Charavay frères (p. 203-235).


L’AUBERGE
DES ROSEAUX EN FLEUR

I

Un matin de la cinquième lune d’un de ces derniers étés, une élégante barque remontait lentement l’O-gava et sortait de Tokyo, la capitale du Japon, que l’on appelait Yèddo sous la vice-royauté des Taïcouns.

Deux bateliers, debout l’un à l’avant, l’autre à l’arrière, dirigeaient l’embarcation, se jetant de temps à autre quelques mots utiles à la manœuvre par-dessus la tête de deux jeunes seigneurs assis au fond de la barque.

L’un de ces jeunes hommes se penchait distraitement vers l’eau et y trempait l’extrémité d’un de ses doigts, comme s’il eût voulu tracer une ligne à la surface du fleuve ; l’autre, étendu les deux mains sur sa tête, regardait le ciel.

L’air était délicieusement frais, le soleil encore trouble se montrait ainsi qu’un rubis perdu dans des mousselines, et des nuées roses roulaient de l’horizon, comme des coussins de soie repoussés par le bras d’un dormeur qui s’éveille.

Sur les bords du fleuve, la ville semblait une ville de vapeurs, et la rumeur confuse qui s’en échappait se perdait dans le tapage matinal des oiseaux aquatiques, rassemblés par milliers dans les grands joncs et les roseaux.

Brusquement celui qui était étendu au fond de la barque se redressa et regarda son compagnon en riant. Ce dernier tourna la tête et se prit à rire aussi.

— « Eh bien ! Boïtoro ? dit-il.

— Eh bien, Mïodjin ? dit l’autre

— Pourquoi ris-tu ?

— Pourquoi mon rire, comme un saule qui se penche vers l’eau, a-t-il trouvé un reflet sur tes lèvres ? »

Mïodjin baissa la tête en rougissant un peu et mordilla le bout de son éventail.

— « C’est donc moi qui dois commencer les confidences, reprit Boïtoro, que le trouble de son ami ne surprit pas.

— Quelles confidences ? murmura Mïodjin.

— À quoi bon nous taire plus longtemps ? dit Boïtoro. Depuis un an notre secret n’est pas sorti de nos deux cœurs, mais malgré nous nos cœurs s’entendaient : nos actes parlaient à défaut de nos lèvres et nous suivions d’un commun accord le même chemin sans nous être dit vers quel but nous marchions, et, voyons, en ce moment même, pourquoi cette barque nous conduit-elle hors de la ville ?

— Parce que c’est aujourd’hui le sixième jour du mois, le jour de la fête des bannières, et que nous fuyons la ville pour éviter la foule tumultueuse qui l’encombre, dit Mïodjin en souriant.

— Où allons-nous ?

— À l’auberge des Roseaux en fleur, là où l’on trouve des retraites paisibles et de charmants paysages.

— C’est cela seulement que tu espères trouver ? dit Boïtoro, d’un air incrédule. Tu ne comptes pas voir débarquer, comme l’an passé, à la porte d’eau de l’auberge, deux belles jeunes filles accompagnées de leur mère, de leur frère aîné et de quelques serviteurs ? Tu n’as attendu impatiemment ce jour depuis si longtemps que dans l’espérance de revoir le pont laqué qui s’arrondit au-dessus de l’étang, le cèdre centenaire qui abrite l’auberge, et la figure réjouie de l’hôte ?

— Pourquoi faire violence à ces douces pensées que notre âme voilait jalousement ? dit Mïodjin. Pourquoi les traîner au grand jour, comme des oiseaux de nuit que la lumière offusque ? Nous nous sommes tus depuis un an, pourquoi parler aujourd’hui ?

— Parce que nous ne sommes plus des enfants, Mïodjin, et que c’est assez rêvasser comme cela : la graine enfouie sous terre cache quelque temps son mystérieux travail, puis la tige se montre et déploie son feuillage ; l’amour est comme la plante, et celui qui a germé dans nos cœurs n’attend plus qu’un rayon de soleil : le chaud regard qui le fera fleurir. L’an passé, jeunes étudiants joyeux et fous, nous n’étions pas des hommes encore et nous avons bien fait de cacher le sentiment que nous emportions, comme des voleurs un trésor ; mais aujourd’hui nos études sont terminées, nous sommes libres ; il faut nous concerter, agir promptement, ne pas attendre que d’autres nous aient pris celles que nous aimons.

— Tu as raison, ami, dit Mïodjin, avec une ombre de mélancolie : je ferai ce que tu voudras. »

À ce moment les bateliers cessèrent de ramer.

— « Voici le Fousi-Yama ! » s’écria l’un d’eux.

