Iphigénie (Moréas)

Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Iphigénie.
Iphigénie : Tragédie en cinq actes
Mercure de France.


JEAN MORÉAS


Iphigénie

Tragédie en cinq actes

Κάλχας δ᾽ὁ μάντις ἀπορίᾳ κεχρημένοις
ἀνεῖλεν Ἰφιγένειαν, ἣν ἔσπειρ᾽ ἐγὼ,
Ἀρτέμιδι θῦσαι τῇ τόδ᾽ οἰκούσῃ πέδον,
καὶ πλοῦν τ᾽ἔσεσθαι καὶ κατασκαφὰς Φρυγῶν
θύσασι, μὴ θύσασι δ᾽ οὐκ εἶναι τάδε.

Euripide.


QUATRIÈME ÉDITION



PARIS
MERCVRE DE FRANCE
XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI

MCMX




IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :

Cinq exemplaires sur chine, hors commerce,
Cinq exemplaires sur japon impérial
numérotés de 1 à 5,
Vingt-neuf exemplaires sur papier de Hollande
numérotés de 6 à 34.

JUSTIFICATION DU TIRAGE


3853



Droits de représentation, de traduction et de reproduction réservés pour tous
pays, y compris la Suède et la Norvège.






Cet ouvrage a été représenté pour la première fois à Orange, sur le Théâtre antique, le 24 août 1903, et à Paris, sur la scène de l’Odéon, le 10 décembre 1903, par les artistes de la Comédie-Française et de l’Odéon.


DISTRIBUTION


Personnages: Acteurs qui ont créé les rôles :
A Orange : A Paris :
MM.
Agamemnon Silvain Silvain
Achille Albert Lambert Fenoux
Ménélas Castelli Gordes
Le Vieillard Boyer Boyer
Le petit Oreste Le petit Martin Le petit Roth
MMmes
Iphigénie Louise Silvain Louise Silvain
Clytemnestre Aimée Tessandier Aimée Tessandier
1re choreute Madeleine Roch Madeleine Roch
2e choreute Nau Maille
3e choreute Vera Sergine Sylvie
4e choreute Berthe Belval Rabuteau


Chœur des femmes de Chalcis. — Suivantes de Clytemnestre.
Soldats de l’escorte d’Achille.

La scène est à Aulis, dans le camp des Grecs, devant
la demeure d’ Agamemnon, au bord
d’une mer calme.




ACTE I



SCÈNE PREMIÈRE

AGAMEMNON, LE VIEILLARD




AGAMEMNON

O vieillard, hâtons-nous : l’heure fuit.

LE VIEILLARD

O vieillard, hâtons-nous : l’heure fuit. Quel souci
T’occupe, Agamemnon ?

AGAMEMNON

T’occupe, Agamemnon ? Approche.


LE VIEILLARD

T’occupe, Agamemnon ? Approche. Me voici,
Et certes ma vieillesse, encore vigilante,
N’alourdit pas mes yeux.

AGAMEMNON

N’alourdit pas mes yeux. Cette étoile brillante
Qui traverse le ciel a-t-elle parcouru
La moitié de sa route ? Elle vogue et s’élance
Près des Pléiades, vois. Je n’ai pas entendu
Gazouiller les oiseaux, et les vents font silence
Sur l’Euripe. Le jour est encor loin.

LE VIEILLARD

Sur l’Euripe. Le jour est encor loin. Pourquoi
As-tu quitté ta couche, Agamemnon, mon roi ?
Certes, le jour est loin : dans Aulis tout Sommeille.
Rentrons.

AGAMEMNON


ah ! Qu’une vie à la tienne pareille
est douce. L’homme obscur, que n’a pas ébloui
la gloire, vit heureux, ô vieillard, mais celui
qui cherche les honneurs est moins digne d’envie,
hélas !

LE VIEILLARD


mais n’est-ce point le plus beau de la vie ?
On le dit.

AGAMEMNON


on le dit : c’est qu’à la vérité
cela flatte d’abord ; mais, de cette beauté,
la base en est fragile et la chance diverse.
Tantôt c’est l’un des dieux, vieillard, qui nous
traverse
pour un soin négligé ; puis les opinions
sujettes à tourner et les dissensions

des hommes malcontents nous viennent, de coutume,
changer un peu de miel en beaucoup d’amertume.

LE VIEILLARD


qu’un autre en soit touché : je blâme, quant à moi,
de semblables discours dans la bouche d’un roi.
Non, non, tu ne fus pas engendré par ton père
pour goûter tous les biens d’un sort toujours prospère.
Comme tu sens la joie, il te faudra souffrir.
La volonté des dieux, il la faudra subir ;
car mortel tu naquis.. mais un souci te presse :
ne t’ai-je vu tantôt te réveiller soudain ?
Tu fis briller la lampe et, soupirant sans cesse,
tu traçais cet écrit que tu tiens dans ta main.
Tu pleures, ô mon roi ! Quelle est donc ta souffrance ?
De ma fidélité tu connais la constance.
Parle.

AGAMEMNON


ô race d’Atrée, ô sang trop malheureux !

Des filles de Léda destin trop rigoureux !
Sacrifice fatal !

LE VIEILLARD


que dit-il ? Quel délire
egare son esprit ?

AGAMEMNON


vainement je soupire ;
les plaintes n’y font rien.

LE VIEILLARD


un horrible secret
le tourmente.

AGAMEMNON


a présent, à quoi sert mon regret ?
Maudite ambition, tu forces la nature !

D’un homme plein de foi tu sais faire un parjure,
et même ta fureur, d’un couteau criminel,
contre son propre sang arme un bras paternel.

LE VIEILLARD


tu parles de malheurs, d’horreurs, de sacrifices ;
je tremble, mais je veux que tu m’en éclaircisses.

AGAMEMNON


tu sais comment Hélène, ingrate et sans pudeur,
abandonnant sa fille et son époux, naguère,
loin de Sparte a suivi le Troyen ravisseur,
ce funeste Pâris, enfanté par sa mère
sous le présage vrai d’un songe plein d’horreur ;
tu sais que Ménélas, attestant la promesse
autrefois consentie, a soulevé la Grèce.
Les plus illustres chefs, de leurs armes vêtus,
conduisant leurs guerriers, soudain sont accourus ;
de chars et de chevaux ils couvrent ce rivage ;

ils brûlent de venger notre commun outrage.
Je les commande tous, et c’est pour mon malheur,
Vieillard, que j’ai reçu cet éclatant honneur.
Eh quoi ! Nous nous flattons de mettre Troie en cendre
déjà de ses débris nous comblons le Scamandre,
lorsque toujours les vents, suspendus sur les eaux,
dans le calme du port retiennent nos vaisseaux !
Pourquoi cette disgrâce et quel est ce prodige ?
Les rois sont inquiets, tout le camp s’en afflige.
Où sont ces beaux exploits qui nous étaient promis ?
Le ciel va-t-il combattre avec nos ennemis ?
L’un accuse Apollon de nous être contraire,
l’autre Arès, l’autre Zeus, qui tonne sur la terre ;
mais le fils de Thestor, Calchas, le plus fameux
parmi tous les devins favorisés des dieux,
proclame qu’Artémis, d’une offense secrète
contre les Grecs outrée, à ces bords nous arrête,
et que sans balancer nous devons promptement
apaiser d’Artémis le fier ressentiment,
qu’à son autel enfin il faut qu’on sacrifie…

LE VIEILLARD


achève, Agamemnon.

AGAMEMNON


ma fille Iphigénie !

LE VIEILLARD


malheureux, qu’ai-je appris ?

AGAMEMNON


cet oracle odieux
epouvante la terre et fait injure aux cieux.
A peine je l’entends, qu’aussitôt je décide
de quitter et le spectre et la lance homicide,
de renvoyer l’armée et de ne plus songer
que d’un frère j’avais l’injustice à venger.
Quoi ! Moi-même trancher cette charmante vie
et voir couler le sang de mon Iphigénie !

L’insensé Ménélas, chez qui le déplaisir
d’Hélène et de son lit n’éteint pas le désir,
y nourrissant sans cesse une affreuse éloquence,
dans mon cœur ébranlé vainquit la résistance.
J’écrivis à la reine et mandai qu’en ces lieux
notre fille devait incontinent se rendre,
que pour elle brûlait d’une flamme trop tendre
de la nymphe Thébis le fils audacieux :
je vantais sa valeur, sa naissance divine,
et j’ajoutais qu’avant de porter la ruine
dans les sacrés remparts de la forte Ilion,
Achille souhaitait d’avoir dans sa maison
une épouse du sang d’Atrée et de Tyndare.
ô vieillard, c’est ainsi qu’imposteur et barbare,
je trompais une mère et je n’hésitais pas
d’apprêter à ma fille un indigne trépas.
Mais un heureux retour enfin me fait connaître
que, me voulant pieux, j’allais cesser de l’être.
Mon message ancien, je le veux effacer
par ce nouvel écrit que tu m’as vu tracer

au milieu de la nuit. Prends, va trouver la reine ?
Que ma fille jamais ne sorte de Mycène
que jamais, l’embrassant sur ce funeste bord,
pour grandir mes exploits je ne cause sa mort !

LE VIEILLARD


frustré de cet hymen, dis-moi, crois-tu qu’Achille
a tes nouveaux desseins se montrera docile ?
Je crains l’emportement de son cœur offensé.

AGAMEMNON


Achille ignore tout, l’hymen est supposé.
Seuls avec moi, mon frère et le perfide Ulysse
et le divin Calchas connaissent l’artifice.

LE VIEILLARD


eh quoi ! Flatter ainsi de l’espoir d’un époux
ta fille ! Quoi, cruel ! L’attirer parmi nous
pour la faire servir de victime à la Grèce !

AGAMEMNON


hélas ! Conseils pervers, détestable promesse ! …
ami, j’étais de doute et d’ennui consumé :
dans quel fond de malheur je me suis abîmé !
Mais cours et hâte-toi ; ne cède pas à l’âge ;
evite les ruisseaux et les sources qu’ombrage
une épaisse verdure opposée au soleil,
et ne te laisse pas charmer par le sommeil.

LE VIEILLARD


sois sans crainte.

AGAMEMNON


Vieillard, encore un mot : écoute.
A tous les carrefours, chaque fois que la route
se bifurque, prends garde et veille que le char
qui porte mon enfant n’échappe à ton regard.
Et s’il vient à passer, saisis à la crinière

les vigoureux chevaux, les tournant en arrière
vers les portes d’Argos.

LE VIEILLARD


tu seras obéi,
ou bien des immortels je me verrai haï.

AGAMEMNON


prends et montre ce sceau comme sûr témoignage
de ta fidélité. Mais trêve, et va soudain,
car la nuit se retire et déjà le matin
se lève sur la mer et blanchit le rivage.
(ils sortent.)




SCÈNE II




LE CHŒUR

Loin de Chalcis où je suis née,
Traversant l’Euripe écumeux,
Une barque ici m’a portée.
Sur le rivage sablonneux
d’Aulis me voici donc venue
Voir tous ces héros assemblés,
Les uns à la tête chenue,
Les autres aux cheveux bouclés.
L’un tient ses flèches toujours prêtes,
L’autre porte un bouclier clair.

Que de casques et que d’aigrettes
Brillent et frémissent dans l’air !
Et ces héros veulent se rendre
— Nos maris nous l’ont raconté —
En Asie, afin de reprendre
Cette Hélène, dont la beauté
Ayant brûlé de flammes vives
Pâris, qui gardait des troupeaux,
Pâris l’enleva sur les rives
De l’Eurotas plein de roseaux.

Mon cœur battait, et mon visage,
La pudeur l’avait empourpré,
Mais j’ai traversé le bocage
Au culte d’Artémis sacré ;
Et j’ai vu le roi de Mycène
Avec son frère Ménélas,
Ménélas, le mari d’Hélène ;
J’ai vu Nestor, Protésilas,
Nirée, Ulysse, Idoménée ;

J’ai vu Patrocle et Mérion,
Les Ajax, l’un fils d’Oïlée
Et l’autre fils de Télamon.
Enfin j’ai vu, près de la grève,
Contre un char se montrer vainqueur
Du vertueux Chiron l’élève,
Achille, rapide coureur.
Encor que l’armure guerrière
Chargeât sa poitrine et son dos,
Faisant le tour de la carrière,
Il l’emportait sur les chevaux.




SCÈNE III

LE VIEILLARD, MÉNÉLAS, LE CHŒUR




LE VIEILLARD

Oses-tu, Ménélas, un acte détesté ?

MÉNÉLAS

Arrière, tu fais voir trop de fidélité.

