Iris et petite fumée/Texte entier

GLM (p. 7-140).


PREMIÈRE PARTIE



à
Pierre et Maria Sire

ENTRÉE EN MATIÈRE


Il faut être médecin pour croire qu’un malade est un homme.
J’épie la pensée de ceux qui n’ont pas longtemps à vivre. À ma studieuse prédilection mon plus bizarre client devra la chance d’être un peu considéré. Tout le monde l’appelait Monsieur Sureau, même moi, bien que je n’aie jamais eu le cœur de le railler.
Je ne lui connaissais pas d’autre nom. Il était si laid que ses parents eux-mêmes avaient oublié le diminutif qu’ils lui donnaient quand il y avait encore beaucoup à attendre de ses moustaches et de sa barbe. Maintenant que le poil lui avait poussé, on lui aurait rappelé trop de choses en l’interrogeant sur ce point. Il avait l’esprit assez prompt, l’entrain d’un individu qui a des peines à cacher. Il se rongeait les ongles, se faisait épiler les sourcils ; portait sur sa robe de chambre le ruban vert de la légion d’honneur. Une charrette lui étant passée sur le ventre pendant qu’il était soldat, il avait paru plus commode de le décorer que de le guérir.


Un jour je me suis mis en peine de savoir si l’expérience de Monsieur Sureau ne renfermait pas un enseignement qui dépassât ma profession.
À ce moment-là il vivait comme tout le monde ; et je m’étais quelquefois demandé à quoi il s’exposait en se divertissant si totalement de son malheur. Jeté dans le plâtre par sa blessure, il avait retourné sa pensée contre la vie dont il la tenait. Et déjà le don que je lui reconnaissais d’être le spectre de ce qu’il y avait de plus indéniable en lui me faisait peur. Souvent, dans les conversations qui nous penchaient sur ses douleurs physiques, il m’avait paru perverti dans son souffle parce que le refus de ce qui le faisait homme avait corrompu son désir et ne rouvrait en lui-même les sources de l’invention que dénaturées et mortellement opposées à ce monde. Avait-il assez souffert pour arriver à le comprendre ? Un jour, je le pris par le bras et, avec un accent aussi convaincu que possible, je lui criai dans la figure :
« Je m’explique de moins en moins que vous ayez cessé d’écrire. Quels beaux poèmes vous auriez publiés ! » Il me fit bien voir que cette phrase était malheureuse. « J’ai eu mes raisons pour me taire. Un écrivain, répliqua-t-il assez vertement, n’a rien à tirer d’une mauvaise conscience.
« Un homme a sa conscience dans ce qu’il écrit. Et moi j’étais fait pour chercher dans chacun de mes livres une cachette plus sûre. »
Au fond, c’était ma pensée même qu’il exprimait là. Mais cela me frappait prodigieusement, venu d’un homme que je ne comprenais qu’à moitié.
« Je ne peux pas penser à moi, s’écria-t-il, sans que cette pensée soit un vertige pour l’idée du monde. Comment voulez-vous qu’un infirme rencontre la réalité dans une existence dont son imagination le retranche ? »
En somme, un inadapté, d’après ce que pourrait en écrire un observateur superficiel ; terme qui ne le définit pas mais le peint. Sûrement pas un homme supérieur, un être à part. On ne réussissait qu’à l’irriter en louant son intelligence. Étranger à la vie commune, il était devenu une réalité pour les autres à force de n’être qu’un songe pour lui-même.


C’était Monsieur Sureau qui m’avait dit un jour : « Mon imagination est la vie d’un certain nombre de choses et le rêve de toutes les autres. » Persuadés qu’il avait la tête un peu dérangée, ses héritiers m’avaient sollicité de lui donner des soins. Le jour de Pâques, cramponné par lui pendant plusieurs heures, j’avais dû l’entendre m’exposer des vues intellectuelles dont je ne savais que penser et que j’avais alors consignées aussi froidement que possible.


CHAPITRE I


Monsieur Sureau habitait le premier étage d’une maison située au fond d’une place qui s’ouvrait sur un boulevard. Il faisait encore jour à l’heure où je m’arrêtais chez lui en revenant de l’hôpital. Entre les branches des platanes on voyait, de sa fenêtre, les péniches amarrées dans le port du canal.


« Une femme à qui j’appartiens, déclara Monsieur Sureau, m’a chassé de sa maison avant le jour ; et cette femme n’est pas de ce monde mais, sans elle, le monde ne serait pas. »
Ceci tournait à la devinette ; il n’y pouvait rien : un songe était au fond de sa vie, il exprimait tout ce qu’une raison comme la sienne en pouvait saisir. Ce n’est pas la faute d’un homme si sa pensée n’entre qu’après lui dans le lit qu’elle s’est creusé.


« Je ne mets jamais que de l’ordre dans mes paroles, me dit Monsieur Sureau, la clarté doit leur venir d’ailleurs. »
On aurait dit qu’il buvait sur mes lèvres toute la ténèbre où battait son cœur.
« Personne ne m’a vu pleurer que vous qui me donnez des soins, et vous avez cru que j’étais triste quand mon regard, n’allant vers le jour qu’en lui-même, pensait à tout avec des larmes… »


Pour un oui, pour un non, Monsieur Sureau tire de sa poche un mouchoir jaune peint de pagodes et d’oiseaux-lyres. Il n’y manqua pas ce jour-là ; on aurait dit qu’il prenait un plaisir très vif à humer ses larmes sur les chrysanthèmes de la soie qui étaient comme les fleurs, entre ses mains, d’un automne trop beau pour passer… elles lui tournent la tête, il se fera tout petit afin de mieux écouter les cris d’oiseaux, les bruits de portes : c’est quelqu’un qu’il faut comprendre en dehors de la raison qui dicte nos actes ordinaires.
Il me faisait la grâce de me donner ce qui était. Je trouvais doux de savoir que le soir de fête ne serait plus que son ombre, que son odeur dans la faveur de l’entendre. Il me semblait alors que c’était une action innocente que de rendre à la vie ce qui appartenait à l’espace.


« Une femme m’a chassé de ses bras, me dit-il, et — tout en me regardant sans me voir — c’est un peu triste de penser que le monde est sorti des efforts que j’ai faits pour la retrouver.
« Aujourd’hui, tout ce qui existe porte la preuve que je ne rêve pas, dans le sentiment que je l’ai perdue. On s’arracherait sans trop de peine à quelqu’un que l’on aime si ce n’était pas pour créer ce qui nous privera de lui.
« Je ne voulais que redevenir son amour ; c’est mon amour que j’ai fondé en la cherchant comme la terre de ce qui nous sépare.
« Où es-tu ?… Voilà bien le cri le plus tendre sur la bouche d’un homme quand il a dû donner pour solitude à son cœur tout ce qui peut tenir de réel entre la nuit et le jour…
« Mais l’aube se lève, ajouta-t-il mystérieusement, avec la douleur de rendre à l’espace ce qui appartenait à la vie… »


Venu par la fenêtre ouverte le chant des cloches surprend Monsieur Sureau qui s’interrompt. Dans le jour qui se couvre chaque ombre endort une lueur sur son visage de vieil argent. Jamais il ne m’aura parlé si bas de ce qui lui fait tant de peine :
« Je ne sais pas si j’ai bien fait de lui donner le nom d’Iris… »
Il devait se détourner, tellement le souci de distinguer son murmure approchait mon visage du sien. Tandis qu’il se recueillait, je respirais sur ses vêtements une odeur particulière, transparente et pleine ; et toute chaude de soleil, comme nourrie d’une autre odeur par le souvenir qui me l’aurait fait reconnaître. Cela sentait la peinture fraîche et la boule de cyprès, une odeur qui n’était claire qu’à la pensée d’un monde mouvant : Voilà une impression surprenante, me dis-je, mais à laquelle je me suis habitué tout de suite, comme à ce parfum même qui, déjà, referme dans ma chair son calice. Cependant, Monsieur Sureau parlait si bien que j’avalais ma langue pour mieux l’écouter :
« Depuis que je l’appelle Iris, je suis tout à fait sûr qu’elle est dans cette vie.
« Maintenant, je ne saurais pas vous dire combien de temps j’en ai douté. On ne s’applique pas à devenir un homme sans entrer pour une part dans l’inertie des autres. Même le plus affranchi de ceux qui vivent se refuserait à tenir pour réel ce qui n’existe que pour lui.
« Pourtant, dit-il encore, l’universel aura d’abord été la solitude de celui qui devait l’exprimer… » Et moi, je m’empressais de soutenir une thèse aussi réconfortante pour un penseur sans crédit : le médecin sortit de son silence : je déclarai avec assez d’à-propos :
« À force de n’exister que pour un, ce que voit un homme devient la chair de tous. »
« Je l’appelle Iris, répéta Monsieur Sureau sans me regarder, on ne peut pas la concevoir en dehors de celui que je suis. Elle a grandi avec moi comme une transparence qui m’aurait tiré de son sein.
« Imaginez un esprit féminin qui s’enfanterait dans sa douleur de me donner le jour. »
Toutes les fois que ce maniaque allait au fond de sa pensée, il y allait seul ; on ne pouvait le suivre que sur les eaux d’une chanson toujours prête à se refermer sur lui. C’est quand il souhaitait le plus d’être compris qu’il n’y avait plus de place pour une idée entre le bourdonnement du monde et les vibrations de sa voix. Mais, soudain, il s’en avisait ; et, ce jour-là, il me sembla que se détournant enfin de sa pensée, il en présentait l’économie dans l’ordre des choses.
Très simplement, il me déclara :
« Il n’est pas indifférent pour un homme de savoir qu’il n’est son être intact que dans son idée d’une femme.
« On finit toujours par se dire qu’il a fallu la quitter pour aimer, nourrir des heures où l’attendre :
« L’amour est un autre nom pour le temps qui nous donne un monde pour l’y chercher. »
Sa voix avait faibli sur les derniers mots. Entre ses dents serrées passait comme le frisson d’une menace. C’était la première fois depuis la récente année de mon installation qu’un de mes malades me faisait peur. « Celui qui pense à mourir, me dis-je, veut donner à ce qu’il aime le poids effroyable de ce qui ne connait pas l’amour. »


CHAPITRE II


Une préparation que l’on avait mise à bouillir sema quelques perles de couleur vive sur un réchaud d’argent. Je pris le temps d’observer mon malade, qui, la bouche ouverte, les yeux ailleurs, s’efforçait d’interrompre le courant. En me levant pour lui venir en aide, je pensais : « Il a bien l’air de ce qu’il est, mais je ne voudrais pas être de ceux qui le prendront pour une bête. Toutefois, je ne crois pas qu’il sorte jamais rien de bon de quelqu’un qui portait des oreilles si longues. »
« Avant de devenir si malade, j’ignorais l’existence d’Iris », me dit-il en se rasseyant avec peine. « Je n’avais pas eu besoin de la connaître pour l’aimer : mes regards s’ouvraient sur mon cœur dans les profondeurs qui la retenaient. Il n’y avait rien entre nous que ma terreur d’enfant perdu, l’immensité de son souvenir pour me cacher qu’elle était là.
« Sous les voiles de toutes les villes, au fond des plus tristes brouillards, ma vie avait sa fatalité dans ce qui nous liait l’un à l’autre. Il n’y a rien de réel en ce monde que la fureur de lui appartenir, que la joie de forger un royaume à la fureur de lui appartenir. »
Il me regarda avec timidité. Puis il reprit plus bas en maniant, pour se donner une contenance, une longue aiguille d’or qu’il avait prise sur sa table :


« Sa tendresse est partout comme le poids de mon attente. Elle, je ne la vois pas, parce que je n’ai pas les yeux assez grands pour que ce monde disparaisse. J’y vois à peine devant moi, tellement mes larmes gonflent le cœur du jour. »
Sa bouche se contracta : il souffrait ou il feignait de souffrir, mais quand il vit que je me disposais à me retirer il me retint par la manche :
« Ce que vous prendriez pour mes pleurs, c’est tout ce qu’on peut voir de l’Iris ensevelie dans les choses. Encore heureux qu’un homme ait le don des larmes, que le plus déshérité de tous ait toutes les larmes pour lui… C’est comme le don de l’absence », ajouta-t-il rêveusement…
Et puis :
« Moi, si j’ai tiré Iris du sommeil, c’était dans la dérision de redevenir quelqu’un que vous soignez, car je ne l’ai dépassée de toute ma vie qu’afin de l’envelopper dans le besoin de me détruire. »
J’avais des clients plus malades que Monsieur Sureau ; ils n’avaient pas comme lui une de ces têtes qui font bien, reproduites sur papier couché, dans un ouvrage de médecine. Ce n’était pas un homme qu’on voyait, mais que ses gestes vous montraient, l’enveloppant d’un faux-jour, où je l’aurais pris, tout le premier, pour le mauvais rêve de ses paroles. Je pouvais me tromper sur lui, au moins aura-t-il été dépouillé par mes yeux de tout ce qui n’était pas moi, ses traits formaient le dedans de sa pâleur et de l’effroi qu’elle m’inspirait : « Mais qu’allez-vous donc faire ? » avais-je crié. Il s’était levé en pivotant sur un pied, se dirigeait de biais vers une vierge gothique qu’il enveloppa soudain d’un long geste de tendresse. On dirait qu’il préfère ne me déclarer que de loin qu’Iris est vivante : « Vous ne comprenez pas, a-t-il dit sur le même ton que s’il avait répété le propos d’un souffleur invisible, il y a une femme qui a chassé le jour de sa maison dans la personne d’un homme ?
« Et je suis cet homme, je suis cette maison et je suis aussi cette femme. Quand je pense qu’il n’y a que moi pour le savoir, je m’agenouille dans le vent qui me déshabille. Au plus profond de ma pensée alors, ma solitude n’est plus moi, mais le silence d’une autre, le règne de sa nudité comme un désert de transparence partout où mon cœur m’attendait. C’est une fée peut-être. Une nuit assez profonde pour ensevelir le monde berce son loisir dans le pâle espoir d’une vie où je l’emporte avec tout ce qu’il y a dans mes rêves d’ardeur condamnée. Sa forme nue, anxieuse d’elle, serait prompte à se sauver de l’inexistence dans un visage que j’aurais déjà pris entre mes mains si j’avais pu, et sur un corps le plus inégalable de tous, puisqu’il serait le reflet dans une autre chair de ma solitude qui n’a pas de fin. »
De pareilles confidences donnent à penser, venues d’un homme qui ne parlait que par besoin, si bien qu’il paraissait avoir faim de ce qu’il voulait dire. À l’entendre crier son amour comme s’il avait eu en lui un abîme à combler, j’ai soudain compris que regarder tous les objets de sa tendresse, c’était une façon pour lui de plonger les yeux dans son propre cœur et d’en connaître l’ardeur comme sienne à travers ce qui était fait pour l’assujettir. Par habitude, il disait encore « un visage, une amante », mais dans la beauté qu’il désignait de ces noms se formait déjà une vision exacte et le sens écrasant de ce qu’il fallait à son âme pour qu’il y prît toute sa vie. Et, avec la soif qu’il avait de l’absolu, c’est un monde que son amour créait dans le monde afin d’exclure de l’existence ce qui n’était pas relatif à sa singulière nature.
Ce qu’il aimait dans les femmes, je pense que c’était leur don d’avoir des charmes selon son cœur. Et il s’exaltait de les voir comme appropriées à sa peine avec ces tendres et clairs visages où la plus secrète lueur était l’essence de son regard et déclarait pour toute la terre que son amour c’était lui. Iris filait sa vie : dans les yeux de qui la verrait-il sortir du sommeil, et à travers quelles aventures, qu’il mettrait toute son âme à poursuivre, user sa chair, user ses jours ? Je ne devais le savoir que trop tard, et je m’en tins ce jour là, à le larder d’encouragements saugrenus : « Pourquoi ne pas aimer comme le premier venu ? Il faut se donner sans regarder derrière soi. »
Cependant, sans en avoir l’air, je l’observais. Je vis son regard heurter un grand plateau chinois et, sur un coin de ce plateau, se rassurer en considérant ensuite un mégot dont l’extrémité suait le fard. Je n’avais jamais vu de cigarettes entre les mains de M. Sureau. Je fus tenté de prendre entre mes doigts ce qui restait de celle-ci et d’examiner la qualité d’un tabac auquel j’attribuais l’atmosphère un peu chargée de cette chambre. Mais le pauvre homme s’agita tellement en me voyant penser à cette cigarette ou à ce plateau que je n’osai pas exécuter mon dessein.


CHAPITRE III


Quand un homme a oublié qu’il était marié, son inconstance est à la merci du premier parfum qui passe ; et ce fut un peu la faute d’une si douce fin de jour, si la plus belle image d’un corps lié à ses bijoux vint me surprendre et me remettre dans la peau d’un individu que sa femme attendait. Toujours je m’étais senti mal à mon aise dans le temps que ma pensée ne contrôlait plus : « Si Paule se souvient, me disais-je, que je lui avais promis de l’accompagner au concert, il est certain qu’elle a déjà endossé sa robe du soir ; et ce n’est pas une tenue, me disais-je, pour languir ; ni pour apprendre à la pendule les noms qu’on donne à son mari cependant que la suspension vibre à l’unisson et compte les assiettes dans l’odeur du potage qui fume, tout doucement, de son côté. Aussi, sans cesser pour cela de chercher mon béret, je fis observer lestement à mon malade qu’il avait beaucoup trop de fleurs près de lui ; et qu’il ne fallait pas qu’il les aimât au point de les garder la nuit dans sa chambre ; et je me disposais à me retirer quand un claquement de porte suspendit mes pas : Quelqu’un sortait en courant de la maison, une vieille femme en robe noire que je vis, à travers la fenêtre ouverte, serrer sur sa poitrine les pans d’un fichu, et qui, soudain immobilisée par le soin de rectifier sa coiffure, nous jetait un coup d’œil par-dessus son épaule avant de remonter d’un pas vif le boulevard des Tilleuls. J’avais cru reconnaître la servante qui aidait ma femme à tenir son ménage. Cependant un mouvement naturel de pitié avait ramené sur M. Sureau mes yeux agrandis par tout le soleil couchant. Je ne m’attendais pas à le voir pleurer.