Les jeunes seigneurs se turent et se levèrent pour admirer à l’horizon le superbe mont Fousi complètement dégagé des brouillards qui, le matin, montent des rizières. Il se dressait majestueusement, drapé dans son manteau de neige, teinté légèrement de rose par le soleil levant ; et, parmi les collines veloutées et vertes, ondulant à ses pieds, il avait l’air d’un prince au milieu des seigneurs de sa cour prosternés devant lui.

— « Fûten, le dieu des vents, qui habite au sommet du mont Fousi, a soufflé sur les nuages qui environnaient sa demeure, dit Mïodjin.

— Oui, dit Boïtoro, en se faisant au-dessus des yeux un auvent de sa main ouverte ; le temps est très clair, nous aurons un peu de brise dans la journée et la chaleur sera supportable, car on peut distinguer les édifices de la bonzerie située à mi-côte du Fousi-Yama. »

Les bateliers se remirent à ramer, et bientôt l’embarcation se rapprocha d’un des rivages et entra dans une petite baie qui s’arrondissait ombragée par une superbe végétation, devant l’auberge des Roseaux en fleur.

Les lys d’eau, les iris, les minces roseaux, s’élançant comme des gerbes de fusées, parsemées de fleurs à forme d’étoiles, ou d’aigrettes délicates, légères comme le duvet d’un jeune canard, ne laissaient qu’un étroit passage aux barques qui amenaient des clients à l’auberge. L’habitation ne se montrait qu’à demi sous les longues branches plates du cèdre centenaire qui s’étendaient sur elle, et à travers le fouillis des plantes grimpantes entortillées à ses minces piliers de bois. Sur l’angle de la large toiture, qui s’avançait au-dessus d’une galerie extérieure, un faisan lissait au soleil ses plumes dorées ; tout à l’entour la frondaison était épaisse, impénétrable aux regards.

À un cri, poussé par les rameurs, une jeune servante, vêtue d’une robe de coton bleu et coiffée d’un grand chapeau, en paille de bambou, rabattu par un cordon sur les oreilles, sortit de la maison ; l’hôte s’avança à son tour, l’éventail à la main, saluant tout en marchant.

— « Ah ! ah ! disait-il, quel heureux évènement, quel honneur pour mon auberge que la visite d’aussi nobles seigneurs ! »

Et, relevant un peu sa robe, il s’accroupit sur ses talons pour attacher à un pieu la corde du bateau.

Les jeunes gens sautèrent à terre et entrèrent dans l’auberge où ils se débarrassèrent de leurs sabres, de leurs lourds chapeaux en laque noire décorée seulement d’un léger ornement d’or : papillon ou fleur ; puis, après avoir bu une tasse de saké, ils s’engagèrent tous deux dans une allée ombreuse.

— « Si elles allaient ne pas venir ! dit Boïtoro.

— Je suis sûr qu’elles viendront, » dit Mïodjin.

Boïtoro regarda son ami d’un air surpris et curieux.

— « Oui, j’en suis sûr, reprit Mïodjin, j’ai entendu l’une d’elles dire à sa sœur, — c’était près du pavillon des Mille Clochettes : — « Quand nous reviendrons l’an prochain, ce jeune pêcher aura grandi d’un sasi. » Je sais même le nom de l’aînée des jeunes filles, elle s’appelle : Yamata.

— Quoi ! l’aînée ? celle que j’aime ? s’écria Boïtoro. Tu savais son nom et tu me l’as laissé ignorer pendant un an ? Mais le nom de l’autre, de ta bien-aimée à toi, le connais-tu ?

— Non, » dit Mïodjin, qui soudain était devenu pâle comme les cailloux du sentier.

II

Le pavillon des Mille Clochettes était un petit belvédère, élevé au bord du fleuve dans une trouée du feuillage. Il se composait simplement d’une toiture, soutenue à chaque angle par une perche en bambou ; le plancher, assez vermoulu, était plus haut que le terrain, et il fallait faire une grande enjambée pour y monter. Du côté de l’eau régnait une petite balustrade. Il n’y avait aucune clochette au bord du toit qui pût expliquer le nom du pavillon, si ce n’est celles qu’y suspendaient les plantes grimpantes qui le prenaient d’assaut ; mais on avait de ce lieu une vue charmante sur le fleuve, jusqu’aux montagnes du lointain.

Les deux jeunes gens s’étaient arrêtés là, et surveillaient le fleuve, car aucune barque, venant de la ville, ne pouvait aborder à l’auberge sans passer devant eux. Boïtoro avait allumé une petite pipe, dont le fourneau d’argent était moins grand qu’un dé à coudre. Mïodjin, accoudé à la balustrade, s’efforçait de cacher son trouble et sa tristesse. Pourtant son compagnon remarqua sa pâleur.