LE VIEILLARD

Est-il à mépriser, qui s’attache à son maître ?


MÉNÉLAS

Faisant ce que tu fais, tu pleureras peut-être.

LE VIEILLARD

Non, tu ne devais pas, portant la main sur moi,
Connaître des secrets qui n’étaient pas à toi.

MÉNÉLAS

A ton tour, devais-tu te charger d’un message
Qui de la Grèce allait abattre le courage ?

LE VIEILLARD

Rends-moi ce que tu m’as dérobé. Je suis las
De tous ces vains propos.

MÉNÉLAS

De tous ces vains propos. Je ne le rendrai pas.


LE VIEILLARD

Je ne te lâche point.

MÉNÉLAS

Je ne te lâche point. Eh ! Faut-il que je brise
Du sceptre que voici, vieillard, ta tête grise ?

LE VIEILLARD

Mourant pour la vertu, je mourrai plein d’honneur.
Frappe.

MÉNÉLAS

Frappe. Je n’aime pas l’esclave beau parleur.
Retiens ta langue.




SCÈNE IV

LES MÊMES, AGAMEMNON




AGAMEMNON

Retiens ta langue. Eh bien, êtes-vous en démence ?
Quel est donc le motif de tant de violence ?

LE VIEILLARD

J’allais quitter ces lieux, j’étais prêt à partir
Vers les remparts d’Argos afin de t’obéir,
O Roi, quand Ménélas n’a pas craint de commettre
Une lâche action en m’arrachant la lettre.

J’ai défendu tes droits autant que je l’ai pu ;
mais il est dans sa fleur, et je suis tout rompu
par la triste vieillesse.

AGAMEMNON


es-tu si téméraire,
Ménélas ? Parle.

MÉNÉLAS


mets un frein à ta colère.
Lève un instant les yeux, et je vais, sur ma foi,
y prendre le début de ma réponse.

AGAMEMNON


quoi ?
Je craindrais de lever les yeux, moi, fils d’Atrée ?

MÉNÉLAS


reconnais-tu ceci ?

AGAMEMNON


je fais ce qui m’agrée.
ô noire perfidie ! Attentat décevant !
Rendras-tu cette lettre ?

MÉNÉLAS


il faut qu’auparavant
le camp en soit instruit et que la Grèce entière
de tes secrets complots apprenne la matière.
Je veux te désoler.

AGAMEMNON


vit-on jamais, grands dieux,
de pareille impudence excès plus odieux !

MÉNÉLAS


ainsi donc, dans Argos demeura ta fille ?

AGAMEMNON


que me laisses-tu gouverner ma famille ?

MÉNÉLAS


tu changes à tout coup ; ton esprit agité
comme la paille au vent n’a plus rien d’arrêté.

AGAMEMNON


ah ! Parmi les fléaux il n’en est point de pire,
mon frère, qu’une langue exercée à médire.

MÉNÉLAS


un esprit indécis cause de plus grands maux ;
c’est le plus malfaisant parmi tous les fléaux,
et je crains l’amitié de l’homme variable.
Ecoute, si tu peux, ma parole équitable
sans te montrer superbe en indignation ;

a mon tour, j’y mettrai quelque discrétion.
Souviens-toi bien du temps où tu brûlais d’envie
de commander les Grecs aux champs de la Phrygie ;
où, sous un air modeste, une fausse pudeur,
tu n’en savais que mieux convoiter cet honneur.
Dehors, dans ta maison, tu prodiguais ta vue ;
a quiconque voulait ta main était tendue,
ta main était tendue à qui ne voulait pas.
Ainsi sur tes rivaux enfin tu l’emportas.
Oui, tu te déguisais pour gagner le suffrage
des chefs et des soldats ; mais cet homme soumis
s’est montré tout à coup avec son vrai visage ;
il a fermé sa porte à ses anciens amis.
Plus tard, lorsque le ciel, à nos desseins hostile,
enchaîna dans Aulis notre ardeur inutile,
nous refusant les vents, à quel air abattu
fit place, souviens-toi, ta première arrogance !
Comme tu gémissais ! Mon frère, disais-tu,
de ce sort qui nous nuit conjurons l’influence !
Faut-il dans nos états retourner sans honneur

et qu’Hélène demeure avec son ravisseur ?
Tes plaintes et tes cris alléguaient mon outrage,
et tu n’étais touché que de ton seul dommage.
Tu consultes l’oracle, et le divin Calchas,
qui sans l’aveu des dieux ne prophétise pas,
afin que nos vaisseaux fendent la mer Egée,
afin que Troie un jour par nous soit saccagée,
ordonne d’immoler ta fille sur l’autel.
Que faisait-il alors, ton grand cœur paternel ?
N’as-tu pas librement promis le sacrifice ?
N’as-tu pas de l’hymen comploté l’artifice ?
Parle : qui t’a forcé ? Puis, tu changes d’avis :
ce sacrifice affreux, tu ne m’as plus promis.
Une telle pensée offense ta tendresse.
Tu sauveras ta fille, et périsse la Grèce !
Ah ! Qu’un roi de ta sorte, et volage, et rusé,
qui se masque toujours d’un propos déguisé,
traître à ses alliés, à son peuple funeste,
mérite qu’on le blâme ! … et que je le déteste !

LE CHŒUR


ah ! Jamais le courroux de la divinité
et les astres contraires
nous sauront-ils tramer un mal plus redouté
que la haine entre frères ?

AGAMEMNON


je t’accuse à mon tour, mais je te parlerai
sans trop enfler la voix, sans lever les paupières
insolemment. Ecoute, et je me souviendrai
et quel est notre rang et que nous sommes frères.
Je m’étonne vraiment, voyant ce que ton cœur
communique à tes yeux, contre moi, de fureur !
En quoi t’ai-je offensé ? Depuis quand ? Ton Hélène
abandonna ta couche, oubliant la pudeur.
Tu la gardais bien mal. Dois-je en porter la peine ? …
si l’intérêt des Grecs et ton propre intérêt
et même, j’y consens, peut-être le regret

de voir s’évanouir ma puissance naissante,
assaillirent mon âme et m’aveuglèrent tant
que j’ai promis la mort de ma fille innocente,
les droits de la nature enfin se révoltant
m’ont dessillé la vue et j’ai connu mon crime.
Sur l’autel d’Artémis manquera la victime,
et tu pâlis de rage, et tu n’es pas content !
Je ne suis qu’à blâmer, dis-tu ? Toi qui ne cesses
de soupirer après de honteuses mollesses,
qui pour l’honnêteté ne montres que mépris,
d’une femme adultère indignement épris,
es-tu sage, en effet, et faut-il qu’on t’admire ?
Voilà brièvement ce que j’avais à dire,
et si tu ne veux pas te rendre à la raison,
moi, je saurai du moins gouverner ma maison.
Quant à tous ces serments exigés par Tyndare,
ce sont propos d’amants que le désir égare,
et pour un esprit sain, c’est outrager les dieux
que de se figurer qu’il les estiment mieux.
Non violant les lois du ciel et de la terre,

non, je ne tuerai pas mes enfants pour te plaire !
Tu ne me verras pas nuit et jour dans les pleurs,
expier mon forfait par de justes malheurs !

LE CHŒUR


on ne distingue point le faux du véritable
comme la nuit du jour,
mais aux yeux de chacun le paternel amour
toujours paraît aimable.

MÉNÉLAS


hélas ! Infortuné ! Je n’ai donc plus d’amis

AGAMEMNON


pourquoi leur demander ce qui n’est pas permis ?

MÉNÉLAS


ne m’abandonne pas : un même sang nous lie,
mon frère.


AGAMEMNON

Mon frère. Pour sauver ma fille, je l’oublie.




SCÈNE V

LES MÊMES, LE MESSAGER




LE MESSAGER

Messager diligent et zélé serviteur,
J’accours, Agamemnon, pour réjouir ton cœur.
Le destin me choisit afin que je t’apprenne
Qu’il te rend dans Aulis les charmes de Mycène.
Celui de tes enfants que tu chéris le mieux,
Ta fille Iphigénie approche de ces lieux ;
Sa mère l’accompagne, et même il ne te reste
En cet aimable jour plus rien à souhaiter,

Puisque tu vas revoir ton jeune fils Oreste.
Il te faut cependant un peu patienter :
Car, ressentant l’effet d’une trop longue course,
Sous une ombre légère, au bord frais d’une source,
Ta famille à présent se donne du repos,
Et sa suite avec elle, et les quatre chevaux
Du char, libres du joug, paissent dans la prairie,
Que les grands d’ici-bas ont une heureuse vie !
Entre tous les mortels honorés, glorieux,
Comme un feu dans la nuit ils attirent les yeux.
La foule des soldats, ô Roi, déjà se presse,
Avide d’admirer notre belle princesse.
Apprends que ton dessein, que tu celais si bien,
Fais partout le sujet d’un constant entretien ;
Le bruit est répandu du prochain hyménée,
Mais on ignore à qui ta fille est destinée,
Et chacun sans tarder veut connaître le nom
De celui qui sera gendre d’Agamemnon.
Allons, allons, ô Roi, nous couronner la tête
De feuilles et de fleurs ; il est temps qu’on apprête

Les vases consacrés pour la libation ;
Que le peuple joyeux entre dans ta maison ;
Que commencent les chants, que les danses égales
S’accompagnent du son des flûtes nuptiales !
Jamais par le destin il ne sera donné
A ton Iphigénie un jour plus fortuné.

AGEMEMNON

C’est bien, va. Que le reste à présent s’accomplie
Selon que nous aurons la fortune propice.
(Le messager sort.)




SCÈNE VI

LES MÊMES, moins LE MESSAGER




AGAMEMNON

C’est un ouvrage, hélas ! Plein de solidité
              Que la divinité
              Pour notre perte tisse,
Et c’est un moucheron que tout notre artifice !
Trop épris de moi-même et rempli du venin
De la présomption, qui ma faiblesse abuse,
              Avec le ciel je ruse,
              Je ruse, et c’est en vain ;

et je n’espère plus qu’un destin secourable
arrête de mes maux la course infatigable !
S’arrête-t-il jamais, le malheur des humains ?
C’est l’onde du torrent qui sans cesse est enflée.
Artémis, je te cède, et la vierge immolée
souillera de son sang mes paternelles mains.
Pourquoi ne suis-je point l’homme qui sur la terre
passe obscur, ignoré ?
Pour tromper ma misère,
devant tous sans rougir j’aurais du moins pleuré.
Il me faut respecter ma naissance et mon titre,
et l’honneur rigoureux de ma vie est l’arbitre.
Un peuple sans gémir se soumet à ma loi ;
je fais peser le joug, mais c’est surtout sur moi.
Lorsqu’une extrémité qui tout courage dompte
me vient ainsi presser,
si je verse des pleurs, ce serait à ma honte,
ce le serait encor de ne les pas verser.
Ah ! Trop funeste bien, plus cruel que l’absence !
Clytemnestre est ici : pourrai-je soutenir,

ô femme, ta présence ?
Dans la fatale Aulis, quoi ! Devais-tu venir ?
Hélas ! Tu ne sais pas quel hymen je prépare
a ton Iphigénie, ô fille de Tyndare !
Tu la verras bientôt embrasser mes genoux ;
j’entends, j’entends déjà les mots qu’elle profère :
tu veux donc me tuer, ô mon père, ô mon père !
Est-ce le dieu des morts qui sera mon époux ?
De mon Oreste aussi l’enfance encore tendre
saura trouver des cris que je crains de comprendre…
ô père misérable ! ô tourment ! ô douleur !
ô malheureuse mère, ô fille infortunée !
Détestable Pâris, Hélène forcenée,
de votre injuste amour je tire mon malheur !

LE CHŒUR


tel est le fier destin et telle est son audace !
Sous ces coups il abat
le plus superbe éclat,

et la félicité comme une ombre s’efface.

MÉNÉLAS


mon frère, laisse-moi toucher ta main.

AGAMEMNON


le sort,
je le vois, m’est contraire, et c’est toi le plus fort :
voici ma main.

MÉNÉLAS


ecoute, Agamemnon, mon frère :
par notre père Atrée et par Pélops aussi,
source de notre sang, je veux jurer ici
que je parle à présent d’une bouche sincère.
La pitié me saisit, et je plains tes malheurs ;
tu peux voir que mes yeux répondent à tes pleurs.
Aurais-je en vérité des droits, je te les quitte ;
a de nouveaux desseins ton intérêt m’invite.