Ma femme aussi verserait des larmes, je n’en doutais pas. Mais s’il est vrai qu’il y a de la douleur de reste pour la vocation humaine de consoler, le premier devoir de la pitié est de ne s’employer qu’à bon escient, ce qui a toujours abouti pour moi, par une contradiction assez bizarre, à soulager de préférence une peine incompréhensible, parce que dans l’obscurité ardente de ses appels à la compassion, j’ai toujours cru que tremblait la voix de ce qui me concernait personnellement. Et, ce jour-là, l’intérêt instinctif que je portais à ces larmes d’un individu qui vivait autrement que moi et qui forgeait en lui-même des raisons toujours plus fortes et plus impénétrables de s’affliger, mon attention de plus en plus émue et, bientôt, l’angoisse en laquelle je la sentais se changer, me firent passer outre à l’embarras de l’interroger sur la femme qu’il aimait et sur les rapports qu’il entretenait avec elle. Il n’était pas homme à éviter de parti-pris un sujet pathétique. La réponse jaillit aussitôt, articulée avec force et sur un ton de facilité où ne manquait pas une espèce d’emphase :
« Elle est plus douce que le jour où je l’ai rencontrée. Avec son beau visage clair et froid comme un caillou, je vous assure qu’elle est la condamnation d’un corps comme le mien ; elle est dans mon regard ce qui me défend de la suivre… Prenez bien garde que ce ne sont pas là des paroles en l’air, mais des certitudes qu’il m’en a coûté beaucoup d’acquérir. Si vous saviez tout ce qu’il faut endurer pour arriver à comprendre les choses les plus simples quand elles sont le pivot de notre propre négation. Le malheur où vous me voyez est le prix de leur vérité ; et vous pouvez en croire la peine que j’ai à faire la confidence suivante à mon meilleur ami : Aussitôt qu’il éclaire la réalité de mon amour, le monde où je suis né devient trop beau pour moi.
— Pourtant, monsieur Sureau, lui dis-je sur un ton légèrement persifleur, celle que vous nommiez Iris, vous avez les yeux bien assez vifs pour savoir la reconnaître au milieu des femmes qui font leur chemin ; vous avez la langue assez bien pendue pour lui apprendre où vous l’avez dénichée et lui soutenir qu’il ne lui va pas bien de le prendre de haut quand tout ce qu’elle vous éclaire, elle l’a tiré de vous.
Mon interlocuteur rougit de m’entendre traiter son Iris en personne de connaissance. Il y avait à son gré un homme de trop dans l’idée que je me faisais d’elle. Aussi reprit-il sa thèse à rebours comme s’il souhaitait que son humeur chimérique n’influençât désormais que mes réflexions ; et, me montrant pour ainsi dire son âme à contre jour, il me décrivit une de ses amies ; il accapara mon imagination par une ravissante peinture où ma pensée était seule à faire la part d’Iris ; ce qui revenait à ne plus identifier en elle que la fatalité qu’il y a dans l’acte d’aimer.


« Une robe couleur de jour » disait-il en finissant, « une robe couleur de jour sur les épaules de cette femme transparente et le poids de ses bijoux dans ses cheveux de nuit ; et ses grands yeux de charbonnier dans son visage de reine ; et puis, ce qui me la fait voir partout avec ses dents qui rayonnent, le lis des sables de son rire, ses mains bercées sur les roses du vent. Et puis, et puis, toute la force de mon cœur soudain animée contre moi quand je suis au point de lui crier : « Le temps est là et tu n’es pas toi pour toujours… »
— Vous la voyez donc quelquefois ?
Et à cette question qui m’avait échappé, M. Sureau répondit : « Oui, en passant ». Il avait parlé sans se troubler, et poursuivit plus bas, les yeux mi-clos, comme s’il pensait à haute voix :
« Elle entre en courant dans ma chambre, un oiseau l’attend dans la rue.
— Mais sans doute vous aime-t-elle ?
— Son cœur est une romance du ruisseau dont elle ne sait pas toutes les paroles. Je l’appelle Petite-Fumée…
« Nous sommes dans le monde, ajoutait-il, où tout ce qu’elle touche s’envole… » Mais je l’interrompis : « Eh bien Petite-Fumée, m’écriai-je, toute vivante qu’elle vous paraît ne serait que l’âme d’Iris ? Voilà qui est bien pensé mais c’est à cette petite fumée-là qu’il faudrait en avoir parlé, car si elle est votre amour, il n’y a pas à lui faire un secret de ce que vous tenez pour votre vérité. Et même si vous vous y êtes leurré, considérez, je vous prie, qu’un homme amoureux d’une femme peut jouer tout ce qu’il a sur une illusion qu’il partage avec elle. Parlez-lui ! il n’y a rien de meilleur que de parler. Et ce monde-ci ne sera rien de moins que l’excellence de votre amour aussitôt que vous aurez instruit celle que vous aimez de votre folie. Allez ! allez ! Éveillez-la-moi avec des paroles où elle sentira qu’elle se trouvait avant vous, comme elle est au fond de vos yeux l’étoile dont elle est tombée, et son propre consentement dans votre cœur où il n’y aurait jamais que le plus pur d’elle-même pour se refuser à la reconnaître. »


M. Sureau leva la tête : « Ce que vous dites est vrai, commença-t-il ; ma peine est là pour le savoir, Petite-Fumée est à l’image de mon amour, mais mon amour ne veut de moi que dans la mesure où je suis à l’image d’un homme. Or,… »
Il s’interrompit et, comme je le pressais de poursuivre :
« Vous pouvez bien le penser, reprit-il, que je suis toujours entre elle et moi avec ce corps malade et que je ne gagne rien à ce qu’elle sorte de mes pressentiments, car habillée de toile ou de soie, ou de lune ou de reflets marins, je sais que ce n’est pas pour se voir avec mes yeux qu’elle reprend son image aux lois de mon cœur.
« Sitôt qu’elle se retire de mes pensées et qu’elle passe dans ce monde, c’est pour me rejeter du haut de ce qu’elle y rencontre, grande et calme comme elle est, et aussi insaisissable qu’une lumière au milieu de toutes les choses que je vois avec elle, mais dont ses grands yeux ne parlent qu’à l’immensité. Et j’ai de la peine de penser que tout est si bien à sa place et si présent quand elle est là, que c’est dans mon propre regard que sa froideur l’éloigne de moi. »


Il fit signe de la main dans ma direction comme pour me demander de ne pas l’interrompre encore. Je n’ai qu’à fermer les yeux pour entendre résonner à mes oreilles les paroles si tristes qu’il prononça ensuite :
« Je vois ses yeux, ses dents, son front, tout son visage où c’est avec mon regard que sa beauté me tue. Mon pauvre ami, elle a soulevé contre moi l’idée que j’étais vivant. Et je la fuis avec un cœur qui me redit sans cesse : ou elle ou toi. Il me semble qu’elle est dans tout son corps la vanité de mon amour : quand elle me témoigne une espèce d’amitié, je ne peux pas supporter la vue de son visage.
« Trop belle pour que je prétende l’avoir jamais vue. Mon regard s’effaçait devant son visage comme s’il était tombé dans sa beauté au pouvoir d’un autre regard. Ceci est rigoureusement traduit bien que pas très clair pour qui ne l’a jamais ressenti. Avant de la connaître, déjà, je ne pouvais pas fixer quelqu’un de beau sans me sentir en lui scruté par la lumière de mes propres yeux. Comprenez-moi si vous pouvez : Je crois que tout ce qui brille par sa beauté est en même temps une image de la contemplation et comme telle, porte en soi l’idée totale de ce qu’on n’incarne qu’à deux dans le domaine du sens… »
Je hochai la tête. À vrai dire, je saisissais mal son exposé. Il aurait fallu connaître cet homme pour le comprendre, et c’était se perdre déjà qu’en avoir l’envie. Mon embarras devait percer dans mon sourire d’acquiescement, car il reprit, changeant de ton et avec des lenteurs où je voyais une patience de rongeur :
« Le souvenir ne voulait pas de son visage car mon regard n’y reconnaissait pas mon regard et se sentait pris aux serres du vide, précipité du haut de sa propre lumière. Il lui aurait fallu quelque chose de grand comme la nuit, ajouta-t-il en hésitant, pour se soutenir. »
Mais, comme j’allais l’interroger sur cette parole : « Faites bien attention, cria-t-il précipitamment. Il faut que vous vous souveniez de ce que je viens de vous dire, bien qu’il ne soit pas possible à un esprit analytique et clair comme le vôtre, d’y repérer la moindre idée. Je n’ai souci en m’exprimant que d’incorporer toute la matière d’une sensation à la vie du langage. Je ne sais pas si j’ai réussi à nourrir la parole de toute la réalité qui saigne dans l’expérience d’un homme, à si bien l’assouvir de ténèbres vivantes que la clarté première de l’intelligence ne s’y distingue plus du premier frisson de l’amour.
« C’est peut-être obscur ce que je dis, ajouta-t-il en me regardant en dessous. Mais ai-je tort de croire que chaque sensation est l’expression d’un corps tout entier, c’est-à-dire d’une existence et qu’on pourrait, à force d’ingénuité physique, anéantir en elle l’opposition fatale de la pensée et de la vie ? Une telle conviction mènerait loin ceux qui n’ont pas trop le goût de la sécurité intellectuelle. Ils n’auraient qu’à se garder d’une aberration funeste, celle qui consiste à expulser de chaque sensation tout ce qui ne contribue pas à en faire l’ornement d’une idée générale ; chaque homme s’efforçant au contraire de cristalliser la nouveauté de ce qu’il éprouve en termes littéraires, donc, consubstantiels à l’intelligence. Au lieu de nier leur expérience dans une idée préconçue de sa signification, ils y mettraient de plus en plus profondément la sensation en rapport avec elle-même, ils l’éclaireraient de toutes les virtualités qu’un homme met en jeu, élargissant dans les limites de l’envoûtement poétique le domaine ou la matière ne fait qu’un avec l’esprit. Et faisant payer peut-être à l’esprit, cria-t-il, la rançon de cette union.
« Je vous dirai, ajouta-t-il après un silence, de la beauté de mon amie : « Elle est le regard de ce qui l’éloigne de moi : » et ce n’est pas une image, mais l’épanouissement d’un sentiment qui a sa clarté dans l’être immuable de ce qui existe — et qui voudrait en devenir le nuage de grêle », acheva-t-il d’une voix écorchée, désagréable à entendre comme un cri de bête éventrée.


De l’autre côté du boulevard, un contrevent grinça. Je me tournai vers mon malade, que ce bruit avait interrompu :
« Eh bien ? » dis-je en le regardant.
— Eh bien quoi ? me répondit-il.
— Qu’est-ce que vous avez voulu dire ?
— Je dis que la sensation est le noyau de l’être et de la pensée.
— Et après ?
— Après, rien… mais cela suffit, allez croyez-moi. Vous n’en finirez jamais d’examiner cette idée dans toutes ses conséquences.
Je n’y tenais plus : « Voyons, lui dis-je, donnez-moi donc une de ces conséquences en exemple.
— Non, non, s’écria-t-il, vous n’y verriez rien …un bond pareil ? C’est trop, ajouta-t-il en riant, pour quelqu’un qui a des jambes.
Mais, comme j’avais eu un geste d’irritation, mon malade, qui ne craignait rien tant que la colère, mît sa main sur la mienne, et d’une voix blanche et comme exténuée par le poids d’un aveu, s’écria : « Vous savez bien qu’il y a les pierres, celles qu’on appelle des pierres précieuses, peut-être parce que l’on n’en connaît pas tout le prix. On vous a dit qu’elles faisaient tomber les femmes… Elles sont le destin de celles qui ne les ont pas vues. »


Je devais regretter amèrement d’avoir traité cette affirmation avec légèreté. Quand je déclarai à M. Sureau que je ne croyais pas à la vertu des pierres, à mon grand étonnement, il se hâta de donner dans mon point de vue, comme si je lui avais fourni à la fois l’idée et le moyen de détourner la conversation.
— J’ai voulu frapper votre imagination, me dit-il en riant. Un jour viendra où vous me rappellerez ma boutade. Il arrive que nous marchions au dedans de nous-mêmes. Mais il est besoin d’un objet plus réel que nature, pour forger l’unité de la pensée et de la vie. »
J’eus la maladresse de l’interrompre encore. « Tantôt ce que vous dites m’enchante, Monsieur Sureau et tantôt cela me paraît faux à crier. Pourquoi ne pas me parler maintenant de l’ombre que vous nommiez Iris, en la laissant où elle est, dans votre esprit d’enfant qu’elle m’éclaire si bien ? »
Il leva les yeux vers les façades voisines d’où la lumière se retirait. Mon regard y rencontrait un crépuscule tremblant, l’image d’une inquiétude qui n’appartenait dans mon cœur qu’à la plus inexprimable tendresse. Ce qu’on voyait semblait si loin qu’on n’aurait pu le décrire qu’avec des pensées. Je ne reconnus pas ma voix quand je lui demandai pour la deuxième fois de me parler d’Iris.
« Iris aura dormi ma vie », me répondit-il brusquement, comme pour se débarrasser d’une question importune. Mais un médecin n’est pas homme à se contenter d’une image. Je m’enquis avec une insistance affectueuse de ce que ses dernières paroles signifiaient et comme il prenait le parti de se taire, je lui demandai carrément pourquoi Iris avait dormi sa vie :
« La nuit l’attendait partout, soupira-t-il, dans mon amour et jusque dans le cœur d’un homme triste qui ne pouvait pas s’approcher d’elle sans devenir la bête noire de ses propres regards.
« Je vous assure que c’est un grand malheur pour un infirme de devenir amoureux. J’ai été victime d’un accident, vous le savez, qui fait de moi un monstre. Mais vous êtes-vous clairement mis en tête que mon corps ne pouvait pas être compris dans l’idée que je me formais de mon amour ? Il n’y a rien de plus étranger que lui à l’existence de mes regards qui vont sans moi sur un versant où il ne fera jamais assez noir pour la souffrance qui les suit.


« Je ne peux pas aller vers l’objet de mon amour sans que tout le poids de ma chair se dresse comme un mur pour nous séparer. Alors, l’illusion qu’elle aurait pu m’appartenir vient frauder en moi l’idée que je suis et que la matière de cette idée maîtresse vit derrière cette femme dans l’univers où je l’ai vue me dédaigner. Dans les brumes empoisonnées du rêve et de la délectation morose, il est fait échec à la vérité fondamentale du monde, qui veut que la plus belle expression possible : « Je suis » ait tout son prix dans le mot le plus doux, le mot qui dit : « Tu es ». Aberration mortelle. Car ces deux affirmations, les plus riches de toutes, ne valent qu’autant qu’elles posent un troisième élément, celui qui les unit dans l’existence d’un contenu matériel, que j’ai eu trop longtemps la prétention d’anéantir dans l’acte d’aimer.
« Heureusement que je suis à la veille, peut-être, d’en finir. Depuis les derniers froids, j’ouvre les boîtes de cigarettes comme des paquets de cartouches ; et, sous l’œil amical de ceux qui me prennent pour un autre, je trouve enfin le moyen d’abuser de tout » et, soudain :
« Il me semble que la clarté de mes discours y gagne. Si mon corps n’est pas compris dans mon idée de l’amour, peut-être que je comprendrai mon amour dans l’idée qu’il peut se faire de mon malheur. »


Ma femme disait de M. Sureau qu’il était à plaindre et moi, je crois fermement qu’il a aimé son infortune. Il ne pouvait pas maudire une condition où la souffrance était redevenue naturelle. Et, connaissant dans sa constante douleur le langage de son âme, il se familiarisait avec une profondeur où Petite-Fumée avait sa ressemblance dans un charme inné. Maintenant que celle qu’il aimait fuyait ses accès de fièvre et ses cris, c’est son amour même qu’il souhaitait d’épouser en eux comme une essence fabuleuse dont il aurait touché les reliques sur son corps d’écrasé. Parce que cette femme avait mis tant de vraie douleur, comme un trait de lumière, dans sa plainte d’infirme, il voulait penser à elle avec ses blessures ; il lui semblait qu’elle serait pour lui comme le don de vivre dans le déchirement de l’aimer.


CHAPITRE IV


Un voyage de quelques semaines m’avait éloigné de M. Sureau. Après un congrès auquel j’avais dû assister, la fantaisie me vint de passer en Angleterre, où je revis avec plaisir, sous un ciel de printemps, la ville d’eaux où j’avais connu celle que je devais épouser. Dans tous les endroits que je revoyais je pensais à elle, mais j’avais tellement besoin de repos, que j’attendais le soir pour lire ses lettres. Et je ne m’aperçus qu’à la longue, et comme par hasard, que ces lettres étaient vagues et très brèves et comme écourtées. Une espèce d’inquiétude commençait à peser sur moi, je pensais à mon appartement. Je retrouvais la senteur des rues, là où je n’avais cru respirer que l’odeur de la mer. Je pris l’avion pour rentrer. Il y avait dans mon bureau une lettre de M. Sureau qui n’était pas timbrée.


Nathalie, notre servante, me déclara qu’elle me l’avait elle-même apportée. Après mon départ, elle s’était entendue avec mon malade pour consacrer au soin de son intérieur les heures qu’elle ne passait pas à mon service. Je fus heureusement surpris d’apprendre que ma femme avait facilité cet arrangement, c’était la première fois, depuis le commencement de sa maladie, que je la voyais comprendre un projet et en favoriser l’exécution.
La lettre de M. Sureau me déçut : Elle contenait des considérations sur la sagesse qui sonnaient faux ; des choses qu’il me disait dans un dessein précis mais dont la portée m’échappait. J’aurai résumé la première partie de cette lettre, quand j’aurai dit que pour la première fois, il m’apparut que M. Sureau était habile et qu’il cherchait à me faire jouer un rôle. Sur la deuxième page, s’étalait un précis d’un rêve que je me contentai de parcourir et dont je dois passer sous silence la partie qui n’avait pas alors attiré mes yeux :
« J’étais assis, m’écrivait-il, dans un compartiment de chemin de fer. En face de moi s’était installé un individu revêtu d’une cuirasse d’argent et barbu, en qui je ne tardai pas à reconnaître le Comte de Saint-Germain. Il a intérêt, me confie-t-il, à ce qu’on le croie mort. Et, sans un mot de commentaire, il me montra, dans le creux de sa main, des pierres précieuses : saphirs, rubis, en grains ou en grappes, dont la forme est si parfaite que la lumière s’y veloute comme sur l’épiderme des fruits. J’avais si longuement admiré ces bijoux que, m’arrachant à ma contemplation, je me suis aperçu que le Comte avait disparu. À sa place, sur le dossier du fauteuil qu’il avait occupé, une pêche mûre qu’il fallait bien que j’eusse déposé là moi-même avec l’assentiment… lors d’un voyage entrepris avec elle et qui ne me laisse aucun souvenir. En voyant que ce fruit a gardé son aspect appétissant, je me dis : « ..... ».


Sur le quai, je cherche en vain le comte de Saint-Germain. Si bien que le train démarre avant de me laisser regagner ma place… »
Je fus très occupé les premiers jours. Mes malades avaient besoin de moi. Paule me paraissait extraordinairement nerveuse. Ses troubles avaient pris une nouvelle tournure ; elle se plaignait de menus vols commis à son préjudice, et je m’inquiétais d’y voir une préoccupation qui était en passe de se systématiser. Un jour, fatigué de chercher avec elle des pièces de lingerie qui lui manquaient, je courus chez son fournisseur le prier d’aller prendre une commande. Et, ma course faite, je m’arrêtai chez M. Sureau.


