Iris et petite fumée/Texte entier
PREMIÈRE PARTIE
Pierre et Maria Sire
ENTRÉE EN MATIÈRE
Il faut être médecin pour croire qu’un malade est
un homme.
J’épie la pensée de ceux qui n’ont pas longtemps
à vivre. À ma studieuse prédilection mon plus
bizarre client devra la chance d’être un peu considéré.
Tout le monde l’appelait Monsieur Sureau,
même moi, bien que je n’aie jamais eu le cœur
de le railler.
Je ne lui connaissais pas d’autre nom. Il était si
laid que ses parents eux-mêmes avaient oublié le
diminutif qu’ils lui donnaient quand il y avait encore
beaucoup à attendre de ses moustaches et de sa
barbe. Maintenant que le poil lui avait poussé, on
lui aurait rappelé trop de choses en l’interrogeant
sur ce point. Il avait l’esprit assez prompt, l’entrain
d’un individu qui a des peines à cacher. Il se
rongeait les ongles, se faisait épiler les sourcils ;
portait sur sa robe de chambre le ruban vert de
la légion d’honneur. Une charrette lui étant passée sur le ventre pendant qu’il était soldat, il avait paru
plus commode de le décorer que de le guérir.
Un jour je me suis mis en peine de savoir si l’expérience
de Monsieur Sureau ne renfermait pas un
enseignement qui dépassât ma profession.
À ce moment-là il vivait comme tout le monde ;
et je m’étais quelquefois demandé à quoi il s’exposait
en se divertissant si totalement de son malheur.
Jeté dans le plâtre par sa blessure, il avait retourné
sa pensée contre la vie dont il la tenait. Et déjà
le don que je lui reconnaissais d’être le spectre
de ce qu’il y avait de plus indéniable en lui me
faisait peur. Souvent, dans les conversations qui
nous penchaient sur ses douleurs physiques, il
m’avait paru perverti dans son souffle parce que
le refus de ce qui le faisait homme avait corrompu
son désir et ne rouvrait en lui-même les sources
de l’invention que dénaturées et mortellement
opposées à ce monde. Avait-il assez souffert pour
arriver à le comprendre ? Un jour, je le pris par
le bras et, avec un accent aussi convaincu que
possible, je lui criai dans la figure :
« Je m’explique de moins en moins que vous ayez
cessé d’écrire. Quels beaux poèmes vous auriez
publiés ! » Il me fit bien voir que cette phrase était
malheureuse. « J’ai eu mes raisons pour me taire.
Un écrivain, répliqua-t-il assez vertement, n’a rien
à tirer d’une mauvaise conscience.
« Un homme a sa conscience dans ce qu’il écrit.
Et moi j’étais fait pour chercher dans chacun de
mes livres une cachette plus sûre. »
Au fond, c’était ma pensée même qu’il exprimait
là. Mais cela me frappait prodigieusement, venu
d’un homme que je ne comprenais qu’à moitié.
« Je ne peux pas penser à moi, s’écria-t-il, sans
que cette pensée soit un vertige pour l’idée du
monde. Comment voulez-vous qu’un infirme rencontre
la réalité dans une existence dont son imagination
le retranche ? »
En somme, un inadapté, d’après ce que pourrait
en écrire un observateur superficiel ; terme qui ne
le définit pas mais le peint. Sûrement pas un homme
supérieur, un être à part. On ne réussissait qu’à
l’irriter en louant son intelligence. Étranger à la
vie commune, il était devenu une réalité pour les
autres à force de n’être qu’un songe pour lui-même.
C’était Monsieur Sureau qui m’avait dit un jour :
« Mon imagination est la vie d’un certain nombre
de choses et le rêve de toutes les autres. » Persuadés
qu’il avait la tête un peu dérangée, ses héritiers
m’avaient sollicité de lui donner des soins. Le jour
de Pâques, cramponné par lui pendant plusieurs
heures, j’avais dû l’entendre m’exposer des vues
intellectuelles dont je ne savais que penser et que
j’avais alors consignées aussi froidement que possible.
CHAPITRE I
Monsieur Sureau habitait le premier étage d’une
maison située au fond d’une place qui s’ouvrait sur
un boulevard. Il faisait encore jour à l’heure où
je m’arrêtais chez lui en revenant de l’hôpital.
Entre les branches des platanes on voyait, de sa
fenêtre, les péniches amarrées dans le port du canal.
« Une femme à qui j’appartiens, déclara Monsieur
Sureau, m’a chassé de sa maison avant le jour ;
et cette femme n’est pas de ce monde mais, sans
elle, le monde ne serait pas. »
Ceci tournait à la devinette ; il n’y pouvait rien :
un songe était au fond de sa vie, il exprimait tout
ce qu’une raison comme la sienne en pouvait saisir.
Ce n’est pas la faute d’un homme si sa pensée
n’entre qu’après lui dans le lit qu’elle s’est creusé.
« Je ne mets jamais que de l’ordre dans mes paroles,
me dit Monsieur Sureau, la clarté doit leur venir
d’ailleurs. »
On aurait dit qu’il buvait sur mes lèvres toute la
ténèbre où battait son cœur.
« Personne ne m’a vu pleurer que vous qui me
donnez des soins, et vous avez cru que j’étais triste
quand mon regard, n’allant vers le jour qu’en lui-même,
pensait à tout avec des larmes… »
Pour un oui, pour un non, Monsieur Sureau tire
de sa poche un mouchoir jaune peint de pagodes
et d’oiseaux-lyres. Il n’y manqua pas ce jour-là ;
on aurait dit qu’il prenait un plaisir très vif à
humer ses larmes sur les chrysanthèmes de la soie
qui étaient comme les fleurs, entre ses mains, d’un
automne trop beau pour passer… elles lui tournent
la tête, il se fera tout petit afin de mieux écouter
les cris d’oiseaux, les bruits de portes : c’est quelqu’un
qu’il faut comprendre en dehors de la raison
qui dicte nos actes ordinaires.
Il me faisait la grâce de me donner ce qui était.
Je trouvais doux de savoir que le soir de fête ne
serait plus que son ombre, que son odeur dans la
faveur de l’entendre. Il me semblait alors que c’était
une action innocente que de rendre à la vie ce qui
appartenait à l’espace.
« Une femme m’a chassé de ses bras, me dit-il,
et — tout en me regardant sans me voir — c’est
un peu triste de penser que le monde est sorti
des efforts que j’ai faits pour la retrouver.
« Aujourd’hui, tout ce qui existe porte la preuve
que je ne rêve pas, dans le sentiment que je l’ai
perdue. On s’arracherait sans trop de peine à quelqu’un
que l’on aime si ce n’était pas pour créer
ce qui nous privera de lui.
« Je ne voulais que redevenir son amour ; c’est
mon amour que j’ai fondé en la cherchant comme
la terre de ce qui nous sépare.
« Où es-tu ?… Voilà bien le cri le plus tendre sur
la bouche d’un homme quand il a dû donner pour
solitude à son cœur tout ce qui peut tenir de réel
entre la nuit et le jour…
« Mais l’aube se lève, ajouta-t-il mystérieusement,
avec la douleur de rendre à l’espace ce qui appartenait
à la vie… »
Venu par la fenêtre ouverte le chant des cloches
surprend Monsieur Sureau qui s’interrompt. Dans
le jour qui se couvre chaque ombre endort une lueur
sur son visage de vieil argent. Jamais il ne m’aura
parlé si bas de ce qui lui fait tant de peine :
« Je ne sais pas si j’ai bien fait de lui donner le
nom d’Iris… »
Il devait se détourner, tellement le souci de
distinguer son murmure approchait mon visage du sien.
Tandis qu’il se recueillait, je respirais sur ses vêtements
une odeur particulière, transparente et pleine ;
et toute chaude de soleil, comme nourrie d’une
autre odeur par le souvenir qui me l’aurait fait
reconnaître. Cela sentait la peinture fraîche et la
boule de cyprès, une odeur qui n’était claire qu’à
la pensée d’un monde mouvant : Voilà une impression
surprenante, me dis-je, mais à laquelle je me
suis habitué tout de suite, comme à ce parfum
même qui, déjà, referme dans ma chair son calice.
Cependant, Monsieur Sureau parlait si bien que
j’avalais ma langue pour mieux l’écouter :
« Depuis que je l’appelle Iris, je suis tout à fait
sûr qu’elle est dans cette vie.
« Maintenant, je ne saurais pas vous dire combien
de temps j’en ai douté. On ne s’applique pas à
devenir un homme sans entrer pour une part dans
l’inertie des autres. Même le plus affranchi de ceux
qui vivent se refuserait à tenir pour réel ce qui
n’existe que pour lui.
« Pourtant, dit-il encore, l’universel aura d’abord
été la solitude de celui qui devait l’exprimer… »
Et moi, je m’empressais de soutenir une thèse aussi
réconfortante pour un penseur sans crédit : le médecin
sortit de son silence : je déclarai avec assez
d’à-propos :
« À force de n’exister que pour un, ce que voit
un homme devient la chair de tous. »
« Je l’appelle Iris, répéta Monsieur Sureau sans
me regarder, on ne peut pas la concevoir en dehors
de celui que je suis. Elle a grandi avec moi comme
une transparence qui m’aurait tiré de son sein.
« Imaginez un esprit féminin qui s’enfanterait dans
sa douleur de me donner le jour. »
Toutes les fois que ce maniaque allait au fond de
sa pensée, il y allait seul ; on ne pouvait le suivre
que sur les eaux d’une chanson toujours prête à
se refermer sur lui. C’est quand il souhaitait le
plus d’être compris qu’il n’y avait plus de place
pour une idée entre le bourdonnement du monde
et les vibrations de sa voix. Mais, soudain, il s’en
avisait ; et, ce jour-là, il me sembla que se détournant
enfin de sa pensée, il en présentait l’économie
dans l’ordre des choses.
Très simplement, il me déclara :
« Il n’est pas indifférent pour un homme de savoir
qu’il n’est son être intact que dans son idée d’une
femme.
« On finit toujours par se dire qu’il a fallu la quitter
pour aimer, nourrir des heures où l’attendre :
« L’amour est un autre nom pour le temps qui nous
donne un monde pour l’y chercher. »
Sa voix avait faibli sur les derniers mots. Entre
ses dents serrées passait comme le frisson d’une
menace. C’était la première fois depuis la récente
année de mon installation qu’un de mes malades
me faisait peur. « Celui qui pense à mourir, me
dis-je, veut donner à ce qu’il aime le poids effroyable
de ce qui ne connait pas l’amour. »
CHAPITRE II
Une préparation que l’on avait mise à bouillir sema
quelques perles de couleur vive sur un réchaud
d’argent. Je pris le temps d’observer mon malade,
qui, la bouche ouverte, les yeux ailleurs, s’efforçait
d’interrompre le courant. En me levant pour lui
venir en aide, je pensais : « Il a bien l’air de ce
qu’il est, mais je ne voudrais pas être de ceux qui
le prendront pour une bête. Toutefois, je ne crois
pas qu’il sorte jamais rien de bon de quelqu’un qui
portait des oreilles si longues. »
« Avant de devenir si malade, j’ignorais l’existence
d’Iris », me dit-il en se rasseyant avec peine. « Je
n’avais pas eu besoin de la connaître pour l’aimer :
mes regards s’ouvraient sur mon cœur dans les profondeurs
qui la retenaient. Il n’y avait rien entre
nous que ma terreur d’enfant perdu, l’immensité
de son souvenir pour me cacher qu’elle était là.
« Sous les voiles de toutes les villes, au fond des
plus tristes brouillards, ma vie avait sa fatalité dans
ce qui nous liait l’un à l’autre. Il n’y a rien de
réel en ce monde que la fureur de lui appartenir,
que la joie de forger un royaume à la fureur de
lui appartenir. »
Il me regarda avec timidité. Puis il reprit plus bas
en maniant, pour se donner une contenance, une
longue aiguille d’or qu’il avait prise sur sa table :
« Sa tendresse est partout comme le poids de mon
attente. Elle, je ne la vois pas, parce que je n’ai
pas les yeux assez grands pour que ce monde disparaisse.
J’y vois à peine devant moi, tellement
mes larmes gonflent le cœur du jour. »
Sa bouche se contracta : il souffrait ou il feignait
de souffrir, mais quand il vit que je me disposais
à me retirer il me retint par la manche :
« Ce que vous prendriez pour mes pleurs, c’est
tout ce qu’on peut voir de l’Iris ensevelie dans les
choses. Encore heureux qu’un homme ait le don
des larmes, que le plus déshérité de tous ait toutes
les larmes pour lui… C’est comme le don de l’absence
», ajouta-t-il rêveusement…
Et puis :
« Moi, si j’ai tiré Iris du sommeil, c’était dans la
dérision de redevenir quelqu’un que vous soignez,
car je ne l’ai dépassée de toute ma vie qu’afin de
l’envelopper dans le besoin de me détruire. »
J’avais des clients plus malades que Monsieur Sureau ;
ils n’avaient pas comme lui une de ces têtes
qui font bien, reproduites sur papier couché, dans
un ouvrage de médecine. Ce n’était pas un homme
qu’on voyait, mais que ses gestes vous montraient,
l’enveloppant d’un faux-jour, où je l’aurais pris,
tout le premier, pour le mauvais rêve de ses paroles.
Je pouvais me tromper sur lui, au moins aura-t-il
été dépouillé par mes yeux de tout ce qui n’était
pas moi, ses traits formaient le dedans de sa pâleur
et de l’effroi qu’elle m’inspirait : « Mais qu’allez-vous
donc faire ? » avais-je crié. Il s’était levé en
pivotant sur un pied, se dirigeait de biais vers une
vierge gothique qu’il enveloppa soudain d’un long
geste de tendresse. On dirait qu’il préfère ne me
déclarer que de loin qu’Iris est vivante : « Vous
ne comprenez pas, a-t-il dit sur le même ton que
s’il avait répété le propos d’un souffleur invisible,
il y a une femme qui a chassé le jour de sa maison
dans la personne d’un homme ?
« Et je suis cet homme, je suis cette maison et je
suis aussi cette femme. Quand je pense qu’il n’y a
que moi pour le savoir, je m’agenouille dans le
vent qui me déshabille. Au plus profond de ma
pensée alors, ma solitude n’est plus moi, mais le
silence d’une autre, le règne de sa nudité comme
un désert de transparence partout où mon cœur
m’attendait. C’est une fée peut-être. Une nuit assez
profonde pour ensevelir le monde berce son loisir
dans le pâle espoir d’une vie où je l’emporte avec
tout ce qu’il y a dans mes rêves d’ardeur condamnée.
Sa forme nue, anxieuse d’elle, serait prompte
à se sauver de l’inexistence dans un visage que
j’aurais déjà pris entre mes mains si j’avais pu,
et sur un corps le plus inégalable de tous, puisqu’il
serait le reflet dans une autre chair de ma solitude
qui n’a pas de fin. »
De pareilles confidences donnent à penser, venues
d’un homme qui ne parlait que par besoin, si bien
qu’il paraissait avoir faim de ce qu’il voulait dire.
À l’entendre crier son amour comme s’il avait eu
en lui un abîme à combler, j’ai soudain compris que
regarder tous les objets de sa tendresse, c’était une
façon pour lui de plonger les yeux dans son propre
cœur et d’en connaître l’ardeur comme sienne à travers
ce qui était fait pour l’assujettir. Par habitude,
il disait encore « un visage, une amante », mais dans
la beauté qu’il désignait de ces noms se formait déjà
une vision exacte et le sens écrasant de ce qu’il fallait
à son âme pour qu’il y prît toute sa vie. Et,
avec la soif qu’il avait de l’absolu, c’est un monde
que son amour créait dans le monde afin d’exclure
de l’existence ce qui n’était pas relatif à sa singulière
nature.
Ce qu’il aimait dans les femmes, je pense que
c’était leur don d’avoir des charmes selon son cœur.
Et il s’exaltait de les voir comme appropriées à sa
peine avec ces tendres et clairs visages où la plus
secrète lueur était l’essence de son regard et déclarait
pour toute la terre que son amour c’était lui.
Iris filait sa vie : dans les yeux de qui la verrait-il
sortir du sommeil, et à travers quelles aventures,
qu’il mettrait toute son âme à poursuivre, user sa
chair, user ses jours ? Je ne devais le savoir que trop
tard, et je m’en tins ce jour là, à le larder d’encouragements
saugrenus : « Pourquoi ne pas aimer
comme le premier venu ? Il faut se donner sans regarder
derrière soi. »
Cependant, sans en avoir l’air, je l’observais. Je vis
son regard heurter un grand plateau chinois et, sur
un coin de ce plateau, se rassurer en considérant
ensuite un mégot dont l’extrémité suait le fard. Je
n’avais jamais vu de cigarettes entre les mains de
M. Sureau. Je fus tenté de prendre entre mes doigts
ce qui restait de celle-ci et d’examiner la qualité
d’un tabac auquel j’attribuais l’atmosphère un peu
chargée de cette chambre. Mais le pauvre homme
s’agita tellement en me voyant penser à cette cigarette
ou à ce plateau que je n’osai pas exécuter
mon dessein.
CHAPITRE III
Quand un homme a oublié qu’il était marié, son
inconstance est à la merci du premier parfum qui
passe ; et ce fut un peu la faute d’une si douce fin
de jour, si la plus belle image d’un corps lié à ses
bijoux vint me surprendre et me remettre dans la
peau d’un individu que sa femme attendait. Toujours
je m’étais senti mal à mon aise dans le temps
que ma pensée ne contrôlait plus : « Si Paule se
souvient, me disais-je, que je lui avais promis de
l’accompagner au concert, il est certain qu’elle a
déjà endossé sa robe du soir ; et ce n’est pas une
tenue, me disais-je, pour languir ; ni pour apprendre
à la pendule les noms qu’on donne à son mari
cependant que la suspension vibre à l’unisson et
compte les assiettes dans l’odeur du potage qui fume,
tout doucement, de son côté. Aussi, sans cesser
pour cela de chercher mon béret, je fis observer
lestement à mon malade qu’il avait beaucoup trop
de fleurs près de lui ; et qu’il ne fallait pas qu’il les
aimât au point de les garder la nuit dans sa chambre ;
et je me disposais à me retirer quand un
claquement de porte suspendit mes pas : Quelqu’un sortait
en courant de la maison, une vieille femme en
robe noire que je vis, à travers la fenêtre ouverte,
serrer sur sa poitrine les pans d’un fichu, et qui, soudain
immobilisée par le soin de rectifier sa coiffure,
nous jetait un coup d’œil par-dessus son épaule
avant de remonter d’un pas vif le boulevard des
Tilleuls. J’avais cru reconnaître la servante qui aidait
ma femme à tenir son ménage. Cependant un
mouvement naturel de pitié avait ramené sur M. Sureau
mes yeux agrandis par tout le soleil couchant.
Je ne m’attendais pas à le voir pleurer.
Ma femme aussi verserait des larmes, je n’en doutais
pas. Mais s’il est vrai qu’il y a de la douleur de reste
pour la vocation humaine de consoler, le premier
devoir de la pitié est de ne s’employer qu’à bon
escient, ce qui a toujours abouti pour moi, par une
contradiction assez bizarre, à soulager de préférence
une peine incompréhensible, parce que dans l’obscurité
ardente de ses appels à la compassion, j’ai
toujours cru que tremblait la voix de ce qui me concernait
personnellement. Et, ce jour-là, l’intérêt instinctif
que je portais à ces larmes d’un individu qui
vivait autrement que moi et qui forgeait en lui-même
des raisons toujours plus fortes et plus impénétrables
de s’affliger, mon attention de plus en
plus émue et, bientôt, l’angoisse en laquelle je la
sentais se changer, me firent passer outre à l’embarras
de l’interroger sur la femme qu’il aimait et sur
les rapports qu’il entretenait avec elle. Il n’était pas
homme à éviter de parti-pris un sujet pathétique. La
réponse jaillit aussitôt, articulée avec force et sur
un ton de facilité où ne manquait pas une espèce
d’emphase :
« Elle est plus douce que le jour où je l’ai rencontrée.