En te causant des maux, des miens puis-je sortir ?
Serais-je dans la joie en te voyant souffrir ?
Non, non, je ne veux pas que ta maison périsse
par la faute d’Hélène et par mon injustice !
Les torches de l’hymen peuvent se rallumer,
mais pour ceux qu’au tombeau la mort vient d’enfermer,
ceux qui se sont faits cendre, il n’est point d’étincelle
qui dissipe jamais leur nuit perpétuelle.
J’avais la rage au cœur et j’étais insensé,
mais je vois à présent que j’avais mal pensé.
Ah ! Celle dont l’oracle a demandé la vie,
n’est-ce pas ton enfant, ta belle Iphigénie ?
Oui, c’est le sang d’un frère, et sous le fer cruel
du même coup le mien arroserait l’autel.
Sèche, sèche tes pleurs, que l’ancienne flamme
brille encor dans tes yeux, rassérène ton âme ;
l’ennui qui te pressait si fort auparavant
n’est plus qu’une buée éparpillée au vent.
Ces vaisseaux sont ici désormais inutiles ;
que les Grecs alliés retournent dans leurs villes !

Laissons la cette guerre et le traître troyen :
vouons tout à l’oubli, je ne réclame rien.
On dira qu’une femme et ses perfides charmes
avaient alimenté mes aveugles fureurs,
et que le désespoir d’un frère, que ses larmes
m’ont fait connaître enfin des sentiments meilleurs.
A l’homme, tôt ou tard, qui n’est point sans remède
dans le vice endurci, la raison vient en aide.

LE CHŒUR


le bien succède au mal ; certes, il a raison,
qui se montre ainsi sage.
ô noble repentir, ô généreux langage,
digne de ta maison !

AGAMEMNON


un amour effréné, l’appât de la richesse,
souvent entre parents corrompent la tendresse ;
de la corruption naît le dissentiment,

qui verse l’amertume à tous également.
Que j’aime ce discours, Ménélas, dans ta bouche !
J’admire ta raison, ton amitié me touche.
Mais que pouvons-nous donc contre l’extrémité
où nous poussent le ciel et la nécessité ?
Il faut, il faut hélas ! Que mon bras accomplisse
de ma fille aujourd’hui le sanglant sacrifice.

MÉNÉLAS


et qui t’imposera sa mort ?

AGAMEMNON


tous nos soldats,
les soldats et les chefs.

MÉNÉLAS


ils ne le pourront pas,
si ta fille aussitôt retourne dans Mycène.

AGAMEMNON


non, ne nous flattons plus ; ton espérance est vaine.
Calchas révélera l’oracle.

MÉNÉLAS


il est aisé
de rendre plus discret ce prophète rusé.
Agamenon
mais un autre péril entre tous nous menace :
du bâtard de Sisyphe, ah ! Connais-tu l’audace ?
Ulysse n’est-il pas de cet oracle instruit ?

MÉNÉLAS


c’est un homme pervers, assurément.

AGAMEMNON


il nuit

volontiers.

MÉNÉLAS


a bien feindre il a mis son étude.

AGAMEMNON


il est toujours d’accord avec la multitude.

MÉNÉLAS


il est ambitieux.

AGAMEMNON


eh bien ! Figure-toi
debout dans l’assemblée Ulysse ; contre moi
il exerce sa ruse ; il prouve par l’oracle
qu’au départ des vaisseaux je suis le seul obstacle,
que, du sang de ma fille ayant frustré l’autel,
je suis envers les Grecs parjure et criminel.

Ses hauts cris véhéments, ses silences perfides,
excitant la fureur même des plus timides,
nous périssons tous deux ; et le triste destin
de mon Iphigénie en sera plus certain.
Et si, gagnant Argos, je pense me soustraire
a leur inimitié, bien follement j’espère,
car leur force alliée accourra sur mes pas.
Ils viendront ravager ma ville et mes états,
et de nos vieux palais la fumante poussière
servira de linceul à ma famille entière.
Ah ! Cessons de gémir, et d’espérer surtout !
Je trouble vainement ces rives résonnantes.
Ma fille, mon enfant, les Parques innocentes
ont filé ton martyre et mon deuil jusqu’au bout.
Ménélas, je te prie et t’en supplie encore,
obtiens du moins, obtiens que Clytemnestre ignore
jusqu’au dernier moment sa perte et nos malheurs,
et tu m’épargneras le surplus de mes pleurs.
Vous, filles de Chalcis, qui voyez ma souffrance,
gardez sur tout ceci le plus discret silence.




ACTE II



SCÈNE PREMIÈRE




LE CHŒUR

Heureux celui qui, retenu
Dans la pudeur et la mesure,
En aimant n’a jamais connu
Qu’un bonheur qui paisible dure.

Éros au visage charmant
De son arc deux traits jumeaux tire :
Le premier blesse doucement,
L’autre cause un affreux délire.

Si l’archer cruel t’obéit,
Comme enfant soumis à sa mère,
Veuille détourner de mon lit,
O Cypris, cette flèche amère !

De l’opprobe garde mon cœur
Et qu’un beau renom je mérite ;
Que je connaisse ta douceur,
Mais non ta fureur, Aphrodite !

O Pâris aux cheveux d’or,
Ah ! que n’es-tu pas encor
Bouvier de génisses blanches !
Près des sources, sous les branches,
Que n’es-tu pas occupé
Du matin au soir à faire
Résonner comme naguère
Un roseau par toi coupé !
Mais le destin qui nous mène
A voulu que cette Hélène,

          Dans tes yeux prenant l’amour,
          Sût t’en frapper à son tour,
          Et c’est votre perfidie,
          Ô pâris, qui de furie
          Tous les esprits a troublés,
          Elle qui contre Pergame
          Arme du fer, de la flamme,
          Tous les rois grecs assemblés.

Frappés d’un frêne dur au travers de l’armure,
          Autant que vos rivaux troyens,
Princes infortunés, vous serez la pâture
          Des vautours, des corbeaux, des chiens.

Pourtant le plus à plaindre est le roi de Mycène :
          Quel crime il concède à regret !
Mais nous l’avons promis, femmes, devant la reine,
          Ne trahissons pas son secret…

Au détour du chemin, voyez, voyez paraître

          Ce beau char aux brillants essieux ;
C’est la reine et sa fille, on peut les reconnaître
          A leurs vêtements précieux.
(Le char paraît sur la scène.)

Noble reine d’Argos, et toi, belle princesse,
          Ce que la vie a de plus doux,
Déjà vous le goûtez : Zeus veuille que sans cesse
          De beaux jours se lèvent pour vous.




SCÈNE II

CLYTEMNESTRE, IPHIGÉNIE, LE CHŒUR




CLYTEMNESTRE, sur son char.

(Au chœur)
Cet accueil bienveillant, cet aimable langage
Dont vous nous saluez nous sont un bon présage.
Oui, je l’espère ainsi, car tout, en ce moment,
Ce qui frappe mes yeux, et mon contentement,
Me dit que la fortune, à nous plaire empressée,
Appelle dans Aulis la jeune fiancée.
(Aux femmes de sa suite.)

Vous qui m’avez suivie en cette occasion
Loin d’Argos, sur ces bords, avec précaution
Faites sortir du char les présents qu’à ma fille
Donne pour son hymen son heureuse famille.
Qu’on les porte aussitôt chez le roi.
(au chœur.)
Qu’on les porte aussitôt chez le roi. Dans vos bras,
O femmes, recevez ma fille.
(A Iphigénie.)
O femmes, recevez ma fille. Iphigénie,
Va, mon enfant, descends, que tes pieds délicats
S’affermissent sans peur sur cette terre amie.
(Au chœur.)
Rassurez les chevaux, vous tenant devant eux :
Ils sont jeunes encore et bien vite ombrageux.
C’est bien. Qu’une de vous s’empresse de me tendre
Sa main, puisqu’à mon tour du char je vais descendre.
C’est fait, et me voici.
(Aux femmes de sa suite.)
C’est fait, et me voici. Vous autres, emportez

Oreste de sa couche et me le remettez.
(Tenant Oreste dans ses bras.)
O fils d’Agamemnon, eh, quoi, tu dors ? écoute…
Le mouvement du char l’a fatigué sans doute.
Ouvre, ouvre, mon enfant, tes yeux pleins de douceur,
Ouvre-les et souris aux noces de ta sœur.
Cher Oreste, déjà noble par ta naissance,
Tu t’ennoblis encor d’une illustre alliance.
Car le fils de Thétis par son bras valeureux
Comme par son grand cœur se rend égal aux dieux.
(A Iphigénie.)
O le rare ornement de ta maison prospère,
Ma belle Iphigénie, ah ! viens, et plaçons-nous
L’une tout près de l’autre, ô ma fille, et que tous
Disent en nous voyant : C’est une heureuse mère !…
O ma fille, déjà se hâte le destin
A nous combler de dons qui n’auront point de fin :
Je vois de ce côté porter ses pas rapides
Ton père, mon époux, la gloire des Atrides.


IPHIGÉNIE

Ah ! Ne te fâche pas si je cours le presser
Avant toi sur mon cœur, ô mère, et l’embrasser !

CLYTEMNESTRE

Contente ton désir, tu le peux, ô ma fille :
Tu le chéris le plus de toute sa famille,
Il te chérit le plus.




SCÈNE III

LES MÊMES, AGAMEMNON




IPHIGÉNIE

Il te chérit le plus. Que je bénis les dieux
De te revoir, mon père ! Oui, mon cœur est heureux.

AGAMEMNON

Que de ton tendre cœur l’émotion me touche !
Le mien vient de parler, ma fille, par ta bouche.

IPHIGÉNIE


je suis auprès de toi, comme tu le voulais :
nous avons obéi, puisque tu commandais,
et nous avons bravé la fatigue et la route.
Un destin bienveillant nous réunit sans doute ;
père, que tu fis bien !

AGAMEMNON


le sais-je mon enfant ?
Ai-je bien fait ou non ?

IPHIGÉNIE


tu n’es donc plus content
de nous revoir ici ? Ces regards, cet air sombre…

AGAMEMNON


un roi chef d’une armée a des soucis sans nombre.

IPHIGÉNIE


sois à moi maintenant, laisse là tes soucis.
Allons, regarde-moi sans froncer les sourcils.

AGAMEMNON


ma fille, assurément ta présence m’est chère
autant qu’elle le doit.

IPHIGÉNIE


mais tu pleures, mon père !

AGAMEMNON


le jour est déjà proche où tu vas nous quitter.

IPHIGÉNIE


père chéri, que sais-je ?

Agamemnon, à part.
ah ! Comment l’écouter ?
(a Iphigénie.)
plus la grâce sensée abonde en tes paroles
et plus mon cœur se fond.

IPHIGÉNIE


quoi ! J’en dirai de folles
si je puis t’égayer.
Agamemnon, à part.
mon courage est à bout :
dois-je me taire encor, dois-je révéler tout ?
a Iphigenie.
c’est bien ma fille.

IPHIGÉNIE


ah ! Dieux ! Que nous aurions de joie

si tu pouvais pour nous oublier cette Troie !
Reste avec tes enfants.

AGAMEMNON


saurais-je, malheureux,
rompre de ma grandeur le lien rigoureux ?

IPHIGÉNIE


que de rois vont périr, Hélène, par tes crimes !

AGAMEMNON


hélas ! Elle fera d’abord d’autres victimes !

IPHIGÉNIE


ô déloyal Pâris ! ô Troyens abhorrés !
Tu vas partir bien loin, nous serons séparés !

AGAMEMNON


nous serons réunis un jour.

IPHIGÉNIE


je voudrais vivre
a tes côtés, toujours. Si je pouvais te suivre !

AGAMEMNON


un voyage plus long se prépare pour toi.

IPHIGÉNIE


ma mère viendra-t-elle, ô mon père, avec moi ?

AGAMEMNON


non, tu partiras seule.

IPHIGÉNIE


ô mon père, peut-être
dans une autre maison irai-je, où je dois être
chère à d’autres parents ?

AGAMEMNON


laissons, laissons cela.

IPHIGÉNIE


puisqu’il le faut enfin, que rien ne te fera
quitter de Ménélas la querelle maudite,
va, punis les Troyens, et puis reviens-nous vite.

AGAMEMNON


je dois auparavant sur l’autel d’Artémis
sacrifier ici comme je l’ai promis.

IPHIGÉNIE


que la fière Artémis, père, te soit propice !
Mais pourrai-je admirer de l’heureux sacrifice
ce qu’il convient d’en voir ?
Agamemnon, à part.
hélas !

(a Iphigénie.)
tu te tiendras
près des libations.