— « Qu’as-tu donc, ami ? dit-il. Es-tu malade ?

— N’es-tu pas comme moi ? dit Mïodjin d’une voix un peu tremblante. Tout mon sang afflue à mon cœur et une vive angoisse m’étreint à mesure qu’approche l’instant si longuement attendu.

— Certes, je suis ému, dit Boïtoro ; mais mon émotion est joyeuse, mon sang court plus vite dans mes veines, je me sens léger et heureux, tandis que tu sembles souffrir.

— Mille inquiétudes m’assiègent, reprit Mïodjin. Nous aimons, mais sommes-nous aimés ? Celles que nous attendons avec tant de confiance n’ont-elles pas depuis longtemps disposé de leur cœur ? J’ai de tristes pressentiments : tout à l’heure j’ai cru voir un renard grimacer derrière le tronc d’un cèdre.

— Trêve aux funestes présages ! s’écrie Boïtoro. Voici venir la barque tant désirée. »

Un large bateau s’avançait, en effet, au tournant de l’O-gava, et l’on entendait comme un bourdonnement de musique. Les deux amis se penchèrent vers l’eau et s’efforcèrent de distinguer les personnes qui montaient la barque. On n’apercevait encore qu’une masse brillante dont les vives couleurs se reflétaient, en ondoyant, dans le fleuve. On ne voyait nettement que les bateliers, debout à l’avant, et dont les silhouettes se profilaient sur le ciel ; mais bientôt on distingua les banderoles flottantes dont l’embarcation était pavoisée, les parasols roses, en papier de fibres de bambous, et les belles toilettes des femmes assises à l’arrière.

Les rayons du soleil jouaient sur le groupe, arrachant par-ci par-là un scintillement, et faisant danser mille étincelles sur l’eau remuée par les rames. Tout à coup Mïodjin s’écria :

— « Ce sont elles !

— Oui ! oui ! dit Boïtoro qui s’abritait du soleil avec son éventail, Yamata est adossée à la cloison de la cabine. »

La barque glissa bientôt devant le Pavillon des Mille Clochettes. Deux jeunes filles, et une femme d’un âge mûr, étaient assises à l’arrière entourées des flots soyeux de leurs robes. De larges épingles en écaille blonde étaient piquées dans leurs cheveux noirs et leur faisaient comme une couronne de rayons ; leur teint couleur de crème était légèrement rosé par la transparence des parasols.

L’une des jeunes filles leva la tête vers le pavillon et sourit en apercevant les deux jeunes gens ; on vit briller un instant ses dents pareilles à des grains de riz.

À l’avant de la barque, un homme, élégamment vêtu, courbé en deux, rattachait les cordons de sa chaussure ; la lumière miroitait sur son chapeau de laque noire en forme de bouclier. Des serviteurs s’occupaient des paniers chargés de provisions. Dans l’intérieur de la cabine, visible par les larges ouvertures, une chanteuse de légendes nationales, louée sans doute pour charmer les promeneurs par son talent musical, était accroupie sur le sol et faisait raisonner les cordes de son biva, en chantant d’une voix aiguë une romance populaire.

Sur l’eau silencieuse, dans l’air tranquille, les paroles de la chanson vibraient clairement :

« Voici, dit la fée au vieillard, deux corbeilles, l’une très lourde, l’autre légère. Emporte celle que tu préfères.

— Pour un pauvre vieux comme moi, dit l’homme, la plus légère sera assez lourde encore. Et il prit la moins pesante. »

« Comme la fée le lui avait ordonné, il n’ouvrit la corbeille qu’après être rentré chez lui. Elle était pleine des plus beaux habits.

« Sa méchante femme lui demanda d’où cela provenait, et, lorsqu’il le lui eût dit, elle pensa qu’elle pouvait bien, elle aussi, rencontrer la fée.

« Elle s’en alla donc sur la colline et vit en effet venir la fée. — Tu m’as maltraitée, lui dit celle-ci, lorsque j’étais chez toi, sous la forme d’un moineau : choisis cependant entre ces deux corbeilles.

« La femme prit la plus pesante et s’en revint toute fière à la maison ; mais, lorsqu’elle ouvrit la corbeille, deux affreux singes rouges s’en échappèrent et s’enfuirent en lui faisant des grimaces. »

La barque disparut derrière les lys d’eau et les iris, dans la petite baie qui s’arrondit devant l’auberge. La chanteuse se tut.

Boïtoro quitta précipitamment le pavillon et courut vers le débarcadère. Mïodjin le suivit à distance et se dissimula derrière les arbres ; il vit son compagnon s’avancer vers les nouveaux venus et les saluer gracieusement.