Avec son beau visage clair et froid comme un
caillou, je vous assure qu’elle est la condamnation
d’un corps comme le mien ; elle est dans mon regard
ce qui me défend de la suivre… Prenez bien garde
que ce ne sont pas là des paroles en l’air, mais des
certitudes qu’il m’en a coûté beaucoup d’acquérir.
Si vous saviez tout ce qu’il faut endurer pour arriver
à comprendre les choses les plus simples quand elles
sont le pivot de notre propre négation. Le malheur
où vous me voyez est le prix de leur vérité ; et vous
pouvez en croire la peine que j’ai à faire la confidence
suivante à mon meilleur ami : Aussitôt qu’il
éclaire la réalité de mon amour, le monde où je suis
né devient trop beau pour moi.
— Pourtant, monsieur Sureau, lui dis-je sur un ton
légèrement persifleur, celle que vous nommiez Iris,
vous avez les yeux bien assez vifs pour savoir la
reconnaître au milieu des femmes qui font leur chemin ;
vous avez la langue assez bien pendue pour lui
apprendre où vous l’avez dénichée et lui soutenir
qu’il ne lui va pas bien de le prendre de haut quand
tout ce qu’elle vous éclaire, elle l’a tiré de vous.
Mon interlocuteur rougit de m’entendre traiter son
Iris en personne de connaissance. Il y avait à son
gré un homme de trop dans l’idée que je me faisais
d’elle. Aussi reprit-il sa thèse à rebours comme s’il
souhaitait que son humeur chimérique n’influençât
désormais que mes réflexions ; et, me montrant pour
ainsi dire son âme à contre jour, il me décrivit une
de ses amies ; il accapara mon imagination par une
ravissante peinture où ma pensée était seule à faire
la part d’Iris ; ce qui revenait à ne plus identifier
en elle que la fatalité qu’il y a dans l’acte d’aimer.
« Une robe couleur de jour » disait-il en finissant,
« une robe couleur de jour sur les épaules de
cette femme transparente et le poids de ses bijoux
dans ses cheveux de nuit ; et ses grands yeux de
charbonnier dans son visage de reine ; et puis, ce
qui me la fait voir partout avec ses dents qui
rayonnent, le lis des sables de son rire, ses mains
bercées sur les roses du vent. Et puis, et puis,
toute la force de mon cœur soudain animée contre
moi quand je suis au point de lui crier : « Le temps
est là et tu n’es pas toi pour toujours… »
— Vous la voyez donc quelquefois ?
Et à cette question qui m’avait échappé, M. Sureau
répondit : « Oui, en passant ». Il avait parlé
sans se troubler, et poursuivit plus bas, les yeux
mi-clos, comme s’il pensait à haute voix :
« Elle entre en courant dans ma chambre, un
oiseau l’attend dans la rue.
— Mais sans doute vous aime-t-elle ?
— Son cœur est une romance du ruisseau dont elle
ne sait pas toutes les paroles. Je l’appelle Petite-Fumée…
« Nous sommes dans le monde, ajoutait-il, où tout
ce qu’elle touche s’envole… » Mais je l’interrompis :
« Eh bien Petite-Fumée, m’écriai-je, toute vivante
qu’elle vous paraît ne serait que l’âme d’Iris ? Voilà
qui est bien pensé mais c’est à cette petite fumée-là
qu’il faudrait en avoir parlé, car si elle est votre
amour, il n’y a pas à lui faire un secret de ce que
vous tenez pour votre vérité. Et même si vous vous
y êtes leurré, considérez, je vous prie, qu’un homme
amoureux d’une femme peut jouer tout ce qu’il a
sur une illusion qu’il partage avec elle. Parlez-lui !
il n’y a rien de meilleur que de parler. Et ce monde-ci
ne sera rien de moins que l’excellence de votre
amour aussitôt que vous aurez instruit celle que
vous aimez de votre folie. Allez ! allez ! Éveillez-la-moi
avec des paroles où elle sentira qu’elle se trouvait
avant vous, comme elle est au fond de vos yeux
l’étoile dont elle est tombée, et son propre consentement
dans votre cœur où il n’y aurait jamais que
le plus pur d’elle-même pour se refuser à la reconnaître. »
M. Sureau leva la tête : « Ce que vous dites est
vrai, commença-t-il ; ma peine est là pour le savoir,
Petite-Fumée est à l’image de mon amour, mais
mon amour ne veut de moi que dans la mesure où
je suis à l’image d’un homme. Or,… »
Il s’interrompit et, comme je le pressais de poursuivre :
« Vous pouvez bien le penser, reprit-il, que je suis
toujours entre elle et moi avec ce corps malade et
que je ne gagne rien à ce qu’elle sorte de mes pressentiments,
car habillée de toile ou de soie, ou de
lune ou de reflets marins, je sais que ce n’est pas
pour se voir avec mes yeux qu’elle reprend son
image aux lois de mon cœur.
« Sitôt qu’elle se retire de mes pensées et qu’elle
passe dans ce monde, c’est pour me rejeter du haut
de ce qu’elle y rencontre, grande et calme comme
elle est, et aussi insaisissable qu’une lumière au
milieu de toutes les choses que je vois avec elle, mais
dont ses grands yeux ne parlent qu’à l’immensité.
Et j’ai de la peine de penser que tout est si bien à
sa place et si présent quand elle est là, que c’est
dans mon propre regard que sa froideur l’éloigne
de moi. »
Il fit signe de la main dans ma direction comme
pour me demander de ne pas l’interrompre encore.
Je n’ai qu’à fermer les yeux pour entendre résonner
à mes oreilles les paroles si tristes qu’il prononça
ensuite :
« Je vois ses yeux, ses dents, son front, tout son
visage où c’est avec mon regard que sa beauté me
tue. Mon pauvre ami, elle a soulevé contre moi
l’idée que j’étais vivant. Et je la fuis avec un cœur
qui me redit sans cesse : ou elle ou toi. Il me semble
qu’elle est dans tout son corps la vanité de mon
amour : quand elle me témoigne une espèce d’amitié,
je ne peux pas supporter la vue de son visage.
« Trop belle pour que je prétende l’avoir jamais
vue. Mon regard s’effaçait devant son visage comme
s’il était tombé dans sa beauté au pouvoir d’un autre
regard. Ceci est rigoureusement traduit bien que pas
très clair pour qui ne l’a jamais ressenti. Avant de
la connaître, déjà, je ne pouvais pas fixer quelqu’un
de beau sans me sentir en lui scruté par la lumière
de mes propres yeux. Comprenez-moi si vous pouvez :
Je crois que tout ce qui brille par sa beauté
est en même temps une image de la contemplation
et comme telle, porte en soi l’idée totale de ce
qu’on n’incarne qu’à deux dans le domaine du
sens… »
Je hochai la tête. À vrai dire, je saisissais mal son
exposé. Il aurait fallu connaître cet homme pour
le comprendre, et c’était se perdre déjà qu’en avoir
l’envie. Mon embarras devait percer dans mon
sourire d’acquiescement, car il reprit, changeant de
ton et avec des lenteurs où je voyais une patience
de rongeur :
« Le souvenir ne voulait pas de son visage car mon
regard n’y reconnaissait pas mon regard et se sentait
pris aux serres du vide, précipité du haut de
sa propre lumière. Il lui aurait fallu quelque chose
de grand comme la nuit, ajouta-t-il en hésitant, pour
se soutenir. »
Mais, comme j’allais l’interroger sur cette parole :
« Faites bien attention, cria-t-il précipitamment. Il
faut que vous vous souveniez de ce que je viens de
vous dire, bien qu’il ne soit pas possible à un esprit
analytique et clair comme le vôtre, d’y repérer
la moindre idée. Je n’ai souci en m’exprimant que
d’incorporer toute la matière d’une sensation à la
vie du langage. Je ne sais pas si j’ai réussi à nourrir
la parole de toute la réalité qui saigne dans l’expérience
d’un homme, à si bien l’assouvir de ténèbres
vivantes que la clarté première de l’intelligence ne
s’y distingue plus du premier frisson de l’amour.
« C’est peut-être obscur ce que je dis, ajouta-t-il en
me regardant en dessous. Mais ai-je tort de croire
que chaque sensation est l’expression d’un corps
tout entier, c’est-à-dire d’une existence et qu’on
pourrait, à force d’ingénuité physique, anéantir en
elle l’opposition fatale de la pensée et de la vie ?
Une telle conviction mènerait loin ceux qui n’ont
pas trop le goût de la sécurité intellectuelle. Ils
n’auraient qu’à se garder d’une aberration funeste,
celle qui consiste à expulser de chaque sensation
tout ce qui ne contribue pas à en faire l’ornement
d’une idée générale ; chaque homme s’efforçant au
contraire de cristalliser la nouveauté de ce qu’il
éprouve en termes littéraires, donc, consubstantiels
à l’intelligence. Au lieu de nier leur expérience dans
une idée préconçue de sa signification, ils y mettraient
de plus en plus profondément la sensation
en rapport avec elle-même, ils l’éclaireraient de
toutes les virtualités qu’un homme met en jeu,
élargissant dans les limites de l’envoûtement poétique
le domaine ou la matière ne fait qu’un avec
l’esprit. Et faisant payer peut-être à l’esprit, cria-t-il,
la rançon de cette union.
« Je vous dirai, ajouta-t-il après un silence, de la
beauté de mon amie : « Elle est le regard de ce qui
l’éloigne de moi : » et ce n’est pas une image, mais
l’épanouissement d’un sentiment qui a sa clarté
dans l’être immuable de ce qui existe — et qui voudrait
en devenir le nuage de grêle », acheva-t-il
d’une voix écorchée, désagréable à entendre comme
un cri de bête éventrée.
De l’autre côté du boulevard, un contrevent grinça.
Je me tournai vers mon malade, que ce bruit avait
interrompu :
« Eh bien ? » dis-je en le regardant.
— Eh bien quoi ? me répondit-il.
— Qu’est-ce que vous avez voulu dire ?
— Je dis que la sensation est le noyau de l’être et
de la pensée.
— Et après ?
— Après, rien… mais cela suffit, allez croyez-moi.
Vous n’en finirez jamais d’examiner cette idée
dans toutes ses conséquences.
Je n’y tenais plus : « Voyons, lui dis-je, donnez-moi
donc une de ces conséquences en exemple.
— Non, non, s’écria-t-il, vous n’y verriez rien …un
bond pareil ? C’est trop, ajouta-t-il en riant, pour
quelqu’un qui a des jambes.
Mais, comme j’avais eu un geste d’irritation, mon
malade, qui ne craignait rien tant que la colère,
mît sa main sur la mienne, et d’une voix blanche
et comme exténuée par le poids d’un aveu, s’écria :
« Vous savez bien qu’il y a les pierres, celles qu’on
appelle des pierres précieuses, peut-être parce que
l’on n’en connaît pas tout le prix. On vous a dit
qu’elles faisaient tomber les femmes… Elles sont
le destin de celles qui ne les ont pas vues. »
Je devais regretter amèrement d’avoir traité cette
affirmation avec légèreté. Quand je déclarai à
M. Sureau que je ne croyais pas à la vertu des pierres,
à mon grand étonnement, il se hâta de donner
dans mon point de vue, comme si je lui avais fourni
à la fois l’idée et le moyen de détourner la conversation.
— J’ai voulu frapper votre imagination, me dit-il
en riant. Un jour viendra où vous me rappellerez
ma boutade. Il arrive que nous marchions au dedans
de nous-mêmes. Mais il est besoin d’un objet
plus réel que nature, pour forger l’unité de la pensée
et de la vie. »
J’eus la maladresse de l’interrompre encore. « Tantôt
ce que vous dites m’enchante, Monsieur Sureau
et tantôt cela me paraît faux à crier. Pourquoi ne
pas me parler maintenant de l’ombre que vous
nommiez Iris, en la laissant où elle est, dans votre
esprit d’enfant qu’elle m’éclaire si bien ? »
Il leva les yeux vers les façades voisines d’où la
lumière se retirait. Mon regard y rencontrait un
crépuscule tremblant, l’image d’une inquiétude
qui n’appartenait dans mon cœur qu’à la plus inexprimable
tendresse. Ce qu’on voyait semblait si
loin qu’on n’aurait pu le décrire qu’avec des pensées.
Je ne reconnus pas ma voix quand je lui
demandai pour la deuxième fois de me parler
d’Iris.
« Iris aura dormi ma vie », me répondit-il brusquement,
comme pour se débarrasser d’une question
importune. Mais un médecin n’est pas homme à se
contenter d’une image. Je m’enquis avec une insistance
affectueuse de ce que ses dernières paroles
signifiaient et comme il prenait le parti de se taire,
je lui demandai carrément pourquoi Iris avait
dormi sa vie :
« La nuit l’attendait partout, soupira-t-il, dans
mon amour et jusque dans le cœur d’un homme
triste qui ne pouvait pas s’approcher d’elle sans
devenir la bête noire de ses propres regards.
« Je vous assure que c’est un grand malheur pour
un infirme de devenir amoureux. J’ai été victime
d’un accident, vous le savez, qui fait de moi un
monstre. Mais vous êtes-vous clairement mis en
tête que mon corps ne pouvait pas être compris
dans l’idée que je me formais de mon amour ? Il n’y
a rien de plus étranger que lui à l’existence de mes
regards qui vont sans moi sur un versant où il ne
fera jamais assez noir pour la souffrance qui les
suit.
« Je ne peux pas aller vers l’objet de mon amour
sans que tout le poids de ma chair se dresse comme
un mur pour nous séparer. Alors, l’illusion qu’elle
aurait pu m’appartenir vient frauder en moi l’idée
que je suis et que la matière de cette idée maîtresse
vit derrière cette femme dans l’univers où je l’ai
vue me dédaigner. Dans les brumes empoisonnées
du rêve et de la délectation morose, il est fait
échec à la vérité fondamentale du monde, qui veut
que la plus belle expression possible : « Je suis »
ait tout son prix dans le mot le plus doux, le mot
qui dit : « Tu es ». Aberration mortelle. Car ces
deux affirmations, les plus riches de toutes, ne
valent qu’autant qu’elles posent un troisième élément,
celui qui les unit dans l’existence d’un contenu
matériel, que j’ai eu trop longtemps la prétention
d’anéantir dans l’acte d’aimer.
« Heureusement que je suis à la veille, peut-être,
d’en finir. Depuis les derniers froids, j’ouvre les
boîtes de cigarettes comme des paquets de
cartouches ; et, sous l’œil amical de ceux qui me prennent
pour un autre, je trouve enfin le moyen
d’abuser de tout » et, soudain :
« Il me semble que la clarté de mes discours y
gagne. Si mon corps n’est pas compris dans mon
idée de l’amour, peut-être que je comprendrai
mon amour dans l’idée qu’il peut se faire de mon
malheur. »
Ma femme disait de M. Sureau qu’il était à plaindre
et moi, je crois fermement qu’il a aimé son
infortune. Il ne pouvait pas maudire une condition
où la souffrance était redevenue naturelle. Et, connaissant
dans sa constante douleur le langage de
son âme, il se familiarisait avec une profondeur
où Petite-Fumée avait sa ressemblance dans un
charme inné. Maintenant que celle qu’il aimait
fuyait ses accès de fièvre et ses cris, c’est son amour
même qu’il souhaitait d’épouser en eux comme
une essence fabuleuse dont il aurait touché les reliques
sur son corps d’écrasé. Parce que cette femme
avait mis tant de vraie douleur, comme un trait de
lumière, dans sa plainte d’infirme, il voulait penser
à elle avec ses blessures ; il lui semblait qu’elle
serait pour lui comme le don de vivre dans le
déchirement de l’aimer.
CHAPITRE IV
Un voyage de quelques semaines m’avait éloigné de
M. Sureau. Après un congrès auquel j’avais dû
assister, la fantaisie me vint de passer en Angleterre,
où je revis avec plaisir, sous un ciel de printemps,
la ville d’eaux où j’avais connu celle que
je devais épouser. Dans tous les endroits que je
revoyais je pensais à elle, mais j’avais tellement
besoin de repos, que j’attendais le soir pour lire ses
lettres. Et je ne m’aperçus qu’à la longue, et comme
par hasard, que ces lettres étaient vagues et très
brèves et comme écourtées. Une espèce d’inquiétude
commençait à peser sur moi, je pensais à mon
appartement. Je retrouvais la senteur des rues, là
où je n’avais cru respirer que l’odeur de la mer.
Je pris l’avion pour rentrer. Il y avait dans mon
bureau une lettre de M. Sureau qui n’était pas
timbrée.
Nathalie, notre servante, me déclara qu’elle me
l’avait elle-même apportée. Après mon départ, elle
s’était entendue avec mon malade pour consacrer
au soin de son intérieur les heures qu’elle ne passait
pas à mon service. Je fus heureusement surpris
d’apprendre que ma femme avait facilité cet arrangement,
c’était la première fois, depuis le commencement
de sa maladie, que je la voyais comprendre
un projet et en favoriser l’exécution.
La lettre de M. Sureau me déçut : Elle contenait
des considérations sur la sagesse qui sonnaient faux ;
des choses qu’il me disait dans un dessein précis
mais dont la portée m’échappait. J’aurai résumé
la première partie de cette lettre, quand j’aurai dit
que pour la première fois, il m’apparut que M. Sureau
était habile et qu’il cherchait à me faire jouer
un rôle. Sur la deuxième page, s’étalait un précis
d’un rêve que je me contentai de parcourir et dont
je dois passer sous silence la partie qui n’avait pas
alors attiré mes yeux :
« J’étais assis, m’écrivait-il, dans un compartiment
de chemin de fer. En face de moi s’était installé un
individu revêtu d’une cuirasse d’argent et barbu,
en qui je ne tardai pas à reconnaître le Comte de
Saint-Germain. Il a intérêt, me confie-t-il, à ce
qu’on le croie mort. Et, sans un mot de commentaire,
il me montra, dans le creux de sa main, des
pierres précieuses : saphirs, rubis, en grains ou en
grappes, dont la forme est si parfaite que la lumière
s’y veloute comme sur l’épiderme des fruits. J’avais
si longuement admiré ces bijoux que, m’arrachant
à ma contemplation, je me suis aperçu que le Comte
avait disparu. À sa place, sur le dossier du fauteuil
qu’il avait occupé, une pêche mûre qu’il fallait bien
que j’eusse déposé là moi-même avec l’assentiment…
lors d’un voyage entrepris avec elle et qui ne me
laisse aucun souvenir. En voyant que ce fruit a
gardé son aspect appétissant, je me dis : « ..... ».
Sur le quai, je cherche en vain le comte de Saint-Germain.
Si bien que le train démarre avant de me
laisser regagner ma place… »
Je fus très occupé les premiers jours. Mes malades
avaient besoin de moi. Paule me paraissait extraordinairement
nerveuse. Ses troubles avaient pris une
nouvelle tournure ; elle se plaignait de menus vols
commis à son préjudice, et je m’inquiétais d’y voir
une préoccupation qui était en passe de se systématiser.
Un jour, fatigué de chercher avec elle des
pièces de lingerie qui lui manquaient, je courus
chez son fournisseur le prier d’aller prendre une
commande. Et, ma course faite, je m’arrêtai chez
M. Sureau.
À l’heure où les boutiques se ferment, il y a de la
tristesse dans l’air. Un monde est là, où brillent
des clartés qui ne conduisent nulle part. Mais il y
naît des mots si doux que la voix même les écoute
et qu’elle se perd avec eux, comme une folle dans
son regard, comme la belle nuit d’été dans le
silence d’une reine qui tomberait amoureuse. On
regarde droit devant soi. Ce n’était pas encore mon
habitude de donner un sens à ce qui passe. C’était
le monde où la vérité était l’hirondelle des romances ;
le monde où j’ai connu un certain M. Sureau
qui n’aura, quoi qu’il fasse, parlé que pour les
hirondelles. Nous n’habitons pas un univers matériel,
et le plus simple est de s’en consoler. On a
beau faire de la vie avec de l’espace, de l’espace
avec de la vie, la folie finit toujours par briser ses
armes, et il faut mourir de n’avoir pas été…
Comme j’allais entrer dans la maison de mon malade,
il en sortit un homme élégant et pressé. Il me
sembla qu’il avait l’intention de m’arrêter. Aussi
me détournai-je précipitamment. En ouvrant d’une
façon un peu convulsive la porte vitrée de l’appartement,
je m’interrogeais sur cette déformation de
caractère qui venait peut-être de mon état de médecin,
ou qui, peut-être, avait engagé ma vocation :
je ne pouvais pas supporter qu’une minute de mon
temps échappât à mon initiative. Et je fus bien
puni, cette fois, en apprenant de la bouche de
M. Sureau que cet accès de sauvagerie m’avait fait
perdre une occasion de connaître son éditeur.