À l’heure où les boutiques se ferment, il y a de la tristesse dans l’air. Un monde est là, où brillent des clartés qui ne conduisent nulle part. Mais il y naît des mots si doux que la voix même les écoute et qu’elle se perd avec eux, comme une folle dans son regard, comme la belle nuit d’été dans le silence d’une reine qui tomberait amoureuse. On regarde droit devant soi. Ce n’était pas encore mon habitude de donner un sens à ce qui passe. C’était le monde où la vérité était l’hirondelle des romances ; le monde où j’ai connu un certain M. Sureau qui n’aura, quoi qu’il fasse, parlé que pour les hirondelles. Nous n’habitons pas un univers matériel, et le plus simple est de s’en consoler. On a beau faire de la vie avec de l’espace, de l’espace avec de la vie, la folie finit toujours par briser ses armes, et il faut mourir de n’avoir pas été…
Comme j’allais entrer dans la maison de mon malade, il en sortit un homme élégant et pressé. Il me sembla qu’il avait l’intention de m’arrêter. Aussi me détournai-je précipitamment. En ouvrant d’une façon un peu convulsive la porte vitrée de l’appartement, je m’interrogeais sur cette déformation de caractère qui venait peut-être de mon état de médecin, ou qui, peut-être, avait engagé ma vocation : je ne pouvais pas supporter qu’une minute de mon temps échappât à mon initiative. Et je fus bien puni, cette fois, en apprenant de la bouche de M. Sureau que cet accès de sauvagerie m’avait fait perdre une occasion de connaître son éditeur.
« J’ai publié des livres, me disait mon malade un moment plus tard. Cependant, tout ce que j’écrivais était obscurci dans ma pensée, qui n’avait pas eu le courage d’envisager sérieusement mon état misérable. Le même esprit qui me déguise ma misère ne pouvait pas me fournir des données communicables. Alors, j’ai voulu plaire aux hommes en leur racontant les songes qui me rendaient ma vie supportable. Le bon sens qui veille chez les esprits les plus simples n’allait pas se renier en ma faveur. Ils n’ont rien à oublier, eux, sinon qu’il existe des hommes à plaindre, comme moi. »
Pour le coup, je l’arrêtais net : « Ho ! Ho ! m’écriai-je aussitôt que je l’eus compris, voilà qui me paraît bien audacieux. Vous vous reprochez de n’avoir pas votre intelligence assujettie à l’idée de votre corps tel qu’il est. Nous ne serons pas longtemps d’accord si vous condamnez ainsi en dessous ce qu’on me donnait à admirer au collège. Roublard que vous êtes, vous vous imaginez que je ne vois pas ce que votre accès d’humilité enveloppe de convictions incompatibles avec les miennes ? Allez ! Allez ! C’est la plus haute dignité d’un homme de croire que sa pensée le délivre de lui-même ; et votre noblesse à vous d’avoir grandi en dehors des épreuves que vous infligeait votre destin. Souvenez-vous de ce qu’ont dit les philosophes à qui une patience comme la vôtre pourrait servir d’exemple. — Oui ! Oui ! ricana-t-il, je le sais : chacun échappe comme il peut à la pensée qu’on l’a conçu : Celui qui revoit Iris dans Petite-Fumée, celui qui renie l’une et l’autre, et moi, et vous, enfin, tous, tous. Mais personne aussi facilement qu’un philosophe. Parce que celui-ci n’est entré qu’en idée dans un monde qui, malheureusement pour lui, naissait à soi-même en même temps qu’à la limpidité de ses paroles. Il n’est pas près de comprendre le rôle unique de la pensée qui consiste à unir de plus en plus étroitement dans le fait de conscience, à identifier presque l’action d’éprouver et l’acte de se connaître. Voyez, il faut consentir à être celui qu’on a la prétention de sauver.
« Or partout où quelqu’un se met à penser un sort est jeté sur le réel qui s’évanouit aussitôt. Les hommes ne savent pas qu’ils se séparent d’eux-mêmes en ôtant de leur idée du monde ce qui leur permet de se connaître en lui pour ce qu’ils sont ; et que se penser comme indépendant de ce qui est, c’est ne rien penser du tout, je suis assez bien placé pour en parler, n’ayant, de longtemps, fait autre chose. »


Quelque chose passa dans l’air : une ombre, un son, je n’aurais pas su dire lequel des deux venait de donner la mesure de mon attention en ne m’effleurant qu’à peine. Mais M. Sureau jeta un coup d’œil furtif vers le lit que l’on apercevait derrière les rideaux de mousseline qui fermaient l’alcôve. Quand il reprit la parole, je m’aperçus que sa voix était bizarrement altérée et comme meurtrie par ces notes sourdes qui sollicitent l’attendrissement.


« Blessé à vingt ans et précipité dans une infirmité qui devait durer toujours, j’ai voulu échapper par tous les moyens aux conséquences morales de cette diminution. J’ai tout fait pour ne pas avoir des sentiments de malade. Il me semblait que je pouvais vivre comme les autres et j’ai vécu comme eux mais plus mal.
« Votre malade a peu d’esprit mais assez de jugement. À la guerre, mon courage était celui d’un autre pour lequel je souhaitais qu’on me prit ; et j’allais au feu sans y aller, bourrant de ma peur le spectre de mon amour-propre. C’est si vrai que ma blessure, en m’atteignant dans ma dignité d’homme et de fat, anéantit d’un seul coup ma bravoure et ma prétention à la bravoure.
« Je ne pouvais pas souffrir les éloges qu’on m’adressait. J’avais été dupe de ma vanité, voilà tout ; victime d’une guerre que j’aurais inventée pour donner un cadre convenable à mon uniforme de lieutenant. Si j’entreprenais d’exposer ce point de vue, tout le monde se récriait. Quelques interlocuteurs plus avisés que les autres me félicitaient avec sobriété de ma patience. Or, ma volonté était amputée de tout ce qui lui manquait dans mon corps pour s’affirmer. Il n’y avait toujours que ma vanité d’intacte. J’ai voulu lui donner des entrailles. Et ce fut là mon amour.
« Mes larmes ne me suivaient plus mais elles brillaient je ne sais où, me laissant seul avec mes yeux dont mes regards n’étaient plus la chair. Ainsi, pendant des années, j’ai vécu de l’idée que j’étais un autre, me cuirassant contre ma vie aussi naturellement qu’on laisse bavarder une folle. Chacun s’escamote comme il peut ; et le plus fort est que je n’eus aucun mal à élever mon moi sur une contradiction dont mon esprit n’aurait pas voulu. Cela allait tout seul parce que c’était inconcevable, et qu’il n’y a de négation possible qu’en deçà de ce qu’un homme peut concevoir. Dans la condition heureuse où mon illusion me plaçait, chaque événement se mettait de lui-même hors du doute, car il passait mon espérance ; et s’il s’attribuait l’être, c’était à la façon de l’idée de Dieu qui, dans l’au-delà du jugement, donne prise à la pensée que nous sommes.
« Mais le monde est trop petit, il faut n’y faire qu’un avec sa peine et se méfier de son esprit sitôt qu’il promulgue autre chose que la loi pure et simple de ce qui est. J’ai tout de même fini par me demander ce que mon amour pouvait tirer d’une âme fermée à elle-même. Et il ne m’a pas été difficile de discerner dans mon aveuglement une façon supérieure de m’escamoter, de ruser avec ce rêve où chaque homme croit s’ensevelir vivant comme j’ai fini par y réussir à mon tour. Car moi aussi je me suis à la longue absorbé dans la tendre nuit de mon cœur.
— Oui, lui dis-je, chacun veut refermer sur lui les paupières de ce qu’il aime.
— Sitôt que je pense à Petite-Fumée, maintenant, il me semble que mon malheur est avant moi dans mon amour ; et que c’est lui seul qui se contemple à travers une lumière attentive, innocente, qui fait de moi le cœur de celui que je suis. Le mensonge, à la fin, s’évanouira du monde où j’épuise toute la douleur possible dans l’acte de me connaître et vous verrez, ajouta-t-il en jetant un regard sur les rideaux abattus devant l’alcôve, vous verrez ce que sera la surprise de vivre le jour où les choses s’ébranleront. »


CHAPITRE V


Jamais notre conversation n’avait été aussi singulière, aussi hallucinante qu’à ce moment où nous nous comprenions très difficilement, mais sans cesser un seul instant de nous comprendre, je crois, et où c’était la même ardeur qui éclairait d’un jour différent nos pensées, et nous partageait inégalement ses rayons comme à deux promeneurs cheminant l’un à l’ombre de l’autre dans le soleil d’été :


« C’est une grâce pour l’amour, lui dis-je encore, de ne pas savoir ce qu’il fait. « Mais il me répondit, oui, quand c’est de vous qu’il s’agit, mais, pour moi, aimer c’est donner à ma dégradation physique des yeux pour me voir et une conscience pour me juger. Je ne suis l’homme de mon cœur que dans la honte d’être vivant.


« Les autres sont comme moi en dehors de leur amour. Mais rien ne les sépare de lui. On dirait que leur corps entre sans les éveiller dans l’idée de ce qu’ils adorent. Ils sont, eux, comme l’inconscience de tout ce qui est, mais aussi la douce certitude de ce qui est trop beau pour apparaître. »
Un moment, il hésita, reprit plus bas : « Leur corps ne les retranche pas de ce dont il a faim. Il leur ouvre un paradis spirituel dans tout ce qui est tout pour lui : parfums, chansons… ce n’est que sa misère qu’il me révèle à moi, comme la raison d’être de mon existence, qui ne fait qu’une avec mon malheur. » Et, comme s’il avait évité de justesse une occasion de trop se trahir :
« C’est ici, ajouta-t-il, que commencerait le livre que je souhaitais d’écrire autrefois : peu de pages, aussi limpide que possible, de la clarté en mouvement. Après avoir analysé l’amour en général, ou avoir demandé à quelqu’un d’aussi obligeant que vous de me peindre le sien, je le montrerais retourné contre lui-même dans une nature déshéritée comme la mienne, où il fait place nécessairement à la connaissance de soi, source intarissable du pire désespoir. Ensuite, et ce serait le plus difficile, j’expliquerais comment il pourrait se faire que l’amour se changeât en connaissance sans cesser d’obéir à sa propre attraction qui en fait le centre de l’univers ; et, puisque c’est de moi qu’il s’agit, je définirais l’effort que je voudrais encore accomplir pour aimer l’amour qui m’a donné la force de me connaître. Car je ne désespère pas de dresser la loi dont je suis sorti contre les accidents physiques qui l’ont bafouée en moi. Chacun serait l’ennemi de sa nature s’il croyait condamner en elle l’incohérence du monde ; et il est assez significatif que l’on soit prêt à se rejeter tout entier pour une idée qui porterait en elle l’intelligence de tout. »
Je lui répondis que je l’avais compris et que je savais ce que c’était que l’amour, mais qu’il me paraissait bien difficile de le lui dire. Il me pressa pourtant de parler : le nom de ma femme me brûlait les lèvres. Je vis la claire salle à manger où l’odeur des fusains pénétrait par la fenêtre ouverte à l’heure matinale où elle m’attendait en beurrant du pain bis. Un instant, je suivis les rives dorées de l’Itchen où la voix des jeunes anglaises se mêlait au bruit des rames sur l’eau. Le crépuscule descendait lentement sur la chanson sortie de mon cœur, car il fallait qu’il fît nuit pour que le visage de mon amoureuse redevint tout à fait visible. Elle m’apparût enfin assise au bar du Palace où nous avions soupé : elle venait d’allumer une cigarette. Son visage brillait à travers la fumée. La faible lumière des lampes avait mis un manteau d’argent pour s’approcher d’elle. Je me souvins qu’un instant, la beauté de cette femme avait été l’expression même d’un univers qui se passait de nous. Il y a des visages dont la pureté nous est si lourde qu’ils traversent les regards et tombent au fond de l’âme comme une pierre dans l’eau. On peut toujours perdre son temps, ensuite à examiner celui de la personne que l’on aime. Les yeux ne sortent jamais, même quand ils la voient, de leur extase intérieure. C’est tout au plus si le regard cherche sur elle la preuve que la lumière est bien réelle. Mais sans doute que cet infirme le savait trop bien et je trouvais cruel de lui évoquer un amour heureux. Il fallut toute son insistance pour me décider. Le désir de développer une thèse rend un homme impitoyable même vis-à-vis de sa propre souffrance. Je dois dire qu’il pâlissait en m’écoutant lui parler d’une femme, la mienne, d’après ce que je lui avais laissé entendre.
« Même quand j’étais près d’elle à la toucher, lui dis-je, je ne la voyais pas ; mes yeux étaient l’existence même de sa chair et leur lumière son sourire incroyable ; ils épanouissaient dans ses traits une flamme qui brillait au fond de mes songes. On ne sait pas jusqu’où cela va de regarder au visage quelqu’un dont on a tant rêvé. On essaie inutilement de reposer sa joie sur elle et d’interrompre le cours de sa rêverie dans la contemplation des beautés qui nous ont permis de la reconnaître : on dirait que le regard ne la regarde pas, mais qu’il se désincarne dans sa physionomie et ne s’y pénètre que de son pouvoir, indéfiniment, comme si, divisant ses rayons sur leur propre douceur, il s’éveillait dans cette rose vivante à toute la clarté qui lui fût donnée. C’est un peu fort qu’il y ait dans ce monde un objet étranger à l’espace et si extraordinairement imprégné de sens que, même hors de nous, il ne peut nous être qu’inférieur. Je l’ai vérifié de mes yeux. J’ai vu la figure d’une femme remonter en dehors de moi le cours de mes songes et mon esprit sortir en elle de ses liens, se revêtir de l’existence du ciel et des arbres comme de l’éclat dont il doit nécessairement se parer pour me prendre, mon cœur et tout, au dedans de lui-même. Toutes les fois que je vais vers celle qui m’attend, je ne sais pas si je marche ou si je cours, ce sont les choses que je vois qui m’approchent d’elle en ne faisant qu’un avec nous, en s’absorbant dans une pensée que mon âme a voulue plus belle afin de mieux s’y cacher. C’est tout le bonheur d’avoir sa conscience dans ce qu’on atteint, dans cette douceur, devant nous où notre enfance se fait femme… »
Il m’interrompit :
« Vous qui êtes libres de vous aimer, le monde ne se fait si grand que pour mieux vous unir. »
Parole douce comme un souvenir dont toute pensée serait absente. Je le regardai, avec surprise. Au bord de la Manche et sous les chênes de Highfield, partout où ma femme m’avait pris le bras, j’avais senti que la distance était la lumière de notre amour. Et quand j’avais dû lui dire au revoir, ce n’était pas vers elle que mon dernier regard s’était tourné, mais vers les acacias nains du perron, vers les murs roses de la villa qu’il fallait quitter pour un jour… Le monde est fait pour les amants. L’étendue a été créée pour qu’ils y soient comme des rois dans leur attente. Et c’est un point sur lequel nous devions être d’accord, M. Sureau et moi, puisqu’il allait prononcer les mots suivants :
« L’espace flotte sur le songe d’où nos regards nous ont tirés. Chacun naît de ses yeux… »
Je ne comprends pas encore comment j’ai osé le reprendre et je lui ai dit :
« Chacun naît de celle qu’il aime. »
Et lui :
« Chacun naît de son cœur dans les yeux de celle qu’il aime. »


Je venais à peine d’entendre ces mots que je vis avec étonnement M. Sureau pâlir. Même, sa lividité s’accentua tellement dans les premières secondes, que je m’attendis tout d’abord à le voir s’évanouir et que déjà, les bras prêts à recevoir son corps, je me précipitais vers lui quand il m’arrêta d’un geste impérieux avant de poursuivre :
« Vous expliquez les choses comme il faut : dans les baisers de ceux qui s’aiment on dirait que le monde ferme les yeux sur sa nécessité. Ils sont la joie du monde. Tout est présent parce qu’ils sont eux. C’est bien ce que j’avais l’intention de vous exposer. Mais je ne sais pas comme vous, prendre ce que je dis dans le cœur et dans la tête de celui à qui je m’adresse ; et c’est une bien mauvaise condition pour écrire un livre sur l’aimer et le connaître. »


Du temps passa : « Toute la vie est là, disait mon malade, toute la vie est là et c’est dans cet instant que son regard me fit peur. Dans le silence angoissé qui nous sépara, un bruit venait de se faire entendre, une sorte de résonance floue, difficile à localiser et qui semblait ne me parvenir qu’à travers le tressaillement de toutes les choses qui nous entouraient. On aurait dit que quelque chose avait bougé près de nous dans de l’inerte, pour y devenir plus inerte encore. La sensation que j’avais éprouvée était désagréable, si bien que j’accueillis avec soulagement les paroles de mon interlocuteur :
« Quand un homme s’approche de son amie et qu’il la touche, il pense devenir le rêve où il la touche. C’est comme s’il lui disait en la voyant : « Je suis un hôte au dedans de mon être sitôt que mon regard est toi ». Et si grand que soit le monde, sa vie est prête à le couvrir en entier du moment que ses yeux ne font qu’un avec celle qu’il aime ; il faut bien que son amour l’enveloppe de tout ce qui existe dans ce bonheur de la toucher qui a son cœur partout… Que n’est-elle alors un peu plus réelle, s’écria-t-il soudain, avec un geste hystérique, pesante comme le sang sans vie, plus lourde d’un stylet sous le sein ». Mais devant ma mine ahurie, il se calma et, les yeux ailleurs : « Rien de plus naturel, reprit-il, pour un amant, que de se revêtir dans ses caresses du songe qui les dirige et de n’aller ainsi au fond des choses qu’à travers l’infini où il les a conçues, la conquête de la joie ne tient peut-être à rien d’autre, ajouta-t-il en pensant visiblement à autre chose et les yeux dans un songe où il s’enfonçait sans sa voix.


Et chacun aspire à ne plus se trouver pris entre la vue de ce qui est et une certaine idée innée qu’il avait de la vie et qui lui parlait du bonheur. Mais si c’est une opération naturelle, un homme comme M. Sureau n’y pourrait que vomir M. Sureau. Car je ne vois en lui d’infini que l’horreur d’un tourment réduit à se comprendre et il a approfondi jusqu’à l’écœurement le mystère de la connaissance. Il sait pour son malheur qu’elle est née dans sa vie de la défaillance de l’amour, « la défaillance, répéta-t-il, la défaillance de l’amour… »
« Dans les yeux que je regarde, il n’y a qu’un peu plus de jour pour m’aider à me connaître. Il s’allume des larmes à ces clartés, toutes les larmes, comme si mon corps lui-même voulait se voir périr. Si vous saviez combien je crains toutes les expressions de la désolation de peur de tout y comprendre. Le cœur d’un homme est un fardeau trop lourd pour la pensée. C’est de la chair qu’il est le cœur… » Mon insistance était cruelle, je le sais bien : j’aurais dû interrompre cette conversation qui lui faisait du mal. Et je me suis bien des fois demandé si l’exaltation qui le gagnait par ma faute n’avait pas précipité le dénouement que nous déplorons encore, sa famille, ses amis et moi. Mais comment ne pas être tenté de lui démontrer que je l’avais compris. Un sophisme — nul ne s’en étonnera — agissait dans ma vanité, me persuadant que je donnais du prix à ses spéculations en les lui retournant sous la forme d’une expression personnelle et que je l’attachais ainsi à sa destinée qu’il ne pouvait souffrir qu’à la faveur de pareils artifices :
« Il existe un pays, lui dis-je, le plus divin de tous qui a sa clarté dans les serments », et, comme il avait perdu le souffle, cette espèce de provocation le fit repartir de plus belle. Mais, tout en me parlant, il me regardait avec une espèce d’animosité qui me surprit de la part d’un homme si courtois et trop égoïste pour se former une opinion vraiment profonde sur la pensée des autres :
« Dans l’amour partagé on ne voit pas les objets, on leur donne la vie ; si on les perçoit, c’est, non pas par un acte de connaissance, mais par un acte de création.
« Celui qui est aimé apprend tout de son amour, même le nom et la couleur des choses et ce qu’il doit penser d’elles, qui ne font qu’un avec son amour pour lui inventer le bonheur.
« Mais un amour malheureux n’est qu’un chemin dans nos pensées. Il s’est brisé sur le monde pour donner toute la richesse possible à l’idée que l’on est seul. Il n’y a rien de plus atroce pour quelqu’un d’un peu passionné, que ce tourment de vérité où sa douleur le regarde, — où il lui semble que toute la douleur du monde est dans la sienne pour le juger.
« Je n’en serais pas sorti par mon seul amour, c’est la force de mon malheur qui m’en a sorti. Je me suis débarrassé par la vue de mes faiblesses, de ce qui empêchait mon amour de se faire homme pour me chasser. On dirait qu’une passion dont je suis devenu le sang et la force achève de se dépouiller en moi de son humanité. Et quand Petite-Fumée vient me voir maintenant, je sens que je pourrais lui dire : « Je suis entre les choses et toi comme le chant qui t’élève sur elles et le cœur qui s’y déchire pour allaiter ce qu’il connaît de ce que tu lui caches. J’ai mis le monde entier, tu entends, comme un matin dans ta douceur de femme, et je n’ai qu’une goutte de mon sang à t’ajouter pour te rendre plus vivante que lui. Un songe de plus pour prolonger la nuit où je l’ai prise — et qui couvrira tout, ajouta-t-il en me dévorant avec ses yeux de fou, même la nuit d’ici ; car ce qui est hors de moi, retour à la cohérence, est en moi le don d’y voir ce que je veux… Ce serait se perdre que d’en trop parler…


« Je suis celui que j’ai trop connu. L’espace était avec moi dans mon être où il s’enfonçait comme un couteau.
« Mon âme en est morte, mes yeux m’en ont déniché une autre. Ce que l’étendue a tué ne se refait qu’avec du jour.
« Il faut rendre à la vie ce qui appartenait à l’espace, à l’espace ce qui appartenait à la vie. »
— Tout cela va plus loin que la pensée d’un homme lui dis-je, et sans doute qu’on ne peut le comprendre qu’à force d’en avoir souffert.
— Mais non. Tout cela est facile au contraire. J’aime une femme et je me nie dans son idée de l’amour : c’est pour que mon regard me cueille sur elle. Je suis comme le flot d’azur où sa lumière se respire ; dans la beauté dont elle est parée, flotte toute ma vie, pareille à celle des oiseaux.