— « Ah ! ah ! s’écria le frère des jeunes filles avec bonne humeur. Nous retrouvons même compagnie que l’an passé, la journée sera joyeuse.

— J’avais l’idée que nous vous reverrions, dit la mère, dont la large face s’épanouissait dans un bon sourire.

— L’espoir de vous retrouver nous a ramenés sur cette rive, dit Boïtoro, en jetant un regard à Yamata.

— Votre ami n’est donc pas avec vous ? J’avais cru l’apercevoir dans le pavillon », demanda la plus jeune fille en soulevant la large manche de sa robe jusqu’à sa bouche, et en se cachant un peu derrière l’épaule de sa sœur.

Elle était mignonne, petite, avait l’air vif et curieux d’un oiseau. Sa robe bleue ramagée de fils d’or bridait sur ses hanches, un nœud énorme bouffait derrière sa taille, elle tenait gentiment au-dessus des grandes épingles de sa coiffure son parasol rose et bleu. Sa sœur avait une beauté plus grave, doucement voilée de mélancolie ; ses longs yeux aux prunelles sombres laissaient échapper un éclat brûlant et douloureux ; son sourire triste était plein de charme.

Mïodjin s’était avancé en entendant la jeune fille s’informer de lui ; son regard se croisa avec celui de Yamata, mais celle-ci détourna aussitôt les yeux.

— « Le voilà ! dit tout bas la plus jeune fille à sa sœur.

— Tais-toi, Mizou, murmura Yamata : mets un voile sur ta joie. »

Mizou fit une petite moue mutine et déploya son éventail pour regarder à travers.

— « Allons, Fûten, dit la mère, s’adressant à son fils, prie ces jeunes seigneurs de vouloir bien se joindre à nous pour passer cette journée champêtre, puisque nous avons eu la bonne chance de les retrouver.

— Ma vénérable mère, la noble Yakouna, a dit à haute voix ce que je pensais tout bas, répondit Fûten en s’inclinant avec un sourire devant les deux amis.

— Eh bien, c’est entendu, s’écria Boïtoro, et fasse le ciel que cette journée ne soit pas la seule que nous passions ensemble ! »

Fûten fit une joyeuse cabriole et s’enfuit en courant à travers le bois.

Bientôt toute la compagnie s’enfonça sous les ombrages avec de petits cris de joie, et cette allure d’oiseaux envolés que prennent les habitants des villes en arrivant à la campagne.

On cherchait une bonne place sur l’herbe pour déjeuner. Chacun criait qu’il avait trouvé le plus joli coin, et l’on courait de-ci de-là, gaiement.

Mais Boïtoro avait rejoint Fûten, le frère des jeunes filles ; c’était un joyeux garçon à la face ronde, marqué de petite vérole, aux lèvres épaisses, au regard malicieux sous ses paupières bridées. Il avait relevé sa robe et fixé un de ses pans dans sa ceinture, pour ne pas être, en gambadant, incommodé par les broussailles ; on voyait à nu ses mollets bruns et nerveux.

— « Tu n’as pas de frère, seigneur Fûten ? dit Boïtoro en marchant à côté du jeune homme.

— Je n’ai pas de frère, c’est moi le chef de la famille, dit Fûten, en se donnant un air d’importance comique.

— Et tu te plais dans la société exclusive des femmes ?

— Le poisson nage dans la rivière où il est né ! Pourtant je prie tous les jours la déesse Soleil de m’envoyer deux beaux-frères de mon goût.

— Avec la beauté dont sont douées tes sœurs, Ten-Sio-Daï-Tsin aura peu de chose à faire pour te protéger.

— Ah ! tu ne les connais pas ! s’écria Fûten, en mordant ses lèvres pour ne pas rire ; elles sont coquettes, capricieuses, dépensières, au point d’effrayer le mari le plus généreux.

— Eh bien, je serais heureux de me soumettre aux caprices de Yamata, » dit Boïtoro en poussant un soupir.

Fûten devint tout à coup sérieux.

— « Si c’est au chef de famille que tu parles, dit-il, ne plaisantons plus. Tu voudrais épouser ma sœur : qui es-tu d’abord ?

— Je parlerai en mon nom et au nom de mon ami Mïodjin qui aime ta plus jeune sœur, dit Boïtoro : nous ne sommes pas parents, et pourtant il est toute ma famille comme je suis toute la sienne : tous deux orphelins, nous nous sommes connus sur les bancs de l’école et nous nous sommes aimés, il est samouraï[1] comme moi, nos fortunes sont suffisantes et nous en sommes maîtres depuis quelques mois. Voici un an que nous aimons secrètement tes sœurs et nous étions revenus ici pour conclure les mariages.

