Librairie Ollendorff (p. 151-205).

C

VII


onstantin atteignait alors vingt ans. Sa situation demeurait piteuse. Les ministres le méprisaient avec affectation. Son étourderie l’avilissait au milieu d’une cour érudite, rhétoricienne, éprise de brillants syllogistes. Occupé de satisfaire quotidiennement ses instincts, il sollicitait de Pharès l’argent nécessaire. Cela le rendait d’autant plus infâme aux yeux des courtisans qui le découvraient parmi les quémandeurs habituels, et sans plus de vergogne. Eutychès, Pharès, Staurakios distribuaient les emplois, les faveurs, les grâces et les charges, sans le consulter

même pour la forme. Tout se décidait à son insu.

L’indolence du prince ne pouvait soutenir la lutte contre de si habiles personnages, contre ce Staurakios à la face rusée, fine, au nez fort de flaireur, aux yeux perçants, à la pénétrante ironie, plus évidente, vers les plis de la bouche dont les commissures s’accusaient ; la barbe élégamment bifide allongeait cette figure plate.

Toutefois, quand il apprit les défaites d’Italie, Constantin reprocha ces malheurs avec une arrogance inusitée et de menaces sous-entendues. À son retour, Jean ne fut pas moins invectivé. Ce suffit pour que les astucieux conseillers d’Irène en vinssent à soupçonner quelque conspiration latente. Certainement des téméraires excitaient l’empereur. Eutychès fit espionner les parasites du prince.

On s’étonnait, depuis quelques semaines, de l’assiduité de l’Autocrator chez sa femme qu’il avait trop négligée après les premiers mois nuptiaux. On crut qu’une affection, ou, du moins, un caprice s’éveillait en faveur de l’épouse. Seule, une cubiculaire attirait Constantin. Vif, puéril, d’autant plus aigu qu’il fut d’abord contrarié, ce désir le posséda. Théodote avait seize ans. L’empereur ne perdit aucune occasion de la rencontrer, de la flatter. Faute d’argent il ne pouvait la corrompre par des cadeaux. Sa colère de mâle s’exaspérait.

Le drongaire Alexis, précepteur et confident, profita de cette passion délirante. Il représenta que les eunuques et Irène détenaient indûment le trésor impérial, qu’ils le dérobaient au juste contrôle du souverain, qu’eux-mêmes en profitaient pour leurs vices. Irène comblait ses religieuses aux mœurs de Gomorrhe. Pharès achetait des poudres rares et des pierres qu’il faisait dissoudre dans son athanor. Eutychès entassait des richesses dans les caves de l’Arsenal. Staurakios soudoyait des partisans. Aussi ne restait-il plus d’argent pour entretenir des troupes suffisantes en Sicile, ni mener campagne contre les redoutables armées des Francs. À l’empereur il appartenait de sauver Byzance, de mettre ordre à ces dilapidations, de régner enfin.

Alexis n’eut aucune peine à persuader son élève. Il recrutait prudemment, parmi leurs familiers, des hommes d’importance prêts à le servir ; et il invitait à ses festins nombre d’officiers autrefois iconoclastes, avec des courtisanes accortes qui servaient d’appeaux.

Eutychès ne tarda pas à découvrir que Pierre, Maître des Offices, et Théodore Camulianos, patrice, méditaient de surprendre les eunuques, de les charger de fers, de les reléguer, avec Irène, en Sicile.

Théodore et Pierre avaient un autre complice, Damianos, cocher illustre à l’Hippodrome. Un dimanche, comme celui-ci figurait dans une course, les événements se déterminèrent.

Il faut imaginer ce cirque immense, toute la vie d’un peuple passionné, cosmopolite et palpitant.

De l’édifice ovale, une rumeur du peuple monte et s’évase dans l’air bleu, jusqu’aux vols des pigeons teints qui évoluent entre les banderolles des grands mâts verts. Les touffes de fleurs que les femmes élèvent devant leurs yeux, pour les garantir du soleil, font un immense chatoiement sur les gradins encombrés. La foule y grouille en pourpre, en indigo, en blanc. Les métaux des bijoux flambent aux agrafes sur les poitrines, aux cercles d’argent parmi les chevelures, aux pommeaux des glaives, aux casques des soldats en armures lumineuses et appuyés contre leurs piques. Ainsi brille le peuple romain étagé sur les zones oblongues de l’amphithéâtre autour de la Spina, digue énorme et centrale qu’enveloppe la piste sablée de brun. Le long de cette digue, se dresse la succession des colonnes enlevées jadis aux temples des vaincus, plusieurs chapelles et des édicules, maints trépieds où fument des parfums, quelques mâts écarlates contre quoi battent les bannières représentant, par reliefs de broderies, les figures géantes des saints. À une extrémité, le colosse de bronze qui supporte sur son épaule le poids doré de l’Enfant-Jésus, domine la borne effleurée par l’essor des quadriges. À l’autre bout, une statue non moins grande de la Théotokos recueille tout le soleil dans son auréole.

Tel est le lointain aperçu du pont en marbre qui réunit un étage des gradins à la tribune militaire du Pi et au vestibule du Cathisma, loge impériale, dont la porte, entre deux groupes de colonnettes, découvre une perspective de murailles en porphyre. Sur ce pont, des privilégiés bavardent et circulent, entre les rangs des gardes. Ce sont des courtisanes en robes étroites, en tuniques peintes de scènes pieuses. La marche d’une femme plisse son manteau violâtre où l’on voit figurée la Madeleine lavant les pieds du Christ. Elle sourit aux eunuques qui l’admirent, aux gardes coiffés de casques écailleux, au changeur arménien qui a une belle barbe bouclée, de grands yeux doux, une ceinture faite d’émaux ajustés, une tunique bleue, des cnémides en cuir blanc, une petite calotte en feutre gris.

Voici qu’une querelle divise les marchandes de fruits et les bouquetières. Sous l’emblème de ces commerces aimables, les hétaïres dissimulaient leur art lascif. De leurs bouches, s’épanche toute la vase des injures populaires.

— Poche à poison !… crie Zoé, dont se fripe le voile jaune.

— Pastèque pourrie !… riposte Eudoxie, et les franges bleues de sa robe entravent son élan.

— Le pain des prisons enfle encore tes joues !

— Rôdeuse d’hôtellerie, tu attires les pèlerins dans les embuscades sous prétexte d’amour.

— Manichéenne !…

— Fille de lépreux, tu perds ta peau par lanières ; ça se voit, malgré ton fard !…

— Tu dérobes les hosties saintes, tu les réduis en poudre ; tu casses les croix en morceaux et tu les mêles à du sang de rat.

Sophia s’approche dans la majesté de son camail brodé de chiens blancs. Elle interroge ironiquement Eudoxie :

— Tu composes des remèdes païens ?…

— Afin de soigner tes pustules sarrasines ?… renchérit Maximo.

Eudoxie se tourne vers elles, les poings sur les hanches :

— Favorise-nous de ton silence, auberge à Bulgares.

Une voix, celle de Pulchérie :

— Va, va vendre ailleurs tes melons et tes oranges… N’empoisonne pas plus longtemps des chrétiennes… Ordure de Manés…

— Toi… hurle Maximo, levant son chasse-mouches de plumes roses, Christ te pulvérisera comme tu pulvérises son corps consacré !

— Tu peux sceller ta bouche, coiffeuse de juments… réplique Eudoxie, qui veut s’éloigner.

Maximo s’avance sur elle :

— Je te coifferai avec ta corbeille, moi…

Très calme, intervient l’épistate du Cathisma :

— Là, là…, Colombe de Patras. Recule. Les quadriges courent. Ils atteignent la borne. Tu jetteras en retard ta couronne.

— Toi, la marchande,… dit Pharès attiré par le bruit,… donne-moi une pastèque fraîche, une bien rose dans le cœur…

Sophia se prit à rire gentiment :

— Tu veux donc t’empoisonner, père de… rien…

— Lui aussi est manichéen…, dit Maximo… On l’a vu tourner dans l’Hippodrome, autour de la Spina, avec un diadème en boyaux d’âne, tout frais. Le bourreau menait le cortège.

Pulchérie se tourna vers lui :

— Abjure, eunuque. Et puis, tu me rendras mère.

— Moi aussi, hein, tu me rendras mère, dis, figue fripée… Choisis entre nous la source de ta postérité.

Et Eudoxie d’ajouter :

— Tiens, Pharès, prends cette pastèque… Elle saigne. Ça te consolera…

Pharès eut un sourire :

— À vous entendre, je me consolerais de n’être pas mâle, si jamais le désir m’en était venu.

— Euh ! euh ! fit Eudoxie, tu craches sur les perles, parce que tu n’as pas d’oboles dans ta ceinture.

L’épistate Nicéphore détourna l’entretien :

— Vois plutôt. Damianos garde la tête de la course… Distingue les sabots écarlates de ses étalons…

Tous, courant au parapet, se penchèrent. Sophia reconnut les coureurs :

— Damianos !… Photios le suit… Leurs chars se frôlent : on dirait un bruit de flammes…

— Damianos !… Il est livide au bout des rênes… il est plus bleu que sa tunique bleue.

Maximo commanda :

— Lance la couronne… il évite la borne…

Sophia obéit :

— À toi, Damianos ! vainqueur !