« J’ai publié des livres, me disait mon malade un
moment plus tard. Cependant, tout ce que j’écrivais
était obscurci dans ma pensée, qui n’avait pas
eu le courage d’envisager sérieusement mon état
misérable. Le même esprit qui me déguise ma
misère ne pouvait pas me fournir des données communicables.
Alors, j’ai voulu plaire aux hommes en
leur racontant les songes qui me rendaient ma vie
supportable. Le bon sens qui veille chez les esprits
les plus simples n’allait pas se renier en ma faveur.
Ils n’ont rien à oublier, eux, sinon qu’il existe des
hommes à plaindre, comme moi. »
Pour le coup, je l’arrêtais net : « Ho ! Ho ! m’écriai-je
aussitôt que je l’eus compris, voilà qui me
paraît bien audacieux. Vous vous reprochez de
n’avoir pas votre intelligence assujettie à l’idée de
votre corps tel qu’il est. Nous ne serons pas longtemps
d’accord si vous condamnez ainsi en dessous
ce qu’on me donnait à admirer au collège. Roublard
que vous êtes, vous vous imaginez que je ne vois
pas ce que votre accès d’humilité enveloppe de convictions
incompatibles avec les miennes ? Allez !
Allez ! C’est la plus haute dignité d’un homme de
croire que sa pensée le délivre de lui-même ; et
votre noblesse à vous d’avoir grandi en dehors des
épreuves que vous infligeait votre destin. Souvenez-vous
de ce qu’ont dit les philosophes à qui une
patience comme la vôtre pourrait servir d’exemple.
— Oui ! Oui ! ricana-t-il, je le sais : chacun
échappe comme il peut à la pensée qu’on l’a conçu :
Celui qui revoit Iris dans Petite-Fumée, celui qui
renie l’une et l’autre, et moi, et vous, enfin, tous,
tous. Mais personne aussi facilement qu’un philosophe.
Parce que celui-ci n’est entré qu’en idée
dans un monde qui, malheureusement pour lui,
naissait à soi-même en même temps qu’à la limpidité
de ses paroles. Il n’est pas près de comprendre
le rôle unique de la pensée qui consiste à unir de
plus en plus étroitement dans le fait de conscience,
à identifier presque l’action d’éprouver et l’acte de
se connaître. Voyez, il faut consentir à être celui
qu’on a la prétention de sauver.
« Or partout où quelqu’un se met à penser un sort
est jeté sur le réel qui s’évanouit aussitôt. Les hommes
ne savent pas qu’ils se séparent d’eux-mêmes
en ôtant de leur idée du monde ce qui leur permet
de se connaître en lui pour ce qu’ils sont ; et que se
penser comme indépendant de ce qui est, c’est ne
rien penser du tout, je suis assez bien placé pour
en parler, n’ayant, de longtemps, fait autre chose. »
Quelque chose passa dans l’air : une ombre, un son, je n’aurais pas su dire lequel des deux venait
de donner la mesure de mon attention en ne m’effleurant
qu’à peine. Mais M. Sureau jeta un coup
d’œil furtif vers le lit que l’on apercevait derrière
les rideaux de mousseline qui fermaient l’alcôve.
Quand il reprit la parole, je m’aperçus que sa voix
était bizarrement altérée et comme meurtrie par
ces notes sourdes qui sollicitent l’attendrissement.
« Blessé à vingt ans et précipité dans une infirmité
qui devait durer toujours, j’ai voulu échapper par
tous les moyens aux conséquences morales de cette
diminution. J’ai tout fait pour ne pas avoir des
sentiments de malade. Il me semblait que je pouvais
vivre comme les autres et j’ai vécu comme eux
mais plus mal.
« Votre malade a peu d’esprit mais assez de jugement.
À la guerre, mon courage était celui d’un
autre pour lequel je souhaitais qu’on me prit ; et
j’allais au feu sans y aller, bourrant de ma peur le
spectre de mon amour-propre. C’est si vrai que ma
blessure, en m’atteignant dans ma dignité d’homme
et de fat, anéantit d’un seul coup ma bravoure et
ma prétention à la bravoure.
« Je ne pouvais pas souffrir les éloges qu’on m’adressait.
J’avais été dupe de ma vanité, voilà tout ;
victime d’une guerre que j’aurais inventée pour donner un cadre convenable à mon uniforme de
lieutenant. Si j’entreprenais d’exposer ce point de
vue, tout le monde se récriait. Quelques interlocuteurs
plus avisés que les autres me félicitaient avec
sobriété de ma patience. Or, ma volonté était amputée
de tout ce qui lui manquait dans mon corps
pour s’affirmer. Il n’y avait toujours que ma vanité
d’intacte. J’ai voulu lui donner des entrailles. Et ce
fut là mon amour.
« Mes larmes ne me suivaient plus mais elles brillaient
je ne sais où, me laissant seul avec mes yeux
dont mes regards n’étaient plus la chair. Ainsi,
pendant des années, j’ai vécu de l’idée que j’étais
un autre, me cuirassant contre ma vie aussi naturellement
qu’on laisse bavarder une folle. Chacun s’escamote
comme il peut ; et le plus fort est que je
n’eus aucun mal à élever mon moi sur une contradiction
dont mon esprit n’aurait pas voulu. Cela
allait tout seul parce que c’était inconcevable, et
qu’il n’y a de négation possible qu’en deçà de ce
qu’un homme peut concevoir. Dans la condition
heureuse où mon illusion me plaçait, chaque événement
se mettait de lui-même hors du doute, car
il passait mon espérance ; et s’il s’attribuait l’être,
c’était à la façon de l’idée de Dieu qui, dans l’au-delà
du jugement, donne prise à la pensée que nous
sommes.
« Mais le monde est trop petit, il faut n’y faire
qu’un avec sa peine et se méfier de son esprit sitôt
qu’il promulgue autre chose que la loi pure et
simple de ce qui est. J’ai tout de même fini par me
demander ce que mon amour pouvait tirer d’une
âme fermée à elle-même. Et il ne m’a pas été difficile
de discerner dans mon aveuglement une façon
supérieure de m’escamoter, de ruser avec ce rêve
où chaque homme croit s’ensevelir vivant comme
j’ai fini par y réussir à mon tour. Car moi aussi je
me suis à la longue absorbé dans la tendre nuit de
mon cœur.
— Oui, lui dis-je, chacun veut refermer sur lui les
paupières de ce qu’il aime.
— Sitôt que je pense à Petite-Fumée, maintenant,
il me semble que mon malheur est avant moi dans
mon amour ; et que c’est lui seul qui se contemple
à travers une lumière attentive, innocente, qui fait
de moi le cœur de celui que je suis. Le mensonge,
à la fin, s’évanouira du monde où j’épuise toute la
douleur possible dans l’acte de me connaître et
vous verrez, ajouta-t-il en jetant un regard sur les
rideaux abattus devant l’alcôve, vous verrez ce que
sera la surprise de vivre le jour où les choses
s’ébranleront. »
CHAPITRE V
Jamais notre conversation n’avait été aussi singulière,
aussi hallucinante qu’à ce moment où nous
nous comprenions très difficilement, mais sans cesser
un seul instant de nous comprendre, je crois,
et où c’était la même ardeur qui éclairait d’un jour
différent nos pensées, et nous partageait inégalement
ses rayons comme à deux promeneurs cheminant
l’un à l’ombre de l’autre dans le soleil d’été :
« C’est une grâce pour l’amour, lui dis-je encore,
de ne pas savoir ce qu’il fait. « Mais il me répondit,
oui, quand c’est de vous qu’il s’agit, mais, pour
moi, aimer c’est donner à ma dégradation physique
des yeux pour me voir et une conscience pour me
juger. Je ne suis l’homme de mon cœur que dans
la honte d’être vivant.
« Les autres sont comme moi en dehors de leur
amour. Mais rien ne les sépare de lui. On dirait que
leur corps entre sans les éveiller dans l’idée de ce
qu’ils adorent. Ils sont, eux, comme l’inconscience
de tout ce qui est, mais aussi la douce certitude
de ce qui est trop beau pour apparaître. »
Un moment, il hésita, reprit plus bas : « Leur
corps ne les retranche pas de ce dont il a faim. Il
leur ouvre un paradis spirituel dans tout ce qui
est tout pour lui : parfums, chansons… ce n’est que
sa misère qu’il me révèle à moi, comme la raison
d’être de mon existence, qui ne fait qu’une avec
mon malheur. » Et, comme s’il avait évité de justesse
une occasion de trop se trahir :
« C’est ici, ajouta-t-il, que commencerait le livre
que je souhaitais d’écrire autrefois : peu de pages,
aussi limpide que possible, de la clarté en mouvement.
Après avoir analysé l’amour en général, ou
avoir demandé à quelqu’un d’aussi obligeant que
vous de me peindre le sien, je le montrerais retourné
contre lui-même dans une nature déshéritée comme
la mienne, où il fait place nécessairement à la connaissance
de soi, source intarissable du pire désespoir.
Ensuite, et ce serait le plus difficile, j’expliquerais
comment il pourrait se faire que l’amour
se changeât en connaissance sans cesser d’obéir à sa
propre attraction qui en fait le centre de l’univers ;
et, puisque c’est de moi qu’il s’agit, je définirais
l’effort que je voudrais encore accomplir pour
aimer l’amour qui m’a donné la force de me connaître.
Car je ne désespère pas de dresser la loi
dont je suis sorti contre les accidents physiques qui
l’ont bafouée en moi. Chacun serait l’ennemi de sa
nature s’il croyait condamner en elle l’incohérence
du monde ; et il est assez significatif que l’on soit
prêt à se rejeter tout entier pour une idée qui porterait
en elle l’intelligence de tout. »
Je lui répondis que je l’avais compris et que je
savais ce que c’était que l’amour, mais qu’il me
paraissait bien difficile de le lui dire. Il me pressa
pourtant de parler : le nom de ma femme me brûlait
les lèvres. Je vis la claire salle à manger où
l’odeur des fusains pénétrait par la fenêtre ouverte
à l’heure matinale où elle m’attendait en beurrant
du pain bis. Un instant, je suivis les rives dorées
de l’Itchen où la voix des jeunes anglaises se mêlait
au bruit des rames sur l’eau. Le crépuscule
descendait lentement sur la chanson sortie de mon
cœur, car il fallait qu’il fît nuit pour que le visage
de mon amoureuse redevint tout à fait visible. Elle
m’apparût enfin assise au bar du Palace où nous
avions soupé : elle venait d’allumer une cigarette.
Son visage brillait à travers la fumée. La faible
lumière des lampes avait mis un manteau d’argent
pour s’approcher d’elle. Je me souvins qu’un instant,
la beauté de cette femme avait été l’expression
même d’un univers qui se passait de nous. Il
y a des visages dont la pureté nous est si lourde
qu’ils traversent les regards et tombent au fond de
l’âme comme une pierre dans l’eau. On peut toujours
perdre son temps, ensuite à examiner celui
de la personne que l’on aime. Les yeux ne sortent
jamais, même quand ils la voient, de leur extase
intérieure. C’est tout au plus si le regard cherche
sur elle la preuve que la lumière est bien réelle.
Mais sans doute que cet infirme le savait trop bien
et je trouvais cruel de lui évoquer un amour heureux.
Il fallut toute son insistance pour me décider.
Le désir de développer une thèse rend un
homme impitoyable même vis-à-vis de sa propre
souffrance. Je dois dire qu’il pâlissait en m’écoutant
lui parler d’une femme, la mienne, d’après ce
que je lui avais laissé entendre.
« Même quand j’étais près d’elle à la toucher, lui
dis-je, je ne la voyais pas ; mes yeux étaient l’existence
même de sa chair et leur lumière son sourire
incroyable ; ils épanouissaient dans ses traits une
flamme qui brillait au fond de mes songes. On ne
sait pas jusqu’où cela va de regarder au visage
quelqu’un dont on a tant rêvé. On essaie inutilement
de reposer sa joie sur elle et d’interrompre le
cours de sa rêverie dans la contemplation des beautés
qui nous ont permis de la reconnaître : on dirait
que le regard ne la regarde pas, mais qu’il se désincarne
dans sa physionomie et ne s’y pénètre que de
son pouvoir, indéfiniment, comme si, divisant ses
rayons sur leur propre douceur, il s’éveillait dans
cette rose vivante à toute la clarté qui lui fût donnée.
C’est un peu fort qu’il y ait dans ce monde
un objet étranger à l’espace et si extraordinairement
imprégné de sens que, même hors de nous, il
ne peut nous être qu’inférieur. Je l’ai vérifié de mes
yeux. J’ai vu la figure d’une femme remonter en
dehors de moi le cours de mes songes et mon esprit
sortir en elle de ses liens, se revêtir de l’existence
du ciel et des arbres comme de l’éclat dont il doit
nécessairement se parer pour me prendre, mon
cœur et tout, au dedans de lui-même. Toutes les
fois que je vais vers celle qui m’attend, je ne sais
pas si je marche ou si je cours, ce sont les choses
que je vois qui m’approchent d’elle en ne faisant
qu’un avec nous, en s’absorbant dans une pensée
que mon âme a voulue plus belle afin de mieux s’y
cacher. C’est tout le bonheur d’avoir sa conscience
dans ce qu’on atteint, dans cette douceur, devant
nous où notre enfance se fait femme… »
Il m’interrompit :
« Vous qui êtes libres de vous aimer, le monde ne
se fait si grand que pour mieux vous unir. »
Parole douce comme un souvenir dont toute pensée
serait absente. Je le regardai, avec surprise. Au
bord de la Manche et sous les chênes de Highfield,
partout où ma femme m’avait pris le bras, j’avais
senti que la distance était la lumière de notre
amour. Et quand j’avais dû lui dire au revoir, ce
n’était pas vers elle que mon dernier regard s’était
tourné, mais vers les acacias nains du perron, vers
les murs roses de la villa qu’il fallait quitter pour
un jour… Le monde est fait pour les amants.
L’étendue a été créée pour qu’ils y soient comme
des rois dans leur attente. Et c’est un point sur
lequel nous devions être d’accord, M. Sureau et
moi, puisqu’il allait prononcer les mots suivants :
« L’espace flotte sur le songe d’où nos regards nous
ont tirés. Chacun naît de ses yeux… »
Je ne comprends pas encore comment j’ai osé le
reprendre et je lui ai dit :
« Chacun naît de celle qu’il aime. »
Et lui :
« Chacun naît de son cœur dans les yeux de celle
qu’il aime. »
Je venais à peine d’entendre ces mots que je vis
avec étonnement M. Sureau pâlir. Même, sa lividité
s’accentua tellement dans les premières secondes,
que je m’attendis tout d’abord à le voir s’évanouir
et que déjà, les bras prêts à recevoir son corps,
je me précipitais vers lui quand il m’arrêta d’un
geste impérieux avant de poursuivre :
« Vous expliquez les choses comme il faut : dans
les baisers de ceux qui s’aiment on dirait que le
monde ferme les yeux sur sa nécessité. Ils sont la
joie du monde. Tout est présent parce qu’ils sont
eux. C’est bien ce que j’avais l’intention de vous
exposer. Mais je ne sais pas comme vous, prendre
ce que je dis dans le cœur et dans la tête de celui
à qui je m’adresse ; et c’est une bien mauvaise condition
pour écrire un livre sur l’aimer et le connaître. »
Du temps passa : « Toute la vie est là, disait mon
malade, toute la vie est là et c’est dans cet instant
que son regard me fit peur. Dans le silence angoissé
qui nous sépara, un bruit venait de se faire entendre,
une sorte de résonance floue, difficile à localiser
et qui semblait ne me parvenir qu’à travers le tressaillement
de toutes les choses qui nous entouraient.
On aurait dit que quelque chose avait bougé près
de nous dans de l’inerte, pour y devenir plus
inerte encore. La sensation que j’avais éprouvée
était désagréable, si bien que j’accueillis avec soulagement
les paroles de mon interlocuteur :
« Quand un homme s’approche de son amie et qu’il
la touche, il pense devenir le rêve où il la touche.
C’est comme s’il lui disait en la voyant : « Je suis
un hôte au dedans de mon être sitôt que mon regard
est toi ». Et si grand que soit le monde, sa vie est
prête à le couvrir en entier du moment que ses
yeux ne font qu’un avec celle qu’il aime ; il faut
bien que son amour l’enveloppe de tout ce qui
existe dans ce bonheur de la toucher qui a son
cœur partout… Que n’est-elle alors un peu plus
réelle, s’écria-t-il soudain, avec un geste hystérique,
pesante comme le sang sans vie, plus lourde
d’un stylet sous le sein ». Mais devant ma mine
ahurie, il se calma et, les yeux ailleurs : « Rien de
plus naturel, reprit-il, pour un amant, que de se
revêtir dans ses caresses du songe qui les dirige et
de n’aller ainsi au fond des choses qu’à travers
l’infini où il les a conçues, la conquête de la joie ne
tient peut-être à rien d’autre, ajouta-t-il en pensant
visiblement à autre chose et les yeux dans un
songe où il s’enfonçait sans sa voix.
Et chacun aspire à ne plus se trouver pris entre la
vue de ce qui est et une certaine idée innée qu’il avait
de la vie et qui lui parlait du bonheur. Mais si c’est
une opération naturelle, un homme comme M. Sureau
n’y pourrait que vomir M. Sureau. Car je ne
vois en lui d’infini que l’horreur d’un tourment
réduit à se comprendre et il a approfondi jusqu’à
l’écœurement le mystère de la connaissance. Il sait
pour son malheur qu’elle est née dans sa vie de la
défaillance de l’amour, « la défaillance, répéta-t-il,
la défaillance de l’amour… »
« Dans les yeux que je regarde, il n’y a qu’un peu
plus de jour pour m’aider à me connaître. Il s’allume
des larmes à ces clartés, toutes les larmes,
comme si mon corps lui-même voulait se voir périr.
Si vous saviez combien je crains toutes les expressions
de la désolation de peur de tout y comprendre.
Le cœur d’un homme est un fardeau trop lourd pour
la pensée. C’est de la chair qu’il est le cœur… »
Mon insistance était cruelle, je le sais bien : j’aurais
dû interrompre cette conversation qui lui faisait du
mal. Et je me suis bien des fois demandé si l’exaltation
qui le gagnait par ma faute n’avait pas précipité
le dénouement que nous déplorons encore, sa
famille, ses amis et moi. Mais comment ne pas être
tenté de lui démontrer que je l’avais compris. Un
sophisme — nul ne s’en étonnera — agissait dans
ma vanité, me persuadant que je donnais du prix à
ses spéculations en les lui retournant sous la forme
d’une expression personnelle et que je l’attachais
ainsi à sa destinée qu’il ne pouvait souffrir qu’à la
faveur de pareils artifices :
« Il existe un pays, lui dis-je, le plus divin de tous
qui a sa clarté dans les serments », et, comme il avait
perdu le souffle, cette espèce de provocation le fit
repartir de plus belle. Mais, tout en me parlant, il
me regardait avec une espèce d’animosité qui me
surprit de la part d’un homme si courtois et trop
égoïste pour se former une opinion vraiment profonde
sur la pensée des autres :
« Dans l’amour partagé on ne voit pas les objets,
on leur donne la vie ; si on les perçoit, c’est, non
pas par un acte de connaissance, mais par un acte
de création.
« Celui qui est aimé apprend tout de son amour,
même le nom et la couleur des choses et ce qu’il
doit penser d’elles, qui ne font qu’un avec son
amour pour lui inventer le bonheur.
« Mais un amour malheureux n’est qu’un chemin
dans nos pensées. Il s’est brisé sur le monde pour
donner toute la richesse possible à l’idée que l’on est
seul. Il n’y a rien de plus atroce pour quelqu’un
d’un peu passionné, que ce tourment de vérité où
sa douleur le regarde, — où il lui semble que toute
la douleur du monde est dans la sienne pour le
juger.