« Je suis entre le jour et sa clarté ; trop près de ce que j’aime, enfin, pour continuer de me connaître. J’épuise dans l’acte de voir la douceur d’exister ; comme pour être tout dans l’abîme où je tombe.

« Mais qu’est-ce que cela veut dire au juste, ajouta-t-il, je ? »

Je me souviens de la pensée qui me vint. Elle me donnait un peu de honte de mon indiscrétion :

« Il cherche encore la vérité, me disais-je, pour se cacher qu’il l’a trouvée et qu’il ne lui reste pas autre chose de l’amour. Maintenant qu’elle a pris en lui toute la place, il s’aperçoit qu’il n’y a plus à sortir de cette clarté qu’il est devenu. Le voilà entré vivant dans l’impersonnel. »


CHAPITRE VI


Il avait interrompu mes réflexions pour me dire un mot que je veux rapporter, car aucun ne résume mieux notre débat :
« Si l’on ne prend pas sa vie dans son cœur, si l’on n’est pas compris naturellement dans l’unité de l’univers et de soi-même.
« Il ne reste plus qu’à entrer dans les voies du génie ; et c’est bien le pire destin, mais un homme retranché n’a pas d’autre ressource.
« Vous croyez alors qu’il est facile d’avoir du génie ? lui dis-je. »
Un oiseau chanta très loin. On entendit le cri d’un batelier : une écluse s’ouvrait. Les péniches voyagent quand il fait noir :


« Le génie, me dit M. Sureau, n’est qu’une affaire de force morale.
« Même quand nous sommes le rebut du monde, il nous faut avoir le courage de nous séparer de nous plutôt que de lui. C’est une force que l’on trouve en regardant son cœur où chacun est aussi misérable que le cours des événements a pu le rêver. Et celui qui rentre en lui-même va au-devant de cette union où le monde ne voulait pas d’un homme et qui n’est pas moins complète, que des baisers la favorisent ou que le retour à l’innocence l’opère à lui seul. Mais qu’il faut d’énergie et qu’il faut de faiblesse pour faire de sa chair une lumière où les choses soient seules avec les choses. Quelle charge à porter, toujours plus lourde à mesure que les jours passent, quel écrasant fardeau qu’une vie de plus en plus difficile à échanger contre la pure flamme qui nous l’a donnée et qu’on n’aura nourrie de tant de souffrances que pour remplir de plus d’échos la voix avec laquelle on lui dit non. Il nous faut nous dépouiller de tout, aller en nous lentement à la recherche d’une clarté assez fragile pour que rien ne se vive plus que penché sur elle et la préservant. L’union dont le monde ne nous a pas jugés dignes, il faut, coûte que coûte, l’accomplir… Si ce n’est pas un anneau de diamants que ce soit un anneau de verre, et qui se brise en touchant le sol, mais dont le tintement brille au-dessus de l’espace pour celui qui n’est plus que son propre fantôme, et qui pâlit à côté de ses souvenirs. »


Je ne sais pas pourquoi j’eus peur tout d’un coup ; et je faillis pousser un cri, comme pour l’avertir d’un danger que son émotion nous faisait courir : « Où prenez-vous ce que vous me dites, m’écriai-je. J’ai la bizarre impression que vous ne me parlez pas pour être entendu. On dirait que vous voulez me faire partager toute la peine de quelqu’un qui meurt. Voyons, ajoutai-je sur un ton faussement amusé, je ne saurai donc jamais ce que Monsieur Sureau veut dire quand il me parle du génie ?
« C’est la lumière de la naissance : elle est à tous comme la mort. Chacun la trouve au fond de lui comme la douceur d’une union à laquelle la vie ne pouvait pas s’égaler. »
Il se leva et j’essayai de me convaincre qu’au fond son visage ressemblait à tous les visages. C’était le corps qu’il avait triste : Il avait l’air d’un oiseau des ruines.
« Regardez, disait-il, droit devant vous, où le lointain est tout ce qui reste du jour. Je pense qu’il fait assez clair, regardez. Regardez à en perdre les yeux ce qui est trop loin pour être même aperçu. Quand vous croyez y voir encore c’est ce qui est en vous qui vous voit, votre regard, votre regard est la clarté dont vous êtes la chair. Il se déchire dans ce qui brille sur la pointe de l’instant si doux qui vous a fait don de vous-même. »
Il changea de ton :
« Ici, l’air du soir est la tristesse d’une chanson qui n’est pas faite pour nos lèvres. Le soleil a disparu ; et il y a juste assez de lumière dans le ciel pour nous porter bonheur. Sous les platanes du boulevard s’allonge l’ombre d’un enfant qui a cueilli des violettes et qui, en s’éloignant, les oublie… On dirait qu’il n’y a dans le monde que notre cœur de réel et son angoisse comme une main fermée sur la vie. »
« Aussi chacun attend la nuit. Plus on a les yeux grands, mieux on y prend sa part de peine. »


CHAPITRE VII


Personne ne comprenait rien à cet homme, je peux le soutenir, moi qui ai bien vu son véritable tourment : avant son malheur, il passait pour vain et frivole, il avait le goût des belles filles dans le sang ; et il ne se désintéressa pas d’elles quand elles commencèrent à le mépriser. Tout le temps qu’un homme est aimé, il ne connaît pas plus loin que son amour. Du moment qu’on ne l’aime plus, il ne lui reste qu’à se connaître, à supposer l’existence du monde pour faire aboutir dans le granit de la mort le supplice de se connaître. Mais Monsieur Sureau voulait, dût-il y briser son cœur, réintégrer son amour au sein même de la connaissance de soi. Et on ne peut pas croire combien il souffrit de ne jamais y parvenir. Je ne sais pas pourquoi cette prétention avait le don de me tirer des larmes de compassion.


Encore aujourd’hui quand je revois son maigre visage, et que je me rappelle certaine façon très triste qu’il avait d’affirmer qu’il était heureux, une tendresse sans égale envahit mon cœur ; et je tends en vain mes bras vers cette ombre d’un malade à qui je n’ai pas assez répété qu’il était mon ami. Il méritait bien qu’on se donnât la peine de l’aimer. Car son épreuve était au-dessus de ce qu’un esprit peut penser et il n’eut que sa folie pour la conduire jusqu’au bout, et quelques prétextes empruntés à des ouvrages que personne, sauf lui, n’a lus jusqu’au bout.


Il se faisait de l’amour une idée si haute qu’il pensait la trouver toujours entre sa peine et lui : son courage prendrait le dessus ; il parlerait. Sa vie deviendrait l’orgueil et son corps l’humilité de son amour : « Tu verras, disait-il en me tutoyant tout d’un coup ; il n’y aura rien de moi, désormais, dans le don de la voir, que sa beauté à elle, comme une lumière détachée de la lumière et qui me chercherait dans les choses. Car on peut, dans sa passion, aller plus loin que son cœur. » Il n’avait jamais entretenu de désirs que pour rendre sa douleur aussi réelle que lui-même ; et s’il descendait de si grand cœur au fond de sa misère, c’est qu’un homme ne peut se révéler qu’à ce prix la dimension surnaturelle de l’amour.


C’était bien la première fois qu’un homme s’enfonçait dans son amour à la rencontre de lui-même ; et qu’il y prenait des lumières pour se connaître et la force qu’il y fallait pour ne pas en mourir ; car c’est une connaissance dont nous ne touchons le fond que dans l’horreur de celui que nous sommes ; et bien nous vaut qu’elle soit la faveur d’un visage assez ardent pour nous donner le jour, pour nous le tirer de notre âme. Je comprenais pourquoi cet homme disait de Petite-Fumée qu’elle avait du matin dans les traits.
Son rêve brillait avec d’autant plus d’éclat qu’il approfondissait mieux l’abîme de misère qui l’en séparait. Car ce rêve était en lui et hors de lui comme la souveraineté de l’être sur sa condition, comme une unité en chemin dont il mesurait toute la force dans l’étendue des maux qu’elle lui faisait accepter. Sitôt qu’il descendait en lui-même, il marchait dans une lumière puisée aux sources de son cœur, il y venait à bout de se nier comme homme pour qu’il n’y ait en lui que l’aimer à l’origine de son amour.
— Ce qui brille dans la beauté d’une femme, disait-il à son médecin, c’est le bonheur dont la vie nous éloigne.


Il aimait son mal comme une blessure qu’elle lui aurait faite pour être avant lui dans son souffle. Il aimait sa vie que son mal avait mise en lui ; et qui, résidant à l’ombre de ses sens, en était toute la substance ; si bien que sa passion, sans avoir à quitter son cœur, pouvait se couronner de ses yeux sur le front de la reine des femmes.
Ainsi n’était-il plus séparé que par son amour de celle qu’il avait dans son âme, confondue à la clarté maternelle qu’il appelait du nom charmant d’Iris. Et, seul avec elle depuis toujours, il la revêtait de son regard pour la voir, de son silence pour l’entendre. Quand il sortait de lui pour la toucher, pour ne savoir comment la toucher, il n’entrait jamais que dans la transparence des pensées où il l’avait attendue.


« Je me réconcilie avec mon mal, me dit-il un jour. Je ne sais pas si c’est lui que je choie ou mon amour qu’il me tient par les ailes ; mais il est sûr que je m’attache à mon mal. Je crois qu’il a fallu que ce que j’aime me brise pour être vu ; qu’il y a dans ce que j’aime quelque chose de plus pur que l’amour, et qui devait me jeter à terre afin de me clouer à lui. « Ma chute m’a mis sous l’influence d’un visage : il a fallu que je tombe pour voir qu’il était beau ; et comme éclairé du dedans par le même esprit qui me tire des nues et me donne le monde. »


CHAPITRE VIII


Cependant, je faisais des remarques assez alarmantes. Monsieur Sureau devenait de plus en plus pâle ; et maintenant qu’il souffrait davantage, il paraissait tirer de l’orgueil de son infirmité et m’en parler comme si elle lui devenait un titre à se faire aimer. Quelque chose s’était passé dans cette chambre qui donnait une assurance monstrueuse à Monsieur Sureau — et je vais plus loin, — qui lui fournissait des raisons de me regarder avec d’autres yeux. Cette impression me mettait si mal à mon aise que j’entrepris de tout observer autour de moi avec un soin presque indiscret… Il me sembla qu’on avait changé le lit de place. Je ne l’apercevais plus derrière les rideaux de mousseline. Mais mon malade parlait avec tant de volubilité, et ses yeux traquaient si bien les miens que je ne pus pas, ce jour-là, mener bien loin mon enquête. Il me disait :
« C’est à ma difformité d’éclairer son regard jusqu’à mon cœur, c’est-à-dire jusqu’à elle. Car, ce qu’elle est en passant, elle n’aurait qu’à me regarder pour se rendre compte qu’elle l’est en moi pour toujours. »
Tout en prononçant ces paroles, il buvait à petits coups un liquide noirâtre et qu’il appelait, je ne sais pas pourquoi, de la tisane de sarments.
Maintenant, je n’avais qu’à l’écouter pour le deviner, qu’à le regarder d’une certaine façon. Les belles couleurs de Petite-Fumée se recouvraient de leur éclat dans son angoisse de malade ; et rien ne séparait alors cette femme — que la faveur de vivre — de l’image d’Iris qui était en lui et autour de lui comme la magnificence du don de chair. Quelle idée pouvait-il se faire d’un monde qui poursuivait, à travers les hantises de l’âme, l’avènement de son intégrité matérielle ? Je n’allais pas tarder à le savoir : Monsieur Sureau avait le délire de l’unité. Il n’avait pas découvert autre chose en creusant sa tombe dans un coin de son amour.
— Ce monde est si bien fait pour les amants me disait-il, que chacun des deux n’y perçoit que les regards de l’autre, et la lumière n’y voit jamais qu’elle-même aussitôt que le jour les unit.
« Mais cette lumière, pensais-je en l’écoutant, n’a de vie que physique : elle est tombée dans notre amour sur une de ses déterminations matérielles, voilà tout. »
Ce serait bien une vérité à notre taille, affreusement triste, la certitude que notre cœur est comme un mort sans sépulture et qu’il n’a faim que de terre.


Monsieur Sureau pensait que la lumière se fait chair pour nous manger les yeux. Mais alors ? Comment se reconnaître dans ses passions quand c’est le poids de la vie qui les fait ce qu’elles sont ; et qu’elles n’impriment en nous que le désir du monde d’en finir avec les hommes.
Monsieur Sureau pensait que l’individu est un automate : d’autant plus parfait qu’il a plus d’esprit ; et, comme tel, apte à la liberté qui porte son automatisme à la perfection. Témoin cette confidence étonnante qu’il me fit un jour en dégustant à petits coups sa tisane de sarments où se combinaient les saveurs du haschich et de la ciguë :
« Au temps où mon amour était le refus de mon humiliation, il lui est arrivé de chercher cette humiliation hors de lui. »
Je le savais bien : si sa vigilance morale se relâchait quelques jours, et qu’il convoitât Petite-Fumée, je le comprenais à son trouble : le mal l’attirait, il n’aimait alors que ce qu’il aurait pu dépraver. Sa difformité voulait se faire esprit et s’enfoncer partout dans son image. Ainsi satisfaisait-il à son ambition la plus haute et la plus meurtrière : Vivre dans le réel, à tout prix.
Il avait toute la force de ce qui pesait sur lui. Il n’était pas assez vigoureux pour avoir du génie. Mais il était suffisamment « à part » pour se faire une idée de tout ce qui lui manquait ; et il ne lui fût jamais refusé que ces clartés auxquelles un homme dans son état n’a pas le droit de prétendre. La folie qui m’a gagné à son contact était très douce. La lune ne se lèverait pas plus lentement dans un calme jardin où un prince serait attendu ; et je me serais aperçu tout d’un coup qu’il n’y avait pas de prince, ou que le prince c’était moi. Je me souviendrai toujours de ce soir où il m’a dit tant de choses : Sa voix venait de si loin qu’il n’y avait bientôt plus que ses mains pour me parler de ses peines. Il me disait :


« Voyez comme il fait noir tout d’un coup. Il faut que la nuit soit venue pendant que nos regards étaient ailleurs. Mais dehors, un peu de jour s’efface au bout de chaque branche.
« Vous pouvez regarder, allez ! La nuit attend toujours la nuit. Il n’en ira pas autrement tant que je pourrai dire : il fait nuit.
« Il y a toujours un peu de lumière entre ce que je nomme et moi. Et quand je dis : voici la nuit, j’entends courir ses pieds nus et je cherche avec elle ses pantoufles de velours. Elle finira bien par danser, elle dansera mais on n’en est jamais qu’au prélude d’un air trop triste pour être entendu.
« C’est la peine éternelle d’un corps comme le mien, qui n’est jamais tout à fait l’oubli de la chair dans le cœur d’une femme, dans le cœur de celle que toute ma chair sépare d’elle-même Iris. »
Avait-il manqué de sincérité, ou l’avais-je compris de travers. Il parut soudain accablé de terreur ; et, la voix blanche, il ajouta :
« Mais si c’est dans son propre cœur qu’un corps oublie qu’il est chair, je vous assure… »


La porte s’ouvrit.