IPHIGÉNIE


ne formerons-nous pas
des chœurs devant l’autel ?
Agamemnon, à part.
bienheureuse ignorance,
que je t’envie !
(a Iphigénie.)
aux yeux du peuple et des soldats,
comme il sied, maintenant dérobe ta présence :
retire-toi. Mais non, arrête un peu tes pas :
elle sera cruelle et longue cette absence
qui va nous séparer. Donne un baiser amer
a ton père, ma fille…
(pendant qu’Iphigénie quitte la scène.)
ô front candide et clair,

Taille, corps, corps charmant, virginale figure,
O beaux yeux de ma fille, ô blonde chevelure,
Quel destin violent vous préparent, hélas !
Ce Phrygien Pâris, Hélène et Ménélas !




SCÈNE IV

AGAMEMNON, CLYTEMNESTRE, LE CHŒUR




AGAMEMNON

Ce trop d’émotion qu’ici je fais paraître,
O fille de Léda, t’a surprise peut-être ?
Oui, c’est un jour heureux, c’est pour suivre un époux
Que notre fille va se séparer de nous.
Mais quitter ses enfants, il en coûte quand même !

CLYTEMNESTRE

Puisqu’aussi bien que toi je quitte ce que j’aime,
Me juges-tu si mal ? crois-tu qu’en ce moment

je reproche à ton cœur son attendrissement ?
Non, je l’ai partagé ; mais que pouvons-nous faire ?
C’est la commune loi, l’usage nécessaire ;
le temps adoucira sans doute nos regrets.
Je connais donc le nom de l’époux ; je voudrais
apprendre maintenant et quelle est sa famille
et quel est son pays.

AGAMEMNON


Egine était la fille
d’Asopos.

CLYTEMNESTRE


quel mortel ou quel dieu la reçut
dans son lit ?

AGAMEMNON


Zeus l’aimait, de Zeus elle conçut
Eaque qui régna sur l’opulente Enone.

CLYTEMNESTRE


a quel fils en mourant laissa-t-il sa couronne ?

AGAMEMNON


a son fils Pélée. Or, avec l’aveu des dieux,
celui-ci s’unit à Thétis aux beaux cheveux,
déesse de la mer, rejeton de Nérée.

CLYTEMNESTRE


est-ce en la profondeur de la mer azurée
qu’ils se sont mariés ?

AGAMEMNON


c’est sur le Pélion
que les dieux ont sacré cette illustre union.
Achille en est le fruit.

CLYTEMNESTRE


qui forma sa jeunesse ?

AGAMEMNON


le Centaure Chiron. Pélée, en sa sagesse,
pour le garder du vice et de l’iniquité,
confia son enfant à ce vieillard vanté.

CLYTEMNESTRE


il est homme prudent, qui choisit un tel maître :
la vertu sert d’exemple. Il me reste à connaître
maintenant le pays d’Achille.

AGAMEMNON


Apidanos,
le fleuve aux bords ombreux, le baigne de ses flots.
C’est l’antique Larisse et la terre de Phthie.

CLYTEMNESTRE


eh bien, qu’il vive heureux avec Iphigénie !
Ma tendresse sans plus le cède à leur amour.
L’épouse-t-il bientôt ?

AGAMEMNON


nous attendons le jour
que la lune sera dans sa phase propice.

CLYTEMNESTRE


as-tu comme il convient offert le sacrifice
qui précède l’hymen ?

AGAMEMNON


a cette heure j’en suis
tout occupé.

CLYTEMNESTRE


c’est bien, fais promptement. Et puis,

ce sera le festin nuptial.
Agamemnon, à part.
sort funeste !

CLYTEMNESTRE


la clémence des dieux accomplira le reste.

AGAMEMNON


voudrais-tu bien m’entendre et suivre mes avis ?

CLYTEMNESTRE


parle donc, car tu sais que toujours j’obéis.

AGAMEMNON


repose-toi sur moi des soins de l’hyménée.
Retourne dans Argos.

CLYTEMNESTRE


que j’en suis étonnée !
Abandonner ma fille ? Et qui donc va porter
le flambeau nuptial ?

AGAMEMNON


tu devrais m’écouter.
Songe, il ne convient pas qu’une femme paraisse
dans le bruit de ce camp, au milieu de la presse
de soldats.

CLYTEMNESTRE


il convient que je remette, moi
qui l’enfantai, ma fille à son époux.

AGAMEMNON


eh quoi !
Un père saurait bien s’en charger.

CLYTEMNESTRE


non, l’usage
ne le veut point ainsi.

AGAMEMNON


n’en dis pas davantage,
obéis.

CLYTEMNESTRE


non, jamais. Pourquoi ? Quels sont mes torts ?
La maison m’appartient, va commander dehors.
En toute occasion, je me montrai docile ;
mais par Zeus, par Héra, reine de notre ville,
Agamemnon, devant un ordre si cruel,
je brave ta colère. Oui, je veux à l’autel
conduire mon enfant. Je ferai bien en sorte
que sur toi, que sur tous ma fermeté l’emporte !
(elle sort.)




SCÈNE V

AGAMEMNON, LE CHŒUR




AGAMEMNON

Par où donc échapper ? C’est une main de fer
Qui me tient. Pour tromper ce que j’ai de plus cher
Je ruse sans profit ; justement obstinée,
Clytemnestre s’irrite et ne m’écoute pas.
Elle va célébrer un funèbre hyménée.
Crime dénaturé, te commettrai-je, hélas !
Mais ce meurtre odieux qui de tous biens me prive,
Ce sera la rançon de la flotte captive,

De cette guerre aussi les prémices heureux,
Qu’attendent tous ces chefs, de combats amoureux.
C’en est fait, je me rends. Ah ! Différons encore !
Non, non, je ne veux pas verser le sang des miens !
Mais que dira de moi la fleur des Argiens
Qui d’un titre sacré m’investit et m’honore ?
Où fixer, et comment, un courage emporté
Au souffle impétueux de la nécessité ?
Les dieux souffriront-ils ma désobéissance ?
Puis-je trahir la Grèce et rompre l’alliance ?
Une aveugle fureur me force à tout oser.
Je la livre à l’autel, à quoi bon m’opposer ?
Je t’y verrai monter, défaillante, éperdue,
Et je supporterai, ma fille, cette vue.
Ni tes beaux yeux en pleurs, ni ton dernier appel,
N’écarteront tes pas, ma fille, de l’autel :
C’est là que j’ai dressé ta nuptiale couche.
Par mon ordre, un bâillon te va fermer la bouche,
Car comment maintenant entendrais-je ta voix ?
Je l’entendais, hélas ! me charmer autrefois,

Quand nous vivions heureux au palais de Mycène,
Quand les dieux bienveillants m’épargnaient toute peine !
C’est assez, et courons, sans plus nous plaindre en vain,
Une dernière fois consulter le devin.
(Il sort.)




SCÈNE VI




LE CHŒUR

Près du Simoïs aux rapides
     Tourbillons argentés,
Couverts de leurs armes splendides,
     Sur leurs vaisseaux montés,
Ils viendront ces rois que renomme
     Tout le peuple argien,
Héros qui mêlent un sang d’homme
     Au sang olympien ;
Ils viendront venger tes parjures,

ô Troie, et par le fer
gagner la sœur des Dioscures
qui brillent dans l’éther.
Et vaine sera la vaillance
du magnanime Hector
et d’Enée à la forte lance
et des fils d’Anténor.
Tel un fauve de grande taille
dans un troupeau de bœufs,
tel s’élance dans la bataille
l’Eacide fougueux.
Ajax à la vaste poitrine
excelle à bien lancer
une vibrante javeline.
On verra que Teucer,
avec son arc que nul n’évite
peut braver la hauteur
des tours où, quand Phébus l’agite,
Cassandre en sa fureur

arrache sa tunique blanche
et s’épuise à crier,
portant dans ses cheveux la branche
du frémissant laurier.
Bientôt la noble reine
de Pergame souveraine,
et ses filles et ses brus
verront leurs malheurs accrus.
Aussi soudain que la foudre
abat un orme noueux,
la flamme grecque va dissoudre
les murs bâtis par les dieux.
Vierges, épouses, de cendre
ayant leurs cheveux souillés,
feront retentir le Scamandre
de leurs cris multipliés,
et captives, bétail que traîne
son maître par le licou,
elles maudiront Hélène,

fille du cygne au long cou.
Fardeau des chars guerriers, dispensateur d’audace,
Arès d’airain armé,
qui te plais au combat, qui roules dans l’espace
sur un cercle enflammé,
qui suspends un beau glaive au bout d’un bras
homicide, sauveur,
qui pèses aux mortels, d’une balance juste,
et l’affront et l’honneur ;
fort par ta lance, Arès toujours inexorable
a la rébellion,
fais que j’évite, ô roi, le destin misérable
des femmes d’Ilion ;
ah ! Laisse, laisse-moi vieillir dans ma patrie,
libre parmi les miens,
allié des mortels, qui répands sur leur vie
et les maux et les biens !




ACTE III



SCÈNE PREMIÈRE




LE CHŒUR

Contre Ilion portant le fer,
          Les flammes,
Les Atrides couvrent la mer
          De rames.
Auprès d’Ajax impétueux,
          Qui guide
Ses hardis marins, sont tous ceux
          D’Élide ;
Là sont aussi les Eniens
          Sauvages,

Et ceux partis des locriens
          Rivages,
Et ceux qui viennent des rochers
          Arides
Des Echinades aux nochers
          Perfides :
Spectacle qui, comblant mes vœux,
          Réclame
Toujours et mon cœur et mes yeux
          De femme ;
Je retourne et veux être là
          Sans cesse,
Pour m’en souvenir jusqu’en la
          Vieillesse.
(Le chœur sort.)




SCÈNE II




ACHILLE

Sans plus délibérer il faut qu’on se décide :
Agissons. Mais comment ? et que pense l’Atride ?
Holà ! Qu’un serviteur prévienne Agamemnon
Qu’Achille le demande au seuil de sa maison…
Ah ! verrons-nous jamais cette onde toute émue ?
Que ce calme odieux attriste notre vue !
La Grèce s’est levée, et le dieu des combats
A la perte de Troie excite notre bras :
Celui qui de l’hymen ignore encor les charmes

Laisse sa maison vide, et l’autre, indifférent
Aux cris de ses enfants, de son épouse en larmes,
N’aspire dans son cœur qu’au nom de conquérant.
Mais du repos des vents notre flotte captive
Abuse cette ardeur, la retenant oisive ;
Et moi-même abusé, les plus sacrés liens
N’ont point su m’arrêter aux champs thessaliens.
Quoi ! j’ai quitté mon père appesanti par l’âge
Pour vivre sans honneur sur un âpre rivage !
Mes fidèles guerriers, qui murmuraient tout bas,
De se plaindre tout haut ne se contiennent pas.
« Achille, disent-ils, est-ce Eurus ou Borée
Qui s’apprête à souffler par le détroit d’Eubée ?
Attendrons-nous toujours ces butins, ces lauriers,
Qui nous ont fait te suivre et quitter nos foyers ?
De nous tirer d’Aulis en vain tu t’évertues :
Puisqu’il te faut encore ici demeurer coi,
Que ne retournons-nous plutôt à nos charrues,
En laissant ceux d’Argos aux lenteurs de leur roi ? »




SCÈNE III

ACHILLE, CLYTEMNESTRE




CLYTEMNESTRE

En entendant ta voix, ô fils de la déesse,
J’ai quitté ma demeure et j’accours où me presse
Mon cœur impatient de sa félicité.

ACHILLE, à part.

Quelle est donc cette femme à la noble beauté ?
Sainte pudeur !
(A Clytemnestre.)

ici, tout respire la guerre :
en ces lieux, dans ce camp, femme, que viens-tu faire
seule ? Qui donc es-tu ?

CLYTEMNESTRE


Clytemnestre est mon nom ;
je naquis de Léda, l’Atride Agamemnon
est mon époux.

ACHILLE


en peu de mots tu viens de dire,
femme, ce qu’il fallait. Mais que je me retire,
car je crains d’offenser ton époux, si mes yeux
osent te regarder plus longtemps.

CLYTEMNESTRE


non, tu peux,
tu peux me regarder, Achille, sans offense.
J’aime ta retenue et j’aime ta prudence,

et pourtant je te dis : mets ta main dans ma main,
puisqu’aussi cher qu’un fils tu me seras demain !

ACHILLE


comment l’oser, ô femme, et que viens-je d’entendre ?

CLYTEMNESTRE


oui, tu le dois oser et je puis le prétendre,
maintenant que l’hymen heureux et souhaité
va te joindre à ma fille.

ACHILLE


ô femme, en vérité,
laissons là cet hymen : ma surprise est extrême.
De quoi me parles-tu ? Le sais-tu bien toi-même ?