— Eh bien, je songerai à cela, dit Fûten, » et il reprit son air enjoué et se mit à courir parmi les arbres, défiant Boïtoro de l’attraper.

On avait choisi le lieu du repas, et les serviteurs l’entouraient de nattes de roseaux qui formaient comme une muraille. Ils étalaient aussi des nattes sur l’herbe épaisse et y disposaient les provisions sur de petites tables basses, en laque noire fleurie d’or. Des bouilloires, des bols de porcelaine à ramages bleus, les mets chauds fournis par l’aubergiste, le riz, le saké, couvrirent bientôt le sol.

La chanteuse de légendes, après avoir installé son pupitre orné de deux gros glands rouges et appuyé contre le pupitre le biva silencieux, se promenait en cueillant des fleurs. Les nouveaux amis causaient par groupes. Mais bientôt la mère de famille frappa dans ses mains en criant :

— « C’est prêt ! c’est prêt ! »

Et tout le monde se rassembla, s’accroupit en rond, et l’on s’arma de petits bâtonnets, de laque ou d’ivoire, que l’on tient d’une seule main et que l’on fait manœuvrer comme des pinces. Chacun attaqua le repas.

Boïtoro était très gai ; il riait et plaisantait avec son futur beau-frère, tout en dévorant des yeux la belle Yamata. Mizou, elle aussi, semblait heureuse : elle regardait Mïodjin en dessous avec des demi-sourires ; mais celui-ci, pâle et silencieux, tenait ses regards obstinément baissés et mangeait à peine.

Yamata, elle non plus, ne mangeait rien.

Fûten avait dit quelques mots à l’oreille de la chanteuse de légendes qui avait accordé son biva et chantait maintenant des vers qu’elle improvisait. Ces vers se rapportaient aux préoccupations secrètes de tous ; ils parlaient de jeunes gens, assis sur l’herbe, dînant ensemble pour la première fois. Songeant au repas de famille qui rassemble chaque jour ceux qui s’aiment, ils buvaient du saké dans des tasses emmaillotées de paille, mais pensaient qu’il serait plus doux de vider le joli vase à deux goulots où l’on boit le jour des noces.

— « Qui sait ce qui arrivera ? dit-elle, en terminant. Cela dépend du dieu des vents, il soufflera ici ou là, rassemblant ou séparant. »

Cette allusion au nom de Fûten, qui est aussi celui du Génie des vents, était transparente ; tous levèrent les yeux vers Fûten avec des sourires.

— « Allons, s’écria-t-il gaîment, il faut offrir quelques libations à ce génie capricieux afin qu’il souffle au gré de chacun. Reçois ceci, Fûten. »

Et il vida d’un seul trait une pleine coupe de saké.

Toute la société se prit à rire, hormis Yamata et Mïodjin.

Le repas se prolongea longtemps, puis l’on dansa autour des restes. Fûten proposa la ronde du riz : mais il était seul à en connaître les figures nombreuses et compliquées, on s’embrouilla, on s’essouffla et chacun finit par s’étendre sur l’herbe pour sommeiller.

Le soir, on illumina les embarcations et on s’en revint lentement vers la ville. Les deux barques glissaient côte à côte, balançant leurs grosses lanternes rondes. La chanteuse de légendes effleurait distraitement les cordes de son instrument.

Du côté de la ville une grande lueur s’épandait dans le ciel : c’était Tokyo qui s’allumait. À mesure qu’on s’en approchait, une rumeur grossissait : des cris, des musiques. À chaque moment, des pièces d’artifices éclataient dans l’air.

— « La fête dure encore, » disait Fûten debout à l’avant du bateau.

Les bords du fleuve étaient obscurs cependant. Les magasins, les entrepôts, les bureaux d’expédition, qui l’enferment entre les files de leurs bâtisses régulières soulevées sur des pilotis, n’avaient pas une lumière ; le feston ininterrompu, formé par leurs toitures, se découpait en noir sur les clartés vives des rues voisines.

Les barques passèrent sous un pont très vaste, courbé comme un arc tendu ; puis, bientôt, elles s’engagèrent dans un large canal, et enfin dans un canal plus petit où elles s’arrêtèrent ; la demeure des jeunes filles étant peu éloignée, on devait s’y rendre à pied.

— « Nous allons vous reconduire, dit Boïtoro, nous saurons ainsi où votre maison est située.

— Tâchons de ne pas nous perdre dans la foule, dit Fûten, et gare aux voleurs ! »

Et ils prirent leur élan, pour s’engager au milieu de la cohue, comme s’ils se jetaient dans des flots agités.

