flammes, et dans lesquels tremble une garnison de bourreaux mahométans, disciplinée par des renégats chrétiens. Athènes étoit un joli village, qui mêloit les arbres verts de ses jardins aux colonnes du Parthénon. Les restes des sculptures de Phidias n’avoient point encore été entassés pour servir d’abri à un peuple redevenu digne de camper dans ces remparts immortels. Et où sont mes hôtes de Mégare ? Ont-ils été massacrés ? Des vaisseaux chrétiens ont-ils transporté leurs enfants aux marchés d’Alexandrie ? Des bâtiments de guerre construits à Marseille pour le pacha d’Égypte, contre les vrais principes de la neutralité[1], ont-ils escorté ces convois de chair humaine vivante, ou ces cargaisons de mutilations triomphales qui vont décorer les portes du sérail ?

Chose déplorable ! j’ai cru peindre la désolation en peignant les ruines d’Argos, de Mycènes, de Lacédémone ; et si l’on compare mes récits à ceux qui nous viennent aujourd’hui de la Morée, il semble que j’aie voyagé en Grèce au temps de sa prospérité et de sa splendeur !

J’ai pensé qu’il étoit utile pour la cause des Grecs de joindre à cette nouvelle préface de l’Itinéraire ma Note sur la Grèce, mon Opinion à la chambre des pairs à l’appui de mon amendement sur le projet de loi pour la répression des délits commis dans les échelles du Levant, et même la page du discours que j’ai lu à l’Académie, page où j’exprimois mon admiration pour les anciens comme pour les nouveaux Hellènes. On trouvera ainsi réuni tout ce que j’ai jamais écrit sur la Grèce, en exceptant toutefois quelques livres des Martyrs.

J’ai offert dans la Note un moyen simple et facile d’émanciper les Grecs, et j’ai plaidé leur cause auprès des souverains de l’Europe ; par l’amendement, je me suis adressé au premier corps politique de la France, et ce noble tribunal a prononcé une magnanime sentence en faveur de mes illustres clients.

La Note présente la Grèce telle que des barbares la font aujourd’hui, l’Itinéraire la montre telle que d’autres barbares l’avoient faite autrefois. La Note, indépendamment de son côté politique, est donc une espèce de complément de l’Itinéraire. Si la nouvelle édition de cet ouvrage tombe jamais entre les mains des Hellènes, ils verront du moins que je n’ai pas été ingrat : l’Itinéraire fait foi de l’hospitalité qu’ils m’ont donnée ; la Note témoigne de la reconnoissance que j’ai gardée de cette hospitalité.

Au surplus, on pourra remarquer que j’ai jugé les Turcs dans l’Itinéraire comme je les juge dans la Note, bien qu’un espace de vingt années sépare les époques où ces deux ouvrages ont été écrits.

Les affaires de la Grèce se présentoient naturellement à mon esprit en m’occupant de la réimpression de l’Itinéraire : j’aurois cru commettre un sacrilége de les passer sous silence dans cette préface. Il ne faut point se lasser de réclamer les droits de l’humanité : je ne regrette que de manquer de cette voix puissante qui soulève une indignation généreuse au fond des cœurs, et qui fait de l’opinion une barrière insurmontable aux desseins de l’iniquité.

  1. Il y a deux sortes de neutralité : l’une qui défend tout, l’autre qui permet tout.
    La neutralité qui défend tout peut avoir des inconvénients : elle peut en certains cas manquer de générosité, mais elle est strictement juste.
    La neutralité qui permet tout est une neutralité marchande, vénale, intéressée : quand les parties belligérantes sont inégales en puissance, cette neutralité, véritable dérision, est une hostilité pour la partie foible, comme elle est une connivence pour la partie forte. Mieux vaudroit se joindre franchement à l’oppresseur contre l’opprimé, car du moins on n’ajouteroit pas l’hypocrisie à l’injustice.
    Vous laissez le pacha d’Égypte bâtir des vaisseaux dans vos ports, vous lui fournissez tous les moyens qui sont en votre pouvoir pour achever ses expéditions, et vous dites que les Grecs peuvent en faire autant ! Le pacha d’Égypte peut vous payer les moyens de destruction qu’il vous achète : son fils ravage la Morée. Les Grecs ont-ils pour faire bâtir des vaisseaux l’or que les Arabes d’Ibrahim leur ont ravi ? Les enfants de ces Grecs ne sont-ils pas élevés dans vos cités par la piété publique à laquelle vous ne voulez prendre aucune part ? Cessez donc de nous dire que les Grecs peuvent aussi faire construire des vaisseaux dans vos ports ! Ne venez pas, en insultant la raison et l’humanité, appeler du nom de neutralité une alliance abominable !