CLYTEMNESTRE


tu ne me blesses point, Achille : il est permis

de tenir ce langage à de nouveaux amis
et de trop de vertu cette pudeur m’assure.

ACHILLE


je n’ai pas recherché ta fille, je le jure,
et l’Atride jamais d’une telle union
ne donna l’espérance à mon ambition.

CLYTEMNESTRE


n’est-ce pas mon époux dont le message ordonne
de presser cet hymen ? A mon tour je m’étonne
de t’entendre parler. Fils de Thétis, eh, quoi !
Comment, à quelle fin s’est-on joué de moi ?

ACHILLE


saurais-je t’éclairer, ô femme, et que répondre ?
Mais trouvons le coupable, et je cours le confondre.

CLYTEMNESTRE


hélas ! Ma chère fille, ô mensonge odieux !
En devons-nous noircir un père, justes dieux ?

ACHILLE


tu crois qu’Agamemnon… ?

CLYTEMNESTRE


fils de Thétis, la honte,
rien qu’à te regarder en face, me surmonte.

ACHILLE


ma honte n’est pas moindre.

CLYTEMNESTRE


on s’est joué de nous.

ACHILLE


il faut que sans tarder je parle à ton époux.




SCÈNE IV

LES MÊMES, LE VIEILLARD




LE VIEILLARD

O Reine, reconnais un serviteur fidèle,
Et toi, fils de Thétis, demeure.

ACHILLE

Et toi, fils de Thétis, demeure. Qui m’appelle
En entr’ouvrant la porte et tremble en me parlant ?

LE VIEILLARD


un vieillard, mais les ans ne me font pas tremblant ;
tout à l’heure, tu vas savoir pourquoi je tremble.
Dis-moi, devant la porte êtes-vous seuls ensemble,
la reine et toi ?

ACHILLE


vieillard, nous sommes seuls ici.
Mais que veux-tu ?
C’est bien. ô fortune, merci !
Avisons maintenant et que le ciel ait cure
de ceux qui me sont chers.

ACHILLE


ta parole est obscure


LE VIEILLARD


il s’agit d’un malheur et j’hésite à parler.

CLYTEMNESTRE


si le ciel le décrète, à quoi bon le celer ?

LE VIEILLARD


comme part de ta dot, je te suivis, ô reine,
de ta Sparte natale au palais de Mycène.

CLYTEMNESTRE


mon père t’a nourri dès tes plus jeunes ans.

LE VIEILLARD


que ne ferais-je pas pour toi, pour tes enfants ?

CLYTEMNESTRE


vieillard, tu m’as toujours fidèlement servie.

LE VIEILLARD


certes, pour ton époux je donnerais ma vie,
mais je le trahirais pour ton bien sans regret.

CLYTEMNESTRE


vieillard, ne tardons plus, découvre ton secret.

LE VIEILLARD


j’annonce des forfaits le plus abominable :
l’Atride va tuer sa fille de sa main.

ACHILLE


n’es-tu pas insensé, vieillard ? Est-il croyable
qu’Agamemnon médite un forfait inhumain ?

LE VIEILLARD


avant que le soleil du ciel ne se retire,

le glaive aura percé le cou de son enfant.

CLYTEMNESTRE


quoi ! Je frémis d’horreur ! Quoi ! Quelque affreux délire
a-t-il à mon époux ravi l’entendement ?

LE VIEILLARD


pour sa fille du moins et pour ce qui te touche
ô malheureuse reine, il n’a plus sa raison.

ACHILLE


peut-être malgré lui, tout plein d’un dieu farouche,
forme-t-il le dessein de cette trahison ?

LE VIEILLARD


les Grecs n’aborderont qu’à ce prix en Phrygie,
ainsi que l’a prédit l’oracle de Calchas.

CLYTEMNESTRE


ô ma fille chérie, ô mon Iphigénie,
ton père, furieux, veut t’égorger, hélas !

LE VIEILLARD


sur l’autel d’Artémis, de ces lieux souveraine,
ta fille va mourir pour le retour d’Hélène.

CLYTEMNESTRE


on égorge ma fille, on m’arrache le cœur
pour rendre à Ménélas mon odieuse sœur !

LE VIEILLARD


tu sais tout maintenant.

CLYTEMNESTRE


ce n’était donc qu’un piège,
cet hymen ! Il couvrait leur dessein sacrilège !

LE VIEILLARD


pour attirer sa fille, en son esprit rusé,
Agamemnon forma cet hymen supposé.

CLYTEMNESTRE


je t’ai conduite ici, ma fille, pour ta perte !
Hélas ! à tes bourreaux je t’ai moi-même offerte !

LE VIEILLARD


que j’ai pitié de vous ! Que je plains votre sort !
Que je blâme le roi d’accorder cette mort.

CLYTEMNESTRE


oui, mort non méritée, ô mort injurieuse !
Ah ! Comment retenir mes larmes, malheureuse !

LE VIEILLARD


pleure, pleure : est-il mal qui se puisse égaler,

pauvre mère, à celui qui fait tes pleurs couler ?

CLYTEMNESTRE


mais, ô vieillard, dis-moi, quelle fortune rare
t’a livré le secret de leur crime barbare ?

LE VIEILLARD


ce secret, je l’ai su de la bouche du roi,
alors qu’il m’a remis une lettre pour toi.

CLYTEMNESTRE


ecrivait-il, vieillard, de hâter le voyage ?

LE VIEILLARD


non, mais il récusait son ancien message,
te disant de garder ta fille. En ce moment,
Agamemnon pensait plus raisonnablement.

CLYTEMNESTRE


n’as-tu donc point mené jusqu’au bout l’entreprise ?
Cette lettre, en mes mains tu ne l’as pas remise.

LE VIEILLARD


le traître Ménélas me l’a su dérober.
C’est lui qui t’a perdue et qui te fait tomber
dans l’infortune.

CLYTEMNESTRE


eh bien, fils de la Néréide,
connais les fils d’Atrée et leur âme perfide.

ACHILLE


ils connaîtront aussi par mon ressentiment
que l’on n’outrage point Achille impunément.

CLYTEMNESTRE


ils vont tuer ma fille, et c’est ton hyménée
qui met sous le couteau sa tête infortunée.

ACHILLE


le soin de mon honneur saura m’intéresser
d’autant plus aux malheurs qui te viennent presser.

CLYTEMNESTRE


quoi ! Pourrais-je oublier ma mortelle origine,
quand je répands ces pleurs dont j’ai les yeux noyés ?
Non, héros qui naquis d’une mère divine,
je ne rougirai pas de tomber à tes pieds,
me sied-il de montrer une tête trop fière ?
On veut tuer ma fille : irai-je, pauvre mère,
a l’instant que le fer lui va percer le flanc,
par un stupide orgueil faire honneur à mon rang ?
Qui se fie au bonheur, à ses biens, qu’il contemple

les soudains changements du sort en mon exemple.
Quelle fut la hauteur de ma félicité !
Et maintenant est-il au monde adversité,
hélas ! Qui de mes maux puisse allonger la trame ?
ô ma fille ! … a Calchas livreras-tu ta femme,
Achille ? Que ce soit à juste titre ou non,
il n’en est pas moins vrai qu’elle a reçu ce nom.
C’est pour s’unir à toi que, de fleurs couronnée,
sur ces bords malheureux je l’avais amenée.
Comme je me flattais de l’éclat de ton sort !
Et je te conduisais, ô ma fille, à la mort.
Par ta main que je touche, Achille, je t’implore,
par ton père Pélée et par ta mère encore,
de sauver mon enfant… ô terre ! ô vastes cieux,
ô perfides mortels, impitoyables dieux ! …
seule au milieu d’un camp, par mes parents trahie,
personne ne me montre une figure amie.
Pour me réfugier, je n’ai que tes genoux.
Tu connais le dessein de mon cruel époux :
sur l’autel d’Artémis déjà le couteau brille ;

Achille, prends pitié, viens en aide à ma fille.
Ose étendre sur nous ton invincible main,
car tu peux arrêter notre horrible destin.

ACHILLE


je sais être prudent quand il le faut, et même
je sais me défier d’une sagesse extrême.
L’infortune m’afflige, et la prospérité,
réjouissant mon cœur, ne l’a pas exalté.
Mon zèle est circonspect, mais je n’ai point de crainte
d’agir sans hésiter, ayant pensé sans feinte.
Car les enseignements du vertueux Chiron
ont façonné jadis ma naissante raison.
Les armes à la main, je saurai satisfaire,
ici comme partout, aux devoirs de la guerre.
Toi, reine, puisque ceux qui te sont le plus chers
te trament sans pitié les maux les plus amers,
compte sur mon secours : quoique bien jeune encore,
je brave les plus vieux quand l’infortune implore.

Je sauverai ta fille et je ne souffre pas
qu’on emprunte mon nom pour des assassinats.
Oui, puisqu’à cet oracle Agamemnon défère,
je saurai l’empêcher d’être un indigne père,
et ce sang innocent qu’il aura seul versé,
il ne me convient pas d’en être éclaboussé.
Par la nymphe Thétis, par toute ma famille,
par mon père héros, mon aïeul immortel,
non, tu ne verras pas, noble reine, ta fille
sous de barbares mains expirante à l’autel.
Peut-être que Calchas, à lui-même fatales,
consacre en ce moment l’orge et les eaux lustrales.
Qu’est-ce donc à la fin que ces devins fameux
dont la bouche à tout coup nous fait parler les dieux ?
Pour quelques vérités que le hasard leur livre,
parmi combien d’erreurs il nous faudrait les suivre !

CLYTEMNESTRE


je sens, je sens déjà plus calmes mes douleurs.

Suis-je toujours livrée au pouvoir des malheurs ?
Le fils de la déesse est touché de ma plainte :
balancerai-je encore entre l’aise et la crainte ?
Quoi ! Lorsque ce héros me répond du destin,
je ne fixerais point mon esprit incertain ?
Ah ! Comment te louer, ô magnanime Achille ?
Ce sera d’une ardeur ou trop forte ou débile ;
car de pareils excès mon cœur est combattu :
j’adore ta pudeur autant que ta vertu.
Une âme, je le sais, hautement vertueuse,
ne souffre qu’à regret la langue trop flatteuse.
Je me verrai pourtant mettre au rang des ingrats,
si pour un tel bienfait je ne t’exalte pas !
Je me lamente, hélas ! J’étale des misères,
Achille, et j’en rougis, qui te sont étrangères ;
mais le don généreux a toujours double prix,
quand sans nous abaisser nous en sommes surpris,
et c’est comme tu fais qu’un noble cœur soulage
un mal injurieux qui n’est pas son partage.
Oui, ne te lasse point de nous prendre en pitié :

nous n’avons réconfort que de ton amitié.
De t’appeler mon fils, j’ai perdu l’espérance,
mais sensible à ces cris qu’arrache ma souffrance,
ma fille évitera, héros, par ton secours,
l’infortuné trépas qui menace ses jours.
Contre un père odieux et sa lâche manie,
c’est toi l’asile, unique à mon Iphigénie.
Pour qu’elle implore aussi, héros, si tu le veux,
tu la verras bientôt apparaître à tes yeux,
et pleine d’assurance, et cependant encore
modeste sous ses traits que la pudeur colore.

ACHILLE


sans plus te tourmenter, confiante en ma foi,
garde bien d’amener ta fille devant moi.
Evitons d’encourir le blâme populaire.
Songe qu’un camp nombreux, dès longtemps au repos,
aime la calomnie et les méchants propos.
Tu m’auras pour soutien, priant ou sans prière ;

a prévenir tes pleurs tu me verras constant.
Si je parle en trompeur, que je meure à l’instant.
Mais que je vive encor si ma bouche est sincère.

CLYTEMNESTRE


vis longtemps, vis comblé de la félicité,
continuel support de toute adversité.

ACHILLE


je saurai, s’il le faut, user de violence,
mais laissons-nous d’abord guider par la prudence.

CLYTEMNESTRE


que vas-tu dire ?

ACHILLE


il faut tenter Agamemnon
une dernière fois ; il est père : peut-être
il se réjouira de penser mieux.

CLYTEMNESTRE


non, non,
esclave de sa gloire, il est perfide et traître.

ACHILLE


ne désespérons pas de le persuader :
une raison à l’autre a su souvent céder.

CLYTEMNESTRE


eh quoi ! Nous nous flattons d’une espérance morte.
Pourtant, comment faut-il, dis, que je me comporte ?

ACHILLE


ecoute mon conseil : va supplier le roi.
Qui sait s’il n’attend point, rempli d’un juste effroi,
de trouver dans tes yeux cette lueur qui brille,
ce reste de tes pleurs, pour épargner sa fille ?
Alors, sans mon secours échappés du malheur,
tous deux vous goûterez une égale douceur.

