Intuitions pré-chrétiennes/Reconnaissance de Dieu et de l’homme

La Colombe (p. 15-20).

RECONNAISSANCE DE DIEU ET DE L’HOMME

Sophocle : Reconnaissance d’Électre et d’Orest


v. 1218

Él. — Le malheureux, où est son tombeau ?
Or. — Il n’y en a pas. Un vivant n’a pas de tombeau.
— Que dis-tu mon enfant ?
— Nul mensonge en mes paroles.

— Il est donc vivant, l’homme ?
— Oui, si mon souffle est en moi.
— Donc toi, tu serais lui ?
— Ceci, examine-le,
L’anneau de mon père et vois si ma parole est certaine.
— Ô très aimée lumière.
— Très aimée, j’en suis témoin.
— Ô voix, tu es là ?
— