Les études de l’Institut d’histoire de l’Amérique française (Tome Ip. 130-143).


CHAPITRE VIII


(1634)

Quelques documents hollandais fournissent des renseignements sur le conflit qui s’amorce. Le principal est peut-être le mémoire de Kiliaen van Renselaer au Conseil des dix-neuf de la Dutch West India Company.

Les Hollandais veulent s’établir solidement dans leur colonie américaine. Le meilleur moyen à cet effet est l’agriculture et le défrichement. Ils élaborent en 1628, une espèce de régime seigneurial. Les « patroons » obtiennent de nombreux privilèges, mais pas tout d’abord celui de faire la traite des fourrures. Ils le gagneront l’an suivant, en 1629, prêtant ainsi le flanc à la critique ; on affirmera qu’ils sont plus intéressés dans ce commerce que dans l’agriculture, qu’ils veulent même l’enlever à la Compagnie. Rensselaer discute ce point. La Compagnie, dit-il, doit l’abandonner aux seigneurs ; mais elle peut imposer en même temps un droit sur les pelleteries qui sortiront du pays. Elle réalisera ainsi de beaux profits sans dépenses et sans peines. Les seigneurs, de leur côté, conduiront la traite et y prendront leur profit ; ils pourront exploiter, développer leurs domaines ; ils pourront amener des colons et les établir. De cette façon, ils augmenteront la force de la Nouvelle-Hollande. Et quand celle-ci sera puissante, la traite des fourrures prendra plus d’ampleur. Et Rensselaer prouve ce dernier point de la façon suivante ; en 1633, les Agniers sont plus puissants que les Hollandais ; ils refusent à des tribus situées au loin, et particulièrement aux tribus canadiennes, qui ont beaucoup plus de fourrures qu’eux, la permission de traverser leur pays pour venir aux factoreries de l’Hudson. Mais quand les Hollandais seront les plus forts, les Agniers devront abandonner cette politique ; et alors la Nouvelle-Hollande pourra recevoir chez elle les Indiens du Canada et s’alimenter aux sources pelletières canadiennes.

Il faut citer textuellement ces phrases dont l’importance est grande : « … Parce que les sauvages, qui sont maintenant plus forts que nous, ne veulent pas permettre à d’autres Indiens qui sont hostiles et qui habitent plus loin, et qui ont de nombreuses fourrures, de passer sur leurs territoires ; cette situation changerait si nous avions des seigneuries plus puissantes. Oui, les Agniers, ne veulent pas permettre aux Indiens français, qui font maintenant la traite au fleuve du Canada, et, qui vivent plus près de nous que d’eux de passer pour venir jusqu’à nous, pourraient, par la persuasion ou par la peur, être portés à le faire plus tôt ; et de ces Indiens, on pourrait obtenir plus de fourrures qu’il ne s’en échange maintenant dans toute la Nouvelle-Hollande »[1].

Ces phrases expriment pour la première fois un point cardinal de la politique des Iroquois, politique qui ne variera pour ainsi dire jamais : empêcher les Indiens, qui vivent soit au nord, soit à l’ouest, de traverser leur propre pays avec des pelleteries pour aller les échanger eux-mêmes à Fort Orange. Il se complétera bientôt de la façon suivante : empêcher les Hollandais eux-mêmes de traverser l’Iroquoisie pour aller faire la traite avec les Indiens éloignés. Mais pourquoi ? Pour assumer eux-mêmes le rôle d’intermédiaire et retirer les bénéfices de cette fonction. Ils veulent acheter eux-mêmes les fourrures des Indiens éloignés, les revendre aux Hollandais, et toucher les bénéfices de ce négoce. Ils ambitionnent donc de jouer un rôle semblable à celui des Hurons.

Mais le point qui a le plus d’importance, et qui comporte plus de conséquences que celles que mentionne Van Rensselaer, est le suivant : du jour ou la Nouvelle-Hollande sera forte, elle imposera sa politique à sa voisine. La Nouvelle-Hollande d’aujourd’hui, l’état de New-York de demain, est contiguë à l’Iroquoisie ; leurs frontières sont communes. Les Iroquois peuvent être à l’abri des attaques venant de la Nouvelle-France, la distance les protégeant dans cette direction ; mais la distance ne les protège pas contre les Hollandais ou les Anglais qui leur succéderont. Aussitôt que ces derniers auront acquis quelque puissance, l’Iroquoisie devra les redouter, les surveiller, les étudier ; elle devra devenir souple, deviner les volontés, les désirs, de ces voisins. Toujours se jouera un jeu subtil entre les puissants Hollandais ou Anglais et les Iroquois ; mesurer la force de l’autre et s’arrêter dans l’opposition avant le point précis qui amènerait une rupture. L’Iroquoisie est vulnérable pour ceux qui habitent l’Hudson, Fort Orange est à quarante-cinq milles de la première bourgade des Agniers ; les Français demanderont même un jour la permission de passer par là pour détruire le peuple iroquois. Les sagaces sachems seront-ils incapables de comprendre ce fait important pour eux et ses conséquences ? De plus, il faut le noter tout de suite : toutes les tribus iroquoises ne sont pas à égale distance de la Nouvelle-Hollande ; un détachement hollandais atteindrait facilement les Agniers ; plus difficilement les Onneyouts ; ce serait une entreprise difficile que de se rendre chez les Onnontagués, les Goyogouins ou les Tsonnontouans. Alors, il y aura des degrés dans la souplesse iroquoise : les Agniers apprendront très vite qu’ils sont à la merci de leurs voisins européens ; les Onneyouts seront fort souples aussi ; la résistance ne durcira parfois que plus à l’ouest, chez les tribus hors de la portée d’une attaque. Ce sont des faits qu’il faut garder en mémoire.

Mais pendant que se développe Rensselaerswyck, la future Shenectady, que les quelques seigneurs hollandais combattent pour obtenir le privilège de la traite, le commerce des fourrures à Fort Orange s’augmente par sauts et par bonds. D’après quelques estimés, il atteint environ trente-mille peaux en 1633. Il a plus que triplé en cinq ans. Et cette fois, les pelleteries sont presque exclusivement d’origine iroquoise. Il n’en vient plus de la Nouvelle-France ; les Mohicans, semble-t-il, ont déserté ce poste. C’est l’exploitation des ressources en fourrures de l’Iroquoisie qui marche à grande allure. Rensselaer se serait-il trompé et ces territoires ont-ils plus de gibier qu’il ne pensait ? L’épuisement qu’il a prévu aura-t-il lieu ? Pourtant, la Nouvelle-Hollande peut faire mieux encore. Le commis qui est en charge des affaires à Fort Orange, ne serait pas l’homme qu’il faudrait. Rensselaer propose de le changer. Des troubles ont éclaté entre Agniers et Hollandais à Fort Orange. Un chef agnier est fait prisonnier. Et les Agniers se vengent en tuant du bétail, à Rensselaerswick.

La compagnie ne peut maintenant s’arrêter dans le développement du commerce des fourrures. « La Compagnie n’a pas apparemment retiré encore des profits de la Nouvelle-Hollande. Mêmes les fourrures ne donnent pas un rendement suffisant…[2]. Alors, il faut tout faire pour augmenter les bénéfices.


(1634)

L’hiver tranquille se déroule dans la neige et le froid. Le vieux conflit semble de nouveau dormant. Le 1er juillet 1634, une barque quitte Québec portant les fondateurs des Trois-Rivières. Les Indiens indiquent au passage les emplacements d’anciens villages iroquois. D’autres ruines de cette guerre les poursuivent aux Trois-Rivières. Les ouvriers commencent les excavations ; et le père Le Jeune se rendra bientôt sur les lieux pour « voir les reliques d’une bonne palissade, qui a autrefois entouré une bourgade, au lieu même où nos Français ont planté leur Habitation. Les Iroquois ennemis de ces Peuples ont tout brûlé ; on voit encore le bout des pieux tout noirs. Il y a quelques arpents de terre défrichée, où ils cultivaient du blé d’Inde »[3]. La bourgade était algonquine. Piescaret sait que le sol était fertile. Il se peut que la destruction soit de date récente. Les Algonquins des alentours ont eu leur demeure sur l’une de ces îles. Ils songent maintenant à y retourner, à y vivre sous la protection des Français. Les missionnaires désirent les stabiliser pour les évangéliser plus facilement.

Par la fondation des Trois-Rivières, Champlain pose plus haut sur le fleuve le grand poste de traite du Saint-Laurent ; il soustrait ainsi le commerce des fourrures aux contrebandiers basques ou autres et aux Anglais qui rôdent dans le golfe. En second lieu, il met en œuvre son premier projet de 1603 : l’habitation des Trois-Rivières tiendra en échec les Iroquois qui, par le Richelieu, débouchent sur le Saint-Laurent presque en face : leurs partis de guerre infestent d’abord ce secteur. Des fortifications bien défendues peuvent assurer la liberté de la navigation, permettre aux tribus de la coalition laurentienne d’apporter leurs fourrures en toute sécurité et de rapporter des marchandises.

Le convoi huron retarde. Enfin, une petite flottille chargée de pelleteries apparaît dans le lointain. Quelques canots suivront plus tard. Mais ni par le nombre des canots ou des canotiers, ni par la quantité des pelleteries, le convoi de 1634 ne rappelle, même de loin, ceux des années précédentes. Les Hurons en donnent vite la raison : ils viennent de subir une grande défaite militaire. Ils avaient au printemps levé un parti de cinq cents guerriers pour lancer une incursion en Iroquoisie. Mais les Iroquois ont reçu assez tôt des avis de leurs espions. Ils ont levé à leur tour une armée de mille cinq cents guerriers. Ce sont les Tsonnontouans, qui font vis-à-vis aux Hurons, à l’extrême ouest du champ de bataille, qui les auraient fournis. Ce détachement s’est rendu au-devant du parti huron ; il l’a surpris, il l’a entouré, il a tué sur place environ deux cents ennemis, il en a capturé une centaine. Et parmi les captifs, il faut signaler Louis Amantacha qui est le protégé des jésuites et qui a fait un voyage en France.

Vu les effectifs en présence, cette défaite est importante. La coalition laurentienne n’en a pas subi de pareille depuis que les Français sont en Canada. Les Hurons s’attendent maintenant à ce que les Iroquois poussent leur avantage et envahissent leur pays. Alors, ils n’osent le quitter pour leurs voyages habituels de commerce. C’est sans aucun doute sous l’impression de ces mauvaises nouvelles que Champlain écrira de nouveau, le 18 août 1634, au cardinal de Richelieu. « Lesquels nous donnent bien ici de l’exercice venant de bien loin épier nos gens pendant qu’ils sont au travail et les tuant en trahison. Pour les vaincre et réduire en l’obéissance de Sa Majesté », il ne faudrait que cent vingt soldats Français avec des Indiens. Ces troupes « suffiraient pour les exterminer ou les faire venir à la raison. Je connais leurs forces et façons de faire la guerre… L’expérience que j’ai acquise… fait qu’avec ce secours je me promettrais une assurée victoire ».[4]. Champlain revient à la charge tout simplement, mais sans plus de succès.

D’autre part, de bonnes nouvelles se répandent. Les Tsonnontouans n’ont pas le désir d’exploiter à fond leur victoire, bien qu’ils soient les ennemis particuliers des Hurons. Ils entament des négociations de paix. « On nous rapporte, dit la Relation de 1634, que ces Iroquois triomphants ont renvoyé quelques capitaines aux Hurons pour traiter de paix, retenant par devers eux les plus apparents, après avoir cruellement massacré les autres »[5]. Les Missionnaires se préparent à profiter d’un accord. Dans l’éventualité d’une paix solide, ils enverraient quelques uns de leurs confrères chez les Iroquois pour les évangéliser ; ils tenteraient de maintenir la paix entre les Hurons et les Indiens du Canada. Des espérances naissent de nouveau.

Les missionnaires qui arrivent en Huronie s’établissent à Ihonatiria. Ils y apprennent tout de suite les méfaits du Borgne de l’Isle qui intrigue toujours pour enlever aux Hurons le rôle d’intermédiaires. « De plus si nous fussions allés ailleurs, ceux de ce village eussent cru être encore en la disgrâce des Français, et eussent peut-être abandonné le commerce avec eux, vu mêmement que cet hiver dernier le Borgne de l’Isle a fait ici courir le bruit, que Monsieur de Champlain n’en voulait pas demeurer là, pour la mort de Brûlé, et qu’il demandait quatre têtes ; et il est croyable que si nous n’eussions été ici, et si nous n’y demeurions comme pour gages, (otages) plusieurs craignant d’être arrêtés, soit pour leurs fautes, soit pour celles d’autrui, ne retourneraient plus à la traite »[6].

Mais ces manœuvres secrètes ne sont rien en comparaison du troisième fléau, — les deux premiers étant les famines et l’alcoolisme —, qui frappe maintenant coalition laurentienne. Ce sont les épidémies. Elles seront beaucoup plus dangereuses que les deux autres qui font pourtant bien des ravages. Le père Le Jeune affirme en effet que « ces nouvelles boissons de vin et d’eau de vie qu’on leur apporte, dépeuplent leurs pays… Il est vrai qu’ils meurent en grand nombre, mais je m’étonne encore comme ils peuvent si longtemps résister… Depuis qu’ils se sont adonnés aux boissons de vin et d’eau de vie, ils meurent en grand nombre »[7]. Et maintenant, c’est la première maladie contagieuse que l’histoire enregistre. Elle règne à Québec, et surtout aux Trois-Rivières quand les Hurons y arrivent pour la traite : « il y a eu quelque espèce d’épidémie cette année, dit la Relation… c’était une façon de rougeole, et une oppression d’estomac  ». Les Français n’en meurent pas. Les Hurons sont malades à l’arrivée ou ils contractent la maladie aux Trois-Rivières. Ils refusent tout d’abord d’amener des missionnaires et l’une des excuses qu’ils donnent est « leurs maladies ». Le voyage commence et le père de Brébeuf écrit :… « … Nos sauvages sont tous malades… Les peuples par où ils passent sont quasi tous malades, et meurent en grand nombre ». Les Algonquins éprouvent donc des pertes sensibles. Et les canots qui reviennent de la traite répandent l’épidémie dans la Huronie. Elle « a été si universelle parmi les Sauvages de notre connaissance, que je ne sais si aucun en a évité les atteintes. Tous ces pauvres gens en ont été fort incommodés… ». Le maïs et les autres récoltes sont en partie demeurés sur les champs ; puis un « grand nombre de personnes sont mortes ; il y en a encore à présent qui ne sont pas guéries ». En plus de la rougeole, la dysenterie a fait des ravages. Bref, les missionnaires parlent de « la maladie universelle de quasi tous les Sauvages… » et d’« Une si grande et si universelle contagion »[8].

La première épidémie frappe tous les peuples de la Coalition Laurentienne. Elle dura au-delà d’un an. Ni les uns ni les autres, les Français pas plus que les Indiens, ne savent se défendre contre ce fléau.

Mais l’année se termine mieux qu’elle n’a commencé. Dans l’ouest, ce sont les Tsonnontouans qui ont pris l’initiative des négociations de paix ; dans l’est, ce sera les Algonquins. Le 23 octobre 1634, une vingtaine de ces derniers reviennent de l’un de leurs raids en Iroquoisie avec un prisonnier agnier. Rassemblant leurs canots en ordre régulier, ramant en cadence, poussant leurs hululements ordinaires, ils se présentent aux Trois-Rivières. La foule les accueille avec des clameurs. Le captif est debout dans l’un des canots, il danse bien qu’il soit lié de trois cordes, il chante. Lorsqu’il saute sur le rivage, c’est l’exploitation de la haine héréditaire. Il est battu, maltraité, les Algonquins soutiennent que cet Agnier faisait partie de la troupe qui a tué trois Français l’an précédent. Ils ne lui évitent aucune torture, mais soudain, ils se ravisent. Pourquoi ne pas entamer des pourparlers de paix par l’entremise du prisonnier ? L’occasion est unique. Aussitôt dit, aussitôt fait. C’est un prompt revirement. Et « ces barbares ennuyés de la guerre, parlèrent à ce jeune prisonnier, qui est homme fort et d’une riche et haute taille, de faire la paix… »[9]. Des négociations s’engagent entre Agniers et Algonquins.

L’histoire manque de détails. Ainsi, il est probable que la paix existe déjà à ce moment entre les Hurons et les Tsonnontouans. Les missionnaires affirment que ces deux tribus arrivent vite à une entente. La Relation huronne datée du 27 mai 1645 contient les phrases suivantes : « Encore ont-ils déjà la paix avec les Tsonnontouans, depuis qu’ils furent par eux défaits l’année passée au printemps. Les députés de tout le pays sont allés à Tsonnontouan, pour confirmer cette paix, et dit-on que les Onnontagués, Goyogouins, Onneyouts et Agniers, veulent entrer en ce parti. Mais ce n’est pas chose assurée ; que si cela est, voilà une belle grande porte ouverte à l’Évangile. On m’a voulu mener audit Tsonnontouan, mais je n’ai pas jugé à propos d’aller encore en aucune part… »[10]. Le fait est exact, mais il n’est pas daté. On peut affirmer que la paix, sinon les dernières formalités, sont tout probablement de l’année 1634.


(1634)

L’historien enveloppe l’histoire dans des formules rigides ; mais soudain surviennent des documents ou coule la vie avec toute sa souplesse, sa diversité et son imprévu ; qui révèlent pour ainsi dire les pulsations du cœur et l’odeur de la peau.

Une pièce de ce genre est le journal d’un voyage dans l’Iroquoisie orientale, probablement écrit par Van den Bogaert, chirurgien de Fort Orange et édité par Van Laer. Il s’ouvre le 11 décembre 1634. L’auteur expose tout d’abord pourquoi il s’aventure hors du fort avec deux compagnons : « … Les Agniers et les Onneyouts venaient très souvent à notre commis Marten Gerritsen et à moi, avec l’affirmation qu’il y avait des Indiens de la France (du Canada) dans leur pays, qu’ils avaient négocié une trêve avec eux ; de façon que les Agniers en particulier voulaient ouvrir avec eux un commerce de fourrures parce qu’ils voulaient recevoir un prix aussi élevé pour leurs pelleteries que les Indiens de la France en recevaient »[11]. Ces assertions semblent exactes car « le commerce allait très mal ». Ayant obtenu son congé, Bogaert part immédiatement pour conduire une enquête, savoir en particulier si les Indiens du Canada offrent un prix plus élevé et s’ils ont du succès.

Les Hollandais n’ont parmi eux aucun explorateur du genre de Champlain. Ils ne s’aventureront jamais que bien timidement hors de leurs palissades, et ne dépasseront pas le pays des Onneyouts. Boagert laisse une bonne description de cette partie orientale de l’Iroquoisie. Il parle des longues cabanes d’écorce, des forêts, des mœurs, de la topographie en général. En route, il apprend des Agniers qu’il y a actuellement des sauvages canadiens chez les Onneyouts : « Je lui demandai, dit l’auteur, s’il y avait là des Indiens français avec les Onneyouts. Il me répondit : oui, et je me sentis content et j’eus bon espoir d’en arriver à mes fins »[12].

Le 30 décembre 1634, les voyageurs atteignent la bourgade des Onneyouts, proche de l’emplacement actuel de la ville de Munnsville, dans le comté de Madison. Des montagnes élevées se montraient dans les environs ; une rivière, Oriskany Creek, y coule ; et dit l’auteur, « les sauvages me dirent que les Français venaient pour le commerce sur cette rivière »[13]. Les Hollandais tirent des coups de feu pour satisfaire la curiosité des naturels qui connaissent mal encore les armes des Européens.

Des conseils ont lieu. Un chef demande aux voyageurs quel est le motif de leur expédition ; il veut connaître immédiatement aussi quelle sorte de présents ils ont apportés. Ceux-ci répondent qu’ils sont simplement venus en visite et qu’ils n’ont pas apporté de présents. Le chef « dit alors que nous étions des vauriens parce que nous ne lui avions pas apporté de présents. Et il nous affirma que lorsque les Français étaient venus ici pour la traite avec six hommes, ils leur avaient donné de beaux présents ; ils avaient fait le commerce sur la rivière au mois d’août de la présente année. Nous vîmes de très bonnes haches pour couper le sous-bois, des chemises françaises, des gilets et des rasoirs ; et ce chef nous dit que nous étions des chenapans, des vauriens, parce que nous ne leur donnions pas un prix assez élevé pour leurs peaux de castor. Ils nous assurèrent que les Français donnaient six mains de grains de nacre pour un castor et toutes sortes de choses du même genre. Les sauvages nous entouraient étroitement, nous avions à peine l’espace suffisant pour nous asseoir. S’ils avaient désiré nous molester, nous aurions à peine été capables de nous défendre ; mais il n’y avait pas de danger »[14].

Le lendemain, 31 décembre, le chef de la bourgade et un compagnon reviennent. Et l’auteur ajoute : « Ils nous dirent qu’ils revenaient de chez les sauvages de la France… » c’est-à-dire d’une rencontre, d’un rendez-vous avec les Indiens du Canada, et comme le prouvera la suite de l’histoire, d’un voyage au Canada. Les Hollandais recueillent des renseignements, dressent des cartes, calculent les distances. Ils causent aussi avec leurs hôtes ; ceux-ci leur affirment que sur les hautes terres qui entourent la bourgade « on prenait aussi beaucoup de castors, mais qu’ils n’osaient pas aller si loin à cause des sauvages français ; et qu’en conséquence, ils avaient pensé qu’il était préférable de faire la paix ».

Les visiteurs passent un premier janvier malheureux. La différence entre les prix que les Hollandais donnent et ceux des Français met ces âmes frustes dans une colère qui peut devenir vite sanguinaire. C’est la réaction première de ces hommes de l’âge de pierre. Ils se croient trompés. Ils parlent d’un ton comminatoire. Les Hollandais se tirent de ce mauvais pas avec du sang-froid, de la dextérité, quelques cadeaux. Le soir du même jour, un incident important se déroule. En voici le récit dans le texte original : « Le soir venu, les sauvages suspendirent une bande de grains de nacre, et d’autres objets en grains de nacre que le chef avait rapportés avec lui, qui venaient des Indiens de la France, et qui étaient un symbole à l’effet que la paix existait et que les sauvages de la France pourraient venir en confiance chez eux… » Le chef chante alors certaines paroles. L’auditoire paraît satisfait. « …Et après ceci, ajoute encore Bogaert, une autre bande de grains de nacre est suspendue ». Les sauvages chantent encore, les uns répondant aux autres : « Après une longue délibération, ils firent la paix pour quatre années, et bientôt après chacun retourna dans sa cabane »[15].

Les Hollandais assistent donc à la ratification du traité de paix entre les Onneyouts et les Algonquins. C’est probablement, quant à ces derniers, la fin des négociations entamées par l’intermédiaire du prisonnier des Trois-Rivières, au mois de novembre. Les Onneyouts ont acquiescé, non-seulement afin de chasser sans être harcelés par les Algonquins, mais pour avoir des prix plus élevés pour leurs fourrures. Et la période de la paix est même fixée à quatre ans.

La colère des Onneyouts a-t-elle pour seule cause une différence dans les prix ? Les Algonquins ou les Français n’ont-ils pas prononcé des paroles habiles pour les exciter contre les Hollandais ? On ne le sait. Mais les trois Hollandais ne sont pas plus rassurés qu’il ne faut. L’attitude des hommes semble menaçante ; les vivres accordés sont à peine suffisants. Ensuite, la situation s’améliore. Les Hollandais reçoivent des présents de peaux de castor. Mais leurs hôtes demandent qu’à l’avenir les facteurs leur donnent un meilleur prix pour leurs pelleteries ; ils spécifient même quelle quantité de grains de nacre ou d’étoffe ils veulent recevoir pour chaque peau de castor. Ils exposent leurs griefs : « … Ils devaient aller bien loin avec leurs fourrures ; et, très souvent, lorsqu’ils arrivaient en nos parages ils ne trouvaient ni étoffe, ni grains de nacre, ni haches, ni chaudières, ou bien ils n’en trouvaient pas assez pour eux tous, de sorte qu’ils s’étaient donné bien du trouble pour rien et qu’ils devaient revenir en rapportant de nouveau leurs marchandises sur une distance fort longue ».[16] Puis ils mettent les Hollandais au pied du mur : auront-ils ou non quatre « mains de grains de nacre » pour chaque peau de castor ? Le chef des Hollandais répond qu’il n’a pas qualité pour prendre des engagements ; il dressera un rapport pour le grand chef à Manhate ; il leur donnera une réponse, au printemps, lorsqu’il les visitera de nouveau. Les Onneyouts lui enjoignent de ne pas mentir, de revenir au printemps et de leur donner des nouvelles. « Et si vous nous donnez quatre mains de grains de nacre, nous ne vendrons nos fourrures à aucun autre que vous ». Après ces pourparlers, les Onneyouts paraissent plus heureux, ils chantent, ils accordent aux visiteurs la permission d’aller et venir librement en leur pays, ils sont prêts à les fournir de tout : « … Et si je voulais aller chez les Français, ils me guideraient jusque chez eux et ils me ramèneraient… »