De toutes parts, les lanternes multiformes, multicolores, qui décoraient les maisons, jetaient leurs lumières et faisaient briller les broderies, les riches étoffes des toilettes des promeneurs. Au sommet de longues tiges de bambous, alignées de chaque côté des rues, étaient suspendues tantôt de minces banderoles en soie, en papier doré, tantôt des houppes de crins, des plumets, des pompons ; ailleurs, c’étaient des poissons en paille laquée, attachés par les ouïes et qui se balançaient au haut d’un mât. De longues bannières flottantes montraient et cachaient tour à tour, selon le caprice du vent, des armoiries, des fleurs, des animaux fantastiques, brodés dans leurs plis, ou bien, immobiles, tendues qu’elles étaient sur des cadres de roseaux, laissaient voir de gigantesques personnages : dieux, souverains, guerriers illustres ; ou encore, en caractères d’or, des sentences, des satires, des vers fameux. Les marchands d’objets d’art, de bronze, d’émaux, avaient mêlé à leur brillant étalage des armes rares, des casques, des armures toutes montées, qui prenaient l’aspect étrange d’insectes géants.

À chaque moment passaient des bandes de jeunes garçons, portant sur leur épaule un grand sabre de bois laqué. De larges lames, semblables, en carton argenté, recourbées d’une façon bizarre, étaient plantées de loin en loin, dans le sol, par les hampes auxquelles elles étaient fixées. Ces glaives, que les enfants saluaient en passant, figuraient l’arme de Sioki, le héros chéri du peuple dont l’image se répétait dans toutes sortes d’attitudes, sur des milliers de bannières.

Le bruit des pas nombreux, froissant le sol, formait un susurrement continu pareil à celui d’une cascade, et sur cette basse se détachaient les rires, les chants, le gai tumulte de la foule.

Les nouveaux amis mirent plus d’une heure à parcourir l’espace qui les séparait de la maison : ce qui se serait fait, un autre jour, en dix minutes.

On se salua amicalement en se promettant de se revoir bientôt, puis on se sépara.

— « Eh bien ? dit Boïtoro à son ami lorsqu’ils furent seuls, nos affaires sont en bonne voie : pourquoi donc parais-tu si abattu ?

— Tu sais que j’aime à enfermer en moi-même mes impressions, dit Mïodjin ; il me semble que je perdrais quelque chose de ma joie, si je la laissais s’évaporer au dehors. »

III

Le lendemain, dès le matin, les deux amis sortirent dans la campagne et se mirent à la recherche d’un joli arbuste, assez semblable au nerprun, dont le feuillage reste toujours vert.

Lorsqu’ils eurent trouvé l’arbuste, ils tirèrent leur sabre et coupèrent chacun une branche. Mais, après un instant de réflexion, Mïodjin rejeta la sienne dans le buisson.

— « Pourquoi fais-tu cela ? dit Boïtoro.

— Parce qu’il ne serait pas convenable de demander les deux jeunes filles en même temps, dit-il ; lorsque le sort de l’aînée sera fixé, il sera temps de songer à la plus jeune.

— C’est juste, dit Boïtoro en baissant la tête ; mon pauvre ami, ton bonheur va donc être retardé.

— J’attendrai, » dit Mïodjin avec un triste sourire.

Ils revinrent à la ville et gagnèrent la maison où habitaient les jeunes filles.

Boïtoro se fit prêter un escabeau par un marchand voisin et se mit en devoir d’accrocher la branche verte au-dessus de la porte d’entrée de la maison de Fûten ; puis il s’éloigna, et tous deux allèrent se poster, en observation, à l’angle de la rue.

Bientôt un serviteur, qui sortait de la maison, leva le nez, vit la branche suspendue, ce qui le fit rentrer précipitamment. Quelques instants après toute la famille sortit à son tour, regarda la branche quelques instants, puis rentra.

— « Hélas ! gémit Boïtoro, qui ne quittait pas la maison des yeux, serai-je refusé ? »

Mais la porte se rouvrit : une servante, portant un marchepied en laque verte, parut, suivie de Yamata, pâle d’émotion. Soutenue par la servante, la jeune fille monta lentement le marchepied, détacha la branche, et l’emporta dans la maison.

— « Elle m’agrée ! elle m’agrée ! » s’écria Boïtoro, qui traversa la rue en courant pour entrer chez sa fiancée.

Et, tout à son bonheur, il ne vit pas le trouble de Mïodjin qui, au lieu de le suivre, s’appuya à la muraille les yeux pleins de larmes.

IV

Le jour fixé pour les noces de Yamata et de Boïtoro se leva, et les invités, dans leurs toilettes les plus brillantes se rendirent au logis de la fiancée. Elle les reçut avec un sourire triste, très pâle, dans sa robe nuptiale.