« Je n’en serais pas sorti par mon seul amour, c’est
la force de mon malheur qui m’en a sorti. Je me suis
débarrassé par la vue de mes faiblesses, de ce qui
empêchait mon amour de se faire homme pour me
chasser. On dirait qu’une passion dont je suis
devenu le sang et la force achève de se dépouiller
en moi de son humanité. Et quand Petite-Fumée
vient me voir maintenant, je sens que je pourrais
lui dire : « Je suis entre les choses et toi comme le
chant qui t’élève sur elles et le cœur qui s’y déchire
pour allaiter ce qu’il connaît de ce que tu lui caches.
J’ai mis le monde entier, tu entends, comme un
matin dans ta douceur de femme, et je n’ai qu’une
goutte de mon sang à t’ajouter pour te rendre plus
vivante que lui. Un songe de plus pour prolonger
la nuit où je l’ai prise — et qui couvrira tout, ajouta-t-il
en me dévorant avec ses yeux de fou, même
la nuit d’ici ; car ce qui est hors de moi, retour à
la cohérence, est en moi le don d’y voir ce que je
veux… Ce serait se perdre que d’en trop parler…
« Je suis celui que j’ai trop connu. L’espace était
avec moi dans mon être où il s’enfonçait comme
un couteau.
« Mon âme en est morte, mes yeux m’en ont déniché
une autre. Ce que l’étendue a tué ne se refait
qu’avec du jour.
« Il faut rendre à la vie ce qui appartenait à l’espace,
à l’espace ce qui appartenait à la vie. »
— Tout cela va plus loin que la pensée d’un homme
lui dis-je, et sans doute qu’on ne peut le comprendre
qu’à force d’en avoir souffert.
— Mais non. Tout cela est facile au contraire.
J’aime une femme et je me nie dans son idée de
l’amour : c’est pour que mon regard me cueille sur
elle. Je suis comme le flot d’azur où sa lumière se
respire ; dans la beauté dont elle est parée, flotte
toute ma vie, pareille à celle des oiseaux.
« Je suis entre le jour et sa clarté ; trop près de ce que j’aime, enfin, pour continuer de me connaître. J’épuise dans l’acte de voir la douceur d’exister ; comme pour être tout dans l’abîme où je tombe.
« Mais qu’est-ce que cela veut dire au juste, ajouta-t-il, je ? »
Je me souviens de la pensée qui me vint. Elle me donnait un peu de honte de mon indiscrétion :
« Il cherche encore la vérité, me disais-je, pour se cacher qu’il l’a trouvée et qu’il ne lui reste pas autre chose de l’amour. Maintenant qu’elle a pris en lui toute la place, il s’aperçoit qu’il n’y a plus à sortir de cette clarté qu’il est devenu. Le voilà entré vivant dans l’impersonnel. »
CHAPITRE VI
Il avait interrompu mes réflexions pour me dire un
mot que je veux rapporter, car aucun ne résume
mieux notre débat :
« Si l’on ne prend pas sa vie dans son cœur, si l’on
n’est pas compris naturellement dans l’unité de
l’univers et de soi-même.
« Il ne reste plus qu’à entrer dans les voies du
génie ; et c’est bien le pire destin, mais un homme
retranché n’a pas d’autre ressource.
« Vous croyez alors qu’il est facile d’avoir du génie ?
lui dis-je. »
Un oiseau chanta très loin. On entendit le cri d’un
batelier : une écluse s’ouvrait. Les péniches voyagent
quand il fait noir :
« Le génie, me dit M. Sureau, n’est qu’une affaire
de force morale.
« Même quand nous sommes le rebut du monde, il
nous faut avoir le courage de nous séparer de nous
plutôt que de lui. C’est une force que l’on trouve en
regardant son cœur où chacun est aussi misérable
que le cours des événements a pu le rêver. Et celui
qui rentre en lui-même va au-devant de cette union
où le monde ne voulait pas d’un homme et qui n’est
pas moins complète, que des baisers la favorisent ou
que le retour à l’innocence l’opère à lui seul. Mais
qu’il faut d’énergie et qu’il faut de faiblesse pour
faire de sa chair une lumière où les choses soient
seules avec les choses. Quelle charge à porter, toujours
plus lourde à mesure que les jours passent, quel
écrasant fardeau qu’une vie de plus en plus difficile
à échanger contre la pure flamme qui nous l’a donnée
et qu’on n’aura nourrie de tant de souffrances
que pour remplir de plus d’échos la voix avec laquelle
on lui dit non. Il nous faut nous dépouiller de
tout, aller en nous lentement à la recherche d’une
clarté assez fragile pour que rien ne se vive plus que
penché sur elle et la préservant. L’union dont le
monde ne nous a pas jugés dignes, il faut, coûte que
coûte, l’accomplir… Si ce n’est pas un anneau de
diamants que ce soit un anneau de verre, et qui se
brise en touchant le sol, mais dont le tintement brille
au-dessus de l’espace pour celui qui n’est plus que
son propre fantôme, et qui pâlit à côté de ses souvenirs. »
Je ne sais pas pourquoi j’eus peur tout d’un coup ; et
je faillis pousser un cri, comme pour l’avertir d’un
danger que son émotion nous faisait courir : « Où
prenez-vous ce que vous me dites, m’écriai-je. J’ai
la bizarre impression que vous ne me parlez pas pour
être entendu. On dirait que vous voulez me faire
partager toute la peine de quelqu’un qui meurt.
Voyons, ajoutai-je sur un ton faussement amusé, je
ne saurai donc jamais ce que Monsieur Sureau veut
dire quand il me parle du génie ?
« C’est la lumière de la naissance : elle est à tous
comme la mort. Chacun la trouve au fond de lui
comme la douceur d’une union à laquelle la vie ne
pouvait pas s’égaler. »
Il se leva et j’essayai de me convaincre qu’au fond
son visage ressemblait à tous les visages. C’était le
corps qu’il avait triste : Il avait l’air d’un oiseau des
ruines.
« Regardez, disait-il, droit devant vous, où le lointain
est tout ce qui reste du jour. Je pense qu’il fait
assez clair, regardez. Regardez à en perdre les yeux
ce qui est trop loin pour être même aperçu. Quand
vous croyez y voir encore c’est ce qui est en vous
qui vous voit, votre regard, votre regard est la clarté
dont vous êtes la chair. Il se déchire dans ce qui
brille sur la pointe de l’instant si doux qui vous a
fait don de vous-même. »
Il changea de ton :
« Ici, l’air du soir est la tristesse d’une chanson qui
n’est pas faite pour nos lèvres. Le soleil a disparu ;
et il y a juste assez de lumière dans le ciel pour nous
porter bonheur. Sous les platanes du boulevard s’allonge
l’ombre d’un enfant qui a cueilli des violettes
et qui, en s’éloignant, les oublie… On dirait qu’il
n’y a dans le monde que notre cœur de réel et son
angoisse comme une main fermée sur la vie. »
« Aussi chacun attend la nuit. Plus on a les yeux
grands, mieux on y prend sa part de peine. »
CHAPITRE VII
Personne ne comprenait rien à cet homme, je peux
le soutenir, moi qui ai bien vu son véritable tourment :
avant son malheur, il passait pour vain et frivole,
il avait le goût des belles filles dans le sang ;
et il ne se désintéressa pas d’elles quand elles commencèrent
à le mépriser. Tout le temps qu’un
homme est aimé, il ne connaît pas plus loin que son
amour. Du moment qu’on ne l’aime plus, il ne lui
reste qu’à se connaître, à supposer l’existence du
monde pour faire aboutir dans le granit de la mort
le supplice de se connaître. Mais Monsieur Sureau
voulait, dût-il y briser son cœur, réintégrer son
amour au sein même de la connaissance de soi. Et on
ne peut pas croire combien il souffrit de ne jamais y
parvenir. Je ne sais pas pourquoi cette prétention
avait le don de me tirer des larmes de compassion.
Encore aujourd’hui quand je revois son maigre
visage, et que je me rappelle certaine façon très
triste qu’il avait d’affirmer qu’il était heureux, une
tendresse sans égale envahit mon cœur ; et je tends
en vain mes bras vers cette ombre d’un malade à qui
je n’ai pas assez répété qu’il était mon ami. Il méritait
bien qu’on se donnât la peine de l’aimer. Car
son épreuve était au-dessus de ce qu’un esprit peut
penser et il n’eut que sa folie pour la conduire jusqu’au
bout, et quelques prétextes empruntés à des
ouvrages que personne, sauf lui, n’a lus jusqu’au
bout.
Il se faisait de l’amour une idée si haute qu’il pensait
la trouver toujours entre sa peine et lui : son
courage prendrait le dessus ; il parlerait. Sa vie deviendrait
l’orgueil et son corps l’humilité de son
amour : « Tu verras, disait-il en me tutoyant tout
d’un coup ; il n’y aura rien de moi, désormais, dans
le don de la voir, que sa beauté à elle, comme une
lumière détachée de la lumière et qui me chercherait
dans les choses. Car on peut, dans sa passion,
aller plus loin que son cœur. » Il n’avait jamais
entretenu de désirs que pour rendre sa douleur aussi
réelle que lui-même ; et s’il descendait de si grand
cœur au fond de sa misère, c’est qu’un homme ne
peut se révéler qu’à ce prix la dimension surnaturelle
de l’amour.
C’était bien la première fois qu’un homme s’enfonçait
dans son amour à la rencontre de lui-même ; et
qu’il y prenait des lumières pour se connaître et la
force qu’il y fallait pour ne pas en mourir ; car c’est
une connaissance dont nous ne touchons le fond que
dans l’horreur de celui que nous sommes ; et bien
nous vaut qu’elle soit la faveur d’un visage assez
ardent pour nous donner le jour, pour nous le tirer
de notre âme. Je comprenais pourquoi cet homme
disait de Petite-Fumée qu’elle avait du matin dans
les traits.
Son rêve brillait avec d’autant plus d’éclat qu’il approfondissait
mieux l’abîme de misère qui l’en séparait.
Car ce rêve était en lui et hors de lui comme
la souveraineté de l’être sur sa condition, comme une
unité en chemin dont il mesurait toute la force dans
l’étendue des maux qu’elle lui faisait accepter. Sitôt
qu’il descendait en lui-même, il marchait dans une
lumière puisée aux sources de son cœur, il y venait
à bout de se nier comme homme pour qu’il n’y ait
en lui que l’aimer à l’origine de son amour.
— Ce qui brille dans la beauté d’une femme, disait-il
à son médecin, c’est le bonheur dont la vie nous
éloigne.
Il aimait son mal comme une blessure qu’elle lui
aurait faite pour être avant lui dans son souffle. Il
aimait sa vie que son mal avait mise en lui ; et qui,
résidant à l’ombre de ses sens, en était toute la substance ;
si bien que sa passion, sans avoir à quitter
son cœur, pouvait se couronner de ses yeux sur le
front de la reine des femmes.
Ainsi n’était-il plus séparé que par son amour de
celle qu’il avait dans son âme, confondue à la clarté
maternelle qu’il appelait du nom charmant d’Iris.
Et, seul avec elle depuis toujours, il la revêtait de
son regard pour la voir, de son silence pour l’entendre.
Quand il sortait de lui pour la toucher, pour ne
savoir comment la toucher, il n’entrait jamais que
dans la transparence des pensées où il l’avait attendue.
« Je me réconcilie avec mon mal, me dit-il un jour.
Je ne sais pas si c’est lui que je choie ou mon amour
qu’il me tient par les ailes ; mais il est sûr que je
m’attache à mon mal. Je crois qu’il a fallu que ce
que j’aime me brise pour être vu ; qu’il y a dans ce
que j’aime quelque chose de plus pur que l’amour,
et qui devait me jeter à terre afin de me clouer à lui.
« Ma chute m’a mis sous l’influence d’un visage : il
a fallu que je tombe pour voir qu’il était beau ; et
comme éclairé du dedans par le même esprit qui me
tire des nues et me donne le monde. »
CHAPITRE VIII
Cependant, je faisais des remarques assez alarmantes.
Monsieur Sureau devenait de plus en plus pâle ;
et maintenant qu’il souffrait davantage, il paraissait
tirer de l’orgueil de son infirmité et m’en parler
comme si elle lui devenait un titre à se faire aimer.
Quelque chose s’était passé dans cette chambre qui
donnait une assurance monstrueuse à Monsieur Sureau
— et je vais plus loin, — qui lui fournissait des
raisons de me regarder avec d’autres yeux. Cette
impression me mettait si mal à mon aise que j’entrepris
de tout observer autour de moi avec un soin
presque indiscret… Il me sembla qu’on avait changé
le lit de place. Je ne l’apercevais plus derrière les
rideaux de mousseline. Mais mon malade parlait avec
tant de volubilité, et ses yeux traquaient si bien les
miens que je ne pus pas, ce jour-là, mener bien loin
mon enquête. Il me disait :
« C’est à ma difformité d’éclairer son regard jusqu’à
mon cœur, c’est-à-dire jusqu’à elle. Car, ce
qu’elle est en passant, elle n’aurait qu’à me regarder
pour se rendre compte qu’elle l’est en moi pour toujours. »
Tout en prononçant ces paroles, il buvait à petits
coups un liquide noirâtre et qu’il appelait, je ne sais
pas pourquoi, de la tisane de sarments.
Maintenant, je n’avais qu’à l’écouter pour le deviner,
qu’à le regarder d’une certaine façon. Les belles
couleurs de Petite-Fumée se recouvraient de leur
éclat dans son angoisse de malade ; et rien ne séparait
alors cette femme — que la faveur de vivre —
de l’image d’Iris qui était en lui et autour de lui
comme la magnificence du don de chair. Quelle idée
pouvait-il se faire d’un monde qui poursuivait, à travers
les hantises de l’âme, l’avènement de son intégrité
matérielle ? Je n’allais pas tarder à le savoir :
Monsieur Sureau avait le délire de l’unité. Il n’avait
pas découvert autre chose en creusant sa tombe dans
un coin de son amour.
— Ce monde est si bien fait pour les amants me
disait-il, que chacun des deux n’y perçoit que les
regards de l’autre, et la lumière n’y voit jamais
qu’elle-même aussitôt que le jour les unit.
« Mais cette lumière, pensais-je en l’écoutant, n’a de
vie que physique : elle est tombée dans notre amour
sur une de ses déterminations matérielles, voilà
tout. »
Ce serait bien une vérité à notre taille, affreusement
triste, la certitude que notre cœur est comme un
mort sans sépulture et qu’il n’a faim que de terre.
Monsieur Sureau pensait que la lumière se fait chair
pour nous manger les yeux. Mais alors ? Comment
se reconnaître dans ses passions quand c’est le poids
de la vie qui les fait ce qu’elles sont ; et qu’elles
n’impriment en nous que le désir du monde d’en
finir avec les hommes.
Monsieur Sureau pensait que l’individu est un automate :
d’autant plus parfait qu’il a plus d’esprit ; et,
comme tel, apte à la liberté qui porte son automatisme
à la perfection. Témoin cette confidence étonnante
qu’il me fit un jour en dégustant à petits coups
sa tisane de sarments où se combinaient les saveurs
du haschich et de la ciguë :
« Au temps où mon amour était le refus de mon
humiliation, il lui est arrivé de chercher cette humiliation
hors de lui. »
Je le savais bien : si sa vigilance morale se relâchait
quelques jours, et qu’il convoitât Petite-Fumée, je le
comprenais à son trouble : le mal l’attirait, il n’aimait
alors que ce qu’il aurait pu dépraver. Sa difformité
voulait se faire esprit et s’enfoncer partout
dans son image. Ainsi satisfaisait-il à son ambition
la plus haute et la plus meurtrière : Vivre dans le
réel, à tout prix.
Il avait toute la force de ce qui pesait sur lui. Il
n’était pas assez vigoureux pour avoir du génie.
Mais il était suffisamment « à part » pour se faire
une idée de tout ce qui lui manquait ; et il ne lui fût
jamais refusé que ces clartés auxquelles un homme
dans son état n’a pas le droit de prétendre. La folie
qui m’a gagné à son contact était très douce. La lune
ne se lèverait pas plus lentement dans un calme jardin
où un prince serait attendu ; et je me serais
aperçu tout d’un coup qu’il n’y avait pas de prince,
ou que le prince c’était moi. Je me souviendrai toujours
de ce soir où il m’a dit tant de choses : Sa
voix venait de si loin qu’il n’y avait bientôt plus que
ses mains pour me parler de ses peines. Il me disait :
« Voyez comme il fait noir tout d’un coup. Il faut
que la nuit soit venue pendant que nos regards
étaient ailleurs. Mais dehors, un peu de jour s’efface
au bout de chaque branche.
« Vous pouvez regarder, allez ! La nuit attend toujours
la nuit. Il n’en ira pas autrement tant que je
pourrai dire : il fait nuit.
« Il y a toujours un peu de lumière entre ce que je
nomme et moi. Et quand je dis : voici la nuit, j’entends
courir ses pieds nus et je cherche avec elle ses
pantoufles de velours. Elle finira bien par danser,
elle dansera mais on n’en est jamais qu’au prélude
d’un air trop triste pour être entendu.
« C’est la peine éternelle d’un corps comme le mien,
qui n’est jamais tout à fait l’oubli de la chair dans
le cœur d’une femme, dans le cœur de celle que toute
ma chair sépare d’elle-même Iris. »
Avait-il manqué de sincérité, ou l’avais-je compris
de travers. Il parut soudain accablé de terreur ; et, la
voix blanche, il ajouta :
« Mais si c’est dans son propre cœur qu’un corps
oublie qu’il est chair, je vous assure… »
La porte s’ouvrit.
CHAPITRE IX
Nathalie était devant moi ; elle me dit sans regarder
Monsieur Sureau :
« Venez vite. Madame est malade. »
Je posai une question absurde ; elle exprimait l’étendue
de mon étonnement :
« Mais, depuis quand ?
— C’est comme une rage de se coucher qui l’a prise
tout d’un coup, répondit Nathalie. Et des pleurs !
des pleurs ! Elle ne se serait pas tournée pour me dire
pourquoi. »
Un homme ne conçoit bien que les peines qu’il a
causées. Il n’y a peut-être pas d’autre façon de connaître.
Chacun voit les choses à travers la place
qu’elles lui ménagent :
« C’est peut-être parce que je ne rentrais pas, dis-je
sottement, qu’elle a perdu la tête ? »
La femme de ménage secoua la tête :
« Monsieur ! elle ne s’est pas demandé une fois où
vous étiez. »
Debout dans l’embrasure de la porte ouverte, je la
regardais qui dénouait son fichu en reculant sur le
palier d’entrée. Et je surpris dans ses yeux un éclair
bizarre qui n’était pas tout à fait un regard, ni tout
à fait une pensée ; une flamme de colère dont elle
essayait d’affranchir son visage quand elle devait le
tourner vers moi, mais que je voyais alors se survivre
dans la maladresse de ses mains acharnées à
dégrafer son col :
— Ce n’est pas agréable de l’entendre se plaindre.
Aussitôt que l’idée m’est venue d’aller chercher
quelqu’un je me suis mise à courir.
— Nous allons voir, dis-je en enfilant mes gants. Où
est mon chapeau ? Mais comment avez-vous deviné
que j’étais ici ?
J’avais déjà deux ou trois diagnostics dans ma caboche
de jeune médecin. Je me retournai tout d’une
pièce.
Tout droit derrière moi, Monsieur Sureau, grand et
immobile comme un mort, soutenait le regard de
Nathalie et semblait se faire brave devant sa fureur
de bonne servante.
Maintenant, je marchais si vite que cette femme devait
courir pour me rattraper. Nous avions eu de la
peine à sortir de cette maison, bloqués dans l’escalier
par une caisse qu’on y tirait, grande comme un
cercueil ; et que j’avais piétinée dans ma hâte de
gagner la rue, mais j’avais dû aider ceux qui la hissaient
à écarter devant Nathalie. Et de mon impulsion
insolente je gardais un souvenir gênant autant
que du soin apporté par ma servante à ne pas m’imiter ;
un commencement d’angoisse que la nuit de
plus en plus opaque où nous avancions transformait
en une interrogation ; une question toujours la même
dont me laissaient porter tout le poids les visages
goguenards avec qui nous avions perdu à parlementer
les dernières minutes du jour : À quel usage cette
caisse était-elle destinée ? « C’est pour un mort ? »
avait demandé Nathalie en se signant. Et comme
je haussais les épaules en rajustant mon faux-col :
« Mais non ! c’est pour un fou » avait répondu un
des porteurs qui se découvrait malicieusement en me
regardant sous le nez.