Au bruit des trompettes, Ourmanian, banquier Arménien, s’était approché de l’épistate, et, le tirant par la manche :

— Ô Nicéphore, fils de Décapolitès, tu prétends que je livrais à l’intendance de l’orge moisie… Dis maintenant si ces chevaux ont l’air d’avoir mangé des fourrages de rebut.

L’autre le repoussa doucement :

— Je ne dis rien… je ne parle pas… Quand j’ai visité ta nef au Pélagion, ton orge était moisie… Le préfet de la ville m’a ordonné de la prendre. J’ai obéi. Ça te regarde. Tu auras payé pour ça.

Le banquier prit à témoins les femmes :

— Je vous le demande, mes gracieuses, les bêtes de Damianos semblent-elles avoir mangé de l’orge moisie, depuis Pâques ?

Sophia répondit, ironique :

— L’agrafe arabe que tu m’as donnée, pour mon entremise dans le marché des chaussures militaires…

— Parle, mon petit pigeon blanc !

Elle se fit brusque et rieuse :

— Elle n’est pas en béryl, voleur !… Ne crois plus que j’aille embrasser à ton bénéfice le préfet… Tu peux emballer tes marchandises et faire mettre à la voile tes bateaux… Ils emporteront un joli pourceau arménien !

Toutes éclatèrent de rire.

— Ne ronge pas ta barbe… bouc noir,… conseilla Maximo.

Ourmanian, piteux, revint à l’épistate :

— Ô Nicéphore, vois comme tu corromps leur esprit avec tes propos imprudents…

Celui-ci mit la main sur son pectoral :

— Je ne corromps personne : Je suis un pauvre serviteur du Palais, le dernier des serviteurs. Là !… rangez-vous… Ne bouchez pas le passage impérial…

Tout en parlant, il fit aligner les soldats de la garde. Ourmanian levait devant l’accusatrice son doigt et ses bagues :

— Sophia, tu méconnais ton ami.

Il tira de sa manche une cassette d’ivoire. Sophia simulait la défiance :

— Je n’accepte rien de toi qu’un talent d’or et je le ferai peser, fraudeur !

Mais il l’enveloppa de gestes doux :

— Écoute, belle de festins, le marchand de Bagdad aura volé mon matelot pour ce qui concerne l’agrafe. Ces Sarrasins sont devenus si impudents depuis leurs victoires sur les enfants du Christ… Mais cette cassette… Tu vois : le couvercle se lève aisément. Tu peux y mettre de la myrrhe, tes pâtes de fard, ou ta compote de gingembre… Accepte en souvenir de ton Ourmanian.

Il adressa deux baisers. Maximo prit l’objet, le retourna, le fit tinter par des pichenettes de ses beaux ongles :

— La boîte est jolie.

— On se mire dans son ivoire,… observa Zoé qui approcha sa figure et ses grosses lèvres écarlates.

Pulchérie vint se coller à la hanche de l’Arménien :

— Tu sais, Ourmanian, je suis du souper des grenades. Le Drongaire de la Veille m’invite… Si tu as une autre cassette…

Elle prit sa lourde gorge dans ses deux mains et sembla l’offrir.

— Dis-lui donc à ton Alexis, entre tes baisers, ceci,… insinua le financier : … Qu’il achète à l’intention des Cataphractaires, les dix mille lames d’airain que débarque mon vaisseau. Tu auras un diadème comme celui de l’Augusta.

Ce disant, il montrait le Cathisma derrière les gardes.

— Silence ! Silence !… clama Nicéphore impérieux… On peut vous entendre. Sur ce gradin, il y a des barbares.

S’étant retournés, tous regardèrent le degré où se tenaient de tels spectateurs :

— Le grand, avec des yeux bleus… ? fit Eudoxie.

Pharès haussa les épaules, méprisant :

— Le légat franc. Un soldat de Karl. Il se nomme Clotaire. Et ils l’appellent Comte, absolument comme s’il était né d’un patrice romain.

La colère emportait Zoé :

— Et on le laisse faire ici, à Byzance, dans la ville de notre pieuse Irène.

Eudoxie tapa de sa sandale le pavé :

— Honte ! Un barbare porter un titre romain !

— Ah ! quand les femmes gouvernent !… gémit Nicéphore, amer.

Brutal, Pharès l’interpella :

— Serviteur de l’Augusta, tu devrais te taire !

— Je me tais, Pharès, je me tais… répondit en saluant Nicéphore,… je suis un pauvre homme moi.

Et Ourmanian se campa la main sur la ceinture.

— D’autres aussi pensent que l’empereur Constantin, si sa mère n’étouffait pas son esprit, rendrait du prestige au nom romain…

Pharès, malicieux, glissa :

— En emmenant les soldats piller les églises !

— Piller !… répondit Nicéphore en haussant les épaules,… les soldats du Christ ne pillent pas les églises, d’une part !

L’eunuque effaça du geste cette protestation :

— Ils ne s’en privaient pas quand Léon eut décrété l’abolition des images. Pieux soldats ! Ils en ont fondu des statues, pour vendre le métal aux Arméniens. Hein, Ourmanian, tu as fait ta fortune, alors ?

— Il vient d’en refaire une autre,… affirma Pulchérie,… en fabriquant les images neuves depuis que notre très pieuse Irène a rétabli le culte ancien !

— Renard Scythe !… siffla Zoé en se courbant et en faisant les cornes.

Pulchérie caressa la barbe du banquier :

— Gros sournois de Cappadoce !

— Tu exagères, Sophia, tu exagères ! Je gagne peu… Je suis riche selon la lune et les caprices du vent…

— Dehors… commanda soudain le fausset de Pharès, dehors… Si tu ne veux être mis au frais dans les basses-fosses. Hors d’ici. Tous !

Ils obéirent. Des gardes repoussèrent la foule vers les gradins. Le pont fut vide en un instant. L’impératrice entrait. On la vit sortir du Cathisma à la suite de Constantin que la colère secouait. Maria d’Arménie essayait de le contenir. Mais l’empereur bouscula Pharès et marcha vers les gradins du peuple. Il tiraillait sa chasuble, violemment :

— En vérité, devant le peuple, ma mère, devant le peuple, je crierai cela.

Il écarta Pharès encore une fois :

— Toi, disparais ! Urne d’infamies ! ordure sous les deux espèces !

Maria qui perdait son voile bleu constellé ajouta doucement :

— Hâte-toi, Nicéphore ! Que l’on donne le signal de l’autre course. Byzance ne verra pas la colère de l’Autocrator, si le galop des quadriges accapare ses yeux !

Irène s’interposait entre Constantin et la foule lointaine :

— Ton peuple !…

— Au nom sacré du Christ !… hurla-t-il… Que Byzance voie ! Que Byzance juge ! Qu’on juge entre la mère qui ordonne aux eunuques d’insulter le fils, et ce fils, empereur des Romains. Ah ! l’empereur des Romains ! Écoute, Byzance… Écoute !

Il tenta de se montrer au peuple, malgré sa femme qui, suppliante, le retenait par les vêtements, et gémissait :

— Œil du Théos !

Lui, la repoussa, furieux :

— Retire-toi, retire-toi. Tu sais que je ne puis te supporter, quand Théodote cesse de suivre tes pas et de sourire à mes lèvres. Va, va, pleure. Tu pleures comme un mime selon le cri de la flûte.

Marie s’enveloppa de son voile, et recula dans l’intérieur du Cathisma, parmi les suivantes qui la consolèrent. De loin elle regardait les gestes de la mère et du fils. Irène se faisait tour à tour ferme, puis aimante, ironique :

— Cesse, Constantin, de la meurtrir, cesse. Oh ! Toi que j’enfantai pour la gloire du monde…

— La gloire du monde me donnera-t-elle les soixante talents d’or qu’il me faut pour soutenir l’honneur de mon auguste parole, Despoïna ?

Irène répliqua :

— Tu as promis à tes parasites, à tes courtisanes.

— Certes !

Elle le regarda longtemps puis le prit aux épaules :

— Consens à m’entendre en silence, Rayon du Christ, et si, m’ayant écoutée, tu persistes à vouloir prodiguer des largesses…

— Je mourrai subitement comme mon aïeul Copronyme et mon père Léon… C’est cela que Ta Piété veut dire ?

— Non… répondit froidement la mère.

— Quoi donc alors ? Me feras-tu battre de verges par tes eunuques ou aveugler par tes scholaires… ou tondre et jeter au couvent par ton patriarche Tarasios ? On dit qu’ensemble, dans les souterrains d’Éleuthérion…

Mauvais, il hésita, puis se prit à rire. Irène ne se troubla guère :

— Ose achever… ose… Tu n’oses pas répéter les calomnies que les ivrognes échangent vers la fin des orgies à tes oreilles impériales, et devant les danseuses vautrées au milieu du vin…

Surprise de le dompter, elle insista :

— Tu n’oses, mon fils… Il persiste donc encore au fond de toi un peu de la grâce que le Théos dispense aux fils imprudents, un peu de la grâce…

Elle marchait vers lui, et, par ce geste, le forçait doucement à reculer dans le Cathisma.

Peu à peu ils y rentrèrent, en discutant, seuls.

— Constantin ! mon fils !

Elle s’attendrissait :

— Constantin… fleur de mes yeux vieillis, mon enfant, mon cher enfant… oh !

Brusquement, s’étant écartée, elle se troubla, très sincère. L’empereur lui baisa la main :

— Je ne demande pas que ton âme se désole : je demande qu’elle ordonne à l’eunuque Staurakios de peser soixante talents d’or.