CLYTEMNESTRE


il me faut t’obéir. La parole sensée
s’écoule abondamment d’une noble pensée…
mais s’il était sans cœur, si je n’en obtiens rien,
s’il veut tuer ma fille ? … hélas ! Songes-y bien !
Où, dans quels lieux encore irai-je, infortunée
implorer ton appui contre ma destinée ?

ACHILLE


je veillerai sur vous en gardien vigilant,
selon l’occasion prudent ou violent.
Lorsqu’en votre intérêt, ô reine, je décide
contre une injuste mort et contre un parricide,
y saurais-je manquer ? Et, certe, il ne sied pas
que, cédant au poison d’une âme désolée,
tu portes malgré toi, défaite, échevelée,
tes pas mal assurés au milieu des soldats,
et qu’il en rejaillisse affront et vitupère
sur ce prince fameux, ce Tyndare, ton père.


CLYTEMNESTRE

C’est bien. Pour toi, héros, s’il est de justes dieux,
Tu ne subiras point de malheur odieux.




ACTE IV



SCÈNE PREMIÈRE




LE CHŒUR

Quel plectre anime ainsi les cithares sonores ?
Quel souffle a traversé le pertuis des roseaux ?
Sur le haut Pélion, montagne des Centaures,
Tous les antiques pins bruissent comme des eaux.

          Les filles de Mnémosyne,
          De Zeus la race divine,
          Les Muses aux noirs sourcils,
          Vont célébrant la journée
          Qui consomme l’hyménée

de Pélée et de Thétis.
Fils d’Eaque, du fond de la voûte éthérée,
pour te favoriser tout l’Olympe est venu ;
vois tes cinquante sœurs, ô fille de Nérée,
entends les blancs cailloux sonner sous leur pied nu.
Sur la grève blanchissante,
Chryséis, Eudore, Ianthe,
Thoé, pleine de langueurs,
Clytie aux tresses humides
et les autres Néréides
dansent en formant des chœurs.
ô hyménée, hymen ! Que le plaisir abonde !
Que l’enfant phrygien au visage attrayant,
réjouissant l’esprit des dieux, verse à la ronde
dans les cratères d’or le breuvage brillant !
Portant un présent champêtre,
on vit soudain apparaître
les centaures au beau crin ;

tout couronnés de verdure,
ils brandissaient une dure
pique faite de sapin.
Ils criaient : gloire à toi ! Car tu seras la mère
d’un héros, ô Thétis, ô marine lumière !
Si Chiron ne ment pas,
si d’écouter le ciel justement il se vante,
un fils naîtra de toi pour être l’épouvante
des furieux combats :
beau, formidable, armé de l’épée infaillible,
coureur aux pieds légers, le cœur inaccessible
aux menaces du sort,
sur les champs plantureux qu’arrose le Scamandre,
parmi ses ennemis on le verra répandre
la dévorante mort.
Ainsi des immortels la propice assemblée
sur le haut Pélion,
de la nymphe Thétis et du vaillant Pélée

célébrait l’union
Iphigénie, hélas ! C’est pour une autre fête
où couleront des pleurs
que les Grecs vont mêler les boucles de la tête
d’un chapelet de fleurs.
Telle, en riche apparat, victime couronnée,
pour désarmer le ciel,
une pure génisse à la peau tachetée
s’approche de l’autel.
Noble vierge d’Argos, dans la verte prairie,
près des courantes eaux,
au milieu des bouviers tu ne fus pas nourrie
au son des chalumeaux.
Tu croissais sage et belle, une reine ta mère
avec un soin jaloux
t’élevait pour te voir dans le palais prospère
d’un prince ton époux.
Et pourtant, ô malice où le monde s’obstine !
Une brutale main
avec le fer aigu fera de ta poitrine

jaillir ton sang humain.
Ah ! Comment l’incarnat qui pare ton visage
d’un charme virginal
et la fierté décente et la fleur de ton âge
sauraient vaincre le mal,
puisque l’ambition, la fraude et l’impudence,
le vice injurieux,
ont fait que les mortels sont livrés sans défense
a la haine des dieux !




SCÈNE II

CLYTEMNESTRE, LE CHŒUR




CLYTEMNESTRE

Quels sont mes déplaisirs ! ô tourment, ô misère !
Ma fille est dans les pleurs : elle sait que son père
En l’imputant au ciel consent à l’immoler.
Moi qui n’espère plus, puis-je la consoler ?
En aurai-je le front ? Serai-je assez impie
Pour arrêter les pleurs de mon Iphigénie ?
Hélas ! et cependant, ce père, cet époux,
Que ne retiennent point les liens les plus doux

Ennemi de son sang, meurtrier de sa fille,
M’évite et fuit le toit où pleure sa famille.
Il cherche à m’abuser… Mais il vient de ce pas.
C’est lui, c’est mon époux, je ne me trompe pas.
Cruel Agamemnon ! ô cœur perfide et traître !
Ah ! que j’ai de la joie en te voyant paraître !
Eh bien, ne tarde plus, presse tes pas contraints !
Viens trouver dans mes yeux, lâche, ce que tu crains !




SCÈNE III

LES MÊMES, AGAMEMNON




AGAMEMNON

Femme chère à mon cœur, Clytemnestre, il me semble
Qu’une fortune amie en ces lieux nous assemble.

CLYTEMNESTRE

Je veux le souhaiter.

AGAMEMNON

Je veux le souhaiter. O race de Léda,

Remets entre mes mains notre fille. Déjà
Brûle le feu lustral : bientôt le sacrifice
Qui précède l’hymen, du sang d’une génisse
Va réjouir l’autel.

CLYTEMNESTRE

Va réjouir l’autel. Tu trouves à propos
Un langage tout plein d’irréprochables mots.
Saurai-je en trouver un pour marquer le mérite
De l’affreuse action que ton âme médite ?
O traître, tu le veux ? Sors donc, ma fille, viens :
Ton père, tu le sais, va nous combler de biens.
Accours, et dans tes bras emporte aussi ton frère.
Oui, venez tous les deux, empressez-vous. O père,
Ta fille t’obéit, la voici devant toi.
Après, je vais parler et pour elle et pour moi.




SCÈNE IV

LES MÊMES, IPHIGÉNIE, ORESTE




AGAMEMNON

Pourquoi baisser tes yeux qui sont mes plus doux charmes
Ma fille, tu me vois et tu verses des larmes.

CLYTEMNESTRE

Ah ! par où commencer à plaindre mon tourment ?
Tant de maux ont-ils fin, ont-ils commencement ?

AGAMEMNON


d’où vient, d’où vient cela ? Quoi ! Toutes deux de même !
Quoi ! Toutes deux d’accord montrer ce trouble extrême !

CLYTEMNESTRE


apaise, si tu peux, ma crainte et ma terreur.

AGAMEMNON


que veux-tu dire ? Hélas ! Tu me remplis d’horreur !

CLYTEMNESTRE


vas-tu tuer ta fille ?

AGAMEMNON


ah ! Quel soupçon ! Ah ! Cesse !
Ne parle pas ainsi.

CLYTEMNESTRE


n’as-tu fait la promesse

de l’égorger ?

AGAMEMNON


grands dieux !

CLYTEMNESTRE


de la sacrifier ?
Allons, ose répondre et te justifier.

AGAMEMNON


parques, dieux infernaux, ô destin redoutable,
ô toi, d’Agamemnon génie inexorable !

CLYTEMNESTRE


ce génie est le mien et le sien à la fois :
il est inexorable et nous perd tous les trois.

AGAMEMNON


mais quel tort t’ai-je fait ?

CLYTEMNESTRE


eh quoi, nier encore !
Malheureux, tu le sais plus que je ne l’ignore.

AGAMEMNON


mes secrets sont trahis.

CLYTEMNESTRE


on m’a tout révélé
et ta confusion ne laisse rien celé.
Va, tais-toi.

AGAMEMNON


je me tais, car, au malheur, qui songe
a joindre vainement la honte du mensonge ?

CLYTEMNESTRE


c’est bien, Agamemnon ; il me faut te parler

a présent sans détour : je veux te rappeler
qu’à mon premier époux insolemment ravie
de force et malgré moi j’ai partagé ta vie.
Te souvient-il qu’alors mes deux frères jumeaux,
ce Castor, ce Pllux, brillants sur leurs chevaux,
de ton audace outrés t’ont déclaré la guerre
et tu faillis périr ? Mais Tyndare, mon père,
que tu vins supplier, te conserva le jour ;
même il sut à la fin te gagner mon amour.
T’ai-je depuis ce temps donné sujet de plainte ?
Content dans ta maison et la quittant sans crainte,
près de moi, ton ennui se soulageait encor.
Une femme modeste est un rare trésor ;
elle obéit toujours et jamais n’importune ;
mais la méchante femme est chose plus commune.
Ah ! Pour tout cet excès de zèle et de douceur,
pour tous mes tendres soins, tu me perces le cœur,
et je verrai ma fille, ainsi qu’une génisse,
saigner sous le couteau de l’affreux sacrifice.
Songe, songes-y bien ; écoute, Agamemnon ;

vas-tu, de tes exploits effaçant la mémoire,
laisser parmi les Grecs un sinistre renom ?
Parce que Ménélas, ennemi de sa gloire,
de son lâche désir sans cesse consumé,
souhaite encore Hélène en son lit diffamé,
répandras-tu ton sang ? Te rendrais-tu coupable
d’un forfait sans exemple et le plus détestable ?
Quoi ! Si la fausse Hélène a suivi son amant,
faut-il qu’Iphigénie expire en ce moment ?
Te l’avais-je enfantée, hélas, est-elle née
pour être la rançon de cette forcenée ?
Je te le dis, prends garde, Agamemnon, et crains
de changer dans mon cœur en haine mes chagrins.
Aveugle criminel, si le dieu des batailles,
Arès, n’accorde point de forcer les murailles
de l’antique Pergame, ou qu’un retour amer
te fasse errer longtemps sur la profonde mer,
quels vœux formeras-tu ? Quelle prière vaine
sortira de ma bouche ? Ah ! Les dieux immortels
voudront-ils t’épargner et détourner leur haine

d’un père injurieux qui souille les autels
du sang de ses enfants ? … quand mon regard avide,
la cherchant, trouvera partout sa place vide,
quand je reconnaîtrai, tout poudreux et défait,
l’ouvrage virginal où sa main se plaisait,
je pleurerai ma fille et je verrai son père
sous le hideux aspect d’un monstre sanguinaire.

LE CHŒUR


d’accord avec la reine, au-dessus de la voix
de l’oracle sévère,
du ciel, de sa colère,
ecoute, Agamemnon, les naturelles lois.

IPHIGÉNIE


mon père, en ce moment, que n’ai-je l’éloquence
de ce chanteur harmonieux
qui charmait les rochers ? Mais pour toute science,
je n’ai que les pleurs de mes yeux.

Malgré moi j’ai senti ma force défaillante,
et j’approche de tes genoux
comme fait de l’autel la branche suppliante.
Hélas, que le soleil est doux !
Laisse-moi vivre encore, ô mon père, ô mon père !
Eh quoi ! Déjà serait-ce assez ?
A peine florissante, irai-je sous la terre
avec les pâles morts glacés ?
Pour la première fois, c’est ma bouche enfantine
qui t’a donné le plus doux nom ;
alors tu me pressais, père, sur ta poitrine,
sans songer au sort d’Ilion ;
alors tu me disais : te verrai-je, ma fille,
dans la demeure d’un époux,
heureuse, et dans un rang digne de ta famille
vivre et briller aux yeux de tous ?
Et je te répondais : qu’un dieu daigne m’entendre !
Que je reçoive en mes foyers
mon père vieillissant, et puissé-je lui rendre
sa peine et ses soins nourriciers !

Tous ces tendres projets, ces paroles amies
n’ont pas quitté mon souvenir ;
je m’en flattais encor, mais toi, tu les oublies
et tu veux me faire mourir.
Ah ! Pourquoi sur sa nef fendant la mer calmée
Pâris toucha nos bords heureux,
et d’un nouvel hymen Hélène fut charmée,
brûlant des plus coupables feux ! …
tourne les yeux vers moi, que sur ta fille tombe
ton regard avec un baiser,
et puis je descendrai, mon père, dans la tombe
en ce gage me reposer.
(a Oreste.)
et toi, mon frère, et toi, soutien bien faible encore,
enfant ignorant du malheur,
pleure avec moi pourtant et, sans parole, implore
que l’on laisse vivre ta sœur.