Mon inquiétude me dépassait dans cette image de la
mort. Elle se tenait devant mes yeux, comme étrangère
à elle-même ; ou bien marchait à mes côtés. Son
ombre était plus grande qu’elle ; et la cherchait dans
cette nuit avec mes mains. J’aurais voulu frapper au
visage ces ouvriers de malheur.
Elle était d’une santé si délicate, la petite fille que
j’avais rencontrée à Southampton, un soir de pluie,
l’année précédente. C’est même sa fragilité qui
m’était apparue la première et j’avais eu peur de la
perdre avant de savoir que je l’aimais. À la sortie
d’un cinéma qu’une menace d’incendie venait de
vider, j’avais prié l’homme à barbe blanche qui l’accompagnait
de prendre mon imperméable pour la
couvrir. Et c’est comme ça qu’on fait la connaissance
de son beau-père et qu’on engage son existence.
Parce que le feu avait pris dans un vestiaire
nous étions devenus mari et femme comme pis-aller
de la solution radicale qui aurait mêlé nos cendres
si la flamme avait jailli ailleurs. Et le diable s’en
était mêlé ; et même il nous avait couru après ; car il
n’y a que son intervention pour expliquer l’étourderie
bouffonne et sinistre qui me fit envelopper machinalement
d’un imperméable une femme trempée.
J’étais tombé au pouvoir d’un moi plus prompt qui
avait agi en dessous, dans un royaume où tout se
passe trop vite pour que notre humanité nous y
suive.
Elle était si jolie que je n’avais pas su en la voyant
empêcher ma vie de se jeter sur elle, de se noyer
avec ses armes dans une nuit que son voisinage me
couvrait de fleurs. On aurait dit qu’entre elle et moi,
la livrant à sa mort par mes soins, il y avait quelqu’un
qui me la prenait par les ailes, un être sans
mesure avec l’espace et dont la figure de glace pour
toujours regardait ailleurs à travers tout le bonheur.
Toute l’horreur du monde pour lui-même, sa fuite,
plus rapide que la pensée devant les formes de son
être, ce qui fait son nom de douleur quand l’amour
veut se réduire au tourment de rester sans objet. Le
refus de ce qui est, comme une tempête de néant,
où cette femme, d’un seul de ses longs regards, faisait
l’oubli sur nous.
Depuis deux ans que nous étions mariés, je soignais
sa gorge, mais rien que sa gorge, je concentrais toute
mon attention sur des troubles qui ne passent pas
pour irrémédiables. Cependant, à travers ses pupilles
inégalement dilatées, j’apercevais, en dépit de mon
parti-pris, l’image et peut-être la menace d’un autre
mal qui aurait parlé plus clairement de la nuit d’horreur
où je l’avais prise. J’en tâtais les symptômes
malgré moi, incapable aussitôt que je les liais entre
eux de les lier à elle. Elle pouvait bien se plaindre à
chaque instant de menus vols commis à son détriment,
et toujours dans des circonstances à me rendre
incrédule ; aussitôt que mes yeux voyaient ses larmes
il n’y avait qu’un délire et c’était le mien. Elle tapait
des pieds quand j’arrivais en retard ; pour une
contrariété insignifiante faisait une scène d’enfer. Un
jour il lui arriva de changer de place tous les meubles
du salon sous prétexte qu’elle avait égaré une
paire de bas. Je ne pouvais pas m’insurger contre
une colère maladive, ni assimiler à de la folie la
passion qu’elle mettait à accuser Nathalie de lui
avoir volé ce qu’elle cherchait. Je m’enfuyais, j’allais
cacher dans mon bureau de médecin une peine
d’enfant.
« Cela ne rime donc à rien d’aimer, et l’idée qu’elle
était à moi n’allait pas plus loin que mon cœur ?
Qu’est-ce donc qu’un amour qui ne me répond pas
de ce qu’il aime ; et qui doit faire mon malheur pour
m’assurer qu’il est réel.
« Il me semble que je suis plus vieux que la vieillesse.
Je sais que la beauté est le fond de l’amour
et non le fond des choses. Il n’y a rien à faire dans
un monde pareil où l’homme n’est même pas assez
fort pour regarder en face le peu qu’il est. Celui qui
aime aime sa mort. »
CHAPITRE X
Un appel de Nathalie interrompit le cours de ma
divagation. Perdu dans mes tristes pensées, j’avais
dépassé ma maison sans la voir ; et je dûs revenir
précipitamment vers la porte d’entrée que la vieille
fille essayait d’ouvrir. Ainsi eus-je tout le temps de
voir à la lumière d’un réverbère que notre servante
était cramoisie, congestionnée, me semblait-il, par les
vêtements trop étroits et trop lourds que, du commencement
à la fin de l’année, elle endossait le dimanche.
Mais, ce qui me frappa le plus ce fut l’air irrité qui
dominait la rougeur de son teint et semblait me
menacer de tout son silence, brûlant comme du feu.
— Qu’avez-vous donc ? lui demandai-je.
— Si vous croyez que c’est agréable de courir la
ville, me dit-elle avec fureur, quand le train de
8 heures va passer. Je devrais être à la gare.
— Allez à la gare, allez, répliquai-je aussitôt, ravi
de l’éloigner.
Mais nous restions face à face, gênés par la liberté
de langage qu’avait mise entre nous notre empressement
à nous séparer. Brusquant les choses, je
passai devant elle et, tout en pénétrant dans le hall, je
lui demandai :
— Vous avez quelqu’un à accompagner ?
— Mon neveu, tiens, me dit-elle, scandalisée par
mon ignorance. Vous ne savez pas que je vais le
prendre, après vingt ans que je ne l’ai pas vu ?
Et elle partit dans un grand branle-bas de savates
qui tournait autour de la maison pendant que je
montais l’escalier.
Le lit était vide. Je traversai la chambre. La porte
qui menait à la salle de bains s’entrebâilla, mais à
peine et sans bruit. Puis ma femme, d’un seul coup,
tira le battant et tomba dans mes bras. « Mais tu
es glacée », lui dis-je. Elle était nue. Et je sentais
ses épaules froides sous mes mains dégantées. Maintenant
elle m’embrassait. Machinalement, je lui
posai une question :
— Voyons, que faisais-tu ?
— Tu le vois bien. Je m’habille.
Un peu vivement je l’écartai, mû par un sentiment
étrange qui me faisait peut-être craindre de trouver
quelqu’un dans la pièce qu’elle venait de quitter.
Sur le sol brillait une lampe qu’elle avait couverte
d’un châle bleu ; les miroirs qui entouraient la pièce
réverbéraient cette clarté ascendante, et c’est ainsi
qu’ils m’avaient donné l’illusion d’une présence, jetant
voile sur voile sur ces rayons sortis de terre
devant lesquels leur transparence semblait reculer…
Je lui parlai de ses malaises : elle éclata de rire ;
d’abord, c’était Nathalie qui avait commencé, affirmait-elle,
en s’obstinant à la trouver pâle. Elle
n’avait rien inventé de mieux pour la faire taire que
de lui donner raison. Puis elle s’était mise au lit, la
discussion l’ayant fatiguée, ou, si elle se souvenait
bien, c’était pour en finir avec ce bavardage, elle
avait horreur des paroles inutiles, je le savais, moi,
son mari. Pendant qu’elle parlait, entrecoupant ses
explications d’éclats de rire, je récapitulais toutes les
inconséquences que je l’avais vue commettre ; et
même, avec une légèreté que je regrette, n’hésitais
pas à lui en reprocher quelques-unes.
Une fois, elle avait mis toute son habileté à obtenir
de moi une somme de mille francs qui lui était indispensable
pour payer un fournisseur. Dans sa joie
d’obtenir sur le champ ce supplément de pension,
elle avait rangé sa chambre avec frénésie, brûlant
des lettres qui traînaient, la facture à payer et enfin
le billet de mille lui-même. La veille, elle avait failli
se vitrioler en introduisant de l’acide sulfurique dans
une préparation destinée à éclaircir son teint. À
chaque instant, je trouvais les poissons rouges nageant
dans une soupière et les serins frappant tristement
du bec les parois de l’aquarium.
— Tu es toujours la même, tu le sais bien que tu
as mis les poissons rouges dans une soupière.
— Oui, répondit-elle avec une mine confuse, … et
les serins dans l’aquarium.
J’avais tout vu : À une amie qui ne pouvait pas la
recevoir elle avait fait passer la carte de Monsieur
Sureau égarée dans son sac par l’effet d’une fatalité
qui ne l’étonnait même pas.
Il fallait admettre le miracle aussitôt qu’on la connaissait.
Personne n’aurait expliqué ce qu’il lui arrivait
et qu’il me fallait accepter : On me rapporte son
parapluie en loques un jour qu’elle n’est pas sortie
et que du reste l’état du ciel ne justifiait pas que
cet ustensile ait quitté son clou. Elle se fait conduire
en auto à la campagne et cherche en pleurant un
bracelet qu’elle vient d’y laisser, dit-elle. Elle ne
retrouve pas ce bijou qui n’avait pas quitté son coffret,
mais celui qu’elle avait égaré l’année précédente
à Saint-Jean-de-Luz et qui est allé l’attendre
inexplicablement sous une souche.
« Tu entends, lui dis-je, tu entends. Tu mourras
d’accident, j’en suis sûr. Tu te noieras, tu te feras
écraser par un train, tu te jetteras contre un arbre,
tu tomberas de ta fenêtre ; et c’est parce que ces
différentes morts sont trop nombreuses à se disputer
ta tête de linotte que tu es encore vivante. Mais tu
sens tous les vents qui les apportent ; tu te connais
si bien en les craignant toutes à la fois que tu ne
peux plus supporter tant d’absurdité, et alors tu sors
de ta sérénité et tu me fais une scène : tu me reproches
le billet de mille francs, les serins, la carte de
visite de Monsieur Sureau… »
Elle m’interrompit, contente de se reconnaître si
bien à travers ma diatribe. On lui faisait plus de plaisir
en médisant d’elle qu’en n’en parlant pas. Elle
m’interrompit en riant, mais sa voix trahissait une
inquiétude réelle :
— Pourquoi vas-tu si souvent chez Monsieur Sureau ?
— Tu n’aimes pas, lui demandais-je, Monsieur
Sureau ?
— Je l’aime bien, me répondit-elle, quand il se tait.
Ses paroles sont pleines d’arrière-pensées.
Je ne répondis pas, je n’avais rien à répondre. Toutes
les femmes sont les mêmes. Elles parlent à tort
et à travers et voient des intentions derrière tout ce
qu’on leur dit.
— Couchons-nous, va, petite fille ; couchons-nous.
Elle me regardait. Blonde, blonde : …On aurait dit
que l’ombre et que le soir la tiraient toute de ses
yeux ; et dans sa beauté de gamine il y avait comme
l’éclat d’un regard qui veillait sur elle. « Couchons-nous ».
Elle remettait ses bracelets, se poudrait le
nez, on allait donc pouvoir dormir.
Elle dormait. Et moi, j’étais avec son parfum de
femme dans la chambre où son sommeil l’égarait,
dominait de son souffle égal le bruit léger que faisait
l’étendue en se retirant. Un silence, cependant, montait
jusqu’à moi, pénétrant mon cœur d’une quiétude
sans limite, chaque chose effaçait son nom, un même
apaisement me venait de tout. La chaleur claire de
cette pièce où nous passions nos heures d’intimité et
l’eau paresseuse de tant de formes familières que je
voyais la meubler, le tictac de la pendule qui se
désunissait en les suivant dans mes pensées, tout,
enfin, se mirait si profondément dans ce qui l’emportait,
et, dans ce que j’en percevais encore, il y
avait un lit si doux pour l’oubli de mes sens que je
ne savais pas dans quelle ombre plus douce de ma
chair engourdie j’avais caressé l’espoir de m’y allonger
pour toujours, que je ne savais plus, pris dans la
tiédeur à mille reflets d’un fleuve en mouvement,
lequel, de lui ou de moi soulevait l’autre et l’entraînait.
C’est alors, au moment le plus achevé de mon
bien-être que je me mis à penser au danger et vaguement
sans que ma peur se définisse, à l’évoquer sous
la forme de quelque chose qu’il y avait à craindre
et qui attendait de prendre corps, une espèce de
menace à travers laquelle je poussais à l’extrême la
jouissance de mon repos, comme si je n’avais pu
concevoir qu’à travers la peur de sa disparition la
profondeur réelle et la valeur absolue de cette béatitude
que je goûtais. Mais ce qu’il y avait de plus
grave dans cette divagation, c’est que sitôt que j’imaginais
un danger, c’était d’une figure humaine que
j’avais peur et cette figure ressemblait étonnamment
à celle de Monsieur Sureau ; et je m’efforçais en
même temps de comprendre comment le visage de
mon client arrivait à personnifier pour moi tout ce
qui pouvait mettre ma tranquillité en péril.
Je ne le connaissais pas. Au fond, il n’y avait personne
de plus secret que cet individu si prompt en
apparence à dévoiler ce qui concernait son cœur.
Maintenant que j’étais loin de lui je le voyais mieux
avec son air de mystère et la lueur froide et fausse
de ses yeux dans ce sombre appartement qu’il ne
quittait jamais. Jusqu’à la pluie qui ne tombait pas de
la même façon sur ses fenêtres que sur les miennes.
Ma mémoire le dépouillait de quelques rides qu’il
avait sur le front et je m’apercevais avec une espèce
d’effroi qu’il y avait plus de cruauté que de jeunesse
dans le nouveau visage que je lui prêtais, pâle et
violent, mordu d’un sourire que les contours plutôt
sensuels de sa bouche ne pouvaient pas adoucir.
Il ne travaillait pas. Je le pensais riche.
Quelque propos qu’on lui adressât, il paraissait toujours
ailleurs. À ce qu’il venait de vous dire, il n’attendait
pas de réponse, comme s’il n’avait jamais
parlé que pour chasser une pensée dont il ne voulait
plus.
Aucun geste de cet homme que l’on pût faire remonter
à une habitude quelconque. Pas de vices connus
de moi mais une horreur de l’existence normale qui,
à y bien penser, devait tirer parti de tous et fonder
sur eux ce bizarre amour de tête qu’il me peignait
avec du feu.
La porte de la rue battit soudain avec force, retentissant
au fond d’un songe où je ne savais pas que
je venais d’entrer. Sous le choc qui faisait trembler
la maison je restai un instant aux prises avec le noir,
interloqué et cherchant quelqu’un là où il n’y avait
que moi ; me ressaisissant avec difficulté dans un
débat sans tête ni queue où se prolongeait l’étonnement
et comme l’affront d’avoir été interrompu ; et
de voir aux pensées qui me fuyaient des figures différentes
de celles que j’avais formées.
On parlait à haute voix dans le hall d’entrée. « Bon,
me dis-je de fort mauvaise humeur, voilà pour le médecin. »
Et, me tournant vers ma femme qui avait
fait un mouvement : « Tu as entendu ? »
— Reste tranquille, me répondit-elle, c’est Nathalie.
— Elle n’est pas seule, elle parle.
— Ce ne serait pas une raison ; mais il y a des chances
pour qu’elle parle à quelqu’un puisqu’elle devait
ramener Bourroux de la gare.
— Ce neveu qu’elle n’avait jamais vu ? Mais où va-t-elle
le mettre ?
— Je ne sais pas. Il doit passer quelques jours avec
nous.
Je m’enfonçai avec rage sous mes couvertures. Il
était plus sage de me taire que de dire tout ce qui
me venait à l’esprit. Quelle idée avait eue ma femme
d’inviter un individu que personne ne connaissait et
que nous trouverions dans tous les coins ?
On entendit encore des pas au rez-de-chaussée.
Puis un cri de Nathalie précédant à peine le fracas
d’une bouteille qui se brisait.
Cela commence bien, me dis-je. Mais peut-être que
je dormais déjà et que ce bruit de verre cassé, je
l’avais entendu en rêve. Telle devait être au moins
l’opinion de ma servante qui m’informa du même
coup le lendemain, qu’elle avait le ferme espoir de
garder son neveu près d’elle jusqu’à ce qu’il ait
trouvé un emploi…
« Je ne savais pas qu’il pouvait naître un homme
si bien, me dit-elle, de ma belle-sœur qui était si
méchante. Je me suis demandé en le voyant comment
j’ai pu ne pas le connaître depuis si longtemps
qu’il sait où me trouver. »
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE I
Afin de ne pas recevoir l’invité de ma servante,
je m’étais levé de table avant la fin de mon dîner.
En traversant mon bureau j’eus la surprise de trouver
un pli expédié par Monsieur Sureau. Il était
assez étonnant que mon pauvre ami eut mis cet
envoi à la poste au lieu de le confier à Nathalie qui
avait dû le voir le jour même avant de se rendre chez
moi. Mais à peine eus-je déchiré l’enveloppe que je
me retournai vivement au milieu de la foule qui sortait
des ateliers, décontenancé et un peu pris de
honte comme si quelques-unes de ces ouvrières ou
Nathalie elle-même avaient examiné indiscrètement
par dessus mon épaule la reproduction que je tenais à
la main. C’était la photographie d’un Apollon que
j’avais déjà vu au Musée du Louvre. Mais je remarquais
pour la première fois la transformation que la
force des siècles avait fait subir à ce torse de Dieu :
à travers ses mutilations successives ce corps s’était
absorbé dans une espèce de rayonnement où se gonflait
comme un fruit la forme d’une femme.
Il était gênant de se dire qu’un homme avait choisi
cette image et je pensais avec peine aux raisons qu’il
avait eues de l’aimer. Mais il fallait aller plus loin,
recevoir de bon cœur cette photographie, scruter
sur elle le dessein de l’ami qui me l’avait adressée.
Je ne savais comment me mettre à la place de celui
qui me jetait au visage, comme un soufflet, la flamme
de ces figures humaines mêlées par le hasard dans la
dureté rebelle du marbre. Un accident ou le poids
du temps, je ne sais, avait naturellement produit ce
que l’art d’aucun sculpteur n’aurait pu concevoir.
Dans les contours mutilés d’un Apollon la forme
d’une femme était venue au monde, claire comme
une source, et à peine visible entre la nudité de
l’homme et la lumière que celle-ci se substituait.
J’avais sous les yeux un objet plus réel que nature.
C’était une chose où mon regard entrait, se faisait
un peu plus profond que le jour afin de tirer de soi
l’exquise substance dont il la chargeait, souple et
tendre et bien que hors de ma portée, toute brûlante
de la douceur qui se révèle au toucher. On aurait
dit que mon regard, en se pénétrant de lui-même,
avait fait loin de moi un nid à ma chair. Et, en fait,
ce n’était jamais qu’au dedans de moi qu’il avait progressé
et tout le temps que j’avais vu la forme d’une
femme devenir en lui tout le poids d’une forme
d’homme. Si offensante que paraisse cette
contradiction, elle était inondée d’une clarté si vive que ma
pensée n’en pouvait plus sortir.
J’étais ému. Sans prendre garde à l’étonnement des
filles en cheveux que je heurtais à chaque pas, je
prononçais pour moi seul des paroles que je pouvais
d’un instant à l’autre, cesser de comprendre.
Je me disais : « Mon regard regarde dans son cœur
avec la forme de ce qu’il aime. » Cette pensée en
appelait une autre, aussi obscure, aussi peu faite
pour le grand jour du livre où je l’écris à sa suite et
qui ne retenait mon attention que pour avoir été
éveillée, elle aussi, par la vue de l’Apollon photographié :
« Dans le monde des choses que l’on peut
toucher, il y en a une qui n’est pas faite pour être
vue mais pour être aimée, un faux objet…
« Pour tant que je le caresse ou que je le frappe le
corps que j’aime ne brille jamais qu’au dedans de
moi… »
Il commençait à pleuvoir. Je hélai une voiture. Le
chauffeur avait des yeux de chat-huant dans une
large figure de lessiveuse. Je n’ai jamais pu me souvenir
du moment où j’avais donné à ce fantôme
l’adresse de Monsieur Sureau.