CHAPITRE IX


Nathalie était devant moi ; elle me dit sans regarder Monsieur Sureau :
« Venez vite. Madame est malade. »
Je posai une question absurde ; elle exprimait l’étendue de mon étonnement :
« Mais, depuis quand ?
— C’est comme une rage de se coucher qui l’a prise tout d’un coup, répondit Nathalie. Et des pleurs ! des pleurs ! Elle ne se serait pas tournée pour me dire pourquoi. »
Un homme ne conçoit bien que les peines qu’il a causées. Il n’y a peut-être pas d’autre façon de connaître. Chacun voit les choses à travers la place qu’elles lui ménagent :
« C’est peut-être parce que je ne rentrais pas, dis-je sottement, qu’elle a perdu la tête ? »
La femme de ménage secoua la tête :
« Monsieur ! elle ne s’est pas demandé une fois où vous étiez. »


Debout dans l’embrasure de la porte ouverte, je la regardais qui dénouait son fichu en reculant sur le palier d’entrée. Et je surpris dans ses yeux un éclair bizarre qui n’était pas tout à fait un regard, ni tout à fait une pensée ; une flamme de colère dont elle essayait d’affranchir son visage quand elle devait le tourner vers moi, mais que je voyais alors se survivre dans la maladresse de ses mains acharnées à dégrafer son col :


— Ce n’est pas agréable de l’entendre se plaindre. Aussitôt que l’idée m’est venue d’aller chercher quelqu’un je me suis mise à courir.
— Nous allons voir, dis-je en enfilant mes gants. Où est mon chapeau ? Mais comment avez-vous deviné que j’étais ici ?
J’avais déjà deux ou trois diagnostics dans ma caboche de jeune médecin. Je me retournai tout d’une pièce.
Tout droit derrière moi, Monsieur Sureau, grand et immobile comme un mort, soutenait le regard de Nathalie et semblait se faire brave devant sa fureur de bonne servante.
Maintenant, je marchais si vite que cette femme devait courir pour me rattraper. Nous avions eu de la peine à sortir de cette maison, bloqués dans l’escalier par une caisse qu’on y tirait, grande comme un cercueil ; et que j’avais piétinée dans ma hâte de gagner la rue, mais j’avais dû aider ceux qui la hissaient à écarter devant Nathalie. Et de mon impulsion insolente je gardais un souvenir gênant autant que du soin apporté par ma servante à ne pas m’imiter ; un commencement d’angoisse que la nuit de plus en plus opaque où nous avancions transformait en une interrogation ; une question toujours la même dont me laissaient porter tout le poids les visages goguenards avec qui nous avions perdu à parlementer les dernières minutes du jour : À quel usage cette caisse était-elle destinée ? « C’est pour un mort ? » avait demandé Nathalie en se signant. Et comme je haussais les épaules en rajustant mon faux-col : « Mais non ! c’est pour un fou » avait répondu un des porteurs qui se découvrait malicieusement en me regardant sous le nez.
Mon inquiétude me dépassait dans cette image de la mort. Elle se tenait devant mes yeux, comme étrangère à elle-même ; ou bien marchait à mes côtés. Son ombre était plus grande qu’elle ; et la cherchait dans cette nuit avec mes mains. J’aurais voulu frapper au visage ces ouvriers de malheur.
Elle était d’une santé si délicate, la petite fille que j’avais rencontrée à Southampton, un soir de pluie, l’année précédente. C’est même sa fragilité qui m’était apparue la première et j’avais eu peur de la perdre avant de savoir que je l’aimais. À la sortie d’un cinéma qu’une menace d’incendie venait de vider, j’avais prié l’homme à barbe blanche qui l’accompagnait de prendre mon imperméable pour la couvrir. Et c’est comme ça qu’on fait la connaissance de son beau-père et qu’on engage son existence. Parce que le feu avait pris dans un vestiaire nous étions devenus mari et femme comme pis-aller de la solution radicale qui aurait mêlé nos cendres si la flamme avait jailli ailleurs. Et le diable s’en était mêlé ; et même il nous avait couru après ; car il n’y a que son intervention pour expliquer l’étourderie bouffonne et sinistre qui me fit envelopper machinalement d’un imperméable une femme trempée. J’étais tombé au pouvoir d’un moi plus prompt qui avait agi en dessous, dans un royaume où tout se passe trop vite pour que notre humanité nous y suive.
Elle était si jolie que je n’avais pas su en la voyant empêcher ma vie de se jeter sur elle, de se noyer avec ses armes dans une nuit que son voisinage me couvrait de fleurs. On aurait dit qu’entre elle et moi, la livrant à sa mort par mes soins, il y avait quelqu’un qui me la prenait par les ailes, un être sans mesure avec l’espace et dont la figure de glace pour toujours regardait ailleurs à travers tout le bonheur. Toute l’horreur du monde pour lui-même, sa fuite, plus rapide que la pensée devant les formes de son être, ce qui fait son nom de douleur quand l’amour veut se réduire au tourment de rester sans objet. Le refus de ce qui est, comme une tempête de néant, où cette femme, d’un seul de ses longs regards, faisait l’oubli sur nous.


Depuis deux ans que nous étions mariés, je soignais sa gorge, mais rien que sa gorge, je concentrais toute mon attention sur des troubles qui ne passent pas pour irrémédiables. Cependant, à travers ses pupilles inégalement dilatées, j’apercevais, en dépit de mon parti-pris, l’image et peut-être la menace d’un autre mal qui aurait parlé plus clairement de la nuit d’horreur où je l’avais prise. J’en tâtais les symptômes malgré moi, incapable aussitôt que je les liais entre eux de les lier à elle. Elle pouvait bien se plaindre à chaque instant de menus vols commis à son détriment, et toujours dans des circonstances à me rendre incrédule ; aussitôt que mes yeux voyaient ses larmes il n’y avait qu’un délire et c’était le mien. Elle tapait des pieds quand j’arrivais en retard ; pour une contrariété insignifiante faisait une scène d’enfer. Un jour il lui arriva de changer de place tous les meubles du salon sous prétexte qu’elle avait égaré une paire de bas. Je ne pouvais pas m’insurger contre une colère maladive, ni assimiler à de la folie la passion qu’elle mettait à accuser Nathalie de lui avoir volé ce qu’elle cherchait. Je m’enfuyais, j’allais cacher dans mon bureau de médecin une peine d’enfant.
« Cela ne rime donc à rien d’aimer, et l’idée qu’elle était à moi n’allait pas plus loin que mon cœur ? Qu’est-ce donc qu’un amour qui ne me répond pas de ce qu’il aime ; et qui doit faire mon malheur pour m’assurer qu’il est réel.
« Il me semble que je suis plus vieux que la vieillesse. Je sais que la beauté est le fond de l’amour et non le fond des choses. Il n’y a rien à faire dans un monde pareil où l’homme n’est même pas assez fort pour regarder en face le peu qu’il est. Celui qui aime aime sa mort. »


CHAPITRE X


Un appel de Nathalie interrompit le cours de ma divagation. Perdu dans mes tristes pensées, j’avais dépassé ma maison sans la voir ; et je dûs revenir précipitamment vers la porte d’entrée que la vieille fille essayait d’ouvrir. Ainsi eus-je tout le temps de voir à la lumière d’un réverbère que notre servante était cramoisie, congestionnée, me semblait-il, par les vêtements trop étroits et trop lourds que, du commencement à la fin de l’année, elle endossait le dimanche. Mais, ce qui me frappa le plus ce fut l’air irrité qui dominait la rougeur de son teint et semblait me menacer de tout son silence, brûlant comme du feu.
— Qu’avez-vous donc ? lui demandai-je.
— Si vous croyez que c’est agréable de courir la ville, me dit-elle avec fureur, quand le train de 8 heures va passer. Je devrais être à la gare.
— Allez à la gare, allez, répliquai-je aussitôt, ravi de l’éloigner.
Mais nous restions face à face, gênés par la liberté de langage qu’avait mise entre nous notre empressement à nous séparer. Brusquant les choses, je passai devant elle et, tout en pénétrant dans le hall, je lui demandai :
— Vous avez quelqu’un à accompagner ?
— Mon neveu, tiens, me dit-elle, scandalisée par mon ignorance. Vous ne savez pas que je vais le prendre, après vingt ans que je ne l’ai pas vu ?
Et elle partit dans un grand branle-bas de savates qui tournait autour de la maison pendant que je montais l’escalier.


Le lit était vide. Je traversai la chambre. La porte qui menait à la salle de bains s’entrebâilla, mais à peine et sans bruit. Puis ma femme, d’un seul coup, tira le battant et tomba dans mes bras. « Mais tu es glacée », lui dis-je. Elle était nue. Et je sentais ses épaules froides sous mes mains dégantées. Maintenant elle m’embrassait. Machinalement, je lui posai une question :
— Voyons, que faisais-tu ?
— Tu le vois bien. Je m’habille.
Un peu vivement je l’écartai, mû par un sentiment étrange qui me faisait peut-être craindre de trouver quelqu’un dans la pièce qu’elle venait de quitter. Sur le sol brillait une lampe qu’elle avait couverte d’un châle bleu ; les miroirs qui entouraient la pièce réverbéraient cette clarté ascendante, et c’est ainsi qu’ils m’avaient donné l’illusion d’une présence, jetant voile sur voile sur ces rayons sortis de terre devant lesquels leur transparence semblait reculer…


Je lui parlai de ses malaises : elle éclata de rire ; d’abord, c’était Nathalie qui avait commencé, affirmait-elle, en s’obstinant à la trouver pâle. Elle n’avait rien inventé de mieux pour la faire taire que de lui donner raison. Puis elle s’était mise au lit, la discussion l’ayant fatiguée, ou, si elle se souvenait bien, c’était pour en finir avec ce bavardage, elle avait horreur des paroles inutiles, je le savais, moi, son mari. Pendant qu’elle parlait, entrecoupant ses explications d’éclats de rire, je récapitulais toutes les inconséquences que je l’avais vue commettre ; et même, avec une légèreté que je regrette, n’hésitais pas à lui en reprocher quelques-unes.
Une fois, elle avait mis toute son habileté à obtenir de moi une somme de mille francs qui lui était indispensable pour payer un fournisseur. Dans sa joie d’obtenir sur le champ ce supplément de pension, elle avait rangé sa chambre avec frénésie, brûlant des lettres qui traînaient, la facture à payer et enfin le billet de mille lui-même. La veille, elle avait failli se vitrioler en introduisant de l’acide sulfurique dans une préparation destinée à éclaircir son teint. À chaque instant, je trouvais les poissons rouges nageant dans une soupière et les serins frappant tristement du bec les parois de l’aquarium.
— Tu es toujours la même, tu le sais bien que tu as mis les poissons rouges dans une soupière.
— Oui, répondit-elle avec une mine confuse, … et les serins dans l’aquarium.
J’avais tout vu : À une amie qui ne pouvait pas la recevoir elle avait fait passer la carte de Monsieur Sureau égarée dans son sac par l’effet d’une fatalité qui ne l’étonnait même pas.
Il fallait admettre le miracle aussitôt qu’on la connaissait. Personne n’aurait expliqué ce qu’il lui arrivait et qu’il me fallait accepter : On me rapporte son parapluie en loques un jour qu’elle n’est pas sortie et que du reste l’état du ciel ne justifiait pas que cet ustensile ait quitté son clou. Elle se fait conduire en auto à la campagne et cherche en pleurant un bracelet qu’elle vient d’y laisser, dit-elle. Elle ne retrouve pas ce bijou qui n’avait pas quitté son coffret, mais celui qu’elle avait égaré l’année précédente à Saint-Jean-de-Luz et qui est allé l’attendre inexplicablement sous une souche.
« Tu entends, lui dis-je, tu entends. Tu mourras d’accident, j’en suis sûr. Tu te noieras, tu te feras écraser par un train, tu te jetteras contre un arbre, tu tomberas de ta fenêtre ; et c’est parce que ces différentes morts sont trop nombreuses à se disputer ta tête de linotte que tu es encore vivante. Mais tu sens tous les vents qui les apportent ; tu te connais si bien en les craignant toutes à la fois que tu ne peux plus supporter tant d’absurdité, et alors tu sors de ta sérénité et tu me fais une scène : tu me reproches le billet de mille francs, les serins, la carte de visite de Monsieur Sureau… »
Elle m’interrompit, contente de se reconnaître si bien à travers ma diatribe. On lui faisait plus de plaisir en médisant d’elle qu’en n’en parlant pas. Elle m’interrompit en riant, mais sa voix trahissait une inquiétude réelle :
— Pourquoi vas-tu si souvent chez Monsieur Sureau ?
— Tu n’aimes pas, lui demandais-je, Monsieur Sureau ?
— Je l’aime bien, me répondit-elle, quand il se tait. Ses paroles sont pleines d’arrière-pensées.
Je ne répondis pas, je n’avais rien à répondre. Toutes les femmes sont les mêmes. Elles parlent à tort et à travers et voient des intentions derrière tout ce qu’on leur dit.
— Couchons-nous, va, petite fille ; couchons-nous. Elle me regardait. Blonde, blonde : …On aurait dit que l’ombre et que le soir la tiraient toute de ses yeux ; et dans sa beauté de gamine il y avait comme l’éclat d’un regard qui veillait sur elle. « Couchons-nous ». Elle remettait ses bracelets, se poudrait le nez, on allait donc pouvoir dormir.
Elle dormait. Et moi, j’étais avec son parfum de femme dans la chambre où son sommeil l’égarait, dominait de son souffle égal le bruit léger que faisait l’étendue en se retirant. Un silence, cependant, montait jusqu’à moi, pénétrant mon cœur d’une quiétude sans limite, chaque chose effaçait son nom, un même apaisement me venait de tout. La chaleur claire de cette pièce où nous passions nos heures d’intimité et l’eau paresseuse de tant de formes familières que je voyais la meubler, le tictac de la pendule qui se désunissait en les suivant dans mes pensées, tout, enfin, se mirait si profondément dans ce qui l’emportait, et, dans ce que j’en percevais encore, il y avait un lit si doux pour l’oubli de mes sens que je ne savais pas dans quelle ombre plus douce de ma chair engourdie j’avais caressé l’espoir de m’y allonger pour toujours, que je ne savais plus, pris dans la tiédeur à mille reflets d’un fleuve en mouvement, lequel, de lui ou de moi soulevait l’autre et l’entraînait. C’est alors, au moment le plus achevé de mon bien-être que je me mis à penser au danger et vaguement sans que ma peur se définisse, à l’évoquer sous la forme de quelque chose qu’il y avait à craindre et qui attendait de prendre corps, une espèce de menace à travers laquelle je poussais à l’extrême la jouissance de mon repos, comme si je n’avais pu concevoir qu’à travers la peur de sa disparition la profondeur réelle et la valeur absolue de cette béatitude que je goûtais. Mais ce qu’il y avait de plus grave dans cette divagation, c’est que sitôt que j’imaginais un danger, c’était d’une figure humaine que j’avais peur et cette figure ressemblait étonnamment à celle de Monsieur Sureau ; et je m’efforçais en même temps de comprendre comment le visage de mon client arrivait à personnifier pour moi tout ce qui pouvait mettre ma tranquillité en péril.
Je ne le connaissais pas. Au fond, il n’y avait personne de plus secret que cet individu si prompt en apparence à dévoiler ce qui concernait son cœur.
Maintenant que j’étais loin de lui je le voyais mieux avec son air de mystère et la lueur froide et fausse de ses yeux dans ce sombre appartement qu’il ne quittait jamais. Jusqu’à la pluie qui ne tombait pas de la même façon sur ses fenêtres que sur les miennes. Ma mémoire le dépouillait de quelques rides qu’il avait sur le front et je m’apercevais avec une espèce d’effroi qu’il y avait plus de cruauté que de jeunesse dans le nouveau visage que je lui prêtais, pâle et violent, mordu d’un sourire que les contours plutôt sensuels de sa bouche ne pouvaient pas adoucir.
Il ne travaillait pas. Je le pensais riche.
Quelque propos qu’on lui adressât, il paraissait toujours ailleurs. À ce qu’il venait de vous dire, il n’attendait pas de réponse, comme s’il n’avait jamais parlé que pour chasser une pensée dont il ne voulait plus.
Aucun geste de cet homme que l’on pût faire remonter à une habitude quelconque. Pas de vices connus de moi mais une horreur de l’existence normale qui, à y bien penser, devait tirer parti de tous et fonder sur eux ce bizarre amour de tête qu’il me peignait avec du feu.
La porte de la rue battit soudain avec force, retentissant au fond d’un songe où je ne savais pas que je venais d’entrer. Sous le choc qui faisait trembler la maison je restai un instant aux prises avec le noir, interloqué et cherchant quelqu’un là où il n’y avait que moi ; me ressaisissant avec difficulté dans un débat sans tête ni queue où se prolongeait l’étonnement et comme l’affront d’avoir été interrompu ; et de voir aux pensées qui me fuyaient des figures différentes de celles que j’avais formées.
On parlait à haute voix dans le hall d’entrée. « Bon, me dis-je de fort mauvaise humeur, voilà pour le médecin. » Et, me tournant vers ma femme qui avait fait un mouvement : « Tu as entendu ? »
— Reste tranquille, me répondit-elle, c’est Nathalie.
— Elle n’est pas seule, elle parle.
— Ce ne serait pas une raison ; mais il y a des chances pour qu’elle parle à quelqu’un puisqu’elle devait ramener Bourroux de la gare.
— Ce neveu qu’elle n’avait jamais vu ? Mais où va-t-elle le mettre ?
— Je ne sais pas. Il doit passer quelques jours avec nous.
Je m’enfonçai avec rage sous mes couvertures. Il était plus sage de me taire que de dire tout ce qui me venait à l’esprit. Quelle idée avait eue ma femme d’inviter un individu que personne ne connaissait et que nous trouverions dans tous les coins ?
On entendit encore des pas au rez-de-chaussée. Puis un cri de Nathalie précédant à peine le fracas d’une bouteille qui se brisait.
Cela commence bien, me dis-je. Mais peut-être que je dormais déjà et que ce bruit de verre cassé, je l’avais entendu en rêve. Telle devait être au moins l’opinion de ma servante qui m’informa du même coup le lendemain, qu’elle avait le ferme espoir de garder son neveu près d’elle jusqu’à ce qu’il ait trouvé un emploi…
« Je ne savais pas qu’il pouvait naître un homme si bien, me dit-elle, de ma belle-sœur qui était si méchante. Je me suis demandé en le voyant comment j’ai pu ne pas le connaître depuis si longtemps qu’il sait où me trouver. »


DEUXIÈME PARTIE


CHAPITRE I


Afin de ne pas recevoir l’invité de ma servante, je m’étais levé de table avant la fin de mon dîner. En traversant mon bureau j’eus la surprise de trouver un pli expédié par Monsieur Sureau. Il était assez étonnant que mon pauvre ami eut mis cet envoi à la poste au lieu de le confier à Nathalie qui avait dû le voir le jour même avant de se rendre chez moi. Mais à peine eus-je déchiré l’enveloppe que je me retournai vivement au milieu de la foule qui sortait des ateliers, décontenancé et un peu pris de honte comme si quelques-unes de ces ouvrières ou Nathalie elle-même avaient examiné indiscrètement par dessus mon épaule la reproduction que je tenais à la main. C’était la photographie d’un Apollon que j’avais déjà vu au Musée du Louvre. Mais je remarquais pour la première fois la transformation que la force des siècles avait fait subir à ce torse de Dieu : à travers ses mutilations successives ce corps s’était absorbé dans une espèce de rayonnement où se gonflait comme un fruit la forme d’une femme.
Il était gênant de se dire qu’un homme avait choisi cette image et je pensais avec peine aux raisons qu’il avait eues de l’aimer. Mais il fallait aller plus loin, recevoir de bon cœur cette photographie, scruter sur elle le dessein de l’ami qui me l’avait adressée. Je ne savais comment me mettre à la place de celui qui me jetait au visage, comme un soufflet, la flamme de ces figures humaines mêlées par le hasard dans la dureté rebelle du marbre. Un accident ou le poids du temps, je ne sais, avait naturellement produit ce que l’art d’aucun sculpteur n’aurait pu concevoir. Dans les contours mutilés d’un Apollon la forme d’une femme était venue au monde, claire comme une source, et à peine visible entre la nudité de l’homme et la lumière que celle-ci se substituait.


J’avais sous les yeux un objet plus réel que nature. C’était une chose où mon regard entrait, se faisait un peu plus profond que le jour afin de tirer de soi l’exquise substance dont il la chargeait, souple et tendre et bien que hors de ma portée, toute brûlante de la douceur qui se révèle au toucher. On aurait dit que mon regard, en se pénétrant de lui-même, avait fait loin de moi un nid à ma chair. Et, en fait, ce n’était jamais qu’au dedans de moi qu’il avait progressé et tout le temps que j’avais vu la forme d’une femme devenir en lui tout le poids d’une forme d’homme. Si offensante que paraisse cette contradiction, elle était inondée d’une clarté si vive que ma pensée n’en pouvait plus sortir.
J’étais ému. Sans prendre garde à l’étonnement des filles en cheveux que je heurtais à chaque pas, je prononçais pour moi seul des paroles que je pouvais d’un instant à l’autre, cesser de comprendre. Je me disais : « Mon regard regarde dans son cœur avec la forme de ce qu’il aime. » Cette pensée en appelait une autre, aussi obscure, aussi peu faite pour le grand jour du livre où je l’écris à sa suite et qui ne retenait mon attention que pour avoir été éveillée, elle aussi, par la vue de l’Apollon photographié : « Dans le monde des choses que l’on peut toucher, il y en a une qui n’est pas faite pour être vue mais pour être aimée, un faux objet…
« Pour tant que je le caresse ou que je le frappe le corps que j’aime ne brille jamais qu’au dedans de moi… »
Il commençait à pleuvoir. Je hélai une voiture. Le chauffeur avait des yeux de chat-huant dans une large figure de lessiveuse. Je n’ai jamais pu me souvenir du moment où j’avais donné à ce fantôme l’adresse de Monsieur Sureau.