À voix sourde, la mère répliqua, les yeux vers le Cirque :

— Pour en faire don à ton Alexis, à Damianos, et ils distribueront la monnaie à la populace qui mendie sous les arcades de l’Hippodrome, afin qu’elle insulte les ministres au passage, afin qu’elle excite à l’émeute les soldats iconoclastes, afin qu’Alexis, illustre par ses vols, triomphe contre ma force, sous ton nom.

Elle le toisait, lui saisissait le bras, grondait :

— Voilà pourquoi tu veux soixante talents !…

Dédaigneux et perfide, il sourit :

— Tu as peur, maîtresse des Romains ?…

— Pour toi… Tu vis avec le crime… Tu écoutes rire le crime…

Il feignit l’innocence :

— Tu redoutes un crime de moi ?…

Elle le regarda, prophétique :

— Je pense que tu succomberas sous des mains criminelles…

— Celles de tes eunuques…

Elle parla lentement :

— Celles de tes convives. Je vois le cachot des Nouméra où te garderont des cavaliers barbares qui n’entendront pas tes plaintes… Je vois venir, à pas sourds, les nègres portant le réchaud et les fers rougis… Je vois ta pauvre figure où ruisselle un sang noir… Je vois le traître, chausser, dans la Sainte-Sagesse, les souliers de pourpre aux acclamations des légionnaires révoltés. Et parmi les sons victorieux des simandres j’écoute ton agonie geindre dans la mare hideuse. Oh ! cela me donne une angoisse sans nom, une douleur qui étrangle, une peine qui racornit les paupières sur mes yeux douloureux,… une peur qui vide ma chair de toute chaleur, parce que tu es la chair de ma chair ; parce qu’en moi ruisselle déjà le sang de tes pauvres yeux crevés, de ton cher col entamé. Cela m’étouffe… cela me… me…

Elle s’arrêtait, haletante, les regards vers la terre. Constantin doutait :

— À connaître l’insolence de tes ministres, Despoïna… je n’imaginais pas cette affection…

L’impératrice se mit à marcher à grands pas. Elle revint, prit son fils au cou, le secoua, maternelle et vigoureuse dans le couloir de marbre rouge déserté par la discrétion des courtisans.

— Tu n’imaginais pas… tu n’imaginais pas ! mais dis, dis ce qui put t’induire à penser que je fusse dépourvue d’amour envers toi ! Dis !… Tout enfant, je te montrais au bout de mes bras, lorsque le char impérial m’emmenait à La Sainte-Sagesse, par les rues pleines de cris de fête ! J’entourai ton jeune âge de savants illustres. Je voulus que leur science nourrit ta mémoire. Ah ! oui ! oui !… j’espérais alors de toi autre chose, autre chose que ta noblesse, j’espérais ton intelligence…

Elle s’interrompit, dans un rire d’indignation. Mais le jeune homme, les lèvres gaies, pirouetta :

— Je suis l’Elle-même Ignorance et l’Elle-même Sottise ; je ne le méconnais pas. Tes eunuques me le font assez comprendre. Et ton rhéteur Jean donc ! Je sais : ce n’est point l’intelligence que chérir les belles formes des femmes, des chevaux, des coureurs, les nuances développées des étendards et le tumulte majestueux des cavaleries en marche ; ce n’est pas l’intelligence de se plaire dans les camps, de préparer à Byzance des destins immortels. Ah ! certes ! ce n’est pas l’intelligence des eunuques, ni des prêtres, ni des femmes…

Et, comique, il salua profondément sa mère. Irène leva les bras :

— Byzance ! Tu as dit Byzance ! Tu nommes son destin !

Il déclama :

— Je veux, par le courage de nos soldats, illustrer sa gloire ! Toi tu veux, par les quenouilles de tes eunuques, tisser son linceul.
Et, de toute l’attitude, il accusait sa mère. Voir le texte.

Et, de toute l’attitude il accusait sa mère. Elle montra l’Hippodrome, là-bas :

— Ah ! Byzance ! Pour quels autres que pour elle et pour toi ai-je accumulé l’or dans les caves d’Éleuthérion, ai-je étendu sur les mers l’effort de ses navigateurs, ai-je imposé des temps pacifiques aux Sarrasins et aux Bulgares ?… Byzance ! La voilà ! Ce peuple qui braille en l’honneur des cochers, et qui se vend aux enchères. Tu parlais de troupes, de légions. As-tu seulement une cohorte de Romains ? Une seule ?

Le souffle dans le souffle elle s’arrêta. Mais l’empereur continuait, majestueux et grave :

— Rome absorbe le monde dans son nom. Les enfants du monde sont des Romains…

Irène cependant l’admirait tout rouge de colère, et les yeux en lueurs. Doucement elle l’attira contre elle :

— Pourtant je t’aime ainsi, rude et téméraire enfant, mon enfant ! Pourquoi faut-il que la force de ton cœur fonde entre les mains des prostituées ? Pourquoi l’instinct a-t-il mis sa chaîne autour de ton corps robuste… Pourquoi n’ai-je pas su chasser de ton âme tous les vices comme une meute de chiens hargneux ?… Je me sens coupable devant toi.

Lui, revint à son idée qu’il trouva plaisante :

— Parce que tu ne fais pas peser soixante talents. Fais-les donner, tu ne seras plus coupable. Tu dormiras sur ta conscience en paix.

Désolée, la mère se détacha de son fils :

— Je parle, je parle de toute ma peine, et tu songes seulement à ce qui fera rire des femmes ivres.

— Je suis jeune et fort,… proclama-t-il avec orgueil… Je veux plier les femmes sous mon bras et le monde sous mon glaive.

Elle l’admirait encore :

— Comme tu es beau tout de même, Constantin.

Il en convint :

— Elles me le répètent. Il est vrai que je dore leur louange.

— Et tu ne te lasses pas,… répliqua-t-elle, pleine d’étonnement sincère… Elles ne te lassent pas, la paresse de ces hommes aux rires absurdes, la vénalité de ces épouses courtisanes qui, adultère par adultère, obtiennent, pour leurs maris, les commandements des thèmes et des éparchies, celui des flottes et des armées ? Ça ne te lasse pas de meurtrir l’âme de ta tendre épouse Marie ? Le mal ne te lasse pas ?

— Se lasse-t-on de vivre ? Je vis par tous les sens. Je veux vivre le plus…

Il devint impérieux.

— Il me faut soixante talents ;… et la punition de ton eunuque, qui me les refusa.

Irène voulut encore le raisonner :

— Sais-tu le prix de l’or, mon enfant ? Sais-tu que par ce seul élixir Byzance survit à son histoire ? Une goutte d’or, c’est une parcelle de l’empire… Mais tu ne vois donc rien, tu ne comprends donc rien ?

— Je vois des femmes qui veulent de l’amour, et des hommes qui veulent des combats…

Il avait dit cela en poète, mais il acheva, rageur, frappant la colonne de son poing fermé :

— Quand l’or manquera, nous irons en reprendre dans les villes des Sarrasins, ou dans celles des Lombards, avec nos armes et avec nos aigles !

La mère répondit, pitoyable :

— Enfant ! Tu ne connais rien de Byzance !… Mais, de toutes parts, le flot des hommes se rue sur la proie.

Et elle l’entraînait sur un balcon, lui désignait les spectateurs, éloquente et fiévreuse :

— Regarde là-haut, au faîte des gradins, ces barbares ! Le Franc vient chercher la rançon des captifs qui agonisent en Italie. L’émir somme les logothètes de lui verser le tribut, sinon sa cavalerie passe en Cappadoce. Le légat du pape veut de l’or aussi pour convertir les Saxons ! Si on ne lui en donne, il déchaîne sur notre frontière les Francs de Karl… Toutes ces lamproies aspirent l’or de ton empire… Ah ! oui ! tes soldats ! tes armées !… nos soldats ! Ces Khazars ! ces Arméniens ! ces Lombards ! Pas un Romain ! Ils ne sont alertes que pour la fuite !

Et elle le ramenait dans l’obscur, par la main ; elle le brusquait comme un enfant :

— Et alors, toi aussi, tu veux boire le sang de Byzance, jusqu’à ce que son corps tombe en lambeaux… Tu le veux, dis ?

Elle lui avait craché ces derniers mots dans la figure. Il se redressa, furieux :

— Pourquoi tes eunuques s’opposent-ils à la guerre ?… Laisse Alexis prendre, avec moi, la tête des légions… Tu verras…

— Je verrais la déroute !

— Non… Tiens, donne-moi ce que ton trésorier destine au Franc : je me charge de le faire payer avec du fer… Tu refuses ? Tu ne veux pas que je vive, que ma vaillance vive ?…

Cependant, Marie vers eux s’était avancée, les mains tendues. Et Irène, câline, couchait la tête de son fils sur son épaule. Et elle l’embrassait. Et elle lui répétait à satiété :

— Mais je t’aime, moi, je t’aime de tout le sang qui engendra ton sang. Tu ne veux cependant pas, afin de satisfaire des prostituées et de la populace, livrer aux barbares la Pensée Romaine.

Fatigué il se libéra de l’étreinte et dit :

— Je voudrais qu’il y eût moins de lâcheté au cœur de tes ministres.

Elle s’obstina :

— Ces hommes qui te conseillent dans la débauche, ils mentent… je t’assure, ils mentent. Ils mènent au désastre, à la défaite, à la mort.

Le silence dura. Marie fit quelques pas encore et, timidement :

— Ne faut-il pas sauver Byzance de la barbarie du monde ?

Elle entourait la taille de son époux, et d’une voix adorante, murmurait :

— Oh ! si nous pouvions ensemble nous donner à cette tâche, avec nos trois cœurs, nos trois corps, nos trois vies, maître…

Il se taisait. Irène crut le convaincre :

— Compte quelle sera cette tâche ! Il faut que l’idée, l’idée seule, sans glaives, sans soldats, triomphe de la force des peuples barbares qui bruissent autour de nous jusqu’aux confins du monde, en une seule forêt de fer…

Il marcha vers la fin du couloir, vers la clarté de la loge impériale pleine de gens.

— Nous y pourvoirons, Despoïna… Marie ! Voici la splendeur parmi tes femmes.

C’était la claire Théodote serrée dans une tunique de léger tissu rose et vert. Avec ses compagnes, elle gravissait les marches conduisant de l’arène au Cathisma.

Marie simplement se résignait :

— Chéris donc sa beauté ! Vraiment, tant que tu aimeras mon âme seule entre les âmes…

L’empereur, tout à son désir, ne l’entendit point.

Irène demanda rudement si la beauté de l’œuvre romaine ne valait pas mieux qu’une beauté charnelle. Constantin douta :

— Qui pourrait dire, si la magnificence d’un beau corps ne l’emporte pas sur la beauté d’une idée grande ?

— Tu parles toujours comme un marchand d’esclaves.

— Hé ! ma mère, les marchands ne parlent pas si mal, avant de verser dans tes trésors d’Éleuthérion l’argent par lequel ils achètent ta politique…

Irène fut blessée de sa cruauté plus que de l’allusion.

— Qui achète et qui se vend, ici ?

Marie supplia :

— Ô maître du monde !

Il s’excita :

— Je suis entre vos mains un moine sans pouvoir.

— Tous…, affirma froidement Irène…, nous sommes entre les mains du Théos comme des faibles sans pouvoir.

Constantin se précipita :

— La course finit… Regarde, Augusta, Damianos l’emporte encore ! Il tourne la borne…

Et pendant que le peuple acclamait, que les trompettes sonnaient, Constantin enthousiaste ne cessa plus de répéter :

— J’aime Damianos ! Quelle main ! Alexis, nous avons la victoire : nous aurons les talents !

Ce fonctionnaire replet, trapu, venait de l’amphithéâtre. Il se prosternait à distance !

— Ton Autocratie peut-elle ne pas triompher ?

Et il se prosternait aussi devant Irène qui, ne daignant pas l’apercevoir, contemplait au loin l’agitation ovale du peuple :

— Maîtresse des Romains !… Le Théos commande par ton Verbe… Sagesse du monde.

Il s’inclinait devant Marie :

— Despoïna, Tour de splendeur.

— Que l’Esprit t’éclaire, Alexis, comme il éclaire les Saints Apôtres : je le souhaite.

Alexis s’étant reculé, pale, Constantin réprimanda son épouse :

— Tu reçois mal ceux qui m’aiment… L’Esprit peut éclairer ta prudence aussi…

Et pour se venger il désignait à son précepteur, avec dévotion, Théodote, les suivantes :

— Voici la lumière du jour… Trop longtemps nous vivions à l’ombre…

— Despoïna…, dit l’enfant…, le peuple jette à Damianos des fleurs, des fruits, des parures… Les femmes se dépouillent et lui lancent leurs colliers… C’est un tumulte qui retarda notre marche, car les écorces de pastèques pleuvent aussi sur la honte des cochers vaincus…

Marie très amène, répondit :

— Théodote, tu es un joyau mis par le Iésous, sur le front de Byzance…

Le compliment fut corrigé par la rudesse d’Irène :

— Théodote, tu souffriras bientôt, car certains te veulent pervertir… Garde-toi !

— Ô Despoïna…, dit la jeune fille craintive…, que ton verbe ne mêle pas de mauvais présages à la joie du jour… Des cigognes ont passé à ma droite en criant…

— Cela signifie que ta fortune va grandir. Tu deviendras puissante, Théodote… promit Constantin.

— Contemple notre très pieuse Irène…, murmura le Drongaire de la Veille… Elle était seulement belle et la plus savante entre les vierges athéniennes. Cela suffît pour que l’aïeul de notre empereur la choisît, et qu’elle commandât aux princes de la Terre, sans qu’elle descendît d’une noble race.

— Je ne suis pas savante…, dit Théodote, modeste.

— Ni prudente… aggrava sévèrement Irène.

— Oh ! elle pleure, l’enfant…

C’était Marie qui se penchait affectueusement :

— Il ne faut pas la meurtrir avec des reproches… Théodote, on te pardonnera.

Constantin s’indigna :

— Vous ne lui pardonnerez pas sa grâce… parce qu’elle m’enchante et que vous me haïssez… vous.

Humblement, Marie crut devoir se justifier :

— Je m’enchante aussi de sa grâce. Nous ne te haïssons point.

— Tous le savent… Tu redoutes de me voir relever le destin de Byzance… Parce que les soldats m’aiment, parce que l’injustice se répare, parce que les eunuques sont réprouvés, vous accusez ma jeunesse et mes amis, toutes deux.

— J’accuse tes instincts et leur bassesse…, répliquait Irène.

— Comment chérir cette arménienne…, demanda-t-il cruellement…, cette arménienne qui abîme son corps avec des cilices, et dont les macérations flétrissent la gorge ?… J’adore la force de la vie et la splendeur de la nature… Iesous, tu nous offres la beauté pour que notre gratitude te remercie en se réjouissant… Théodote est un signe de Ta magnificence… ; je l’encenserai comme toi-même.

— Notre maître parle avec abondance,… railla légèrement Alexis… Voilà une prosopopée de grammairien érudit, ne trouves-tu pas, Nicéphore ?

L’épistate se contenta d’un geste évasif, mais Irène moqueuse :

— Tu blasphèmes, mon fils, sans manquer aux préceptes de la rhétorique. Pourquoi ta force et ton intelligence ne servent-elles que tes appétits ?

Et elle farda ces paroles d’un sourire. Marie, adorante, ajoutait :

— Le peuple se tait, tout stupide d’admiration quand passe l’empereur. Il oublie sa joie de crier…

— A-t-il des yeux héroïques !

— Ses cheveux semblent ciselés dans le fer bleuâtre, comme ceux des antiques statues.

— Le maître est très beau…, concluait la dévotion de Théodote, cependant que les suivantes, malicieuses et coquines, disaient en chœur, sans commentaires :

— Il est beau.

Irène soupira :

— Voici la foule qui se replace… Occupe ton trône ; pour la troisième course.

Avant de s’asseoir il eut l’idée de mettre une condition :

— J’aurai les soixante talents d’or ?

Maternelle et vaincue, Irène, de nouveau l’attira dans l’obscur de la galerie, le reprit en ses bras comme un petit, et lui baisa les joues :

— Byzance peut-elle te refuser quelque chose, Byzance et moi pourrions-nous te déplaire ?… De la cité et de ta mère tu fais les servantes de tes volontés. Oh ! je ne te châtierai pas longtemps ; comment châtier tes yeux… tes chers beaux yeux quand ils veulent…

— Tu ne voudrais pas me châtier, Despoïna, en lui refusant,… implora Marie, joyeuse d’espoir.

Elle se tourna vers la fille d’honneur :

— Théodote, sais-tu comme tu m’es précieuse, depuis que tu lui plais ?

Confuse, l’enfant baissa les yeux :

— Ton indulgence m’aime ?…

L’épouse répliqua sincèrement :

— Oui, puisqu’il t’admire, lui…

Enfin, elles obtinrent que l’empereur trônât. Environné par ce cortège de femmes flatteuses, il fut reprendre sa place protocolaire. Pharès se perdait en conjectures :

— Est-ce une sainte, l’Augusta Marie, ou une de ces stryges froides qui aiment les hommes sans jalousie ?

Nicéphore, qui réfléchissait, se tut un instant, puis haussa les épaules :

— On ne sait. Je ne sais pas, en vérité. D’autre part, nous vivons dans une époque de folie et de corruption… Il y a des vents qui donnent de la démence aux peuples et aux grands ; moi, j’ai un bonnet solide, par chance…

Et tous deux éclatèrent de rire. Nicéphore regagna le pont qui reliait aux gradins publics le Cathisma.

La voix d’Ourmanian déclamait :

— J’ai perdu encore une nef que la tempête a poussée près de la montagne d’aimant.

— Vrai ?… demanda la grasse Maximo.

Du haut du gradin où il était juché, Ourmanian affirma :

— En vérité, je vous le dis. La montagne attira les clous et l’airain. Les ferrures s’envolaient pour se coller contre son flanc : alors les planches de la nef se sont disjointes : tout a péri les hommes et le chargement…

D’en bas, Nicéphore grincheux lui lança :

— Pour un pauvre, tu n’en traînes pas moins un manteau de riche… Ne t’irrite pas. Je ne veux rien prétendre. Je suis un pécheur, un humble adorateur du Christ ! Seulement, aucun du palais ne l’ignore : l’impératrice a rétabli le culte des images, parce que vous tous, les orfèvres, les fabricants d’icônes, les vendeurs d’auréoles et de pierreries, vous tous, vous étiez associés pour doubler le trésor enfoui dans son palais d’Éleuthérion… Vous lui aviez imposé cette clause !