LE CHŒUR


Hélène, ton parjure

arme l’un contre l’autre et la femme et l’époux,
le père et ses enfants, et brise les plus doux
liens de la nature.

AGAMEMNON


exécrable aux mortels et des dieux oublié,
du sang de mes enfants je n’aurais pas pitié ?
Dans ma propre maison, je choisis des victimes
et pour un peu d’éclat je commets de grands crimes ?
Femme, détrompe-toi : de mes brillants honneurs,
plus ferme j’affrontai les charmes suborneurs.
Ah ! Le ciel qui nous perd a vu sur ce rivage
lutter et succomber mon malheureux courage ;
car qui peut retenir ces rois armés d’airain
et taire la rumeur de ces soldats sans frein ?
Ardents à naviguer, avec impatience
ils supportent des vents le calme et le silence.
Pour que les dieux, hélas ! Accordent de venger
l’injure que nous fait un barbare étranger,

l’oracle a demandé le sang de ma famille :
a la nécessité je t’immole, ma fille.
Ce que je fais, il est terrible de l’oser
et c’est terrible aussi que de m’y refuser.
Croyez-moi, ce n’est point Ménélas qui me presse
ma fille, en te livrant j’obéis à la Grèce.
Des chefs et des soldats d’homicide fureur
me force et me repousse à ce comble d’horreur.
Ils tiennent malgré tout ma puissance asservie,
et si je m’essayais à te sauver la vie,
dans Mycène tes sœurs périraient sous leurs coups,
et toi, ta mère encore, et moi-même avec vous…
ma fille, enfin, c’est toi tout l’espoir de nos armes ;
du perfide Ilion c’est toi le châtiment.
Va paraître à l’autel dans un rayonnement,
ma fille, et que moi seul je verse ici des larmes.
(il quitte la scène.)




SCÈNE V

LES MÊMES, moins AGAMEMNON




CLYTEMNESTRE

O ma fille, ô ma fille, ô mon doux réconfort !
Ton père t’abandonne et te livre à la mort !

IPHIGÉNIE

Hélas ! injustes coups du destin qui m’accable !
Pour moi s’éteint déjà la lumière adorable
        De l’éclatant soleil !

Et tu péris aussi de ma propre misère,
Et pour nous lamenter, à toutes deux, ma mère,
        Convient un chant pareil.

Rives du Simoïs, vallons, forêt neigeuse,
O grottes de l’Ida, montagne sourcilleuse,
        Versants, plateaux, sommets,
Où Pan habite encor les bercails et les âtres,
Plût au ciel que Pâris, nourri parmi les pâtres,
        Ne vous foulât jamais !

Ah ! l’épouse de Zeus et la vierge d’Athène
Et la blanche Cypris, qui par le monde mène
        Les cœurs émerveillés,
Près des limpides eaux, source aux Naïades sainte,
Devaient-elles cueillir la rose et l’hyacinthe
        Dans les prés émaillés ?

O Parque, ô dieux cruels ! trop illustre querelle
Où le bouvier troyen jugea de la plus belle,

        Et toi, funeste amour !
C’est pour ma perte, hélas ! Qu’Hélène fut ravie,
Et je meurs, malheureuse, et je quitte la vie
        Et la douceur du jour.




ACTE V



SCÈNE PREMIÈRE

IPHIGÉNIE, CLYTEMNESTRE, ORESTE, LE CHŒUR




IPHIGÉNIE

Vois ce jeune guerrier entouré de soldats ;
Quel est-il, ô ma mère ? Il porte ici ses pas.

CLYTEMNESTRE

C’est le divin héros qui, par le mariage,
Devait s’unir à toi sur ce triste rivage.

IPHIGÉNIE

Quoi, malheureuse ! hélas ! que je quitte ces lieux

Et que je me dérobe, ô ma mère, à ses yeux.

CLYTEMNESTRE

Non, reste, mon enfant : touché de ta misère,
Il veut te secourir contre ton propre père.

IPHIGÉNIE

O ma mère, il approche !… Ah ! Lorsque je le vois,
Hélas ! pour la première et la dernière fois,
Pourrai-je supporter qu’à cette aimable vue
La honte avant le fer cruellement me tue ?

CLYTEMNESTRE

Ma fille, écoute-moi : refoule dans ton cœur
Ce fier emportement de ta belle pudeur.
Songe quels maux le ciel en ce moment nous trame.




SCÈNE II

LES MÊMES, ACHILLE




ACHILLE

Noble reine d’Argos, ô malheureuse femme !

CLYTEMNESTRE

Tu dis vrai.

ACHILLE

Tu dis vrai. Les soldats assemblés sur le port

près des vaisseaux oisifs poussent des cris de mort.

CLYTEMNESTRE


tes paroles me sont un sinistre présage.
Quels cris, dis-moi ?

ACHILLE


faut-il le taire davantage ?
Non, malheureuse, apprends, sans plus dissimuler,
qu’ils demandent ta fille afin de l’immoler.

CLYTEMNESTRE


cruel Agamemnon, notre destin s’achève ;
contre un crime odieux personne ne se lève.

ACHILLE


reine, je l’ai promis, je veux vous protéger :
partout, sans épargner menaces ni prières,

je cours, plus d’une fois je fus presque en danger…

CLYTEMNESTRE


en danger ? Et comment ?

ACHILLE


de périr sous les pierres.

CLYTEMNESTRE


qui donc des Grecs se montre assez audacieux
pour affronter Achille, issu du sang des dieux ?

ACHILLE


ceux qui vinrent suivant ton époux et son frère,
les Thébains, engendrés des enfants de la terre,
les compagnons d’Ajax, tous, la plupart des miens :
ils osent m’appeler esclave des liens
du mariage.

CLYTEMNESTRE


ô peste, ô multitude ingrate !
Mais si je brave enfin leur fureur scélérate,
si je garde ma fille et ne la livre pas.
Achille, viendront-ils l’arracher de mes bras ?

ACHILLE


pour entraîner ta fille et presser son supplice,
ils viendront en grand nombre et conduits par Ulysse.

CLYTEMNESTRE


ce fourbe, rejeton de Sisyphe ?

ACHILLE


vraiment,
lui-même.

CLYTEMNESTRE


ô perfide ! Indigne égarement !
ô misérable cœur ! Se peut-il qu’il consente
a se souiller du sang d’une vierge innocente ?

ACHILLE


je veux l’en empêcher.

CLYTEMNESTRE


a quoi bon y songer ?
Ma fille, je la perds, on va me l’égorger.

ACHILLE


non, je la défendrai.

CLYTEMNESTRE


seul contre tous ?

Achille, montrant les soldats de son escorte.
près d’elle,
reine, je placerai cette garde fidèle.

CLYTEMNESTRE


un favorable dieu puisse te seconder !

ACHILLE


entre les Grecs et vous mon bras va décider.

IPHIGÉNIE


une plus haute voix et me parle et m’appelle
et je dépouille enfin ma faiblesse mortelle.
Pourquoi te plaindre en vain et contre ton époux
aigrir ainsi ton cœur, ma mère ? Devons-nous,
en insultant aux dieux qui marquent nos journées,
prétendre détourner le cours des destinées ?
Non, mais craignons plutôt qu’aggravant notre sort
d’autres malheurs plus grands ne précèdent ma mort.

Faut-il que ce héros, en mutinant l’armée,
aille risquer sa vie avec sa renommée ?
Par ma seule vertu la Grèce en ce moment
de Pâris et de Troie obtient le châtiment.
Sur l’autel d’Artémis généreuse victime,
ma mère, de ta sœur je rachète le crime.
Je soulève les flots, les vents me sont soumis ;
j’honore mes parents, je perds nos ennemis.
Et tu veux que j’hésite et que je sois avare
de mes jours, que je dois aux ombres du Ténare ?
Pardonne, qu’ai-je dit ? Non, non, tu ne veux pas
que je cesse d’aimer mon illustre trépas.
Certes, je tiens de toi cette ardeur qui m’enflamme.
Reine d’Argos, ma mère, oui, je connais ton âme :
ce que de notre rang peut exiger l’honneur,
tu ne le cèdes pas au plus tendre bonheur.
Tu ne souffriras point que mon père revienne
parjure à son serment dans l’antique Mycène.
A l’esclave doit-il, l’homme libre, obéir,
et Pâris pourra donc de son crime jouir

sans que nous effacions la honte de l’outrage ?
Ces milliers de soldats, ces chefs au grand courage,
volant de toutes parts pour venger leur pays,
la fille de leur roi les aura donc trahis ?
Va-t-elle fatiguer, inutile, la rame,
les bras des matelots à cause d’une femme ?
Lorsqu’Artémis ordonne, ai-je la liberté
de refuser ma vie à la divinité ?
Venez, conduisez-moi, devant toute la Grèce,
sur le terrible autel de la fière déesse.
Venez, immolez-moi : je verrai sans horreur
se lever le couteau du sacrificateur.
Qu’on répande mon sang ; la terre de Phrygie
de ce sang virginal sera bientôt rougie ;
et partout l’on verra nos guerriers triomphants.
Ce sera mon hymen, mon époux, mes enfants.

LE CHŒUR


que ton âme est bien née,
fille d’Agamemnon, tu n’as pas mérité

ta fausse destinée,
et qu’Artémis pour toi montre de cruauté !

ACHILLE


ô sang de tant de rois, ô généreuse fille,
la Grèce est fortunée en possédant ton cœur
si les dieux t’avaient fait entrer dans ma famille,
j’en aurais le présent du plus rare bonheur.
Par cette modestie et ce noble langage,
tes traits déjà si beaux séduisent davantage.
Ah ! Si tu fléchissais ce grand courage entier,
ah ! Si je te sauvais du sort qui te menace,
dans l’antique Larisse où commande ma race,
je voudrais te conduire épouse en mon foyer.
Songe, songes-y bien, princesse, et considère
que même au plus vaillant la mort paraît amère.

IPHIGÉNIE


si ton zèle m’est doux et s’il plaît à mon cœur,

en ferai-je l’objet d’un espoir sans honneur ?
Non, laissez-moi mourir : en ce moment extrême,
sans présumer de moi j’ai jugé par moi-même.
Intrépide héros, je sais ce que tu peux ;
mais, ne me servant pas, tu me serviras mieux.
Et puisqu’ainsi les dieux ordonnent de ma vie,
d’une si belle mort ne m’ôte point l’envie.

ACHILLE


comment celer encor la juste vérité ?
Ta résolution enfin m’a surmonté.
Princesse, en cet instant, dans un transport superbe,
tout ton être a frémi comme à la brise l’herbe.
Mais je saurai veiller jusqu’au bout sur ton sort,
toujours prêt d’écarter de toi la triste mort.
Heureuse, pour ton père et pour toute la Grèce,
certes, tu veux laisser moissonner ta jeunesse.
Tu pourrais cependant, sans même démentir
ta native fierté, soudain t’en repentir,

Quand le glaive luira près de ta gorge nue.
Ainsi, je vais au temple attendre ta venue.
(Il sort.)




SCÈNE III

IPHIGÉNIE, CLYTEMNESTRE, LE VIEILLARD,
ORESTE, LE CHŒUR




IPHIGÉNIE

O ma mère, pourquoi ce silence et ces pleurs ?

CLYTEMNESTRE

En répandrai-je assez pour plaindre mes malheurs ?

IPHIGÉNIE

Que ton cœur généreux surmonte sa tendresse :

ne me fais pas tomber encor dans la faiblesse.
Ecoute-moi plutôt et cède à mon désir.

CLYTEMNESTRE


parle : crains-tu de moi, ma fille, un déplaisir ?

IPHIGÉNIE


eh bien, ne coupe pas les boucles de ta tête
et garde sur ton corps tes vêtements de fête.

CLYTEMNESTRE


hélas ! Quand je te perds ?

IPHIGÉNIE


tu ne me perdras pas :
je te rends glorieuse et j’échappe au trépas.
Mourrai-je, quand mon sang, ruisselant sous le glaive,
en féconde moisson pour mon pays s’élève ?

Est-ce donc reposer sous un commun tombeau
que d’avoir pour ma cendre un monument si beau ?
Car c’est le tertre saint, l’autel de la déesse
honneur de l’Ortygie, Artémis chasseresse.

CLYTEMNESTRE


ô vertu sans égale, ô nouvel argument
a mes cris, à mes pleurs, à mon cruel tourment ! …
que dirai-je à tes sœurs ?

IPHIGÉNIE


va, dis-leur d’être heureuses ;
et quant à cet enfant, Oreste que voici,
qu’il croisse en homme libre et dans un fier souci,
afin qu’il porte un jour ses armes valeureuses.

CLYTEMNESTRE


ah ! Prends-le dans tes bras, vous ne vous verrez plus.