CHAPITRE II


Ma femme est si belle que je ne peux pas être ému sans qu’elle se montre et que sa beauté me dise qu’elle est de moitié dans mon émotion. Et, même dans ma pensée, il y a quelque chose que je ne peux comprendre qu’à la condition de lui en donner sa part.
Mais je ne voyais d’elle que son air, une mine de femme heureuse où sa face se révélait comme par enchantement. Cela venait de mon regard, ou bien sa beauté l’avait voulu ainsi. Son visage est toujours couvert en effet de la lumière qu’elle est pour moi ; et je ne l’aperçois que lointain comme une étoile dans la transparence qu’elle est au devant d’elle-même. Si je la revois en esprit, c’est en ne me souvenant que de son éclat, et je ne sais jamais si ma mémoire la retrouve ou si mes yeux se sont perdus avec elle dans les clartés qui la leur cachaient.
Machinalement, j’abaissai les vitres de mon taxi. Il me semblait que je devais respirer l’odeur des boutiques et des arbres, mon souffle embrasserait le feu du monde, je croyais que mon souffle enveloppait tous les feux du monde dans mon désir d’articuler un cri profond comme ma pensée, plein d’elle et de son mystère. Le songe quel qu’il soit, veut être tout. Il veut assimiler toutes les choses par la ressemblance qu’elles n’ont qu’un instant avec lui. On dirait qu’il lui faut tout un univers pour retourner à sa source, mille pays et tous leurs fruits, autant de formes qu’il y a d’étoiles pour que chacun n’y connaisse que son amour et qu’il sente le néant de tant d’objets qui le lui ont conçu.
À travers les hautes herbes de la ville, je fonçais de lumière en lumière, vers le songe qui est la vie intérieure de mon cœur. Aussi vrai que je suis un homme, ce songe que je dis est femme. Perdu pour moi il m’éclaire le monde où il est perdu. Il dresse tout ce que j’aime contre tout ce que je suis.
Je me secouais, je me répétais : « Je vais voir l’un ou l’autre de mes malades, je suis un médecin comme il y en a tant. Claire comme est ma vie je pourrais la prendre pour celle de quelqu’un plus. Et je ne vois pas pourquoi je m’interroge sur elle quand j’y laisse s’employer mes heures en une suite d’actions où je ne me donne pas la peine de pénétrer… »
Mais je n’étais plus si insouciant puisque je savais que je l’avais été. Au fond, je sentais bien que cette liberté d’esprit était justement ce qui me faisait défaut ; et que c’était contre elle que mon amour s’était élevé. Un espace désert avait été mis au monde avec moi et j’avais compris douloureusement que la plus grande partie de mon existence s’était écoulée en lui comme si j’avais dû mourir de ma fatigue et non pas à force d’avoir vécu. Mon cœur m’avait fait entrevoir ce que devait être le bonheur d’un homme plus grand que nature et sauvé de l’épuisement où il avait été conçu. Que n’étais-je cet homme, pour être son bonheur dont le monde n’était que l’aveu !




Ces paroles sont obscures, il faut compter que les événements les éclaireront. En attendant, je les écris dans l’ordre où elles m’ont été inspirées, non sans noter au passage les soins étranges que je prenais en les prononçant à mi-voix. Je pensais à ma femme et les yeux attachés au mouvement de la rue, j’y cherchais des preuves de l’amour qu’elle était censée me porter. Inutile que je m’explique longuement sur ce genre de diversion auquel tout homme, plus ou moins, a eu recours dans les moments où il n’envisageait pas d’autre moyen d’échapper à une incertitude accablante. Mais il est bon que je dise comment cela avait commencé : un étonnement soudain m’avait saisi : la rue était changée, je n’y reconnaissais plus mes regards. Ils avaient dans chaque objet autant de profondeur que dans mes prunelles et ma pensée était en eux comme au grand soleil de la chair la naissance des larmes.
Je regardais les magasins, les passants ; et, annonces ou visages, je lisais tout avec mes pensées et non avec mes yeux. Aux tableaux de ce coin de ville je demandais de réfléchir mon âme jusqu’au fond et, à eux tous, de fouiller à force d’images toute l’étendue de l’avenir auquel elle ouvrait la voie. Ainsi, examinant avec passion les étalages et les individus, je les rapprochais mentalement comme les figures d’un jeu de cartes étalés sur le tapis d’une devineresse. Chaque objet qui me frappait par sa nouveauté procurait à l’une de mes espérances un prolongement dans l’avenir ; et, de tous les points de l’horizon en mouvement, par mille ponts de lumière me venait toute une cavalcade de symboles où mon esprit trouvait autant de promesses ou de refus qu’il portait en lui de secrets désirs. C’est au cours de cette bizarre occupation que je fus extraordinairement frappé par la vue d’un mannequin de femme qui, privé de ses vêtements, gisait au fond d’une vitrine en attendant de jouer son rôle dans un étalage qui se montait. Un embarras de voitures avait immobilisé mon taxi, j’eus le temps d’examiner le magasin : assez petit, peint en noir, sans enseigne visible. Derrière la glace, il n’y avait avec la poupée que des plantes d’appartement et des effets abandonnés ; le désordre laissé derrière elle par les mains qui l’avaient jetée là. Cependant, sur une étoffe lamée d’argent, un chat vivant se tenait assis, attentif. Le faible rayon d’une lampe verte prenait sous la même incidence lumineuse les yeux ouverts de l’animal et le cadavre de coton rose sur lequel il semblait veiller.
Au moment où le taxi repartait, une grande fille blonde fit mine de traverser la rue ; et, au bord du trottoir, se tint en arrêt, le bras droit étendu comme pour donner à sa main dégantée un appui. L’immobilité de son visage m’avait ému. Je frissonnai. Elle ressemblait au mannequin que j’avais vu un instant plus tôt dans la boutique… Des étudiants passaient en chantant.
Je pourrais citer d’autres faits. En gros, tout ce qui se passait autour de moi renouait le fil de ma rêverie au lieu de l’interrompre. À travers tous les aspects de la réalité mes songes me donnaient les mains, on aurait dit qu’ils me livraient l’étendue de mon regard comme un autre moi que j’aurais fouillé sans trop le reconnaître. Mais ce n’était pas tellement par le pouvoir de se combiner avec mes pensées que le spectacle de la rue me faisait sentir son étrangeté. Cette aptitude du monde à capter des figures de mon imagination n’en constituait que le caractère second, une conséquence subordonnée à d’autres traits qui étaient les plus prompts à me frapper. Jamais le vent n’avait été si léger. À l’entrée de la rue des Amidonniers, où le taxi m’avait déposé, chaque gorgée de l’air que j’aspirais avait un goût différent. Dans le feuillage d’or des vitrines la lumière parlait moins à la vue qu’à la chair, son rayonnement était une source de douceur pour le corps entier qui se penchait en elle vers l’efflorescence de son bonheur. Aussi, je marchais de plus en plus lentement comme si la succession des étalages et des enseignes m’avait endormi dans mes yeux ouverts. Cet horizon n’était qu’un songe où mes regards se trouvaient avec moi par hasard : une pensée de mes yeux que la dernière lueur du soir faisait sienne. Chaque jolie passante se rendait visible par les seules forces de sa beauté et de mon bonheur comme une apparition dont mon regard n’aurait été que l’ombre.
Je me dirigeais vers le coin le plus sombre de la banlieue où était le domicile de Monsieur Sureau. Je ne marchais pas, l’espace me portait. La terre était aussi légère que moi dans le plaisir que je prenais à la fouler aux pieds. Il y avait quelque part un regard que mon amour pour cet endroit de la ville approchait de ses yeux ; un regard pour n’être avec le mien qu’un même amour, le don de mon cœur à ce coin de quartier où mon rêve avait tué le rêve. À chaque instant j’allais avec mes sens au fond de la douceur de vivre, j’entendais, j’y voyais… Nulle part il n’y avait de place pour ce qui n’était pas et ma chair, à elle seule, était tout le songe. Le sort de l’homme émergeait de l’ombre avec les périls d’un soir si pur qu’il était l’existence même et toute l’existence à lui seul.
Je ne m’alarmais pas de trouver mon histoire tout écrite dans l’éclat inusité d’une vision qui pour moi, soudain était tout. Si je pensais à ma femme je voyais l’univers sortir de son apathie pour m’aider à pénétrer le sens de ma présence, pour découvrir dans certains de mes souvenirs un principe à mes sentiments dont il tenait la clef. Ainsi le monde où je m’avançais était mon amour un peu plus que je n’étais moi-même. Ce monde m’avait surpris dans mes jours pour me mener en lui vers l’oubli de l’oubli.


CHAPITRE III


Ces pages sont obscures. Je les ai longuement préméditées et bâties avec minutie pour qu’il soit par elles, non pas facile, mais possible d’avoir accès à des impressions exceptionnelles que le tout est d’éprouver après l’historiographe de Monsieur Sureau. Pour comprendre Monsieur Sureau il me fallait sortir intact d’un monde qui est un univers de convention et de mensonges. Ce que j’ai pu trouver au cours de cette opération difficile a pu paraître recherché ; et d’aucuns, même, se sont empressés de le trouver beau sans vouloir considérer quelle prétention plus fondée ils entreprenaient ainsi d’écraser sous le poids d’un éloge si catégorique. Si quelqu’un aspire à rendre mon livre vivant il s’agit pour lui de ne pas se laisser retenir par les séductions qu’il y croit découvrir. La plus émouvante est, à chaque étape de ma recherche, à la fois l’image de ce que je trouve et l’image de ce que je fuis. Peu m’importe qu’à une explication si vague l’intelligence trouve mal son compte. Mon ambition n’a jamais été de persuader qui que ce soit. Riche des leçons que j’avais reçues de Monsieur Sureau, je n’ai voulu qu’inaugurer une façon de sentir.
Celle que j’aime est toujours avec moi, je la regarde avec toute ma chair à chaque instant. C’est peut-être parce qu’elle est jolie, peut-être parce qu’elle est elle, je ne sais.
Son corps inaugure le jour. Il me semble que je ne le toucherais pas sans faire disparaître l’espace qui me l’apporte ; mais il est la clarté vivante et comme le salut de l’espace où il disparaît.
Son corps n’est jamais avec moi dans mon amour. Il brille dans une profondeur dont je suis sorti et à laquelle il me faut tourner le dos si je veux continuer à vivre. C’est dans cette profondeur et par conséquent en dehors de moi que je le touche. Je me sentais faible comme après l’absorption d’un stupéfiant. Ce n’était que dans la vivacité d’une image que résidait la force qui me tenait debout.


Un visage qui a trop de poids dans mes yeux pour exister ailleurs que dans mon cœur, je crois le voir et c’est mon amour que je vois, c’est-à-dire mon regard même.
Je m’appuyai à une vitrine. Celui qui a une femme dans la peau n’est plus que l’ombre de lui-même. Je me sentais réduit à rien par l’importance que mes yeux donnaient à un étalage de fleurs où étaient distribués des buissons de roses et d’asphodèles autour d’une peinture maladroite qui représentait une sorte de grand ange rouge aux ailes d’argent. Je me disais : « Je ne vois pas ce tableau, ni l’ordonnance magique de ces bouquets, je vois mon regard où celle que j’aime se cache ; et où toutes les roses du monde errent sur mon bonheur de l’avoir à moi.


Je me sentais si merveilleusement allégé par cette idée que mon estomac se mettait à me peser comme dans l’instant de lucidité organique qui précède immédiatement une syncope. Mon imagination me plongeait dans cette faiblesse et m’empêchait d’en mourir. Ainsi étais-je envahi par la durée exceptionnelle d’un instant qui se prolongeait entre deux vertiges comme une ombre de vie qui mettait mon cœur et ma raison dans le même sac. Accédant à l’état de grâce que l’on nomme folie, j’y portais jusqu’au goût qu’ont les hommes de se connaître. Une femme, pensais-je, est la chair de mon regard comme tout ce que je vois en est la lumière.
Ces quelques mots m’apportaient une espèce d’apaisement intellectuel. C’était, à mon sens, une vérité fort précise que je venais tant bien que mal d’énoncer. J’avais pensé que la vie d’un amant n’est qu’une phase de son amour dans lequel il n’y a qu’une âme pour celle qu’il aime et pour lui.
Chacun raisonne comme il sait. Moi je me disais : « Puisque la femme de mon regard est de ce monde, il n’y a jamais eu que mon amour de réel ; et c’est lui que je vois dans la créature qu’elle est comme dans toutes les choses qui sont. Bien sûr, la lumière de ce monde n’a laissé que moi en dehors de mon amour, mais l’être que j’aime est une pensée pour me recueillir. »


C’est dans l’ignorance où chacun est de son cœur que s’opérait la séparation de l’être et de la pensée. Nous vivions dans un monde, nous ouvrions les yeux dans un autre, ce que notre nature tenait ainsi séparé, il n’y a que l’amour pour venir à bout de le joindre. Et celui qui sait qu’il aime ouvre des yeux de lumière dans ses yeux de chair. Toute mon aventure tient dans ces quelques paroles ; mais il est certain qu’en elles-mêmes elles ne disent à peu près rien et ne prêteraient qu’un appui illusoire à la reconstitution de mon expérience. Il faut se résigner à la suivre pas à pas, à la faible lumière de la conscience poétique qui ne nous mène que d’obscurité en obscurité. Ce sont des idées, au sens où le mot est employé par les musiciens, ou, pour ceux qui ont la vue courte, des images par où l’expression de la vérité colle à la sensation ; ainsi, je dirai : « Celle que j’aime est le pain de ma clairvoyance. »
Je ne la vois pas, mon regard sort de l’ombre sur elle. Elle est l’endroit du monde où toute la lumière est le pressentiment de mes yeux…
Chaque homme a à la fois dans son esprit un plan de conscience individuelle et un plan de conscience universelle. Tout le problème de l’expression réside dans la difficulté de rendre en termes clairs à la conscience universelle des données de la conscience individuelle. Ainsi se pose à chaque instant sous une forme nouvelle un problème souvent insoluble. Il faut avoir en soi l’âme de plusieurs hommes si l’on prétend leur faire concevoir à tous et sans peine des choses qui sont le fruit de la douleur et de l’effort de la pensée.


CHAPITRE IV


Je me remis en route. Je n’en avais pas pour trois minutes de marche avant d’arriver à la porte de mon malade. La rue des Amidonniers donnait sur un boyau très étroit et empli d’une ombre glaciale où il fallait faire quelques pas avant d’enfiler une ruelle perpendiculaire et débouchant sur la place dont le pâté d’immeubles où logeait Monsieur Sureau occupait le fond. Tout ce chemin, je le fis vivement. Mon bien-être avait mis un frein à l’agitation de mes pensées. Je marchais comme si j’avais eu des ailes. Les choses me semblaient nouvelles à force de me sembler voulues. Le jour un peu ferrugineux qui les éclairait venait de mes rêves et mes rêves de lui ; et la profondeur de mes regards ne laissait aucune marge à la réflexion. Cependant, c’était comme un instant attendu que je savourais, dans la joie nouvelle de ne plus trouver de place dans ma chair que pour moi.


Le bonheur que je savourais marquait donc la fin ou le relâchement d’une inquiétude qui n’avait été qu’à moitié consciente. Une fois de plus je m’arrêtai ; et, d’instinct, mes yeux se posèrent en même temps sur une enseigne couleur de soufre où des cartes à jouer mêlées à des oiseaux des îles amusaient le goût que j’avais toujours eu des rapprochements insolites. C’était, pour ainsi dire, la peur de penser en vain qui m’avait accroché à cette épave de lueurs, l’horreur de perdre une parcelle de mon temps à poursuivre une idée qui se révélerait incapable peut-être, d’échanger un peu de sa vie avec la mienne. C’était fort clair : une fois de plus, je pleurais les minutes que je laissais s’écouler en dehors de moi et comme au hasard. C’était le moment d’examiner cette tendance : la conscience que je venais d’en avoir arrivait sûrement à son heure.


Il m’avait toujours paru scandaleux, incompréhensible qu’une heure de ma vie pût se gaspiller : « Quelle est, me disais-je, cette liberté d’abaissement dont en tant qu’homme je jouis ? Tout ce qui existe peut donc m’aider à être comme mort à celui que je suis ? Je me revoyais enfant dans l’exaspération des visites dominicales où l’on n’entendait que des paroles prévues et insipides ou bien déjà adolescent anéanti de dégoût par les soirées creuses, aspirant après les immenses nuits de travail ou d’orgie. Je savais combien j’avais abhorré les amours à rendez-vous réguliers, maladies cycliques où le retour des caresses habituelles semblait empêcher le temps de fleurir. Aussi j’avais vécu dans un mécontentement de moi sans répit, si égal que je ne pouvais pas me concevoir même partiellement allégé de son oppression. Déjà, je voulais être attentif à tout, identifier tout au long de ma vie tout le temps qui s’écoule et l’être réel qu’au dedans de moi-même je pressens que je suis. Après tant d’inutiles efforts, je venais à peine d’entrer dans cet état de grâce que la manie de penser faisait mine de m’en arracher. Le bonheur que j’avais ressenti dans la rue des Amidonniers avait comblé les désirs de toute ma jeunesse ; et c’était pour le faire durer un instant encore que je me baignais dans la présence d’un objet où ma pensée allait me rencontrer moi-même comme un obstacle insurmontable sur les chemins des idées reçues.
Et puis je détournai mes yeux de cette enseigne et je regardai la rue à travers la pluie fine qui tombait. Rien n’était aussi attachant que de voir le tas de pavés immobile, la pan de mur éclairé par la lumière indigente du carrefour. Sans rien changer en moi une image de ma mélancolie passait dans l’immobilité de tous ces matériaux. On aurait dit que le poids de la terre et son immensité suspecte étaient dans mon cœur avant moi.
C’était par la toute-puissance d’une image chérie qu’être et passer n’étaient qu’un. Je le savais. Je ne me laisserais plus divertir. Comme Monsieur Sureau, je rendais à l’aimer ce qui appartenait à l’amour, au vivre ce qui appartenait à la vie. Hélas, je ne m’engageais ainsi qu’à partager son tourment. Quand on agit comme s’il n’y avait que de la lumière dans le monde on donne des arguments à la mort ; c’est comme si on découvrait un endroit où le crime est une affaire de raison.
Mais je croyais n’exister ce jour-là qu’en hommage au monde, la volonté tournée vers le dehors, et donnant tout le prix de ma bonne volonté aux choses telles qu’elles étaient.