— Par la Très Illuminante Pureté, on peut le dire, les riches et les grands sont pires d’âmes que les misérables !… conclut Zoé.

— Rappelez-vous…, gronda Eudoxie…, on m’a battue de verges, attachée à la queue d’un âne, pour avoir frappé le capitaine des scholaires lorsqu’il jetait les images à bas…

Zoé, facétieuse, et qui ne redoutait pas les querelles, lui rappela :

— Sous l’empereur Léon… ?

Et toutes les spectatrices de renchérir :

— Tu comptes tes années, ma tante ?

— Et tu craches une dent à chaque grande fête !

— Et tu sèmes un cheveu à l’aube, au midi, à vêpres.

Eudoxie devint furibonde. Elle tendit le poing vers Maximo, vers Pulchérie, vers Zoé :

— Pour qu’il en pousse du foin qui vous étouffe, ânesses…

L’envoyé du Khalife passait au milieu d’elles. Toutes se rassemblèrent autour de l’émir, et rivalisèrent de minauderies.

Les diamants les fascinaient sur l’aigrette du turban, Hassan gratta le menton de Zoé avec son index :

— Dis, sourire du matin, Byzance t’a vu naître ?

— Moi ? Je naquis Arménienne : mais on m’a baptisée Zoé. Je suis orthodoxe et Grecque.

Un franc survint, qui riait d’elles sous sa longue moustache tombante. Il dit à son compagnon :

— Celle qui vend des oranges ressemble à une jouvencelle des Gaules.

Pulchérie rectifia :

— Ma mère est venue des Gaules, et mon père était un officier de la garde souveraine… On m’a baptisée Pulchérie… je suis orthodoxe et par conséquent Romaine.

Boniface, légat du pape, agaçait Maximo :

— Celle-ci semble originaire des Monts Siciliens.

Maximo s’inclina :

— Ta Sainteté devine exactement : ma mère est revenue grosse de Sicile, avec la flotte. Les fils du Seigneur m’ont nommée Maximo. Je sais tresser les couronnes, allumer les parfums, et si ton lit semble dur, j’ai une gorge douce pour te faire un coussin de tète…

Le comte Clotaire fut plus hilare encore. Les poings sur les hanches il les dévisageait toutes, et faisait, en latin, des réflexions pour le légat du pape.

Eudoxie s’offrait au musulman :

— Moi, je puis te dénommer tous les chevaux, te faire voir Byzance, les quartiers du port, ceux de la colline, et le beau faubourg des Blaquernes. Là est ma maison. Des servantes éthiopiennes servent les vins des îles grecques pour parfumer la bouche.

— Étoile dans la nuit, ta maison me plairait… Et toi, fleur épanouie de la grenade… ?

Sophia montra ses formes, dans un geste de mime.

— Moi, je sais par cœur les chants agrestes du vieil Hésiode ; je peux te réciter trois dialogues de Platon et les versets de Jamblique, jusqu’à ce que, bercé dans la merveille des Idées, tu cherches à les étreindre à travers la douceur de mes membres.

— Voilà bien une grecque !

— Excuse-moi, Seigneur : malgré mon nom de Sophia, je suis Égyptienne d’Alexandrie ; mais depuis que le Khalife Omar détruisit la ville, mes ancêtres habitent Athènes, patrie de l’Augusta. Je suis fille adoptive de l’Empire romain.

Clotaire s’inquiétait :

— Alors tu connus Irène avant le trône. C’est elle, là-bas.

Il désignait le balcon du Cathisma.

— Oui, c’est elle. Toute petite je l’ai vue réciter sur la colline de l’Acropole, devant nos philosophes, les poèmes d’Homère, avec une palme dans la main, un peu avant l’automne où l’empereur Copronyme, averti de sa science et de sa beauté, la fiançait à son fils Léon.

— Est-il vrai qu’elle ne descend pas d’une famille noble ?

— C’est vrai.

Clotaire éclata de rire :

— Et on l’a mariée au prince ?

— Tu es un barbare… Tu ne comprends pas comme, pour nous, la rhétorique et le savoir l’emportent en excellence sur l’orgueil brutal d’un soldat victorieux. Autant descendre d’un boucher scythe… ou du bourreau bulgare, alors…

Une foule se formait autour de cette fille brune, un peu velue aux ouvertures de ses hardes coruscantes et de ses voiles défaits, tandis qu’elle insultait au dédain de Hassan, à la fureur de Clotaire en manteau rouge et en braies vertes, à la superbe du prêtre en soutane violette, et portant le joyau d’une croix pectorale.

Le comte fronçait le sourcil :

— Le vainqueur, le brave manifeste la volonté du destin, celle de Dieu, en conquérant. Il est le bras de Dieu.

Sophia ne se laissa guère intimider :

— Il est l’instrument, la chose de Dieu, mais le penseur est le Théos lui-même, le saint Plérôme, l’Universalité des Forces.

Le légat d’Adrien fit un pas :

— Ne blasphème pas, marchande de ta chair… Tu vas tomber dans l’hérésie… Et tu mériteras à ton tour que le bourreau perce ta langue…

Pendant cette dialectique Hassan baillait. Il demanda :

— Ta bouche voluptueuse, pourquoi dit-elle des choses qui fatiguent ? La femme doit penser seulement à l’amour.

— Oui… pour s’enrichir.

Maximo la tira par sa robe :

— Laisse les Barbares, Sophia.

— Ce sont des enfants barbouillés…, jugea Pulchérie.

Maximo, dédaigneusement levait les épaules :

— Un peu plus que des bêtes de ménagerie.

Zoé développa une moue lippue :

— Tu mords, dis, Franc ?…

Eudoxie tendit deux doigts en forme de fourche :

— Tu déchires, Léopard du Désert ! Avec tes griffes ?

Et Zoé :

— Attends, on va chercher les belluaires… Ils leur donneront de l’âne cru et des tiges de maïs.

Dégoûté de ces basses invectives, Boniface menaça du geste l’Hippodrome :

— Race de vipères… Tant de fois tu fis mentir le Verbe de Dieu, race infâme des Nestorius, des Valentin et de Manès, race qui altère la vérité des Écritures, par l’orgueil de l’esprit.

Clotaire se joignait à lui :

— Race de lâches qui achète la paix au poids de son or.

Hassan s’était lentement rapproché des deux autres. Il dit :

— Près de Bagdad, le chef des Émirs veille à la construction d’une cité. Seul, l’or du tribut grec a payé les pierres, les colonnes, les quais de l’Euphrate et les cent galères du port… Quand on entreprendra l’édification des mosquées, nous enverrons jusqu’aux portes de cette ville-ci quelques cavaliers porteurs de cimeterres ; et leurs légions auront fui devant eux, comme le sable que le vent fait courir… Alors Byzance paiera.

Sophia glapit :

— Byzance ne vous juge pas assez nobles pour combattre contre vous, Barbares ; vous êtes des hommes vils et pauvres. Vous mendiez à sa porte, en criant comme des chiens stupides, en grattant le seuil avec les griffes de vos glaives… Byzance se détourne pour vous jeter un os ; et puis elle se reprend à penser.

— Tais-toi,… rugit Clotaire… N’élève pas la voix devant des hommes nobles !

— Le bourreau n’est pas noble ici…, riposta l’autre… Mais il doit l’être dans les Gaules, alors, et à Bagdad…

Maximo dansait :

— Eia ! L’Esprit parle en toi… Baise ma bouche !

Boniface dévisageait insolemment la courtisane :

— Dis, si tu veux t’offrir à mon lévrier, je te donnerai cinq oboles, six, une drachme, cent drachmes, un talent !

Ce proposant, il jetait les pièces sur le pont.

Sophia s’exaltait :

— Brute latine, écume de Suburre, sandale de schismatique !

— Nous vendons notre corps qui nous appartient, fit Maximo… Son pape vend le paradis qui ne lui appartient pas, contre la dîme… Et il s’estime meilleur !

Zoé leur glapit au visage :

— Cachez vos mufles, barbares ! Hou ! Hou ! Le trident du belluaire vous fouaillerait à travers les barreaux…

Pulchérie balançait une ordure :

— Tiens, une orange pourrie, Franc ! attrape !

Eudoxie lançait une banane :

— Si tu aimes les bananes, Latin…

La bouquetière détachait sa chaussure :

— Et l’odeur d’une sandale, bourreau sarrasin.

Narquois, Nicéphore les contint :

— Arrête, toi… ne frappe pas l’étranger.

— Saisis ces femmes, Épistate…, ordonna Clotaire majestueux… ; elles insultent le féal du roi Karl, le légat du pape et l’envoyé du calife.

Mais Nicéphore impassible :

— Je ne puis les faire saisir. Elles ignoraient vos titres, seigneurs !

— Veux-tu que je me venge moi-même ? gronda le Franc ?

La colère de l’étranger n’émut pas Nicéphore :

— Je suis un simple fonctionnaire : je puis seulement faire respecter le décret impérial sur l’ordre dans l’Hippodrome. Or, tu ne dois pas quitter ta place, Étranger, avant la fin d’une course. Si tu le tentes, les gardes t’enfermeront jusqu’à demain.

Sur un signe de sa main, les gardes remuèrent :

— Les lois romaines s’imposent à tous les Barbares !

Clotaire, fou, pensa tirer son glaive.

— Mort !

Hassan le retint :

— Laisse-les, Franc ! Calme ta colère. Moi, je secouerai paisiblement la poudre de mes chaussures sur ces poules bruyantes.