Les Hollandais ne quittent pas si vite le terrain. Le neuf janvier, ils sont encore sur les lieux. Ils signalent l’arrivée de dix Onnontagués, six vieillards et quatre femmes, C’est une délégation. D’autres conseils ont lieu. Les Hollandais reçoivent l’invitation de se rendre à Onnontaé, la capitale iroquoise, au printemps. Ils y recevraient de beaux présents. « …Et, après ceci, dit Bogaert, ils me donnèrent quatre autres peaux de castor et ils me demandèrent en même temps qu’un meilleur prix leur soit accordé pour leurs fourrures. Ils nous en apporteraient une grande quantité si nous nous rendions à leurs demandes ; et si je venais l’été prochain en leur pays je devrais amener trois ou quatre sauvages avec moi ; je pourrais alors faire le tour du Lac et ils me montreraient l’endroit où les Français viennent à la traite dans leurs barques »[17]. Le lac dont il s’agit est vraisemblablement le lac Champlain ou le lac Saint-François ; et les Indiens du Canada sont certainement les Algonquins des Trois-Rivières et ceux de l’île des Allumettes.

Enfin, le 24 janvier, les Hollandais quittent la bourgade onneyoute. Ils rapportent des présents et des provisions comme saumons, pain, chair d’ours, etc. Après un retour pénible, ils réintègrent Fort Orange. Le chirurgien s’est dressé un plan qu’il ne révèle pas pour faire échec aux Indiens du Canada et aux Français. Dans le domaine commercial, manœuvre appelle vite contre-manœuvre. L’été 1634 a été mauvais à la factorerie de Fort Orange ; le mal demande un remède.

Ce récit montre bien les agissements du monopole hollandais envers ses Indiens. Il offre de si bas prix, que ceux-ci vendent leurs fourrures au Canada ; tout comme quelques années plus tôt, le monopole canadien offrant de bas prix, les Indiens de la Nouvelle-France allaient à Fort Orange.

Au début de l’année 1635, l’état de paix existe donc aux deux extrémités du vaste champ de bataille que constituent l’Ontario et Québec. Hurons et Tsonnontouans ont conclu un traité à l’extrémité occidentale ; à l’extrémité orientale, les Algonquins de la Nouvelle-France en ont conclu un avec les Onneyouts et probablement aussi avec les Agniers. Parlant des Algonquins, et de la paix, la Relation de 1635 dira en effet ce qui suit : « … Ils ont été longtemps à la traiter, mais enfin ils l’ont conclue »[18]. L’auteur ne croit pas que cette convention puisse durer. Le moindre caprice du premier individu, croit-il, peut tout remettre en question.

La paix a tendance à faire tâche d’huile. Mais les autres tribus iroquoises, Agniers, Onneyouts, Goyogouins refuseront d’entrer dans le traité Huron-Tsonnontouan. C’est ce qu’il faut inférer de certains documents. La Relation de 1637 raconte, par exemple, le supplice d’un prisonnier iroquois ; et voici l’indication précieuse qu’elle expose soudain : « Ce prisonnier n’était pas proprement du pays des ennemis ; il était natif de Sonontouan ; néanmoins, d’autant que depuis quelques années les Tsonnontouans avaient fait la paix avec les Hurons, celui-ci n’ayant pas agréé cet accord s’était marié parmi les Onnontagués, afin d’avoir toujours la liberté de porter les armes contre eux »[19]. Pour les Hurons, le pays ennemi, comme disent les Jésuites, c’est celui des Tsonnontouans. Ils se soucient assez peu des attaques des autres tribus iroquoises, qui sont moins puissantes, plus éloignées, et présentent un danger moins grave. La Huronie jouit en conséquence d’un ample répit.

Mais les documents ne disent point pourquoi, après avoir remporté une belle victoire, les Tsonnontouans offrent la paix à leurs ennemis ; ni à quelles conditions se fait cette paix ; ni pourquoi les autres tribus iroquoises refusent de devenir parties au traité.


  1. Van Rensselaer Bowier Manuscripts, p. 248.
  2. Van Rensselaer Bowier Manuscripts, p. 73.
  3. RDJ 1635-15.
  4. Œuvres de Champlain, v. 6, p. 378 et 9.
  5. RDJ, 1634-88.
  6. RDJ, 1635-31.
  7. Idem, 1634-29 et 32.
  8. RDJ, 1635-32-40.
  9. Idem, 1635-15.
  10. RDJ, 1635-34.
  11. Narratives of New-Netherland, p. 139.
  12. Narratives of New-Netherland, p. 144.
  13. Idem, p. 148.
  14. Narratives of New-Netherland, p. 149.
  15. Narratives of New-Netherland, p. 150.
  16. Idem, p. 151.
  17. Narratives of New-Netherland, p. 154.
  18. RDJ, 1635-15.
  19. Idem, 1637-11.