CHAPITRE II
Ma femme est si belle que je ne peux pas être ému
sans qu’elle se montre et que sa beauté me dise
qu’elle est de moitié dans mon émotion. Et, même
dans ma pensée, il y a quelque chose que je ne peux
comprendre qu’à la condition de lui en donner sa
part.
Mais je ne voyais d’elle que son air, une mine de
femme heureuse où sa face se révélait comme par
enchantement. Cela venait de mon regard, ou bien
sa beauté l’avait voulu ainsi. Son visage est toujours
couvert en effet de la lumière qu’elle est pour moi ; et
je ne l’aperçois que lointain comme une étoile dans
la transparence qu’elle est au devant d’elle-même.
Si je la revois en esprit, c’est en ne me souvenant
que de son éclat, et je ne sais jamais si ma mémoire
la retrouve ou si mes yeux se sont perdus avec elle
dans les clartés qui la leur cachaient.
Machinalement, j’abaissai les vitres de mon taxi.
Il me semblait que je devais respirer l’odeur des boutiques
et des arbres, mon souffle embrasserait le feu
du monde, je croyais que mon souffle enveloppait
tous les feux du monde dans mon désir d’articuler
un cri profond comme ma pensée, plein d’elle et de
son mystère. Le songe quel qu’il soit, veut être tout.
Il veut assimiler toutes les choses par la ressemblance
qu’elles n’ont qu’un instant avec lui. On
dirait qu’il lui faut tout un univers pour retourner
à sa source, mille pays et tous leurs fruits, autant de
formes qu’il y a d’étoiles pour que chacun n’y connaisse
que son amour et qu’il sente le néant de tant
d’objets qui le lui ont conçu.
À travers les hautes herbes de la ville, je fonçais de
lumière en lumière, vers le songe qui est la vie intérieure
de mon cœur. Aussi vrai que je suis un
homme, ce songe que je dis est femme. Perdu pour
moi il m’éclaire le monde où il est perdu. Il dresse
tout ce que j’aime contre tout ce que je suis.
Je me secouais, je me répétais : « Je vais voir l’un
ou l’autre de mes malades, je suis un médecin comme
il y en a tant. Claire comme est ma vie je pourrais
la prendre pour celle de quelqu’un plus. Et je ne
vois pas pourquoi je m’interroge sur elle quand j’y
laisse s’employer mes heures en une suite d’actions
où je ne me donne pas la peine de pénétrer… »
Mais je n’étais plus si insouciant puisque je savais
que je l’avais été. Au fond, je sentais bien que cette
liberté d’esprit était justement ce qui me faisait défaut ;
et que c’était contre elle que mon amour s’était
élevé. Un espace désert avait été mis au monde avec
moi et j’avais compris douloureusement que la plus
grande partie de mon existence s’était écoulée en lui
comme si j’avais dû mourir de ma fatigue et non pas
à force d’avoir vécu. Mon cœur m’avait fait entrevoir
ce que devait être le bonheur d’un homme plus
grand que nature et sauvé de l’épuisement où il avait
été conçu. Que n’étais-je cet homme, pour être son
bonheur dont le monde n’était que l’aveu !
Ces paroles sont obscures, il faut compter que les
événements les éclaireront. En attendant, je les écris
dans l’ordre où elles m’ont été inspirées, non sans
noter au passage les soins étranges que je prenais
en les prononçant à mi-voix. Je pensais à ma femme
et les yeux attachés au mouvement de la rue, j’y
cherchais des preuves de l’amour qu’elle était censée
me porter. Inutile que je m’explique longuement
sur ce genre de diversion auquel tout homme, plus
ou moins, a eu recours dans les moments où il
n’envisageait pas d’autre moyen d’échapper à une
incertitude accablante. Mais il est bon que je dise
comment cela avait commencé : un étonnement
soudain m’avait saisi : la rue était changée, je n’y
reconnaissais plus mes regards. Ils avaient dans
chaque objet autant de profondeur que dans mes
prunelles et ma pensée était en eux comme au grand
soleil de la chair la naissance des larmes.
Je regardais les magasins, les passants ; et, annonces
ou visages, je lisais tout avec mes pensées et non
avec mes yeux. Aux tableaux de ce coin de ville
je demandais de réfléchir mon âme jusqu’au fond
et, à eux tous, de fouiller à force d’images toute
l’étendue de l’avenir auquel elle ouvrait la voie.
Ainsi, examinant avec passion les étalages et les
individus, je les rapprochais mentalement comme
les figures d’un jeu de cartes étalés sur le tapis d’une
devineresse. Chaque objet qui me frappait par sa
nouveauté procurait à l’une de mes espérances un
prolongement dans l’avenir ; et, de tous les points
de l’horizon en mouvement, par mille ponts de
lumière me venait toute une cavalcade de symboles
où mon esprit trouvait autant de promesses ou de
refus qu’il portait en lui de secrets désirs. C’est
au cours de cette bizarre occupation que je fus
extraordinairement frappé par la vue d’un mannequin
de femme qui, privé de ses vêtements, gisait
au fond d’une vitrine en attendant de jouer son
rôle dans un étalage qui se montait. Un embarras
de voitures avait immobilisé mon taxi, j’eus le temps
d’examiner le magasin : assez petit, peint en noir,
sans enseigne visible. Derrière la glace, il n’y avait
avec la poupée que des plantes d’appartement et
des effets abandonnés ; le désordre laissé derrière
elle par les mains qui l’avaient jetée là. Cependant,
sur une étoffe lamée d’argent, un chat vivant se
tenait assis, attentif. Le faible rayon d’une lampe
verte prenait sous la même incidence lumineuse les
yeux ouverts de l’animal et le cadavre de coton rose
sur lequel il semblait veiller.
Au moment où le taxi repartait, une grande fille
blonde fit mine de traverser la rue ; et, au bord du
trottoir, se tint en arrêt, le bras droit étendu comme
pour donner à sa main dégantée un appui. L’immobilité
de son visage m’avait ému. Je frissonnai.
Elle ressemblait au mannequin que j’avais vu un
instant plus tôt dans la boutique… Des étudiants
passaient en chantant.
Je pourrais citer d’autres faits. En gros, tout ce
qui se passait autour de moi renouait le fil de ma
rêverie au lieu de l’interrompre. À travers tous les
aspects de la réalité mes songes me donnaient les
mains, on aurait dit qu’ils me livraient l’étendue
de mon regard comme un autre moi que j’aurais
fouillé sans trop le reconnaître. Mais ce n’était pas
tellement par le pouvoir de se combiner avec mes
pensées que le spectacle de la rue me faisait sentir
son étrangeté. Cette aptitude du monde à capter
des figures de mon imagination n’en constituait que
le caractère second, une conséquence subordonnée
à d’autres traits qui étaient les plus prompts à me
frapper. Jamais le vent n’avait été si léger. À l’entrée
de la rue des Amidonniers, où le taxi m’avait
déposé, chaque gorgée de l’air que j’aspirais avait
un goût différent. Dans le feuillage d’or des vitrines
la lumière parlait moins à la vue qu’à la chair, son
rayonnement était une source de douceur pour le
corps entier qui se penchait en elle vers l’efflorescence
de son bonheur. Aussi, je marchais de plus
en plus lentement comme si la succession des étalages
et des enseignes m’avait endormi dans mes
yeux ouverts. Cet horizon n’était qu’un songe où
mes regards se trouvaient avec moi par hasard :
une pensée de mes yeux que la dernière lueur du
soir faisait sienne. Chaque jolie passante se rendait
visible par les seules forces de sa beauté et de mon
bonheur comme une apparition dont mon regard
n’aurait été que l’ombre.
Je me dirigeais vers le coin le plus sombre de la
banlieue où était le domicile de Monsieur Sureau.
Je ne marchais pas, l’espace me portait. La terre
était aussi légère que moi dans le plaisir que je
prenais à la fouler aux pieds. Il y avait quelque part
un regard que mon amour pour cet endroit de la
ville approchait de ses yeux ; un regard pour n’être
avec le mien qu’un même amour, le don de mon
cœur à ce coin de quartier où mon rêve avait tué
le rêve. À chaque instant j’allais avec mes sens au
fond de la douceur de vivre, j’entendais, j’y voyais…
Nulle part il n’y avait de place pour ce qui n’était
pas et ma chair, à elle seule, était tout le songe.
Le sort de l’homme émergeait de l’ombre avec les
périls d’un soir si pur qu’il était l’existence même
et toute l’existence à lui seul.
Je ne m’alarmais pas de trouver mon histoire tout
écrite dans l’éclat inusité d’une vision qui pour
moi, soudain était tout. Si je pensais à ma femme
je voyais l’univers sortir de son apathie pour m’aider
à pénétrer le sens de ma présence, pour découvrir
dans certains de mes souvenirs un principe à
mes sentiments dont il tenait la clef. Ainsi le monde
où je m’avançais était mon amour un peu plus que
je n’étais moi-même. Ce monde m’avait surpris
dans mes jours pour me mener en lui vers l’oubli
de l’oubli.
CHAPITRE III
Ces pages sont obscures. Je les ai longuement préméditées
et bâties avec minutie pour qu’il soit par
elles, non pas facile, mais possible d’avoir accès à
des impressions exceptionnelles que le tout est
d’éprouver après l’historiographe de Monsieur Sureau.
Pour comprendre Monsieur Sureau il me fallait
sortir intact d’un monde qui est un univers de convention
et de mensonges. Ce que j’ai pu trouver au
cours de cette opération difficile a pu paraître recherché ;
et d’aucuns, même, se sont empressés de le
trouver beau sans vouloir considérer quelle prétention
plus fondée ils entreprenaient ainsi d’écraser
sous le poids d’un éloge si catégorique. Si quelqu’un
aspire à rendre mon livre vivant il s’agit
pour lui de ne pas se laisser retenir par les séductions
qu’il y croit découvrir. La plus émouvante
est, à chaque étape de ma recherche, à la fois
l’image de ce que je trouve et l’image de ce que
je fuis. Peu m’importe qu’à une explication si
vague l’intelligence trouve mal son compte. Mon
ambition n’a jamais été de persuader qui que ce
soit. Riche des leçons que j’avais reçues de Monsieur
Sureau, je n’ai voulu qu’inaugurer une façon
de sentir.
Celle que j’aime est toujours avec moi, je la regarde
avec toute ma chair à chaque instant. C’est peut-être
parce qu’elle est jolie, peut-être parce qu’elle
est elle, je ne sais.
Son corps inaugure le jour. Il me semble que je ne
le toucherais pas sans faire disparaître l’espace qui
me l’apporte ; mais il est la clarté vivante et comme
le salut de l’espace où il disparaît.
Son corps n’est jamais avec moi dans mon amour.
Il brille dans une profondeur dont je suis sorti et
à laquelle il me faut tourner le dos si je veux continuer
à vivre. C’est dans cette profondeur et par
conséquent en dehors de moi que je le touche. Je
me sentais faible comme après l’absorption d’un
stupéfiant. Ce n’était que dans la vivacité d’une
image que résidait la force qui me tenait debout.
Un visage qui a trop de poids dans mes yeux pour
exister ailleurs que dans mon cœur, je crois le voir
et c’est mon amour que je vois, c’est-à-dire mon
regard même.
Je m’appuyai à une vitrine. Celui qui a une femme
dans la peau n’est plus que l’ombre de lui-même.
Je me sentais réduit à rien par l’importance que mes yeux donnaient à un étalage de fleurs où étaient
distribués des buissons de roses et d’asphodèles autour
d’une peinture maladroite qui représentait une
sorte de grand ange rouge aux ailes d’argent. Je me
disais : « Je ne vois pas ce tableau, ni l’ordonnance
magique de ces bouquets, je vois mon regard où
celle que j’aime se cache ; et où toutes les roses du
monde errent sur mon bonheur de l’avoir à moi.
Je me sentais si merveilleusement allégé par cette
idée que mon estomac se mettait à me peser comme
dans l’instant de lucidité organique qui précède
immédiatement une syncope. Mon imagination me
plongeait dans cette faiblesse et m’empêchait d’en
mourir. Ainsi étais-je envahi par la durée exceptionnelle
d’un instant qui se prolongeait entre deux
vertiges comme une ombre de vie qui mettait mon
cœur et ma raison dans le même sac. Accédant à
l’état de grâce que l’on nomme folie, j’y portais jusqu’au
goût qu’ont les hommes de se connaître. Une
femme, pensais-je, est la chair de mon regard
comme tout ce que je vois en est la lumière.
Ces quelques mots m’apportaient une espèce d’apaisement
intellectuel. C’était, à mon sens, une vérité
fort précise que je venais tant bien que mal d’énoncer.
J’avais pensé que la vie d’un amant n’est qu’une phase de son amour dans lequel il n’y a qu’une
âme pour celle qu’il aime et pour lui.
Chacun raisonne comme il sait. Moi je me disais :
« Puisque la femme de mon regard est de ce monde,
il n’y a jamais eu que mon amour de réel ; et c’est
lui que je vois dans la créature qu’elle est comme
dans toutes les choses qui sont. Bien sûr, la lumière
de ce monde n’a laissé que moi en dehors de mon
amour, mais l’être que j’aime est une pensée pour
me recueillir. »
C’est dans l’ignorance où chacun est de son cœur
que s’opérait la séparation de l’être et de la pensée.
Nous vivions dans un monde, nous ouvrions les
yeux dans un autre, ce que notre nature tenait ainsi
séparé, il n’y a que l’amour pour venir à bout de
le joindre. Et celui qui sait qu’il aime ouvre des
yeux de lumière dans ses yeux de chair. Toute mon
aventure tient dans ces quelques paroles ; mais il est
certain qu’en elles-mêmes elles ne disent à peu près
rien et ne prêteraient qu’un appui illusoire à la reconstitution
de mon expérience. Il faut se résigner
à la suivre pas à pas, à la faible lumière de la conscience
poétique qui ne nous mène que d’obscurité en
obscurité. Ce sont des idées, au sens où le mot est
employé par les musiciens, ou, pour ceux qui ont la
vue courte, des images par où l’expression de la
vérité colle à la sensation ; ainsi, je dirai : « Celle
que j’aime est le pain de ma clairvoyance. »
Je ne la vois pas, mon regard sort de l’ombre sur
elle. Elle est l’endroit du monde où toute la lumière
est le pressentiment de mes yeux…
Chaque homme a à la fois dans son esprit un plan
de conscience individuelle et un plan de conscience
universelle. Tout le problème de l’expression réside
dans la difficulté de rendre en termes clairs à la
conscience universelle des données de la conscience
individuelle. Ainsi se pose à chaque instant sous
une forme nouvelle un problème souvent insoluble.
Il faut avoir en soi l’âme de plusieurs hommes si
l’on prétend leur faire concevoir à tous et sans
peine des choses qui sont le fruit de la douleur et
de l’effort de la pensée.
CHAPITRE IV
Je me remis en route. Je n’en avais pas pour trois
minutes de marche avant d’arriver à la porte de
mon malade. La rue des Amidonniers donnait sur
un boyau très étroit et empli d’une ombre glaciale
où il fallait faire quelques pas avant d’enfiler une
ruelle perpendiculaire et débouchant sur la place
dont le pâté d’immeubles où logeait Monsieur Sureau
occupait le fond. Tout ce chemin, je le fis vivement.
Mon bien-être avait mis un frein à l’agitation
de mes pensées. Je marchais comme si j’avais eu
des ailes. Les choses me semblaient nouvelles à
force de me sembler voulues. Le jour un peu ferrugineux
qui les éclairait venait de mes rêves et mes
rêves de lui ; et la profondeur de mes regards ne
laissait aucune marge à la réflexion. Cependant,
c’était comme un instant attendu que je savourais,
dans la joie nouvelle de ne plus trouver de place
dans ma chair que pour moi.
Le bonheur que je savourais marquait donc la fin
ou le relâchement d’une inquiétude qui n’avait été
qu’à moitié consciente. Une fois de plus je m’arrêtai ;
et, d’instinct, mes yeux se posèrent en même
temps sur une enseigne couleur de soufre où des
cartes à jouer mêlées à des oiseaux des îles amusaient
le goût que j’avais toujours eu des rapprochements
insolites. C’était, pour ainsi dire, la peur
de penser en vain qui m’avait accroché à cette épave
de lueurs, l’horreur de perdre une parcelle de mon
temps à poursuivre une idée qui se révélerait incapable
peut-être, d’échanger un peu de sa vie avec
la mienne. C’était fort clair : une fois de plus, je
pleurais les minutes que je laissais s’écouler en
dehors de moi et comme au hasard. C’était le moment
d’examiner cette tendance : la conscience que
je venais d’en avoir arrivait sûrement à son heure.
Il m’avait toujours paru scandaleux, incompréhensible
qu’une heure de ma vie pût se gaspiller :
« Quelle est, me disais-je, cette liberté d’abaissement
dont en tant qu’homme je jouis ? Tout ce qui
existe peut donc m’aider à être comme mort à
celui que je suis ? Je me revoyais enfant dans l’exaspération
des visites dominicales où l’on n’entendait
que des paroles prévues et insipides ou bien déjà
adolescent anéanti de dégoût par les soirées creuses,
aspirant après les immenses nuits de travail ou
d’orgie. Je savais combien j’avais abhorré les
amours à rendez-vous réguliers, maladies cycliques
où le retour des caresses habituelles semblait empêcher
le temps de fleurir. Aussi j’avais vécu dans
un mécontentement de moi sans répit, si égal que
je ne pouvais pas me concevoir même partiellement
allégé de son oppression. Déjà, je voulais être attentif
à tout, identifier tout au long de ma vie tout
le temps qui s’écoule et l’être réel qu’au dedans de
moi-même je pressens que je suis. Après tant d’inutiles
efforts, je venais à peine d’entrer dans cet état
de grâce que la manie de penser faisait mine de
m’en arracher. Le bonheur que j’avais ressenti dans
la rue des Amidonniers avait comblé les désirs de
toute ma jeunesse ; et c’était pour le faire durer un
instant encore que je me baignais dans la présence
d’un objet où ma pensée allait me rencontrer moi-même
comme un obstacle insurmontable sur les
chemins des idées reçues.
Et puis je détournai mes yeux de cette enseigne
et je regardai la rue à travers la pluie fine qui tombait.
Rien n’était aussi attachant que de voir le tas
de pavés immobile, la pan de mur éclairé par la
lumière indigente du carrefour. Sans rien changer
en moi une image de ma mélancolie passait dans
l’immobilité de tous ces matériaux. On aurait dit
que le poids de la terre et son immensité suspecte
étaient dans mon cœur avant moi.
C’était par la toute-puissance d’une image chérie
qu’être et passer n’étaient qu’un. Je le savais. Je
ne me laisserais plus divertir. Comme Monsieur Sureau,
je rendais à l’aimer ce qui appartenait à
l’amour, au vivre ce qui appartenait à la vie. Hélas,
je ne m’engageais ainsi qu’à partager son tourment.
Quand on agit comme s’il n’y avait que de
la lumière dans le monde on donne des arguments
à la mort ; c’est comme si on découvrait un endroit
où le crime est une affaire de raison.
Mais je croyais n’exister ce jour-là qu’en hommage
au monde, la volonté tournée vers le dehors, et
donnant tout le prix de ma bonne volonté aux
choses telles qu’elles étaient.
CHAPITRE V
Nathalie était chez Monsieur Sureau. Au moment
où j’ouvris la porte elle allumait les lampes. Il traînait
dans la chambre une odeur très particulière ;
une sorte de senteur exotique et qui paraissait me
communiquer autant de subtilité qu’il m’en fallait
pour l’analyser jusqu’au fond, un parfum jamais
respiré, sinon dans les meubles ouverts d’une chambre
où quelqu’un s’est tué, léger, mais divisé à
l’infini ; et qui se répandait en une espèce de poudroiement
actif comme au-dessus d’un gant de
femme ou dans les tièdes fougères d’une chevelure
coupée.
Monsieur Sureau me vit humer l’air avec inquiétude.