Cependant Boniface déclamait, à haute voix, du côté du peuple dont la rumeur acclamait la course des chars :

— Dieu confondra votre jactance, hommes de Byzance, et vous aussi, prostituées. C’est contre toi, Byzance, que l’apôtre Jean criait : « Et elle sera brûlée par le feu, parce que Dieu la condamnera qui est puissant. »

Mais il était le seul qui ne se penchât point vers le spectacle. Les courtisanes, Nicéphore et la foule, se vautrèrent sur le parapet du pont. Damianos courait.

— « Les rois de la terre qui se sont corrompus avec elle pleureront sur elle et frapperont leur poitrine en voyant la fumée de son embrasement. Les marchands de la terre pleureront et gémiront sur elle, parce que personne n’achètera plus leurs marchandises d’or, d’argent, de pierreries, de perles, de lin fin… »

Eudoxie, impatiente, tourna la tête :

— Tais-toi, moine. Damianos arrive.

Zoé jeta des fleurs sur la piste :

— Damianos !

— Damianos !… répétait Sophia nerveuse.

Nicéphore se penchait :

— Non !… Photios !… Il dépasse.

— La roue touche la roue…

— Vite : les couronnes !

Et les cris, les hurlements d’angoisse se croisèrent :

— Gare à la borne ! Les chars semblent collés !

— Photios passe entre la borne et le quadrige !

— Bleu !

— Vert !

— La borne ?

Zoé se dressa, et l’épouvante de chacun répéta son cri :

— Christ ! La roue éclate ! Photios tombe. Les chevaux s’abattent !

— Tu as vu…, fit Maximo ardente…, il a passé comme une flèche scythe par-dessus le quadrige.

Sophia lança sa couronne :

— À Damianos vainqueur !

— Photios est tué !

Et Maximo, excitée, allongeait le doigt :

— Regarde comme le sang fuit sous l’amas des chevaux !

De fait, sous l’éperon de la digue, en un amas de ruades, de crinières mêlées, de naseaux hennissants, deux quadriges se débattaient, étouffaient leurs conducteurs, tandis que, debout sur l’ovale du cirque, la foule en couleurs, grouillait, gesticulait, attestait le ciel et les statues impassibles des saints, l’attitude hiératique d’Irène dorée.

Pulchérie, les autres ne voyaient que le triomphateur qui parada sous l’acclamation des trompettes.

— À Damianos vainqueur !

— Maintenant, Étranger, proposa Nicéphore très calme à Clotaire,… tu peux quitter ton gradin, si tu en as encore l’envie… Mais je te conseille d’attendre la septième épreuve… Elle sera plus belle. Il ne courra que des étalons.

Clotaire, haineux, répondit :

— Je te mesurerai quelque jour le ventre avec mon glaive.

— Pourquoi ?… interrogea l’autre avec tristesse… Que retirerais-tu de ma mort ?

Clotaire le regarda, finit par rire bruyamment.

— Prends garde, Franc…, avertit Nicéphore…, ton rire va faire crouler l’édifice… Et toi, garde, ordonne qu’on repousse ceux-ci sur les gradins… L’Autocrator peut vouloir traverser par ici…

— Allez ! Allez ! à vos places ! marchands ! à vos places, les marchandes ! Pousse-les, toi, Platon, et toi aussi, Théodore. Il y a des jours de cachot pour qui ne se sauve pas lestement.

Tandis que s’écoulait la cohue, refoulée par les gardes, Alexis, inquiet, s’approcha de Nicéphore et brièvement :

— Nicéphore, écoute, vieil ami. As-tu vent de quelque nouvelle ? L’Augusta ne m’a point souri quand je baisai sa robe. Staurakios se détourne lorsque je vais, pour mon service, dans la loge impériale ; et j’ai dû me réfugier derrière l’empereur… Je ne sais quel soupçon augmentait le dédain de ces eunuques.

Nicéphore branla la tête :

— On aura surpris tes discours… Ton courage ne sait pas voiler ta parole. Tu as trop parlé de ce festin des grenades, de ceux que tu inviterais…, de la présence probable de Constantin. Bythométrès veille. Eutychès a des oreilles partout, dans l’air. Baisse la voix.

Un cubiculaire s’était glissé vers eux. Alexis l’aperçut, le bouscula :

— Encore un eunuque, là. Allons, écarte-toi.

— Pardon, stratège…, dit le cubiculaire, obséquieux…, je voudrais obéir, mais vois mon insigne. Je demeure ici par ordre. Je dois ouvrir le passage… derrière ton Honneur.

Alexis s’irrita :

— Et cet Arménien-là !… A-t-il aussi un insigne cubiculaire ?

Ourmanian, aimable s’inclinait :

— Seigneur, laisse-moi parmi ces colombes, pour contempler la splendeur de notre Constantin, Rayon du Christ.

— Laisse-le, Alexis…, priait Sophia, gentiment… Il m’a donné une cassette d’ivoire.

Nicéphore grommela :

— Vous verrez, il finira par acheter le monde. Son père vendait de la saumure dans un tonneau, sous un auvent de bois, près de la taverne des Sarmates, et maintenant le fils possède des galères qui vont rançonner le pays d’Ophir…

Le banquier s’effara :

— Seigneur, tu plaisantes, vraiment.

— Sophia…, priait Alexis…, je compte sur toi pour le souper des grenades. Et sur toi, Pulchérie, et aussi sur toi, Maximo. Amène tes Éthiopiennes, Eudoxie, mais, ne l’oubliez pas, la présence de notre Constantin nous honorera sans doute. Donc, n’omettez point les plus splendides entre vos joyaux et vos robes.

Zoé allongea sa face entre les groupes :

— Tu n’auras pas besoin d’une bouquetière, Seigneur ?

— Ni d’une marchande de pastèques ? Emmène-nous,… fit une autre.

Pharès surgit hors du Cathisma et sourit avant de conseiller.

— Invite-les, Drongaire… : pour ce que te coûtera ton souper, tu peux ne pas mesurer la dépense…

— Que veut-il dire ? interrogea Zoé.

Brutalement Alexis se précipita.

— Explique-toi !

Les deux hommes s’examinèrent depuis le bonnet jusqu’aux bottines, la haine sur la face noire et lourde d’Alexis, l’envie sur la face blême et fine de Pharès. Ils se mesuraient.

L’eunuque se contenta de hausser les épaules.

— Il veut prendre l’air d’un homme qui sait quelque chose…, conclut Nicéphore.

Peu après, la voix du héraut retentit à la porte du Cathisma :

— Voilà venu le Rayon du Christ, Prospérité des Romains. Son œil reflète l’éclat du soleil. Vous ! adorez !…

Devant la foule prosternée, bousculée par les gardes, le cortège impérial entra sur le pont. L’empereur menait Damianos par la main. Derrière se pressait la cohorte des dignitaires. Le patrice Théodore, le Maître des offices, Pierre, gesticulaient. Et le jeune César, exalté, s’écria :

— Par la Pureté, je le jure, Damianos, tu étais beau comme un dieu d’apostat derrière le quadrige blanc maintenu dans la force de tes bras robustes.

Le triomphateur se confondait en actions de grâce :

— Rayon du Christ, je suis indigne, vraiment, tout indigne.

Clotaire demandait brutalement à Nicéphore :

— Lequel est l’empereur ?

Sophia, Zoé, Maximo, toutes les femmes jetaient leurs fleurs au cocher :

— À Damianos vainqueur !

Et la voix du peuple répétait :

— À Damianos vainqueur !

Soit par erreur, soit par moquerie, Clotaire se prosterna devant le cocher :

— Salut, empereur des Romains…

— Tu te trompes…, fit Damianos surpris.

Mais Constantin approuva :

— Non, vraiment, tu ne te trompes pas de beaucoup, Étranger. Damianos est de race de patrices, et par sa force, par sa beauté, par l’art équestre, il est le premier des Romains !

Hassan feignit l’empressement :

— Quelle victoire son cimeterre a-t-il remportée et contre quel peuple ? Contre les Bulgares ?

— A-t-il converti les Manichéens ?… interrogeait ironiquement le légat.

Ce fut Alexis qui répondit :

— Damianos, le patrice, ne perd pas sa force à combattre des Barbares vils ou des hérétiques sans loyauté. Il triomphe sur le sable de l’Hippodrome par la vitesse de ses chevaux, la légèreté de son char, l’art de son fouet…

Clotaire leva la tête, insolent :

— Par l’odeur du crottin encore !

— Il est vainqueur du Temps, Barbare !… admira Nicéphore… Cesse de rire…

Le monarque continua sa marche vers le Palais, sans vouloir congédier l’automédon :

— Est-il vrai que ta fortune soit si petite, toi qui couvres Byzance de gloire, toi que le peuple romain acclame ?… Je veux que tu deviennes somptueux… La patrie te doit un hommage exemplaire. Que Pharès appelle Staurakios.

Cependant, le peuple s’étant écoulé derrière les gardes, Damianos baisa la manche du maître, lui dit :

— Rayon du Christ, quelle justice tu sais rendre aux héros !