CHAPITRE V


Nathalie était chez Monsieur Sureau. Au moment où j’ouvris la porte elle allumait les lampes. Il traînait dans la chambre une odeur très particulière ; une sorte de senteur exotique et qui paraissait me communiquer autant de subtilité qu’il m’en fallait pour l’analyser jusqu’au fond, un parfum jamais respiré, sinon dans les meubles ouverts d’une chambre où quelqu’un s’est tué, léger, mais divisé à l’infini ; et qui se répandait en une espèce de poudroiement actif comme au-dessus d’un gant de femme ou dans les tièdes fougères d’une chevelure coupée.
Monsieur Sureau me vit humer l’air avec inquiétude. Sans me laisser le temps de l’interroger il me pria d’aller l’attendre dans la pièce voisine où je demeurai quelques minutes entre quatre murs pelés qui se renvoyaient tristement la lumière boueuse de la rue et son long cri du soir plein de peines et de pluies. De l’eau s’écoulait goutte à goutte de l’autre côté de la cloison, dans un réduit qui me sembla repris sur la salle où je me trouvais et dont la présence, inaperçue jusqu’alors, jetait un jour nouveau sur un appartement que je croyais connaître dans tous ses recoins. Je regardai soigneusement s’il n’existait pas une porte qui donnât accès dans ce mystérieux cabinet ; et, à la lumière du réverbère qui traversait les vitres de son maigre rayon, je ne tardai pas à découvrir qu’un très léger vantail de tôle était pris dans le plus large pan de tapisserie qui couvrait encore le mur. Mais, avant d’examiner cette ouverture, je m’occupai de déposer quelque part la photographie que Monsieur Sureau m’avait expédiée et qu’il m’avait été impossible, en raison de son grand format, de fourrer dans ma poche. Il n’y avait ni table, ni chaise, ni meuble d’aucune sorte dans la pièce où je me trouvais. Je ne balançai pas davantage et, de la main que j’avais libre, m’efforçai d’ouvrir cette porte si bien dissimulée.
Sans doute qu’elle avait été du dedans attachée avec des cordes ou qu’il y avait un crochet pour la maintenir car je ne pus que l’entrebâiller, mais il ne fallait pas une ouverture plus grande pour que ma curiosité fût satisfaite. La flamme d’une lampe à huile éclairait d’une lueur maladive et semée de larges flots d’ombre l’endroit de cette chambre que mon indiscrétion m’avait dévoilé. Sur un divan bleu, une combinaison de femme, une culotte, un collier de perles étaient, non pas jetés, mais disposés avec soin comme si les bijoux et les tissus de soie avaient attendu qu’une jeune fille sortît de l’onde ou du sommeil pour s’en revêtir. Je n’eus pas le temps d’examiner ces objets, car mon attention était absorbée par une haute sculpture blanche qui, dans le rayonnement taché de formes tremblantes, paraissait tirer de sa propre splendeur le pan de velours pourpre devant lequel on l’avait dressée. Avec un étonnement difficile à maîtriser je venais de reconnaître dans ce morceau de marbre ou de plâtre l’Apollon mutilé dont je tenais encore la photographie à la main gauche.


Un mouvement dérangea l’atmosphère lumineuse du réduit. Toutes à la fois, dans un accès de folie subite se déplacèrent les silhouettes irrégulières qui étaient comme prises au filet dans le rayonnement de la veilleuse que je ne voyais pas. Une tache qui s’immobilisa la première sur le torse du Dieu prît à mes yeux la forme d’un éléphant, et avec une surprise croissante» je reconnus des formes d’animaux dans les autres ombres qui s’immobilisèrent à leur tour, une abeille géante, un tigre, une salamandre. Je m’apprêtais à les compter car le nombre en avait, semblait-il doublé, quand la lumière s’éteignit. Alors, je remarquai qu’il s’élevait de cette chambre une odeur pareille à celle que j’avais respirée en entrant chez Monsieur Sureau ; mais mêlée à des émanations d’huile brûlée et de charbon qui traversaient la sensation sans l’altérer, suffoquaient l’odorat pour qu’il eût sa force intacte dans un parfum divin dont mon esprit s’était imprégné avant d’avoir laissé à mes sens le loisir de se reconnaître.


« C’est plus qu’un parfum », me dis-je en tremblant un peu et sans savoir d’où venait cette émotion à forme de légère et tenace griserie. Dans ce que je prenais pour une odeur respire je ne sais quoi d’incorruptible ; et je n’ai que mon odorat pour connaître ce dieu dont le parfum est le corps.


Au moment où mon indiscrétion me donnait enfin un sentiment de honte, un frisson parcourut mon échine, un rayon de lumière dissipait les ténèbres qui m’avaient poussé. Je pivotai rapidement sur mes talons et me trouvai devant Monsieur Sureau qui, à la lumière d’une lampe qu’il soulevait entre nous, regardait avec une curiosité un peu narquoise la photographie que je tenais à la main. Ce regard me gênait ; mais il me gênait un peu moins que les pensées dont il aurait pu faire hommage à mon attitude d’espion. Aussi, j’oubliai la promesse que je m’étais faite de ne pas parler à Monsieur Sureau de son envoi ; et pris prétexte de l’intérêt qu’il paraissait y porter pour sortir dignement de la situation embarrassante où je m’étais engagé. L’effort que je dus accomplir pour prendre un ton naturel me fit sentir à quel point la contemplation de cette image m’avait troublé :
« Ainsi, lui dis-je, vous aviez un sentiment de prédilection pour la sculpture ?
— Non, dit-il. Mon cœur bat devant tout ce qui fait de l’ombre ; et bat plus fort devant ce que son ombre a laissé s’échapper.


Il s’interrompit et, me tirant cette photographie des mains, repartit clopin-clopant vers la pièce voisine où il s’assit. Maintenant, l’image était devant ses yeux, sous une lampe à abat-jour ; et je la regardais avec lui, tout en examinant furtivement son visage. Il ne paraissait pas attacher à ce chef-d’œuvre une attention d’artiste ou d’archéologue ; mais, la tête légèrement inclinée, comme s’il y avait eu dans son cœur une voix pour donner un nom à ce qu’il ne faisait qu’entrevoir, il examinait l’Apollon en remuant les lèvres et me semblait faire fi de la beauté que j’y voyais pour respirer un peu de vie à travers elle et, dans l’apparence qu’elle affectait, prendre la mesure de son attente avec des yeux de paysan qui regarde pousser un arbrisseau.
— Comme c’est curieux, lui dis-je. Cette sculpture ne semble pas faite pour être vue. On dirait que le regard s’envole pour la toucher, que ce marbre a l’odeur et la légèreté des fleurs.
Monsieur Sureau prit le temps de sourire avant de me répondre : « Ce n’est pas un morceau de marbre, dit-il doucement, mais un miroir. »
Je l’écoutais avec inquiétude : il n’y avait plus assez de lumière en ce monde pour me rendre clair ce qu’il y voyait. Afin de détourner le cours de ses pensées je lui demandai pourquoi il m’avait expédié cette photographie.
— Pour rien, me répondit-il. Pour connaître l’impression qu’elle ferait sur vous. Moi, aussitôt que je contemple cet Apollon toute la lumière est en perdition dans mon regard comme une tourterelle dans les yeux d’un serpent. Je verrai bien si j’ai eu tort de croire qu’il me sera facile de juger mon trouble quand je vous l’aurai fait partager.
Je l’écoutais avec un peu d’agacement. Son attitude était étudiée. Il soignait son langage, non par goût, mais par routine, à la manière d’un écrivain qui s’est habitué à fixer des inflexions de voix dans les nuances du style. Jamais cependant ces poétiques soins ne m’avaient paru autant coopérer à l’intelligence de la vérité qu’il voulait me forcer de pressentir et s’apprêtait à lire dans mes traits comme au fond de mon cœur qui commençait à s’émouvoir. Chaque fois que je me répétais une phrase qu’il venait de dire j’y trouvais quelque chose de plus que dans ses paroles à lui ; et cela me paraissait bien étrange. Ma pensée à la longue, m’éloignait de moi sans me rapprocher de rien, ni de personne. Je n’en prenais qu’un plaisir plus grand à redire les mots égarants qui lui avaient été inspirés par la vue de cet Androgyne… : « Vous pouvez contempler cette statue, les yeux que vous avez s’ouvrent toujours trop tard pour la voir. Moi qui ai passé des heures en sa compagnie, je n’ai jamais eu d’elle que mon amour, une solitude pareille au calme vivant qui grandit dans les ombres au soleil couchant. » Un peu naïvement, je lui fis observer qu’il ne l’aimerait plus s’il savait pourquoi il l’aimait. Mais il avait réponse à tout, je ne sais pas si c’était par sagesse ou par présence d’esprit… « De tant d’amour, me dit-il, il ne me resterait qu’elle. »


Je venais de m’asseoir sur un large divan qui occupait le fond de la chambre. Il faisait bon dans cette pièce. Rien ne me disait de m’en aller.
« Examinez donc cette image, reprit-il tout d’un coup. Vous ne voyez pas qu’elle est faite pour tirer le regard des hommes du silence des dieux ?… »


Il répéta plusieurs fois de suite cette phrase sur un ton déclamatoire, avec une grande dépense de voix où un tremblement de plus en plus sensible des syllabes trahissait une révolte de tout son être. Il me semble que la vérité dont il avait l’âme toute claire l’armait contre les mots qui lui servaient à l’exprimer. On aurait dit que l’emploi de ces mots gâtés le condamnait à trouver toujours une erreur en gésine au dedans de l’idée qu’il voulait former. Telle est du moins d’observation qu’il fit avec la plus grande simplicité quand il se fût aperçu que je le comprenais de travers :
« Ce que je dis bafoue ce que j’avais à dire. Vous le savez, vous, que je ne peux pas parler sans mettre au défi tout ce qui est le fruit de mon silence. C’est très décourageant et personne n’y peut rien : il faut que ma parole soit l’oraison funèbre de ma pensée. »
Comment, réfléchi comme il l’était, prenait-il ombrage d’un phénomène si naturel ? Son langage délimitait le monde dont sa vision le faisait sortir ; et s’il parlait encore c’était avec l’espoir de toucher quelqu’un qu’il n’était plus en mesure de comprendre, ni, par conséquent, de persuader. Je me penchai vers lui, de manière à regarder par dessus son épaule la photographie qui l’avait ému. La beauté de ce corps faisait, semblait-il, le silence autour d’elle ; et même elle était l’oubli de tout ce qui pouvait l’aimer. Son éclat se produisait dans un monde dont nos paroles nous défendaient l’entrée ; et devant ses formes étincelantes nous n’aurions pu nous deviner mutuellement qu’à force de nous taire l’un et l’autre.
« Quand on voit la vérité, dis-je à Monsieur Sureau, il est trop tard pour l’exprimer. Elle est un monde à elle seule et n’a rien à faire avec la parole.
— Oui, me répondit-il. La vérité est dans un monde et la parole dans un autre où elle est tout, même la vérité… »
Il aura fallu que Monsieur Sureau meure pour que je comprenne ce qu’il avait à me révéler. Je le considérais comme un poète sans comprendre la portée de mon jugement. Je croyais qu’il avait une façon à lui d’arranger les mots, d’y maintenir la sensation à l’état de fraîcheur. Je ne savais pas que ses chants se faisaient en dehors de lui ; et que la poésie parle pour le poète aussitôt que celui-ci désespère de la parole. C’est une fatalité de la condition humaine : la vérité réduit l’âme au silence mais elle est la providence des paroles livrées à elles-mêmes ; elle est ce qui reste d’un homme dans l’exil de sa voix ; elle est dans la parole comme la transparence d’une belle nuit d’été entre le jour et le jour. Monsieur Sureau traduisait assez bien cela, je crois, quand il disait que la poésie est la somnambule de la pensée et qu’il n’y a que le tourment du poète pour se trouver par l’une aussi bien que par l’autre parfaitement exprimé. Mais il lui arrivait aussi de prononcer des phrases tout à fait obscures et qui semblaient, par leur obscurité même, le plonger dans une extase que le calme admirable de ses traits me faisait partager. C’est ainsi qu’il disait : « Si je suis devenu poète, c’est pour avoir aimé d’amour une femme qui chantait sans cesse » et, comme je le priais de s’expliquer, il ajoutait : « Ma voix prend la place de mes paroles quand je les charge de tous les accents que cette folle mettait dans ses romances et surtout dans une rengaine qu’elle avait toujours à la bouche. »


CHAPITRE VI


Je ne sais plus par l’effet de quel hasard notre conversation tourna. Je crois me rappeler que Monsieur Sureau me parût soudain distrait et que, l’ayant ausculté, je lui trouvai le cœur un peu mou. D’une voix un peu sifflante, il me déclara qu’il avait froid ; puis il pâlit et précipitamment, par une pression énergique de son pouce et de son index sur la partie supérieure de son genou, immobilisa sa jambe gauche que venait de parcourir un tremblement convulsif. Je lui demandai ce qu’il avait, il ne me voyait plus. Puis, il cessa de répondre à mes questions ; et comme je me taisais en le regardant avec attention, il parût faire un grand effort sur lui-même et avec toutes les apparences d’une détermination subite qui n’allait pas sans le gêner beaucoup, me pria de lui dire quelle heure il était. Je n’avais pas eu le temps de regarder ma montre qu’il répondait à sa propre question : « Huit heures, dit-il ; allons, il est grand temps.
— Vous plaît-il, lui demandai-je, que je vous quitte ?
— Au contraire, me dit-il. Je vous prie de rester quelques instants encore auprès de moi. Le grand malade que je suis verra jusqu’à quel point vous êtes un médecin.
— Est-ce bien vous, le malade, lui répondis-je, et moi le médecin ? En prononçant ces paroles, je regardais avec affection l’homme qui mettait ses dernières forces à chercher un passage entre la poésie et la pensée. J’étais sur le point de lui avouer que je me méfiais de mon métier ; et que même je gardais rancune à mes connaissances de se montrer impuissantes devant un cas comme le sien. Mais il ne me laissa pas le temps de mettre une parole d’amertume à l’abri d’une idée généreuse. Depuis un moment ses yeux me disaient qu’il n’était pas là pour m’écouter. J’avais fait mine de me lever sans arracher une lueur à ce regard devenu froid comme un marteau de porte. M’étant mis sur mes pieds à la dernière pensée qui m’était venue, je m’apprêtais à donner en souriant la tournure d’un adieu ; quand la rapidité de son action m’immobilisa entre ma chaise et mon chapeau. Avec une agilité surprenante, il s’était levé, et, prenant appui sur le dossier de son siège, il l’emportait avec lui comme une béquille improvisée vers le côté caché de son appartement. Quand il revint vers moi, je vis qu’il tenait à la main une lampe de forme étrange et que j’eus tout le loisir d’examiner car, après l’avoir posée sur la table, il se détourna pour fouiller longuement dans le tiroir d’un chiffonnier qu’il avait à sa droite.
Je regardais ce bibelot avec attention. Un trépied d’argent élevait une douille pourvue d’une mêche sous un manchon de cristal qu’une averse de pendentifs bizarres environnait d’un tremblant abat-jour. Ainsi l’huile brûlait dans une cheminée transparente dont la base s’éloignait de la flamme pour resserrer son orifice autour de la chaleur. En somme, ce n’était pas une lampe, mais un petit réchaud dont le foyer seul était visible, rougeoyant à travers le verre en forme d’obus qui en tenait chaque rayon prisonnier sous une breloque différente.
Pendant que Monsieur Sureau alignait devant lui des ustensiles qu’il avait manipulés avec précaution, regardant de plus près ce bizarre abat-jour, je vis que les breloques qui le composaient reproduisaient chacune une silhouette de quadrupède, d’insecte ou d’oiseau. Je compris que c’était toutes leurs ombres que j’avais vu transfigurer le réduit où j’avais glissé un coup d’œil. À travers son feuillage de métal, la lampe avait pavoisé l’atmosphère de ces coulisses comme les objets déposés sur la table à son côté en avaient sûrement élaboré l’odeur. Ma pensée n’allait pas plus loin et, n’osant pas montrer ma curiosité à mon malade et forcer, avec des bavardages, l’empressement qu’il mettait à la satisfaire, je me bornai à l’interroger sur cette bizarre parure, moins pour obtenir une réponse que pour tromper mon impatience en donnant une issue au besoin que j’avais de le questionner.
— Il n’y a qu’une lampe pour tous les fumeurs, me répondit-il sur un ton assez énigmatique, mais chacun s’étend pour rêver dans l’ombre de la bête qu’il veut…
— Vous avez besoin d’une lampe, lui demandai-je, pour fumer ?
— Comme tout le monde, mon ami, quand c’est de l’opium que je fume.
Dans un étui de corne qu’il venait d’ouvrir, il puisa avec l’extrémité d’une aiguille une goutte d’opium et la fit tourner quelques instants au-dessus de la flamme. Il ne paraissait pas entendre les reproches que je m’étais fait une loi de lui adresser, et ne tendit l’oreille que lorsque je parlai du devoir que j’avais, comme médecin et comme ami, de lui confisquer tout son attirail. Ce surcroît d’attention ne l’empêchait pas de surveiller l’extrémité de son aiguille où le liquide brun crachait une perle, bouillait soudain en changeant de couleur, se boursouflait comme un petit beignet dont Monsieur Sureau, par de légers coups contre le verre de la lampe, régularisait les contours. Ensuite, tout en méditant la réponse qu’il allait me faire, il replongeait la pointe dans le pot de corne où la parcelle cuite s’huilait d’un peu d’opium vierge ; et il ne fallut pas moins de six allées et venues pour masser à l’extrémité de l’aiguille un petit bouchon de pâte auquel tant de pressions adroitement exercées contre le verre de la lampe avaient conservé la forme d’un cône : « Écoutez, me dit-il alors, je n’ai jamais eu si besoin de vous… » Moi, je le regardais faire. Ses gestes m’intéressaient plus que ses paroles. Ou bien il le devina, ou bien il fut accaparé par la difficulté de l’opération qui lui restait à accomplir, il se taisait. Cependant sa bouche était encore parcourue d’un tremblement convulsif. Il avait saisi une longue pipe dont le fourneau était une boule de terre très simplement perforée à sa partie supérieure. Après l’avoir chauffée il fouilla cette ouverture avec la pointe de l’aiguille et fit remonter très adroitement celle-ci à travers son fardeau d’opium dont la pipe allait rester coiffée comme d’un minuscule cratère. Il tremblait, tout son corps brûlait d’exécuter avec lui ce dernier acte, le plus absorbant de tous ; on aurait dit que sa hâte parachevait à travers lui le travail de la flamme qui avait préparé le produit odorant. Je voyais l’effort de ses doigts se peindre dans un mouvement de ses lèvres qui semblaient repousser dans l’air des lèvres invisibles et appuyer en pensée sur le petit cratère d’opium que l’aiguille laissait derrière elle en se retirant.