Sans me laisser le temps de l’interroger il me pria
d’aller l’attendre dans la pièce voisine où je demeurai
quelques minutes entre quatre murs pelés qui se
renvoyaient tristement la lumière boueuse de la rue
et son long cri du soir plein de peines et de pluies.
De l’eau s’écoulait goutte à goutte de l’autre côté
de la cloison, dans un réduit qui me sembla repris
sur la salle où je me trouvais et dont la présence,
inaperçue jusqu’alors, jetait un jour nouveau sur
un appartement que je croyais connaître dans tous
ses recoins. Je regardai soigneusement s’il n’existait
pas une porte qui donnât accès dans ce mystérieux
cabinet ; et, à la lumière du réverbère qui
traversait les vitres de son maigre rayon, je ne
tardai pas à découvrir qu’un très léger vantail de
tôle était pris dans le plus large pan de tapisserie
qui couvrait encore le mur. Mais, avant d’examiner
cette ouverture, je m’occupai de déposer quelque
part la photographie que Monsieur Sureau m’avait
expédiée et qu’il m’avait été impossible, en raison
de son grand format, de fourrer dans ma poche.
Il n’y avait ni table, ni chaise, ni meuble d’aucune
sorte dans la pièce où je me trouvais. Je ne
balançai pas davantage et, de la main que j’avais
libre, m’efforçai d’ouvrir cette porte si bien dissimulée.
Sans doute qu’elle avait été du dedans attachée
avec des cordes ou qu’il y avait un crochet pour
la maintenir car je ne pus que l’entrebâiller, mais
il ne fallait pas une ouverture plus grande pour
que ma curiosité fût satisfaite. La flamme d’une
lampe à huile éclairait d’une lueur maladive et
semée de larges flots d’ombre l’endroit de cette
chambre que mon indiscrétion m’avait dévoilé. Sur
un divan bleu, une combinaison de femme, une
culotte, un collier de perles étaient, non pas jetés,
mais disposés avec soin comme si les bijoux et les
tissus de soie avaient attendu qu’une jeune fille
sortît de l’onde ou du sommeil pour s’en revêtir.
Je n’eus pas le temps d’examiner ces objets, car
mon attention était absorbée par une haute sculpture
blanche qui, dans le rayonnement taché de
formes tremblantes, paraissait tirer de sa propre
splendeur le pan de velours pourpre devant lequel
on l’avait dressée. Avec un étonnement difficile à
maîtriser je venais de reconnaître dans ce morceau
de marbre ou de plâtre l’Apollon mutilé dont je
tenais encore la photographie à la main gauche.
Un mouvement dérangea l’atmosphère lumineuse
du réduit. Toutes à la fois, dans un accès de folie
subite se déplacèrent les silhouettes irrégulières qui
étaient comme prises au filet dans le rayonnement
de la veilleuse que je ne voyais pas. Une tache qui
s’immobilisa la première sur le torse du Dieu prît
à mes yeux la forme d’un éléphant, et avec une
surprise croissante» je reconnus des formes d’animaux
dans les autres ombres qui s’immobilisèrent
à leur tour, une abeille géante, un tigre, une salamandre.
Je m’apprêtais à les compter car le nombre
en avait, semblait-il doublé, quand la lumière s’éteignit.
Alors, je remarquai qu’il s’élevait de cette
chambre une odeur pareille à celle que j’avais respirée
en entrant chez Monsieur Sureau ; mais mêlée
à des émanations d’huile brûlée et de charbon qui
traversaient la sensation sans l’altérer, suffoquaient
l’odorat pour qu’il eût sa force intacte dans un parfum
divin dont mon esprit s’était imprégné avant
d’avoir laissé à mes sens le loisir de se reconnaître.
« C’est plus qu’un parfum », me dis-je en tremblant
un peu et sans savoir d’où venait cette émotion
à forme de légère et tenace griserie. Dans ce
que je prenais pour une odeur respire je ne sais
quoi d’incorruptible ; et je n’ai que mon odorat
pour connaître ce dieu dont le parfum est le corps.
Au moment où mon indiscrétion me donnait enfin
un sentiment de honte, un frisson parcourut mon
échine, un rayon de lumière dissipait les ténèbres
qui m’avaient poussé. Je pivotai rapidement sur
mes talons et me trouvai devant Monsieur Sureau
qui, à la lumière d’une lampe qu’il soulevait entre
nous, regardait avec une curiosité un peu narquoise
la photographie que je tenais à la main. Ce regard
me gênait ; mais il me gênait un peu moins que
les pensées dont il aurait pu faire hommage à mon
attitude d’espion. Aussi, j’oubliai la promesse que
je m’étais faite de ne pas parler à Monsieur Sureau
de son envoi ; et pris prétexte de l’intérêt qu’il
paraissait y porter pour sortir dignement de la situation
embarrassante où je m’étais engagé. L’effort
que je dus accomplir pour prendre un ton naturel
me fit sentir à quel point la contemplation de cette
image m’avait troublé :
« Ainsi, lui dis-je, vous aviez un sentiment de prédilection
pour la sculpture ?
— Non, dit-il. Mon cœur bat devant tout ce qui
fait de l’ombre ; et bat plus fort devant ce que
son ombre a laissé s’échapper.
Il s’interrompit et, me tirant cette photographie
des mains, repartit clopin-clopant vers la pièce voisine
où il s’assit. Maintenant, l’image était devant
ses yeux, sous une lampe à abat-jour ; et je la
regardais avec lui, tout en examinant furtivement
son visage. Il ne paraissait pas attacher à ce chef-d’œuvre
une attention d’artiste ou d’archéologue ;
mais, la tête légèrement inclinée, comme s’il y avait
eu dans son cœur une voix pour donner un nom
à ce qu’il ne faisait qu’entrevoir, il examinait
l’Apollon en remuant les lèvres et me semblait
faire fi de la beauté que j’y voyais pour respirer
un peu de vie à travers elle et, dans l’apparence
qu’elle affectait, prendre la mesure de son attente
avec des yeux de paysan qui regarde pousser un
arbrisseau.
— Comme c’est curieux, lui dis-je. Cette sculpture
ne semble pas faite pour être vue. On dirait que
le regard s’envole pour la toucher, que ce marbre a
l’odeur et la légèreté des fleurs.
Monsieur Sureau prit le temps de sourire avant de
me répondre : « Ce n’est pas un morceau de marbre,
dit-il doucement, mais un miroir. »
Je l’écoutais avec inquiétude : il n’y avait plus assez
de lumière en ce monde pour me rendre clair ce
qu’il y voyait. Afin de détourner le cours de ses
pensées je lui demandai pourquoi il m’avait expédié
cette photographie.
— Pour rien, me répondit-il. Pour connaître l’impression
qu’elle ferait sur vous. Moi, aussitôt que
je contemple cet Apollon toute la lumière est en
perdition dans mon regard comme une tourterelle
dans les yeux d’un serpent. Je verrai bien si j’ai
eu tort de croire qu’il me sera facile de juger mon
trouble quand je vous l’aurai fait partager.
Je l’écoutais avec un peu d’agacement. Son attitude
était étudiée. Il soignait son langage, non par
goût, mais par routine, à la manière d’un écrivain
qui s’est habitué à fixer des inflexions de voix
dans les nuances du style. Jamais cependant ces
poétiques soins ne m’avaient paru autant coopérer
à l’intelligence de la vérité qu’il voulait me forcer
de pressentir et s’apprêtait à lire dans mes traits
comme au fond de mon cœur qui commençait à
s’émouvoir. Chaque fois que je me répétais une
phrase qu’il venait de dire j’y trouvais quelque
chose de plus que dans ses paroles à lui ; et cela
me paraissait bien étrange. Ma pensée à la longue,
m’éloignait de moi sans me rapprocher de rien, ni
de personne. Je n’en prenais qu’un plaisir plus
grand à redire les mots égarants qui lui avaient été
inspirés par la vue de cet Androgyne… : « Vous
pouvez contempler cette statue, les yeux que vous
avez s’ouvrent toujours trop tard pour la voir. Moi
qui ai passé des heures en sa compagnie, je n’ai
jamais eu d’elle que mon amour, une solitude
pareille au calme vivant qui grandit dans les
ombres au soleil couchant. » Un peu naïvement, je
lui fis observer qu’il ne l’aimerait plus s’il savait
pourquoi il l’aimait. Mais il avait réponse à tout,
je ne sais pas si c’était par sagesse ou par présence
d’esprit… « De tant d’amour, me dit-il, il ne me
resterait qu’elle. »
Je venais de m’asseoir sur un large divan qui occupait
le fond de la chambre. Il faisait bon dans cette
pièce. Rien ne me disait de m’en aller.
« Examinez donc cette image, reprit-il tout d’un
coup. Vous ne voyez pas qu’elle est faite pour tirer
le regard des hommes du silence des dieux ?… »
Il répéta plusieurs fois de suite cette phrase sur un
ton déclamatoire, avec une grande dépense de voix
où un tremblement de plus en plus sensible des
syllabes trahissait une révolte de tout son être. Il
me semble que la vérité dont il avait l’âme toute
claire l’armait contre les mots qui lui servaient à
l’exprimer. On aurait dit que l’emploi de ces mots
gâtés le condamnait à trouver toujours une erreur
en gésine au dedans de l’idée qu’il voulait former.
Telle est du moins d’observation qu’il fit avec la
plus grande simplicité quand il se fût aperçu que
je le comprenais de travers :
« Ce que je dis bafoue ce que j’avais à dire. Vous
le savez, vous, que je ne peux pas parler sans
mettre au défi tout ce qui est le fruit de mon silence.
C’est très décourageant et personne n’y peut rien :
il faut que ma parole soit l’oraison funèbre de ma
pensée. »
Comment, réfléchi comme il l’était, prenait-il ombrage
d’un phénomène si naturel ? Son langage
délimitait le monde dont sa vision le faisait sortir ;
et s’il parlait encore c’était avec l’espoir de toucher
quelqu’un qu’il n’était plus en mesure de
comprendre, ni, par conséquent, de persuader. Je
me penchai vers lui, de manière à regarder par dessus
son épaule la photographie qui l’avait ému. La
beauté de ce corps faisait, semblait-il, le silence
autour d’elle ; et même elle était l’oubli de tout ce
qui pouvait l’aimer. Son éclat se produisait dans
un monde dont nos paroles nous défendaient l’entrée ;
et devant ses formes étincelantes nous n’aurions
pu nous deviner mutuellement qu’à force de
nous taire l’un et l’autre.
« Quand on voit la vérité, dis-je à Monsieur Sureau,
il est trop tard pour l’exprimer. Elle est un monde
à elle seule et n’a rien à faire avec la parole.
— Oui, me répondit-il. La vérité est dans un monde
et la parole dans un autre où elle est tout, même
la vérité… »
Il aura fallu que Monsieur Sureau meure pour que
je comprenne ce qu’il avait à me révéler. Je le
considérais comme un poète sans comprendre la
portée de mon jugement. Je croyais qu’il avait une
façon à lui d’arranger les mots, d’y maintenir la
sensation à l’état de fraîcheur. Je ne savais pas
que ses chants se faisaient en dehors de lui ; et
que la poésie parle pour le poète aussitôt que celui-ci
désespère de la parole. C’est une fatalité de la
condition humaine : la vérité réduit l’âme au silence
mais elle est la providence des paroles livrées à
elles-mêmes ; elle est ce qui reste d’un homme dans
l’exil de sa voix ; elle est dans la parole comme la
transparence d’une belle nuit d’été entre le jour et
le jour. Monsieur Sureau traduisait assez bien cela,
je crois, quand il disait que la poésie est la somnambule
de la pensée et qu’il n’y a que le tourment
du poète pour se trouver par l’une aussi bien que
par l’autre parfaitement exprimé. Mais il lui arrivait
aussi de prononcer des phrases tout à fait obscures
et qui semblaient, par leur obscurité même,
le plonger dans une extase que le calme admirable
de ses traits me faisait partager. C’est ainsi qu’il
disait : « Si je suis devenu poète, c’est pour avoir
aimé d’amour une femme qui chantait sans cesse »
et, comme je le priais de s’expliquer, il ajoutait :
« Ma voix prend la place de mes paroles quand je
les charge de tous les accents que cette folle mettait
dans ses romances et surtout dans une rengaine
qu’elle avait toujours à la bouche. »
CHAPITRE VI
Je ne sais plus par l’effet de quel hasard notre
conversation tourna. Je crois me rappeler que Monsieur
Sureau me parût soudain distrait et que,
l’ayant ausculté, je lui trouvai le cœur un peu mou.
D’une voix un peu sifflante, il me déclara qu’il
avait froid ; puis il pâlit et précipitamment, par
une pression énergique de son pouce et de son index
sur la partie supérieure de son genou, immobilisa
sa jambe gauche que venait de parcourir un tremblement
convulsif. Je lui demandai ce qu’il avait,
il ne me voyait plus. Puis, il cessa de répondre à
mes questions ; et comme je me taisais en le regardant
avec attention, il parût faire un grand effort
sur lui-même et avec toutes les apparences d’une
détermination subite qui n’allait pas sans le gêner
beaucoup, me pria de lui dire quelle heure il était.
Je n’avais pas eu le temps de regarder ma montre
qu’il répondait à sa propre question : « Huit heures,
dit-il ; allons, il est grand temps.
— Vous plaît-il, lui demandai-je, que je vous quitte ?
— Au contraire, me dit-il. Je vous prie de rester
quelques instants encore auprès de moi. Le grand
malade que je suis verra jusqu’à quel point vous
êtes un médecin.
— Est-ce bien vous, le malade, lui répondis-je, et
moi le médecin ? En prononçant ces paroles, je
regardais avec affection l’homme qui mettait ses
dernières forces à chercher un passage entre la poésie
et la pensée. J’étais sur le point de lui avouer
que je me méfiais de mon métier ; et que même je
gardais rancune à mes connaissances de se montrer
impuissantes devant un cas comme le sien. Mais il
ne me laissa pas le temps de mettre une parole
d’amertume à l’abri d’une idée généreuse. Depuis
un moment ses yeux me disaient qu’il n’était pas là
pour m’écouter. J’avais fait mine de me lever sans
arracher une lueur à ce regard devenu froid comme
un marteau de porte. M’étant mis sur mes pieds à
la dernière pensée qui m’était venue, je m’apprêtais
à donner en souriant la tournure d’un adieu ; quand
la rapidité de son action m’immobilisa entre ma
chaise et mon chapeau. Avec une agilité surprenante,
il s’était levé, et, prenant appui sur le dossier
de son siège, il l’emportait avec lui comme une
béquille improvisée vers le côté caché de son appartement.
Quand il revint vers moi, je vis qu’il tenait
à la main une lampe de forme étrange et que j’eus
tout le loisir d’examiner car, après l’avoir posée
sur la table, il se détourna pour fouiller longuement
dans le tiroir d’un chiffonnier qu’il avait à
sa droite.
Je regardais ce bibelot avec attention. Un trépied
d’argent élevait une douille pourvue d’une mêche
sous un manchon de cristal qu’une averse de pendentifs
bizarres environnait d’un tremblant abat-jour.
Ainsi l’huile brûlait dans une cheminée transparente
dont la base s’éloignait de la flamme pour
resserrer son orifice autour de la chaleur. En somme,
ce n’était pas une lampe, mais un petit réchaud
dont le foyer seul était visible, rougeoyant à travers
le verre en forme d’obus qui en tenait chaque rayon
prisonnier sous une breloque différente.
Pendant que Monsieur Sureau alignait devant lui
des ustensiles qu’il avait manipulés avec précaution,
regardant de plus près ce bizarre abat-jour, je vis
que les breloques qui le composaient reproduisaient
chacune une silhouette de quadrupède, d’insecte ou
d’oiseau. Je compris que c’était toutes leurs ombres
que j’avais vu transfigurer le réduit où j’avais glissé
un coup d’œil. À travers son feuillage de métal, la
lampe avait pavoisé l’atmosphère de ces coulisses
comme les objets déposés sur la table à son côté en
avaient sûrement élaboré l’odeur. Ma pensée n’allait
pas plus loin et, n’osant pas montrer ma curiosité
à mon malade et forcer, avec des bavardages,
l’empressement qu’il mettait à la satisfaire, je me
bornai à l’interroger sur cette bizarre parure, moins
pour obtenir une réponse que pour tromper mon
impatience en donnant une issue au besoin que
j’avais de le questionner.
— Il n’y a qu’une lampe pour tous les fumeurs,
me répondit-il sur un ton assez énigmatique, mais
chacun s’étend pour rêver dans l’ombre de la bête
qu’il veut…
— Vous avez besoin d’une lampe, lui demandai-je,
pour fumer ?
— Comme tout le monde, mon ami, quand c’est
de l’opium que je fume.
Dans un étui de corne qu’il venait d’ouvrir, il puisa
avec l’extrémité d’une aiguille une goutte d’opium
et la fit tourner quelques instants au-dessus de la
flamme. Il ne paraissait pas entendre les reproches
que je m’étais fait une loi de lui adresser, et ne
tendit l’oreille que lorsque je parlai du devoir que
j’avais, comme médecin et comme ami, de lui confisquer
tout son attirail. Ce surcroît d’attention ne
l’empêchait pas de surveiller l’extrémité de son
aiguille où le liquide brun crachait une perle, bouillait
soudain en changeant de couleur, se boursouflait
comme un petit beignet dont Monsieur Sureau,
par de légers coups contre le verre de la lampe,
régularisait les contours. Ensuite, tout en méditant
la réponse qu’il allait me faire, il replongeait la
pointe dans le pot de corne où la parcelle cuite
s’huilait d’un peu d’opium vierge ; et il ne fallut
pas moins de six allées et venues pour masser à
l’extrémité de l’aiguille un petit bouchon de pâte
auquel tant de pressions adroitement exercées contre
le verre de la lampe avaient conservé la forme d’un
cône : « Écoutez, me dit-il alors, je n’ai jamais eu
si besoin de vous… » Moi, je le regardais faire. Ses
gestes m’intéressaient plus que ses paroles. Ou bien
il le devina, ou bien il fut accaparé par la difficulté
de l’opération qui lui restait à accomplir, il se taisait.
Cependant sa bouche était encore parcourue
d’un tremblement convulsif. Il avait saisi une longue
pipe dont le fourneau était une boule de terre
très simplement perforée à sa partie supérieure.
Après l’avoir chauffée il fouilla cette ouverture avec
la pointe de l’aiguille et fit remonter très adroitement
celle-ci à travers son fardeau d’opium dont
la pipe allait rester coiffée comme d’un minuscule
cratère. Il tremblait, tout son corps brûlait d’exécuter
avec lui ce dernier acte, le plus absorbant de
tous ; on aurait dit que sa hâte parachevait à travers
lui le travail de la flamme qui avait préparé
le produit odorant. Je voyais l’effort de ses doigts
se peindre dans un mouvement de ses lèvres qui
semblaient repousser dans l’air des lèvres invisibles
et appuyer en pensée sur le petit cratère d’opium
que l’aiguille laissait derrière elle en se retirant.
« C’est pour que vous m’aidiez à m’en affranchir »,
me dit-il alors, « que je vous mets dans la confidence
de mon vice ». Et, comme je lui faisais part
de mon incrédulité, il poursuivit par une espèce
d’esprit de tricherie dont il était dupe tout le premier :
« Je me désintoxique de jour en jour en
fumant à la même heure des pipes de plus en plus
petites. À peine si je m’accorde une fois en passant
comme aujourd’hui, une ration supplémentaire. »
CHAPITRE VII
La main de Monsieur Sureau allait et venait, mobile
comme le vent, devant la veilleuse dont la
lueur inébranlable aurait fait reculer la mer. Le
geste de cuire la drogue étend un voile plus grand
que l’espace sur la vie des hommes qui vont fumer.
On dirait que quelque chose entre eux doit s’éteindre
pour alimenter la flamme d’une lampe qui
brille au-delà du souffle, dans des épaisseurs où
elle se recueille comme un oiseau ; et qu’il n’y a
dans leur défaillance commune que les feux de leurs
regards pour les rapprocher ; comme dans une louche
ruelle où le jour blesse les lumières en se retirant.