IPHIGÉNIE


mon frère…

CLYTEMNESTRE


coulez donc mes pleurs, pleurs superflus ! …
que dois-je faire encor, de retour dans Mycène ?

IPHIGÉNIE


regarde ton époux sans colère ni haine.

CLYTEMNESTRE


quoi ! Ce père inhumain, ce perfide odieux ?

IPHIGÉNIE


il sauve la patrie et se soumet aux dieux ;
longtemps à m’épargner il s’obstina sans doute.
Mais moi, l’ambition qui me transportait toute

languit-elle déjà ? La verra-t-on céder !
Non, avec plus d’ardeur je l’avais poursuivie…
que ce vieux serviteur me mène sans tarder
a l’autel où m’attend et la mort et la vie.

CLYTEMNESTRE


ô mon enfant, tu pars !

IPHIGÉNIE


ma mère, pour jamais.

CLYTEMNESTRE


tu me quittes, hélas !

IPHIGÉNIE


et tout ce que j’aimais.

CLYTEMNESTRE


ne m’abandonne pas.


IPHIGÉNIE

Ne m’abandonne pas. Par des larmes sans gloire,
Crains de mon beau dessein d’obscurcir la mémoire.
(On emmène Clytemnestre.)




SCÈNE IV

IPHIGÉNIE, LE VIEILLARD, LE CHŒUR




IPHIGENIE, au Chœur.

Et vous, femmes, quittant le deuil et les regrets,
Vous ferez retentir des chants qui seront dignes
D’Artémis au grand cœur qui lance au loin ses traits
Et parcourt sur un char Claros féconde en vignes.

Où sont les vases d’or et les libations ?
Que la flamme à l’autel consume les offrandes !
O rapide Artémis, qui règnes sur les monts,

Je donne sans trembler le sang que tu demandes.

Voici ma chevelure et mon front virginal,
Venez, couronnez-moi de fleurs et de feuillage.
Jeunes femmes, frappez le sol d’un pas égal
En célébrant ma mort comme un heureux présage.

Je triomphe de Troie et fais tomber à bas
Sa forte citadelle et sa muraille antique,
Et pour fixer enfin la chance des combats,
J’efface de mon sang l’oracle prophétique.

O retraites d’Aulis, ô bords, golfe profond,
Je vous devrai la gloire. Argos, ô ma patrie,
Pour un illustre exemple et ce destin, qui sont
Présents des immortels, Argos, tu m’as nourrie.

LE CHŒUR

           Tes malheurs éclatants

Sur l’aile de la gloire, ô vierge à l’âme fière,
           Devanceront le temps.

IPHIGÉNIE

O Zeus ! Flambeau du jour, ô splendeur coutumière !
Mon destin me réclame : adieu, belle lumière !
(Elle sort, conduite par le vieillard.)

SCÈNE V

LE CHŒUR


UNE CHOREUTE


devant les rois muets et le peuple étonné
s’approche de l’autel, dans la sainte prairie,
avec un cœur content et le front couronné,
celle qui va mourir pour venger sa patrie.

UNE AUTRE


celle qui va mourir, offrande à son pays,

a reçu pour parer sa beauté virginale,
des plus charmantes fleurs les nœuds épanouis,
et la main de son père a versé l’eau lustrale.

UNE AUTRE


ô vierge, gloire à toi, qui marches sans trembler !
Artémis cessera de nous être opposée,
quand le prêtre aura fait sous le fer ruisseler
des veines de ton corps la sanglante rosée.

UNE AUTRE


ô toi qui, sans pleurer ton âge florissant,
sur le terrible autel, d’un pied ferme, t’avances,
pour abattre Ilion, les gouttes de ton sang,
noble vierge, seront plus fortes que les lances.

UNE AUTRE


gloire à toi, à toi, fille d’Agamemnon !

UNE AUTRE


ta mort va t’acquérir un éternel renom.

LE CHŒUR


fille de Zeus, déesse
qui marches dans la nuit,
que sur les monts sans cesse
le meurtre réjouit ;
divine souveraine
des retraites d’Aulis,
je te salue, ô reine,
Artémis, Artémis !
Vénérable, virile,
sœur d’Apollon archer
enfanté dans une île
a l’ombre d’un palmier,
je t’invoque et t’implore
autant qu’il est permis,

et te salue encore,
Artémis, Artémis !

UNE CHOREUTE


je vois des boucliers au grand soleil reluire.

UNE AUTRE


je vois de clairs rameaux bercés par le zéphire.

UNE AUTRE


dans l’air et sur la mer, quelle éclatante paix !

UNE AUTRE


la nature sourit aux malheurs, aux forfaits.

UNE AUTRE


autour du temple règne un silence terrible !

UNE AUTRE


entends cette clameur encore plus horrible.

UNE AUTRE


c’en est fait.

UNE AUTRE


ô destin funeste et glorieux !

UNE AUTRE


oracle inexorable !

UNE AUTRE


ô père furieux !

UNE AUTRE


de la vierge d’Argos s’achève le martyre.

UNE AUTRE


a présent, sur l’autel, Iphigénie expire.

LE CHŒUR


renonce à ta fureur,
viens, et sois-nous propice ;
le sang du sacrifice
a réjoui ton cœur ;
déesse redoutable,
guerrière à l’arc d’argent,
viens, sois-nous à présent
protectrice équitable.
Laisse les vents souffler
et qu’ils courent enfler
nos voiles avec joie
sur la route de Troie.
Contre les ennemis
accorde la victoire
a nos rois, et la gloire,
Artémis, Artémis.




SCÈNE VI

LE VIEILLARD, CLYTEMNESTRE, LE CHŒUR




LE VIEILLARD

O fille de Tyndare, ô maîtresse chérie,
Hâte-toi d’écouter ce qu’il faut que je die.

CLYTEMNESTRE, sortant du palais.

J’accours toute tremblante et pleine de terreur,
Car je crains d’ajouter encore à mon malheur.

LE VIEILLARD


apaise ton tourment : ce que je vais t’apprendre,
sans doute tu seras heureuse de l’entendre.

CLYTEMNESTRE


va, ne diffère plus et parle sans tarder.

LE VIEILLARD


si mon esprit chétif, qui vient d’intimider
du céleste pouvoir le certain témoignage,
reine, ne trouble pas l’ordre de mon langage,
en reprenant les faits à leur commencement,
j’en ferai le récit digne d’étonnement.
Donc, nous sommes venus, ta fille et moi son guide,
dans les bois remplis d’ombre et sur les prés en fleurs
où la fière déesse à son culte préside.
Agamemnon nous voit, et, pour cacher ses pleurs,
dans un gémissement il détourne la tête.

Mais ta fille, avançant, lui dit : " me voici prête,
je l’ai bien résolu ; sans regret, sans émoi,
je veux donner mes jours pour la Grèce et pour toi.
Sèche, sèche ces pleurs dans tes yeux ô mon père !
J’approche de l’autel, victime volontaire.
Va couvrir d’un laurier ton spectre fortuné
et reviens sur les bords où ton aïeul est né.
Sans que personne ici me fasse violence,
je tends au fer mon cou, d’un cœur ferme, en silence. "
alors, tous, à ces mots, admirent la valeur,
ô reine, de ta fille et plaignent ton malheur.
Du prophète Calchas la figure assombrie
domine l’assemblée, il se recueille, il prie.
Puis il place le glaive aux tranchants acérés
dans la corbeille d’or entre les grains sacrés,
et couronne le front de la vierge immobile.
L’arbitre des combats, le magnanime Achille,
dont le dessein hardi cède à la volonté
extrême de ta fille, a sur l’autel porté
l’eau lustrale, et la verse, et s’écrie : " ô déesse,

fille de Zeus, retentissante chasseresse,
qui le fauve aux abois perces d’un trait volant,
qui roules dans la nuit ton disque étincelant,
reçois avec faveur, Artémis redoutable,
ce pur sang d’une vierge et sois-nous secourable ! "
il dit, et tout autour, muets, en rang pressés,
les chefs et les soldats tiennent leurs yeux baissés.
Le prêtre va saisir par le pommeau le glaive ;
pour frapper sûrement déjà son bras se lève.
Cruelle attente, hélas ! Ce bras levé, chacun
le fixait malgré lui dans un effroi commun.
Enfin le bruit du coup résonne à notre oreille.
Mais, ô divin prodige, incroyable merveille !
Comment et dans quel lieu s’en fut-il retiré,
le beau corps virginal que nous avions pleuré ?
Une biche était là, sur l’autel étendue,
énorme de sa taille, agréable à la vue ;
ses membres palpitaient encore et de son flanc
avec profusion coulait un flot sanglant.
De la foule à l’instant monte une clameur grande ;

mais le devin, debout, de se taire commande :
" chefs alliés, dit-il, soldats et nautoniers,
d’un courroux immortel sur ces bords prisonniers,
voyez comme Artémis, sans vouloir davantage,
sans se souiller en vain d’un sang trop généreux,
immole sur l’autel cette biche sauvage ;
la déesse Artémis vient d’exaucer nos vœux.
Courez tous aux vaisseaux et saisissez la rame :
le ciel accorde enfin la perte de Pergame.
Dans les golfes d’Aulis trop longtemps retenus,
aujourd’hui nous fendons les vastes flots chenus. "
ainsi parla Calchas. Par cet heureux miracle,
les dieux ont racheté leur détestable oracle.
Je quitte Agamemnon, je viens te faire part,
noble reine d’Argos, de son prochain départ
et t’apprendre comment ta fille bien-aimée
obtient un beau destin avec la renommée.
Ma bouche est véridique et j’ai mis tout mon soin
a rapporter ces faits dont je parle en témoin.
Certes, ta fille vit parmi les dieux. ô reine,

pardonne à ton époux et modère ta peine.
(Clytemnestre demeure anxieuse.)

LE CHŒUR


vers la terre est tourné, reine, ton front pesant,
hélas ! Et dans ton âme
combattue à l’excès, la cendre est à présent,
et bientôt, c’est la flamme.
Est-ce un solide bien, ce que tu viens d’ouïr ?
N’est-ce qu’une ombre feinte ?
Du sort de ton enfant vas-tu te réjouir
ou redoubler ta plainte ?
Rappelle, ô cœur meurtri, ton sourire exilé !
Il faut que l’homme sache
que malgré la raison, sous le ciel étoilé,
plus d’un secret se cache.

CLYTEMNESTRE


de quel nom t’appeler, ma fille, en ce moment ?
Afin de commencer une nouvelle vie,
serait-ce vrai, ma fille, un dieu t’a donc ravie ?
Ou, par ce faux discours, d’un vain contentement
abuse-t-on ma peine et mon cruel tourment ?

LE VIEILLARD


voici le roi qui vient. Il dira que mon zèle
a rapporté les faits dans un récit fidèle.




SCÈNE VII

LES MÊMES, AGAMEMNON




AGAMEMNON

Rendons grâces, ô femme, à la Divinité,
D’être venue en aide à tant d’adversité :
Parmi les Immortels séjourne Iphigénie.
Que la crainte à jamais de nos cœurs soit bannie !
De ta suite escortée, avec ton jeune fils,
Regagne ton foyer, quittant les bords d’Aulis.
L’armée est toute prête à naviguer vers Troie

Et le ciel plus clément nous en ouvre la voie.
Le temps de mon retour sera long à venir ;
Puisse un sort favorable enfin nous réunir !




NOTE

SUR LA MISE EN SCÈNE






Les chants du Chœur peuvent être à volonté partagés, entre deux, trois ou plusieurs choreutes.

Dans les théâtres où l’on ne pourra faire venir un char sur la scène, le début de la scène II du deuxième acte est à modifier ainsi qu’il suit ;

CLYTEMNESTRE entre accompagnée d’Iphigénie.

Cet accueil bienveillant, cet aimable langage
Dont vous nous saluez nous sont un bon présage.
Oui, je l’espère ainsi, car tout, en ce moment,
Ce qui frappe mes yeux et mon contentement.
Me dit que la fortune, à nous plaire empressée.
Appelle dans Aulis la jeune fiancée.
(Aux femmes de sa suite.)
Vous qui m’avez suivie en cette occasion
Loin d’Argos, sur ces bords avec précaution,
Faites sortir du char les présents qu’à ma fille
Donne pour son hymen son heureuse famille.
(S’adressant à la cantonade.)
Rassurez les chevaux, vous tenant devant eux :

Ils sont jeunes encore et bien vite ombrageux.
   (On apporte sur la scène le petit Oreste, que Clytemnestre prend dans ses bras.)
O filsd’Agamemnon, eh quoi ! tu dors ? Ecoute…
Etc.