Boïtoro était grave et heureux, Fûten avait mis momentanément une sourdine à sa gaîté bruyante ; la mère de la mariée essuyait une larme. Mïodjin, qui était venu malgré une forte fièvre, s’empressait avec une sorte d’affectation autour de la jeune Mizou.

Quand tout le monde fut arrivé, les cérémonies commencèrent : on se rassembla dans la cour intérieure de l’habitation, au milieu de laquelle un grand feu flambait.

Deux jeunes filles, vêtues de robes d’azur brodées de grands papillons d’or, s’avancèrent gracieusement. Ces jeunes filles représentaient un couple de ces jolis insectes, tout ailes, tout amour, qui symbolisent la félicité conjugale. Elles tenaient chacune une anse d’une grande corbeille pleine de jouets d’enfants, qu’elles jetèrent successivement dans le brasier.

— « L’enfant joueur n’est plus, disait l’un.

— La fillette se transforme en femme, comme la chrysalide devient papillon.

— Les poupées ont vécu, désormais tu berceras tes fils.

— Tu souriras à ton époux, tu surveilleras le ménage. »

Et les jouets l’un après l’autre tombaient dans la flamme qui pétillait. Lorsqu’il n’en resta plus un seul, les deux papillons frappèrent dans leurs mains, en criant :

— « Partons ! partons ! »

Alors la mère de famille éclata en sanglots ; Mizou souleva sa large manche, lourde de broderies, jusqu’à la hauteur de ses yeux ; Fûten baissa la tête, tandis que Yamata se cachait le visage dans ses voiles blancs. Cette toilette nuptiale, couleur de deuil, signifiait que la jeune fille était morte désormais pour sa famille, qu’elle était toute à l’époux qui devenait son maître.

Les invités alors sortirent dans la rue et firent cortège à la fiancée se rendant à la demeure de son mari.

Boïtoro et Mïodjin s’étaient échappés sans être vus, et l’époux était déjà chez lui, installé dans le salon d’honneur, lorsque le cortège arriva. Il reçut sa femme avec les marques de l’estime et de la joie la plus profonde, puis engagea les invités à boire du saké et à se divertir ; mais les jeunes filles papillons conduisirent les fiancés devant les images des dieux domestiques appendus à la muraille. Ils durent s’accroupir là, en face l’un de l’autre, et vider, jusqu’à la dernière goutte, un petit vase de métal plein de saké. Ce vase, que tenait une des jeunes filles par un long manche, avait deux goulots. Chacun des fiancés buvait à celui qui était à la hauteur de ses lèvres.

« — C’est ainsi que côte à côte vous boirez la vie, disaient les papillons.

— La même liqueur vous désaltérera, douce ou amère.

— Tout est commun désormais entre vous, joies et peines.

— Buvez, buvez ! Les premières gorgées sont enivrantes.

— Faites que rien ne trouble le breuvage, que rien ne l’aigrisse et ne le change en poison.

— Qu’il soit au contraire, jusqu’à la dernière goutte, un philtre d’amour et de bonheur ! »

Les époux se relevèrent, ils étaient unis pour la vie.

Tous les assistants se répandirent alors dans les appartements, pour admirer le superbe trousseau de la mariée qui y était exposé, ainsi que les meubles qu’elle apportait : nattes, paravents, miroirs de toilettes, coffrets de laque, ustensiles de cuisine. Puis on servit le repas dans une galerie donnant sur le jardin.

Vers la fin du dîner, lorsque tout le monde fut ivre, Yamata, qui avait tenu ses yeux constamment baissés, les releva et chercha Mïodjin du regard. Elle l’aperçut à quelque distance presque en face d’elle. La contraction douloureuse et la pâleur de son visage l’effrayèrent, et elle lui fit un signe pour lui indiquer qu’elle voulait lui parler, mais le jeune homme ne la vit pas, il s’était levé et dirigé vers le jardin. Yamata se leva aussi et le suivit. Elle le chercha quelques instants dans le jardin obscur, un sanglot étouffé le lui fit découvrir, il s’était jeté à plat ventre sur l’herbe, et pleurait la tête dans ses mains.

— « Frère ! frère ! dit Yamata en s’agenouillant près de lui. Tu pleures, hélas ! qu’as-tu donc, que t’est-il arrivé ? »

Le jeune homme se releva vivement :

— « Toi, toi ici ? s’écria-t-il ; ah ! laisse-moi ! laisse-moi ! Je ne suis plus maître de mon cœur, ma douleur trop longtemps contenue le brise, elle déborde, je ne puis plus la retenir, et tu ne dois pas la voir.