Les gestes de Monsieur Sureau m’avaient enfoncé
dans une ivresse dont sa parole ne pouvait que
provisoirement avoir raison, et qu’une complicité
soudaine des choses était seule capable de rendre à
la vie. Mais, dans les meubles de chêne noir qui
nous entouraient, je ne voyais encore que la tristesse
écœurée de l’homme qui les avait réunis, sa
main-mise de mourant sur une matière enfoncée
dans la mort. C’était bien l’endroit où tout l’espoir
de l’âme chantait vers l’inanimé ; et l’entrée authentique
d’un monde que la conscience avait créé pour
en donner l’ombre comme asile à sa tristesse infinie,
pour y limiter son ennui en le reposant sur la
forme invisible de l’immensité. Je regardais mon
malade : les yeux clos il savourait la vingtième
pipe. Quels sont les rêves de celui qui a gardé l’être
alors que la vie lui a été retirée ? Un hurlement de
révolte était pour toujours dans ses yeux parce qu’il
n’avait pas supporté l’idée que l’individu le plus
à plaindre du monde pouvait dire de lui : « le pauvre
homme ! »
Il y a une vérité si triste qu’elle briserait pour toujours
la voix d’une amoureuse. Si loin de tout qu’il
faut oublier que l’on est pour s’en inspirer ; et à sa
propre parole parler comme à un enfant si l’on veut
qu’elle réussisse à la proférer : Ah ! On dirait que
tout destin est tragique autour de l’individu qui
porte la clarté dans l’univers dont il désespère.
L’homme qui fumait devant moi s’était rendu davantage
le prisonnier de la matière pour que le ciel
soit son otage ; et je comprenais en le regardant
que je n’étais comme lui qu’une blessure faite
homme. Avec un zèle inlassable, la dernière nuit
que j’ai passée près de lui, je me suis efforcé de
le ramener, par des questions adroites, dans le cercle
des préoccupations intellectuelles qui sont communes
à tous les hommes. Mais à mes propos sur
l’âme ou sur l’esprit, il répondait rageusement ou
bien me déclarait avec une intolérable ironie que
le monde n’était que son amour : « le monde n’est
que mon amour, c’est-à-dire moi-même, et ma pensée
dont je serais absent si elle n’avait pas créé
l’être dont je suis la proie ».
Il faisait chaud. Sur l’invitation de mon malade,
j’endossai un kimono et m’étendis comme lui après
avoir disposé sous ma nuque un coussin de cuir,
dur comme du bois. Aussi vite que si ses lèvres
avaient été agitées par le désir d’achever une prière,
Monsieur Sureau égrenait des mots confus, mais
dont je ne tardai pas à saisir le fil. Il pensait à
Petite Fumée puisqu’il parlait d’amour, mais sa
voix était aussi basse que s’il y avait eu dans son
ombre une chaude tendresse de femme pour la
recueillir :
« Ta chair, disait-il, où s’élève la lumière de mon
cœur pour demeurer éblouie d’elle-même et pensive
comme un visage.
« Lumière pensive, ta nudité de femme…
« Mon corps dissipe son obscurité dans le tien. Si
ton éclat m’éloigne c’est avec les rayons de l’étoile
que j’avais dans le cœur. »
Une sorte de calme brûlant m’enveloppait. J’étais
le frère de quelqu’un qui dormait au fond de ce
que je voyais, l’innocence de celui que nos propos
auraient ému. De tout ce que disait mon malade,
il n’y avait que les silences qui s’adressaient à moi.
Sa parole n’était pas faite pour que je l’entende et
je n’étais là que pour donner le poids de la vie à
quelque chose qui touchait en elle son éloignement.
Sous le voile bleuâtre de la fumée qui l’enveloppait,
la vierge gothique dressée sur la cheminée prenait
une apparence singulière. La fermeté de ses contours
semblait menacer la porte qui lui faisait face
comme si elle avait traversé le bois léger du vantail
avec un regard qui avait le poids de la pierre.
Tout ce qui n’avait pas sa forme dans une pensée
me paraissait devenir invisible. Je regardais des lis
comme s’ils allaient s’envoler. Vivant, je sortais de
l’ombre un univers où je n’étais pas un corps mais
l’idée d’un corps. Dans les choses présentes je me
pénétrais de la transparence et surtout de la force
de cette idée comme si elle avait sur elles nourri
le pressentiment terrible d’un objet plus lourd que
le monde à faire enfin retomber sur moi. C’était une
chambre comme les autres, c’était la terre où la
beauté est la litière des vents, où ce qu’il y a de
plus clair languit sous le poids de la lumière :
« Tout est plus près de tout, disait Monsieur Sureau,
quand il n’y a plus que le corps d’une femme pour
éclairer son visage et que je ne peux même plus
concevoir ce que veut dire ailleurs… Mais ce qu’un
malade, ajoutait-il, aurait de mieux à faire, c’est
encore de mourir puisqu’il ne lui est pas possible
de personnifier son mal. »
À travers la fumée verdâtre qui remplissait la pièce,
il me sembla soudain que les yeux de mon malade
s’étaient agrandis ; la pensée bizarre qu’il devait
y voir la nuit attira soudain mon attention sur une
phosphorescence pâle comme une feuille d’acacia,
qui bougeait dans ses pupilles aussitôt que l’ombre
de l’abat-jour les avait touchées. Sans doute que
sous l’effet de l’opium l’attention que je portais à un
détail faisait la nuit derrière elle. Car la voix de
Monsieur Sureau devenait plus lointaine à mesure
que je le regardais, et sifflante comme un chuintement
d’oiseau dont la hauteur foisonnante d’un
arbre m’aurait séparé. On aurait dit que mon impression
avait été sensible avant moi au singulier
hasard qui, sur le visage du fumeur, plaquait l’ombre
protectrice d’une breloque en forme de chauve-souris.
Et maintenant que cette analogie s’imposait
à ma pensée, je la sentais prête à céder sous le
poids de réflexions plus inquiétantes que tous les objets visibles et invisibles m’avaient lentement
inspirées à force de partager mon attente avec moi.
Et cependant, pas plus que Monsieur Sureau, je
crois, je n’avais envie d’exprimer ma véritable pensée.
Et je le louais intérieurement de ne me dire
que ce qu’elle sous-entendait de positif et d’étroitement
conformé aux usages d’un esprit sérieux
comme le mien. Ces répliques de circonstance maintenaient
notre esprit ailleurs, dans un domaine que
la vie ne devait nous éclairer qu’en se déchirant.
À une question que je lui avais posée un peu
légèrement, il m’avait répondu : « Notre âme, c’est
ce qui nous tue. » Et puis, plus lentement et avec
un accent de regret : « Mon âme, c’est ce qui me
tue, mais qui étant moi, ne peut que se récrier
contre ma mort. »
C’est l’imminence du sort, ajoutait-il, sur un jeu
de cartes étalé, l’astre d’un espace sentimental… »
Il s’était interrompu.
« Un espace que la vie dévêt dans notre cœur de
la diversité apportée par les ans.
« Comment ne serait-on pas la bête noire de cette
clarté avec le corps qu’on a ramassé dans une flaque
de sang. »
Il reprenait :
« L’âme n’est que son passage, le seul lieu du
monde où l’on puisse toucher de la main son absence.
Elle est le nom divin de l’absence… »
Je devais me reprocher par la suite d’avoir introduit
dans notre conversation ce mot vide de sens.
Alors que je me serais interdit de l’écrire à cause
de sa faiblesse, je le répétais avec complaisance
depuis que je m’étais aperçu qu’il pesait d’un poids
terrible sur les impressions de Monsieur Sureau.
J’espérais qu’il arracherait quelque vérité ou quelque
aveu à l’homme qui tremblait en l’entendant
et paraissait ensuite s’efforcer en vain de le répéter
en agitant les bras et les épaules dans une impuissance
convulsive qui le faisait ressembler à un
oiseau frappé par une pierre dans un arbre qui le
tient par ses ailes. Je ne savais pas que la vérité
naît les yeux fermés et qu’il ne faut pas aller à sa
recherche avec un esprit qui n’est pas né d’elle.
Et cependant, un vertige s’empara de moi quand,
faisant un gros effort, Monsieur Sureau articula en
me regardant pesamment : « Un corps n’est son
amour que nu et mis en crois. »
Une espèce de gémissement lui avait répondu. Sur
le satin bleu de mon kimono, je vis ma main se
crisper, faire le geste de saisir. Dans la pièce voisine
un craquement s’était fait entendre, l’ébranlement
d’une personne lourde comme un meuble qui marcherait
avec précaution. Le souvenir des lingeries
féminines que j’avais aperçues se mêlait à cette
impression de terreur qui devint beaucoup plus
grande encore quand les yeux levés sur le visage de
Monsieur Sureau, je vis que l’épouvante n’allait pas
jusqu’à lui. L’homme étendu devant moi ne savait
pas ce que c’était que la peur. Il n’y avait pas de
place sur ses joues pour un frisson, ses lèvres
étaient plus froides que ses dents. Avec la double
ombre noire que la breloque d’argent plaquait sur
sa face figée, il chassait de mon souvenir toutes les
paroles que sa ressemblance avec un homme aurait
pu m’inspirer ; et je devais lutter de toutes mes
forces pour arrêter sur le chemin de mes lèvres un
mot qui voulait régner sur le silence ténébreux de
la drogue que je respirais ; et que je me répétais
mentalement avec le même trouble que si je l’avais
prononcé pour la première fois : « Ce n’est pas un
homme, me disais-je, c’est un vampire. » Alors il
m’est venu un peu de courage et je l’ai interrogé
au hasard. Il me semblait qu’il détruisait avec son
silence quelque chose de très précieux dont je
n’étais qu’un reflet. Avec une lenteur calculée, il
me répondait :
« On ne sait pas qu’on a sa vie dans le cœur, on
est dans les années : on va d’amour en amour
comme si on avait un corps à cacher…
« Mais celui qui a voulu que l’idée de son corps
ne fasse qu’un avec l’idée du supplice, qui ne porte
pas sa croix, qui est sa propre croix…
« Dans certaines paroles il reconnaît le son de la
voix qui l’a chassé, mais pas dans les paroles des
autres, dans les siennes :
« Un homme, continua-t-il, que chaque jour éloignerait
de l’amour qu’il a dans le cœur, mais en
l’approchant de l’amour.
« Un individu qui, né de la femme, irait vers ce
qui créa cette femme… »
Tremblant dans un souffle, je demandai :
« Est-ce Dieu qui créa cette femme ?
— Dieu, me répondit-il en éclatant de rire, dans
la mesure où le premier venu a le devoir de prendre
ce nom. »
CHAPITRE VIII
Je sentais sur mes paupières le poids du matin qui
marchait, il n’y a rien d’aussi triste que de voir
se lever le jour. La première clarté a les mêmes
yeux vides qui sont ouverts pour toujours dans le
visage des noyées, la pâleur échevelée de celles qui
sont mortes de leurs yeux de folles. À travers les
rideaux de mousseline étendus devant la fenêtre,
je guettais avidement la première couleur, la plus
furtive allusion à la vie. Un air rôdait sur les toits
comme pour donner le vertige au silence de ceux
qui n’avaient pas dormi ; l’horizon du regard éloignait
dans son vide affreux l’appel désespéré du
lointain qui se levait. Je demeurais coi, mais comme
si mon silence avait claqué des dents, je me taisais
avec tous les mots que je voulais crier, les premiers
venus, ceux que la pensée d’un homme déraisonnable
avait pour toujours imposés à ma terreur de
le comprendre : « Une femme m’a chassé, me disais-je,
de sa maison avant le jour ; et cette femme
n’est pas de ce monde, mais sans elle le monde ne
serait pas… » Alors, comme une réponse voilée par
le souci de laisser le regard inaltéré par son aveu,
dans la rumeur brumeuse qui montait des rues,
une chanson s’éleva sur le tremblement d’une voix
enfantine, un écho de la vie à l’horreur de pénétrer
la vie. Et je me soulevai sur mes coudes pour mieux
entendre la parole transie d’une fillette qui rendormait
le sommeil tandis que de mes yeux écarquillés
sur les clartés blondes qui envahissaient les carreaux,
je croyais voir une danseuse qui fredonnait
en rougissant l’air qui l’emportait vers son corps
d’amante :
« Ma mère a un drap si grand qu’elle ne peut pas
le plier ; ma mère a tant de boutons qu’elle ne
peut pas les compter… » Et c’était une si tendre
vérité que la force de la vie, dans cette voix profonde,
que je sentais comme une douleur le vol
aigre d’une mouche bleue qui cherchait le jour ;
et sur le visage blanc de Monsieur Sureau endormi
tournait tant et tant qu’enfin le silence dans la pâleur
du front découvert s’éleva comme un lis pour s’emparer
d’elle.
Et plus rien autour de moi n’avait plus la force de
s’émouvoir quand je me traînai péniblement jusqu’à
la porte qu’un violent coup de poing avait ébranlée.
Au grand garçon aux traits tirés qui, la casquette
sur la tête, me demandait à quelle heure le docteur
s’était retiré, je n’eus pas le temps de répondre que
je n’étais pas Monsieur Sureau. En me révélant qu’il
était le neveu de Nathalie, il m’apprit qu’il m’avait
reconnu, et comme je lui demandais s’il obéissait à
ma femme en courant chez mes clients :
« Madame, me dit-il, nous la cherchions pour savoir
où vous vous teniez. Ma tante m’a raconté qu’elle
vous avait suivi. »
Je fis asseoir l’émissaire de Nathalie sur le divan que
je venais de quitter. Laissant Monsieur Sureau dans
les eaux mortes de son sommeil, je m’emparai du
roseau avec lequel il avait fumé ; car c’était une tige
aussi mince que je voulais glisser par l’entrebâillement
de la porte que j’avais dans l’après-midi entr’ouverte
sur mes regards ; et il me la fallait assez
longue pour atteindre dans l’autre pièce le crochet
que mon malade avait assujetti, condamnant, dans
un dessein que j’allais percer, l’issue dérobée d’une
pièce dont la clé n’était même pas à chercher puisque
la porte en était cachée.
Offert comme une bête sacrifiée au regard incarné
dans le torse d’Apollon, le corps d’une femme nue
se recroquevillait dans un lit de planches neuves où
l’herbe folle de ses derniers vêtements l’empêchait de
tout à fait s’enfoncer. Dans la caisse rectangulaire
qui n’enfouissait que les seins et le visage, la morte
blonde, sur le mystère de sa nudité, semblait, innocemment,
faire la croix ; et comme un fruit éclaté
en étoilant le feuillage, entamait sur sa chair douce
à la dent de l’aube, la lumière dure comme un glaive
dans les formes cruelles du dieu. Un cri terrible
qui partait de la chambre où j’avais passé la nuit
me retint au moment où j’allais me jeter sur le corps
naufragé ; et, dans la minute que j’employai à maîtriser
mes nerfs, j’eus le temps d’observer que le
tendre cadavre était cloué au bois du cercueil par
sept longs clous dont chaque tête était une pierre de
couleur différente. Mon premier geste fut de remettre
en place les cheveux séparés sur une blessure profonde
où une main criminelle avait formé un nid
minuscule de pierreries. Et je ne fus qu’alors ramené
à moi par une circonstance dont le hasard extravagant
avait retardé le concours : mon odorat paralysé
par les fumées d’opium ne s’était laissé qu’à la longue
saisir par l’odeur de peinture et d’étoffe qui
dénonçait l’artifice de ce mannequin parfaitement
imité, et dont les lingeries volées à ma femme achevaient
pour moi la ressemblance avec un objet de
désir.
J’aurais ranimé Monsieur Sureau si le neveu de Nathalie
n’avait pas eu la lâcheté de s’enfuir. Tout en
me promettant d’adresser des reproches à cet ancien
soldat, pris de peur, moi aussi, je me hâtai de dérober
à une enquête possible les objets inquiétants qui se
trouvaient chez le mort. À mesure que je mettais la
main sur des ustensiles plus compromettants, je me
trouvais plus passionnément attentif à tous les bruits
de la rue, mais bientôt je sus que ce n’était pas le
pas de la police que je guettais. On aurait dit que
Monsieur Sureau me guidait de cachette en cachette
avec les mouvements de la vie sur lesquels sa présence
laissait traîner son dernier rayon. Et je demeurai
soudain immobile afin de mieux écouter une
chanson qui semblait donner libre cours au temps
dans le mystère que j’avais à me révéler. Une lente
mélopée à deux voix qui, d’un bord à l’autre de la
rue berçait un jeu d’enfants…
« Ma mère a un drap si grand qu’elle ne peut pas
le plier. Ma mère a tant de boutons qu’elle ne peut
pas les compter. Ma mère a un ballon si lourd qu’elle
ne peut pas le lancer… Le drap c’est le ciel, le ballon
c’est la lune, les boutons sont les étoiles. »
Je poussai un soupir de soulagement en trouvant
Paule endormie. Nathalie qui veillait sur son sommeil
me raconta qu’elle l’avait trouvée au bord du
canal, regardant l’eau profonde avec effroi mais
empêchée, par une frayeur plus grande encore, de
retourner sur ses pas. Le neveu de Nathalie pensait
comme sa tante qu’un inexplicable hasard avait
seul empêché ma femme de mettre fin à ses jours.
La terreur de ce grand garçon faisait mal à voir.
Il pâlissait quand on prononçait le nom de Monsieur
Sureau et comme je lui demandais enfin pourquoi il
n’avait pas secouru ce corps sans vie, avec un
accent patois et des mots de sa langue maternelle
qui me révélaient à quel point il était ému :
« Cela suffit d’une fois.
— Comment ! Vous le connaissiez ?
— Ce n’est pas Monsieur Sureau, me dit-il dans
un souffle. C’est le lieutenant Basile qui a été tué
pendant la guerre.
— Vous êtes capable de reconnaître dans Monsieur
Sureau un homme tué il y a dix ans ? lui demandais-je.
D’abord, êtes-vous sûr que le lieutenant
Basile était mort ?
— Tout à fait sûr, me répondit l’ancien soldat.
C’est moi qui l’ai enterré !
Je n’allai pas plus loin. Le désir de sauver ma
femme passait avant ma curiosité. Mais je ne devais
pas tarder à obtenir une explication rationnelle des
événements que j’ai racontés. Je ne dis pas que
cette explication me satisfait entièrement. Mais il
se trouvera des personnes plus sagaces que moi pour
y voir au moins les éléments d’un problème moins
irritant pour l’esprit que celui que mon récit a posé.
Le lieutenant Basile n’était pas mort. Il avait déserté
la veille de l’attaque. Ses camarades convinrent de le
sauver, ils le firent figurer sur la liste des morts et
habillèrent un soldat tué avec les vêtements que le
déserteur avait laissés dans sa cantine. Comme il
était le seul officier du bataillon à avoir pris ses
galons dans la cavalerie, ceux qui l’enterrèrent le
reconnurent à ses bottes, à ses boutons nickelés,
au soin qu’il avait pris, comme certains sauteurs
d’obstacles, de coudre ses croix à sa vareuse.
Ainsi s’expliquerait le fait que Bourroux l’avait
enterré. Or, mes recherches m’ont révélé que si le
lieutenant n’avait pas été tué, Bourroux l’avait été,
lui, le 9 mai. Un insoumis avait-il pris son nom,
avait-il hérité de son passé, de ses aventures, en
attendant d’hériter de Nathalie qui, on s’en souvient,
ne connaissait pas son parent ? Je me suis demandé
aussi si l’insoumis qui avait pris l’identité de Bourroux
n’était pas simplement le lieutenant Basile, les
mêmes raisons qu’il avait de s’embusquer chez nous
lui faisant prêter son personnage à un mort sans
famille qui le délivrerait de son passé une deuxième
fois. Je ne devais jamais savoir la vérité. Mon incertitude
ne pouvait que s’accroître. J’ai décidé de
raconter cette histoire le jour où j’ai appris que le
nom de Monsieur Sureau, que je donnais à mon
malade, cachait un homme qui s’appelait Blaise.
sur les presses G. L. M. rue Uyghens
à Paris
En plus du tirage ordinaire sur vélin
blanc il a été tiré 5 exemplaires sur
japon 20 sur hollande van Gelder &
20 sur vélins de couleur numérotés
de 1 à 5 de 6 à 25 & de 26 à 45