— La gloire des joyaux…, disait Constantin…, la manœuvre des soldats, la vitesse des chevaux, le déroulement des cortèges, la danse des femmes, les sourires fardés, ce sont les faces du Théos… Tu fus beau…, je t’honore… Et notre souper, Alexis ?…

— Tout s’apprête ! Nous aurons les hommes les plus braves, les femmes les plus belles, des fruits surprenants…

Ils allaient le long des galeries du Palais entre les murs de marbre, et suivis par les échos de leurs voix. Au-dessus des corniches et dans les voussures, les anges gigantesques des mosaïques se courbaient sur leurs propos :

— Ourmanian l’Arménien a reçu du pays d’Ophir les poudres d’émeraude pour sabler le marbre des salles.

La tête large et barbue de Théodore Camulianos saillit dans la lumière. Il annonça :

— Les soldats du Nord seront campés dans mes jardins. Tu sais, Rayon du Christ, ces mangeurs de bœuf cru ne craignent pas dix fois leur nombre d’hommes. On les enivrera avec du vin poisseux.

Le préfet de la ville ajouta :

— Je ferai clore de bonne heure les portes de Byzance. Ainsi les cataphractaires cantonnés dans Hebdomon, depuis qu’un bienheureux tremblement de terre détruisit leurs écuries, ne pourront venir au secours des eunuques.

L’empereur interrogea Nicéphore :

— Et toi, que prépares-tu ?

Nicéphore hésita :

— Tu sais, Rayon du Christ, Œil de Dieu, je suis un pauvre homme, moi. On commande, j’obéis. On commandera, j’obéirai.

— Que pensent les soldats ?… questionnait Alexis.

— Ils ne savent pas. Ils iront où tu diras de les conduire. Tu leur as dit que l’Autocrator décréterait contre le culte des images, déposerait Tarasios, et ordonnerait ensuite de porter la guerre en Sicile pour reprendre ce pays sur les Francs. Il faudrait être simple pour ne pas prévoir leur désir de piller les églises latines sans sacrilège, d’encombrer leurs chariots de statues riches, de tableaux précieux. Répète-leur ces choses, Drongaire de la Veille. Ils te serviront. À moins que notre pieuse Irène paraisse devant eux d’abord, et ne leur promette plus…

— Ma mère ?… Tu ne la connais pas !… Au premier bruit, elle courra se mettre dans son palais d’Éleuthérion, dans ses caves à trésors qui ne s’ouvrent que par secret. Elle fera monter les eaux de l’Aqueduc par les conduites souterraines pour noyer ses richesses et les registres des impôts… Mon épouse impériale l’aidera… Voilà comme on m’aime… moi, infortuné, moi !

Théodore décida promptement :

— Alors il convient de marcher contre Éleuthérion, d’abord…

— Moi,… put interrompre Damianos,… j’arrêterais immédiatement les trois eunuques… si j’étais ta main puissante, Bras de Dieu… J’enverrais notre très pieuse Irène dans les îles des Princes, filer avec les religieuses du couvent qu’elle fonda… Je me mettrais à la tête des troupes ensuite. Je sommerais le Franc Karl, préfet des Gaules, par notre bonne grâce, de nous remettre la Sicile, la Grande Grèce et ses filles en otages… Sinon : les glaives, les étendards, les légions, les cohortes, le fer, le feu…

Cet aplomb enchantait Constantin :

— Comme il parle noblement, hein ! par le Christ ! il est digne de l’Empire. Voilà le vrai conseil, l’avis de la sagesse.

— On voit bien,… dit Nicéphore,… que le patrice Damianos n’a jamais vu les Francs que sur les degrés du Cirque, lorsqu’ils viennent ici en légation. Il parlerait avec plus de prudence.

— Qui es-tu, toi qui me contredis ?… grogna le cocher furieux.

— Je ne suis rien. Je suis un œil et une oreille ; et voilà : je viens d’être une bouche, mais tu peux ne pas m’écouter.

— Laisse-le, patrice,… dit l’empereur… Il bougonne, mais il reste attaché à son devoir.

Dans le Triclinion des Candidats où ils parvinrent, les esclaves avaient mis en monts des fruits d’Afrique autour de cratères remplis.

Constantin et ses amis s’étant échauffés en buvant, décidèrent de mander Bythométrès aussitôt. Il se rendit, impassible, parmi ces gens excités. Tout de suite l’empereur exigea :

— J’ai promis à Damianos, s’il gagnait les sept courses, de lui transmettre le collier d’or et la couronne que mon père Léon fit forger entre ma naissance et mon baptême.

— Ta Sagesse a parlé,… répondit le curopalate.

— Sur la couronne on gravera : À Damianos, patrice, vainqueur de l’Espace. À Damianos, patrice, vainqueur du Temps, Constantin, fils d’Irène et empereur des Romains.

— Ta Sagesse a parlé.

— Pour cela mes ordres furent transmis, avant la course, au gardien de notre trésor. Envoie-lui ton sceau, afin qu’il sache comment ton obéissance suit mon ordre.

Jean s’inclina puis se redressa. Les traînes de son ample manteau firent un flot à ses pieds. Il réprima son émotion, et prononça nettement :

— Rayon du Christ, mon sceau lui sera remis si tu ne me commandes pas de surseoir à l’accomplissement de ta volonté. Tu le sais, fils de Dieu, bras du Tout-Puissant, le trésor de l’Empereur Léon doit servir de garantie pour le prêt de mille talents d’or que vont consentir les marchands. Ces mille talents d’or sont réclamés par l’émir Hassan, au nom de son maître, Haroun-al-Raschid, le commandeur des Infidèles, à la suite de la paix conclue naguère. Si nous n’observions point cette clause du traité, les Sarrasins viendraient sûrement insulter les poteaux de la frontière et porter l’incendie dans les villages de Cappadoce. La Despoïna, ta mère sacrée, te prie, par mon humble entremise, de reculer l’époque des largesses.

— Cela ne peut être remis. Donne ton sceau à Théodore.

Déjà Théodore avançait son mufle barbu en retenant sa simarre historiée, comme s’il eût craint de frôler l’eunuque. Jean ne bougea point la main crispée sur le sceau :

— Je le donnerai, maître, si tu n’en ordonnes pas autrement ; mais je te supplie d’observer que moi, ministre des volontés souveraines, j’agirai contrairement aux intentions de notre pieuse Despoïna, Irène, avec toi impératrice des Romains, par le décret du Sénat.

— Livre à Théodore le sceau.

— Je le livrerai donc, dès que la Despoïna m’aura relevé de sa promesse envers Sa Majesté souveraine.

— Livre-le maintenant.

— La loi s’y oppose, Rayon du Christ. Le Sénat ne permet point que le sceau soit appliqué sur un acte de donation, sans l’une et l’autre signature, celle de Ta majesté bénie et celle de notre Très Pieuse Irène dont le Seigneur protège la sagesse et les jours.

— Tu opposes à la mienne la volonté de ma mère… Réponds… Tu ne dis rien… Il ne dit rien… Voyez… il ne dit rien, en vérité…

Blêmi par la colère. Théodore déclama :

— Qui résiste à la volonté de l’Empereur est sacrilège.

— Qui résiste à la volonté de l’Empereur, je le déclare sacrilège et rebelle,… rugit Alexis en se précipitant.

Le cocher se frappa la poitrine :

— Celui qui résiste à la volonté de notre basileus, par la grâce de Dieu, maître du monde, celui-là mérite la mort.

Le Maître des Offices, levant la main, décréta :

— Le sénatus-consulte le voue à la déchéance…

Mais Jean, paisible, les dévisageait :

— Vous m’étonnez, seigneurs. Personne de vous n’ignore la fortune de Byzance, le sort des batailles où Dieu pour perdre, en leur orgueil, les Barbares, leur donna, contre nos aigles, l’avantage. Je le répète : le trésor de l’empereur Léon est demandé comme garantie par les prêteurs. Toucher à cette garantie, c’est refuser de satisfaire au traité, c’est jeter la multitude des Arabes sur les riantes vallées de Cappadoce, sur la fertilité des campagnes, sur les richesses des granges ; c’est livrer les femmes grecques à l’insulte des mécréants ; c’est perdre la grandeur du nom romain !

— Rentre en toi, eunuque, ces lâches paroles de femme, ô le plus méprisable des êtres,… proféra l’orgueil d’Alexis… Si le Khalife et son peuple veulent l’or romain, qu’ils viennent le prendre derrière nos glaives.

— Au fond de nos poitrines,… fit Damianos, qui brandit ses poings velus.

— Au manche de nos lances.

— Au bout de notre courage.

— À la crête de mes aigles,… vociféra Constantin.

Jean souriait toujours :

— Ô basileus, tu es un maître vaillant, et Dieu multiplie la force de ton bras… Mais ceux-ci n’ont-ils pas fui devant tous les barbares depuis des lustres ?

Alexis s’emporta. Du haut de sa taille, il commandait avec les cris d’un chef dirigeant les escadrons :

— Tais-toi, lâche eunuque… ou que ma colère t’éventre.

Nicéphore, sournois, tournait ses pouces en ricanant, en haussant un peu les épaules.

— Anathème sur qui insulte la grandeur du nom romain… prononça Pierre, le bras levé.

Le Drongaire de la Veille se tourna vers l’empereur :

— Ta mémoire se souvienne ! J’ai fait réparer la prison du quartier juif…

— Il n’en est pas moins vrai,… insinua doucereusement Nicéphore,… que vous avez battu en retraite, et que Staurakios, seul, est revenu, vainqueur, triompher dans l’Hippodrome.

Constantin le saisit au pectoral :

— L’eunuque, homme ignorant, avait aussi acheté la retraite des Sarrasins.