« C’est pour que vous m’aidiez à m’en affranchir », me dit-il alors, « que je vous mets dans la confidence de mon vice ». Et, comme je lui faisais part de mon incrédulité, il poursuivit par une espèce d’esprit de tricherie dont il était dupe tout le premier : « Je me désintoxique de jour en jour en fumant à la même heure des pipes de plus en plus petites. À peine si je m’accorde une fois en passant comme aujourd’hui, une ration supplémentaire. »


CHAPITRE VII


La main de Monsieur Sureau allait et venait, mobile comme le vent, devant la veilleuse dont la lueur inébranlable aurait fait reculer la mer. Le geste de cuire la drogue étend un voile plus grand que l’espace sur la vie des hommes qui vont fumer. On dirait que quelque chose entre eux doit s’éteindre pour alimenter la flamme d’une lampe qui brille au-delà du souffle, dans des épaisseurs où elle se recueille comme un oiseau ; et qu’il n’y a dans leur défaillance commune que les feux de leurs regards pour les rapprocher ; comme dans une louche ruelle où le jour blesse les lumières en se retirant. Les gestes de Monsieur Sureau m’avaient enfoncé dans une ivresse dont sa parole ne pouvait que provisoirement avoir raison, et qu’une complicité soudaine des choses était seule capable de rendre à la vie. Mais, dans les meubles de chêne noir qui nous entouraient, je ne voyais encore que la tristesse écœurée de l’homme qui les avait réunis, sa main-mise de mourant sur une matière enfoncée dans la mort. C’était bien l’endroit où tout l’espoir de l’âme chantait vers l’inanimé ; et l’entrée authentique d’un monde que la conscience avait créé pour en donner l’ombre comme asile à sa tristesse infinie, pour y limiter son ennui en le reposant sur la forme invisible de l’immensité. Je regardais mon malade : les yeux clos il savourait la vingtième pipe. Quels sont les rêves de celui qui a gardé l’être alors que la vie lui a été retirée ? Un hurlement de révolte était pour toujours dans ses yeux parce qu’il n’avait pas supporté l’idée que l’individu le plus à plaindre du monde pouvait dire de lui : « le pauvre homme ! »


Il y a une vérité si triste qu’elle briserait pour toujours la voix d’une amoureuse. Si loin de tout qu’il faut oublier que l’on est pour s’en inspirer ; et à sa propre parole parler comme à un enfant si l’on veut qu’elle réussisse à la proférer : Ah ! On dirait que tout destin est tragique autour de l’individu qui porte la clarté dans l’univers dont il désespère. L’homme qui fumait devant moi s’était rendu davantage le prisonnier de la matière pour que le ciel soit son otage ; et je comprenais en le regardant que je n’étais comme lui qu’une blessure faite homme. Avec un zèle inlassable, la dernière nuit que j’ai passée près de lui, je me suis efforcé de le ramener, par des questions adroites, dans le cercle des préoccupations intellectuelles qui sont communes à tous les hommes. Mais à mes propos sur l’âme ou sur l’esprit, il répondait rageusement ou bien me déclarait avec une intolérable ironie que le monde n’était que son amour : « le monde n’est que mon amour, c’est-à-dire moi-même, et ma pensée dont je serais absent si elle n’avait pas créé l’être dont je suis la proie ».


Il faisait chaud. Sur l’invitation de mon malade, j’endossai un kimono et m’étendis comme lui après avoir disposé sous ma nuque un coussin de cuir, dur comme du bois. Aussi vite que si ses lèvres avaient été agitées par le désir d’achever une prière, Monsieur Sureau égrenait des mots confus, mais dont je ne tardai pas à saisir le fil. Il pensait à Petite Fumée puisqu’il parlait d’amour, mais sa voix était aussi basse que s’il y avait eu dans son ombre une chaude tendresse de femme pour la recueillir :
« Ta chair, disait-il, où s’élève la lumière de mon cœur pour demeurer éblouie d’elle-même et pensive comme un visage.
« Lumière pensive, ta nudité de femme…
« Mon corps dissipe son obscurité dans le tien. Si ton éclat m’éloigne c’est avec les rayons de l’étoile que j’avais dans le cœur. »
Une sorte de calme brûlant m’enveloppait. J’étais le frère de quelqu’un qui dormait au fond de ce que je voyais, l’innocence de celui que nos propos auraient ému. De tout ce que disait mon malade, il n’y avait que les silences qui s’adressaient à moi. Sa parole n’était pas faite pour que je l’entende et je n’étais là que pour donner le poids de la vie à quelque chose qui touchait en elle son éloignement. Sous le voile bleuâtre de la fumée qui l’enveloppait, la vierge gothique dressée sur la cheminée prenait une apparence singulière. La fermeté de ses contours semblait menacer la porte qui lui faisait face comme si elle avait traversé le bois léger du vantail avec un regard qui avait le poids de la pierre. Tout ce qui n’avait pas sa forme dans une pensée me paraissait devenir invisible. Je regardais des lis comme s’ils allaient s’envoler. Vivant, je sortais de l’ombre un univers où je n’étais pas un corps mais l’idée d’un corps. Dans les choses présentes je me pénétrais de la transparence et surtout de la force de cette idée comme si elle avait sur elles nourri le pressentiment terrible d’un objet plus lourd que le monde à faire enfin retomber sur moi. C’était une chambre comme les autres, c’était la terre où la beauté est la litière des vents, où ce qu’il y a de plus clair languit sous le poids de la lumière : « Tout est plus près de tout, disait Monsieur Sureau, quand il n’y a plus que le corps d’une femme pour éclairer son visage et que je ne peux même plus concevoir ce que veut dire ailleurs… Mais ce qu’un malade, ajoutait-il, aurait de mieux à faire, c’est encore de mourir puisqu’il ne lui est pas possible de personnifier son mal. »
À travers la fumée verdâtre qui remplissait la pièce, il me sembla soudain que les yeux de mon malade s’étaient agrandis ; la pensée bizarre qu’il devait y voir la nuit attira soudain mon attention sur une phosphorescence pâle comme une feuille d’acacia, qui bougeait dans ses pupilles aussitôt que l’ombre de l’abat-jour les avait touchées. Sans doute que sous l’effet de l’opium l’attention que je portais à un détail faisait la nuit derrière elle. Car la voix de Monsieur Sureau devenait plus lointaine à mesure que je le regardais, et sifflante comme un chuintement d’oiseau dont la hauteur foisonnante d’un arbre m’aurait séparé. On aurait dit que mon impression avait été sensible avant moi au singulier hasard qui, sur le visage du fumeur, plaquait l’ombre protectrice d’une breloque en forme de chauve-souris. Et maintenant que cette analogie s’imposait à ma pensée, je la sentais prête à céder sous le poids de réflexions plus inquiétantes que tous les objets visibles et invisibles m’avaient lentement inspirées à force de partager mon attente avec moi.


Et cependant, pas plus que Monsieur Sureau, je crois, je n’avais envie d’exprimer ma véritable pensée. Et je le louais intérieurement de ne me dire que ce qu’elle sous-entendait de positif et d’étroitement conformé aux usages d’un esprit sérieux comme le mien. Ces répliques de circonstance maintenaient notre esprit ailleurs, dans un domaine que la vie ne devait nous éclairer qu’en se déchirant.


À une question que je lui avais posée un peu légèrement, il m’avait répondu : « Notre âme, c’est ce qui nous tue. » Et puis, plus lentement et avec un accent de regret : « Mon âme, c’est ce qui me tue, mais qui étant moi, ne peut que se récrier contre ma mort. »
C’est l’imminence du sort, ajoutait-il, sur un jeu de cartes étalé, l’astre d’un espace sentimental… » Il s’était interrompu.
« Un espace que la vie dévêt dans notre cœur de la diversité apportée par les ans.
« Comment ne serait-on pas la bête noire de cette clarté avec le corps qu’on a ramassé dans une flaque de sang. »
Il reprenait :
« L’âme n’est que son passage, le seul lieu du monde où l’on puisse toucher de la main son absence. Elle est le nom divin de l’absence… »
Je devais me reprocher par la suite d’avoir introduit dans notre conversation ce mot vide de sens. Alors que je me serais interdit de l’écrire à cause de sa faiblesse, je le répétais avec complaisance depuis que je m’étais aperçu qu’il pesait d’un poids terrible sur les impressions de Monsieur Sureau. J’espérais qu’il arracherait quelque vérité ou quelque aveu à l’homme qui tremblait en l’entendant et paraissait ensuite s’efforcer en vain de le répéter en agitant les bras et les épaules dans une impuissance convulsive qui le faisait ressembler à un oiseau frappé par une pierre dans un arbre qui le tient par ses ailes. Je ne savais pas que la vérité naît les yeux fermés et qu’il ne faut pas aller à sa recherche avec un esprit qui n’est pas né d’elle. Et cependant, un vertige s’empara de moi quand, faisant un gros effort, Monsieur Sureau articula en me regardant pesamment : « Un corps n’est son amour que nu et mis en crois. »
Une espèce de gémissement lui avait répondu. Sur le satin bleu de mon kimono, je vis ma main se crisper, faire le geste de saisir. Dans la pièce voisine un craquement s’était fait entendre, l’ébranlement d’une personne lourde comme un meuble qui marcherait avec précaution. Le souvenir des lingeries féminines que j’avais aperçues se mêlait à cette impression de terreur qui devint beaucoup plus grande encore quand les yeux levés sur le visage de Monsieur Sureau, je vis que l’épouvante n’allait pas jusqu’à lui. L’homme étendu devant moi ne savait pas ce que c’était que la peur. Il n’y avait pas de place sur ses joues pour un frisson, ses lèvres étaient plus froides que ses dents. Avec la double ombre noire que la breloque d’argent plaquait sur sa face figée, il chassait de mon souvenir toutes les paroles que sa ressemblance avec un homme aurait pu m’inspirer ; et je devais lutter de toutes mes forces pour arrêter sur le chemin de mes lèvres un mot qui voulait régner sur le silence ténébreux de la drogue que je respirais ; et que je me répétais mentalement avec le même trouble que si je l’avais prononcé pour la première fois : « Ce n’est pas un homme, me disais-je, c’est un vampire. » Alors il m’est venu un peu de courage et je l’ai interrogé au hasard. Il me semblait qu’il détruisait avec son silence quelque chose de très précieux dont je n’étais qu’un reflet. Avec une lenteur calculée, il me répondait :


« On ne sait pas qu’on a sa vie dans le cœur, on est dans les années : on va d’amour en amour comme si on avait un corps à cacher…
« Mais celui qui a voulu que l’idée de son corps ne fasse qu’un avec l’idée du supplice, qui ne porte pas sa croix, qui est sa propre croix…
« Dans certaines paroles il reconnaît le son de la voix qui l’a chassé, mais pas dans les paroles des autres, dans les siennes :
« Un homme, continua-t-il, que chaque jour éloignerait de l’amour qu’il a dans le cœur, mais en l’approchant de l’amour.
« Un individu qui, né de la femme, irait vers ce qui créa cette femme… »
Tremblant dans un souffle, je demandai :
« Est-ce Dieu qui créa cette femme ?
— Dieu, me répondit-il en éclatant de rire, dans la mesure où le premier venu a le devoir de prendre ce nom. »


CHAPITRE VIII


Je sentais sur mes paupières le poids du matin qui marchait, il n’y a rien d’aussi triste que de voir se lever le jour. La première clarté a les mêmes yeux vides qui sont ouverts pour toujours dans le visage des noyées, la pâleur échevelée de celles qui sont mortes de leurs yeux de folles. À travers les rideaux de mousseline étendus devant la fenêtre, je guettais avidement la première couleur, la plus furtive allusion à la vie. Un air rôdait sur les toits comme pour donner le vertige au silence de ceux qui n’avaient pas dormi ; l’horizon du regard éloignait dans son vide affreux l’appel désespéré du lointain qui se levait. Je demeurais coi, mais comme si mon silence avait claqué des dents, je me taisais avec tous les mots que je voulais crier, les premiers venus, ceux que la pensée d’un homme déraisonnable avait pour toujours imposés à ma terreur de le comprendre : « Une femme m’a chassé, me disais-je, de sa maison avant le jour ; et cette femme n’est pas de ce monde, mais sans elle le monde ne serait pas… » Alors, comme une réponse voilée par le souci de laisser le regard inaltéré par son aveu, dans la rumeur brumeuse qui montait des rues, une chanson s’éleva sur le tremblement d’une voix enfantine, un écho de la vie à l’horreur de pénétrer la vie. Et je me soulevai sur mes coudes pour mieux entendre la parole transie d’une fillette qui rendormait le sommeil tandis que de mes yeux écarquillés sur les clartés blondes qui envahissaient les carreaux, je croyais voir une danseuse qui fredonnait en rougissant l’air qui l’emportait vers son corps d’amante :
« Ma mère a un drap si grand qu’elle ne peut pas le plier ; ma mère a tant de boutons qu’elle ne peut pas les compter… » Et c’était une si tendre vérité que la force de la vie, dans cette voix profonde, que je sentais comme une douleur le vol aigre d’une mouche bleue qui cherchait le jour ; et sur le visage blanc de Monsieur Sureau endormi tournait tant et tant qu’enfin le silence dans la pâleur du front découvert s’éleva comme un lis pour s’emparer d’elle.
Et plus rien autour de moi n’avait plus la force de s’émouvoir quand je me traînai péniblement jusqu’à la porte qu’un violent coup de poing avait ébranlée.


Au grand garçon aux traits tirés qui, la casquette sur la tête, me demandait à quelle heure le docteur s’était retiré, je n’eus pas le temps de répondre que je n’étais pas Monsieur Sureau. En me révélant qu’il était le neveu de Nathalie, il m’apprit qu’il m’avait reconnu, et comme je lui demandais s’il obéissait à ma femme en courant chez mes clients :
« Madame, me dit-il, nous la cherchions pour savoir où vous vous teniez. Ma tante m’a raconté qu’elle vous avait suivi. »


Je fis asseoir l’émissaire de Nathalie sur le divan que je venais de quitter. Laissant Monsieur Sureau dans les eaux mortes de son sommeil, je m’emparai du roseau avec lequel il avait fumé ; car c’était une tige aussi mince que je voulais glisser par l’entrebâillement de la porte que j’avais dans l’après-midi entr’ouverte sur mes regards ; et il me la fallait assez longue pour atteindre dans l’autre pièce le crochet que mon malade avait assujetti, condamnant, dans un dessein que j’allais percer, l’issue dérobée d’une pièce dont la clé n’était même pas à chercher puisque la porte en était cachée.


Offert comme une bête sacrifiée au regard incarné dans le torse d’Apollon, le corps d’une femme nue se recroquevillait dans un lit de planches neuves où l’herbe folle de ses derniers vêtements l’empêchait de tout à fait s’enfoncer. Dans la caisse rectangulaire qui n’enfouissait que les seins et le visage, la morte blonde, sur le mystère de sa nudité, semblait, innocemment, faire la croix ; et comme un fruit éclaté en étoilant le feuillage, entamait sur sa chair douce à la dent de l’aube, la lumière dure comme un glaive dans les formes cruelles du dieu. Un cri terrible qui partait de la chambre où j’avais passé la nuit me retint au moment où j’allais me jeter sur le corps naufragé ; et, dans la minute que j’employai à maîtriser mes nerfs, j’eus le temps d’observer que le tendre cadavre était cloué au bois du cercueil par sept longs clous dont chaque tête était une pierre de couleur différente. Mon premier geste fut de remettre en place les cheveux séparés sur une blessure profonde où une main criminelle avait formé un nid minuscule de pierreries. Et je ne fus qu’alors ramené à moi par une circonstance dont le hasard extravagant avait retardé le concours : mon odorat paralysé par les fumées d’opium ne s’était laissé qu’à la longue saisir par l’odeur de peinture et d’étoffe qui dénonçait l’artifice de ce mannequin parfaitement imité, et dont les lingeries volées à ma femme achevaient pour moi la ressemblance avec un objet de désir.
J’aurais ranimé Monsieur Sureau si le neveu de Nathalie n’avait pas eu la lâcheté de s’enfuir. Tout en me promettant d’adresser des reproches à cet ancien soldat, pris de peur, moi aussi, je me hâtai de dérober à une enquête possible les objets inquiétants qui se trouvaient chez le mort. À mesure que je mettais la main sur des ustensiles plus compromettants, je me trouvais plus passionnément attentif à tous les bruits de la rue, mais bientôt je sus que ce n’était pas le pas de la police que je guettais. On aurait dit que Monsieur Sureau me guidait de cachette en cachette avec les mouvements de la vie sur lesquels sa présence laissait traîner son dernier rayon. Et je demeurai soudain immobile afin de mieux écouter une chanson qui semblait donner libre cours au temps dans le mystère que j’avais à me révéler. Une lente mélopée à deux voix qui, d’un bord à l’autre de la rue berçait un jeu d’enfants…
« Ma mère a un drap si grand qu’elle ne peut pas le plier. Ma mère a tant de boutons qu’elle ne peut pas les compter. Ma mère a un ballon si lourd qu’elle ne peut pas le lancer… Le drap c’est le ciel, le ballon c’est la lune, les boutons sont les étoiles. »
Je poussai un soupir de soulagement en trouvant Paule endormie. Nathalie qui veillait sur son sommeil me raconta qu’elle l’avait trouvée au bord du canal, regardant l’eau profonde avec effroi mais empêchée, par une frayeur plus grande encore, de retourner sur ses pas. Le neveu de Nathalie pensait comme sa tante qu’un inexplicable hasard avait seul empêché ma femme de mettre fin à ses jours. La terreur de ce grand garçon faisait mal à voir. Il pâlissait quand on prononçait le nom de Monsieur Sureau et comme je lui demandais enfin pourquoi il n’avait pas secouru ce corps sans vie, avec un accent patois et des mots de sa langue maternelle qui me révélaient à quel point il était ému : « Cela suffit d’une fois.
— Comment ! Vous le connaissiez ?
— Ce n’est pas Monsieur Sureau, me dit-il dans un souffle. C’est le lieutenant Basile qui a été tué pendant la guerre.
— Vous êtes capable de reconnaître dans Monsieur Sureau un homme tué il y a dix ans ? lui demandais-je. D’abord, êtes-vous sûr que le lieutenant Basile était mort ?
— Tout à fait sûr, me répondit l’ancien soldat. C’est moi qui l’ai enterré !
Je n’allai pas plus loin. Le désir de sauver ma femme passait avant ma curiosité. Mais je ne devais pas tarder à obtenir une explication rationnelle des événements que j’ai racontés. Je ne dis pas que cette explication me satisfait entièrement. Mais il se trouvera des personnes plus sagaces que moi pour y voir au moins les éléments d’un problème moins irritant pour l’esprit que celui que mon récit a posé. Le lieutenant Basile n’était pas mort. Il avait déserté la veille de l’attaque. Ses camarades convinrent de le sauver, ils le firent figurer sur la liste des morts et habillèrent un soldat tué avec les vêtements que le déserteur avait laissés dans sa cantine. Comme il était le seul officier du bataillon à avoir pris ses galons dans la cavalerie, ceux qui l’enterrèrent le reconnurent à ses bottes, à ses boutons nickelés, au soin qu’il avait pris, comme certains sauteurs d’obstacles, de coudre ses croix à sa vareuse.
Ainsi s’expliquerait le fait que Bourroux l’avait enterré. Or, mes recherches m’ont révélé que si le lieutenant n’avait pas été tué, Bourroux l’avait été, lui, le 9 mai. Un insoumis avait-il pris son nom, avait-il hérité de son passé, de ses aventures, en attendant d’hériter de Nathalie qui, on s’en souvient, ne connaissait pas son parent ? Je me suis demandé aussi si l’insoumis qui avait pris l’identité de Bourroux n’était pas simplement le lieutenant Basile, les mêmes raisons qu’il avait de s’embusquer chez nous lui faisant prêter son personnage à un mort sans famille qui le délivrerait de son passé une deuxième fois. Je ne devais jamais savoir la vérité. Mon incertitude ne pouvait que s’accroître. J’ai décidé de raconter cette histoire le jour où j’ai appris que le nom de Monsieur Sureau, que je donnais à mon malade, cachait un homme qui s’appelait Blaise.


Achevé d’imprimer le 12 Juillet 1939
sur les presses G. L. M. rue Uyghens
à Paris

En plus du tirage ordinaire sur vélin
blanc il a été tiré
5 exemplaires sur
japon
20 sur hollande van Gelder &
20 sur vélins de couleur numérotés
de
1 à 5 de 6 à 25 & de 26 à 45