— Ne suis-je pas ta sœur ? dit Yamata doucement. Aurais-tu de l’aversion pour moi que tu ne veux pas me permettre de partager tes chagrins ?

— Mais tu n’as donc rien deviné, cruelle, s’écria Mïodjin, que tu as le cœur de venir ainsi m’insulter par ton bonheur ?

— Mon bonheur !

— Tu n’as donc pas compris que depuis un an je t’aime de toute mon âme et que depuis un mois je souffre des tortures sans nom ? »

Yamata poussa un cri sourd et chancela un instant.

— « Il m’aimait ! murmura-t-elle.

— Boïtoro t’aimait, lui aussi, et il était plus digne que moi de ton amour : j’ai voilé ma pensée pour ne pas attrister sa joie ; mais à présent, tu l’aimes, tu es sa femme ; mon cœur peut bien éclater et laisser couler tout son sang. Va-t’en ! laisse-moi pleurer, laisse-moi mourir !

— Hélas ! hélas ! qu’avons-nous fait, Mïodjin ? s’écria Yamata en éclatant en sanglots. Moi aussi, depuis un an je t’aimais ; mais ma jeune sœur était folle de toi, et j’ai caché mon amour pour ne pas gêner le sien. »

Les deux jeunes gens, atterrés par cet aveu, se regardèrent longtemps en silence, dans la demi-obscurité, chancelants, étourdis.

Tout à coup Mïodjin saisit les mains de Yamata.

— « Viens, lui dit-il, d’une voix basse et frémissante, viens, fuyons ! Je suis ton maître puisque tu m’aimes : ici, c’est l’enfer pour nous ; hors d’ici, le bonheur est partout, puisque nous serons ensemble ; viens, partons.

— Y songes-tu, ami ? dit la jeune fille à travers ses larmes. C’est trop tard, nous sommes perdus, nous sommes comme morts : je suis la femme de Boïtoro !

— Pourquoi as-tu fait cela ? pourquoi l’avoir accepté ?

— Ah ! pour mille raisons qui me paraissent mille pièges aujourd’hui. J’avais laissé voir à ma sœur que j’aimais un des étrangers rencontrés à l’auberge des Roseaux en fleurs ; que sais-je ? je me suis persuadé que c’était elle que tu recherchais, j’ai craint d’éveiller ses soupçons en refusant Boïtoro ; d’ailleurs on m’eût imposé un autre époux, celui-là du moins était ton ami.

— Et tu crois que je vais ainsi me laisser écraser le cœur, sans un cri, sans une révolte ?

— Un cri les avertirait du mal qu’ils nous font, et, pour être heureux, ils doivent l’ignorer. Nous sommes les victimes, ami : subissons la destinée, ne devenons pas bourreaux. Ma sœur t’adore ; lui, semble m’aimer profondément. Ne leur faisons pas souffrir ce que nous souffrons. Sacrifions nos plaintes vaines à leur bonheur, puisque notre malheur, à nous, est irréparable.

— Non, non ! s’écria Mïodjin, pourquoi seraient-ils heureux plutôt que nous ? Viens, fuyons ces lieux : tu m’aimes, après ces mots-là tous les autres sont pour moi vides de sens. »

Yamata dégagea ses mains que le jeune homme tenait toujours dans les siennes.

— « Mïodjin, dit-elle, aurais-tu moins de courage qu’une femme ? »

Il baissa la tête en silence et appuya la main sur ses yeux, et après un moment il dit d’une voix plus froide :

— « C’est bien, ma sœur, tu as l’âme d’un héros, je ne serai pas au-dessous de toi. Je suis au bord du gouffre sans fond où toute ma part de bonheur s’est abîmée, le faible espoir qui me restait encore vient d’y tomber à son tour. Je me soumets, ordonne : que dois-je faire ?

— Tu dois épouser ma sœur, dit Yamata en cherchant à raffermir sa voix mouillée de larmes ; tu dois la rendre heureuse par amour pour moi, comme j’aimerai mon époux en souvenir de toi.

— J’obéirai si j’ai la force de vivre, dit Mïodjin ; j’achèverai le sacrifice qu’une tendre amitié nous a imposé. Dès demain j’accrocherai à sa porte le rameau emblématique.

— Merci, dit-elle, tu es un homme. Le ciel nous récompensera, dans une autre existence, d’avoir su, par dévouement, renoncer au bonheur terrestre. Adieu, mon frère ! adieu !

— Adieu ! adieu ! » murmura Mïodjin tandis que Yamata éperdue s’enfuyait en pleurant.

Et lorsqu’il ne vit plus voltiger son voile blanc à travers les arbres, il se jeta de nouveau sur le gazon, pour étouffer le bruit déchirant de ses sanglots.

  1. Titre de noblesse.