— Il s’est glorifié,… accusa Théodore,… d’une victoire acquise avec de l’or, non avec du sang.

Bythométrès, fort et ironique, croisa les bras :

— Vous, du moins, vous m’avez laissé, à Bénévent, aux mains du barbare Grimoald. Or, pendant qu’on m’emmenait dans le donjon du pillard, vous galopiez en déroute jusqu’aux grandes galères rouges, avec vos courtisanes et vos moutons favoris. Glorieux capitaines, depuis qu’il n’est plus de statues d’or à piller dans les églises, vous combattez en montrant à l’ennemi le dorsal de vos cuirasses…

À ces mots, ils restèrent interloqués, et se bornèrent à grogner des injures immondes. Constantin eut bonté. Il leur imposa le silence, puis :

— Qu’il se taise et qu’il livre le sceau !

— Rayon du Christ ! tu me punirais justement si je désobéissais à la loi.

Théodore dégaina, vert, et les yeux sanglants :

— Le sceau !… allons… ou voici, à la pointe de ce fer, la fin de ta vie !

Alexis l’encourageait :

— Prends-lui le sceau… Que ce soit un peu plus tôt, ou un peu plus tard, le glas doit sonner pour ses funérailles.

Jean laissa trembler ses os dans sa chair impassible. Il releva la tête.

Mais Nicéphore avait déjà rabattu le glaive du patrice.

— Arrête, patrice, par cette épée. Je suis ici pour empêcher la lutte dans les édifices impériaux.

Et il se plaça, devant Bythométrès, comme une protection vivante. L’eunuque souriait, méprisait :

— Christ ! Vous arrangiez déjà ma mort. Quelle hâte !… Et avant la fête des grenades, encore !… Hein, Alexis ! cache cette épée, va, et toi, Théodore, recule… Ton haleine me gêne. Nicéphore, tu feras mettre du pain dans les chambres de la nouvelle prison maritime. On l’habitera sans doute avant peu. Des enfants sots et bavards l’habiteront ;… et on laissera les moineaux ridicules piailler avec eux entre les barreaux… N’oublie pas de faire porter une grenade fraîche dans chaque chambre. Je ne veux pas priver ces joyeux convives de leur espoir.

Alexis, ébaubi, balbutia :

— Oseras-tu quelque chose contre notre Empereur ?

Il avait promis d’assister au festin.

— Qui blasphème ici le nom de notre maître, s’écria violemment le Mesureur de l’Abyme… Qui donc ose dire que le Basileus, fils des Césars, se mêlerait à des bravaches imbéciles et à des courtisanes d’Hippodrome dans l’ivresse d’une orgie où se fomente la conspiration contre notre Très Pieuse Despoïna, Irène d’Athènes ? À celui qui osera le dire, à cet imposteur vil, que les yeux soient arrachés et coupée la langue, que son nom sept fois maudit meure avec le spasme suprême de son sang écoulé… Arrière, vous, soldats stupides, fuyards alertes, corbeaux de la déroute ! Christ n’est pas mort pour vous sur la Croix de rédemption, pour vous qui arrachez les yeux de ses images, lorsqu’ils sont en escarboucles et les clous de son supplice divin, lorsqu’ils sont d’onyx et d’argent ; pour vous, qui, les mains souillées du sang des moines, jetez à terre les hosties afin d’emporter les ciboires, pour vous qui détruisez les récoltes et incendiez les granges et drapez dans l’incendie les chaumières bonnes au repos des pauvres… Ah ! si la virilité est la cause de tous ces crimes, Béni sois-tu, Très-Haut, qui retranchas de mon corps, avec la fécondité matérielle, le goût de haïr, de tuer, de mentir, et de vomir le vin des orgies sur des poitrines de prostituées !

Damianos fit le geste du meurtre.

— Tu seras retranché !…

Mais Jean s’exalta, sûr de sa force et de son savoir. Il se croyait la statue de l’Esprit devant les démons illogiques. Il siffla. Trente scholaires, avec leur comte, pénétrèrent dans la salle ; puis, s’arrêtèrent en silence.

L’empereur avait blêmi. Pourtant il ne voulut point craindre et cria :

— Donne le sceau… si tu espères ta grâce…

— Lumière de l’Esprit, je préfère ta justice, si dure qu’elle puisse être, à l’injustice dont il faudrait ensuite me repentir en cédant à la bêtise de ce cocher, le salut de Byzance… Et moi, le curopalate, moi, dispensateur de l’encre rouge et des signatures souveraines, j’ordonne, comte, de boucher les issues avec la force des gardes, de former une haie d’honneur entre notre maître et ces traîtres : Alexis, Drongaire de la Veille ; Pierre, Maître des Offices, patrice ; Théodore patrice ; Damianos patrice et cocher. Ainsi soit-il.

Il en fut ainsi tout aussitôt. Constantin, séparé de ses familiers, balbutia :

— Et moi… et moi… j’ordonne,…

Jean lui coupa la parole :

— Sonnez, tibicinaires !

Le comte jugea prudent d’obéir.

L’impuissance rageuse de l’empereur s’épancha en injures :

— Brute, lâche, père de rien, esclave, poussière de sandale !

Et tandis que sonnaient les trompettes, il trépignait, il pleurait niaisement. C’est en cet état que le trouvèrent sa mère et sa femme qui avaient suivi jusqu’au seuil du Triclinion le Mesureur de l’Abyme, afin de lui prêter l’appui du pouvoir augustal au moment décisif.

— Vois comme il souffre, Despoïna… gémit doucement Marie, accrochée au bras d’Irène.

— Reste à ma droite,… prescrivit sévèrement la mère.

Théodote, bouleversée, répétait aux cubiculaires :

— Le maître crie, le maître est pâle. Oh ! moi, j’ai peur !

— Mère, hurlait l’Empereur,… contemple ma honte. Ris. Je suis un jouet dérisoire, le prisonnier des eunuques, moi ! Que me réserves-tu ? Le poison qui tua mon aïeul Copronyme ou celui qui détruisit mon père ?… Parle !

— Je ne puis te comprendre ;… répondit froidement Irène… Ces gens que l’on emmène t’ont calomnié. Ils allaient prétendant qu’avec eux tu préparais des manœuvres pour reléguer ta mère et l’Impératrice en exil, au cloître, pour livrer au bourreau le curopalate et les logothètes, mes serviteurs glorieux, le Patriarche aussi. Comment Ta Majesté, Ta Force peut-elle être confondue avec ces fous.

Théodore, en rage, crispait ses doigts vers le ciel :

— Triomphent les eunuques et les femmes !

Les prisonniers sortirent parmi les gardes.

Doucement Théodote pria :

— Comme il a chaud, notre maître ! Puis-je essuyer son visage ?…

Constantin ressaisit quelque peu de sa dignité :

— Mère, si le Sénat te concède une partie du pouvoir impérial, il ne te permet pas de régir seule le destin du monde. Je voulais te l’apprendre.

Irène simula la surprise :

— Par la violence, mon enfant ?

— Par les moyens que le Théos indique !… Les temps changeront !

Irène frappa du pied, serra les poings :

— Tais-toi, statue d’ignorance et de sottise.

Marie s’approcha doucement :

— Trop de courage t’éblouit, Constantin : tu veux vaincre le monde avec des soldats sans vaillance.

— Trop de lâcheté vous abat, vous ! Allons, l’eunuque, qu’on cesse la parade. Qu’on ramène ici les miens…

Furieux, il voulut avancer.

— Cubiculaires, maintenez l’empereur,… enjoignit Irène… Curopalate, tu l’as en ta garde…

— Grâce, Despoïna, grâce !… implora Théodote, cependant que Marie s’opposait à l’exécution de l’ordre maternel :

— Ils lui froissent les mains… Ils vont lui faire mal.

— Ah ! ah !… gémissait Constantin,… il ne me reste plus qu’à boire le poison de Copronyme maintenant.

Moqueuse, l’air détaché, Irène soupira :

— L’enfant est malade. Il convient de le mettre au lit.

Et elle sortit avec les suivantes.

— Seigneur, irai-je avec toi ?… suppliait Marie.

— Suis donc la Très Pieuse Irène, protectrice des marchands de saumure, Augusta des eunuques ! Ta face me déplaît.

Elle insista :

— Je prendrai soin de toi, malgré ma figure.

— Et moi, ne puis-je te servir, maître ?… ajouta Théodote, timide.

— Toi, je ne veux point que tu t’exposes à des colères dangereuses. Suis l’Arménienne… fille de lumière. Je veux te conserver pour mes jours de triomphe…

— Viens Théodote… invita l’épouse.

La vierge s’éloigna disant :

— Je vais pleurer aussi moi…

— Rayon du Christ, ordonneras-tu que l’escorte avance ?… demanda Jean incliné.

En même temps, parut l’escorte des excubiteurs colossaux, portant leurs haches doubles et dorées, des candidats aux tuniques blanches, amis d’Irène. Constantin, tel un fou, bégayait :

— Que le ciel croule ! Hideurs de la mer !

Et il suivit Jean, tandis que montaient des cours les immenses acclamations de dix mille fonctionnaires, soldats, moines, courtisans, tandis que la voix du héraut criait :

— Voici venir le Rayon du Christ. Mort pâle des Sarrasins ! Son œil reflète le soleil ! Peuples ! adorez !

Prisonnier de son triomphal cortège, l’empereur se débattait ridiculement derrière les gardes.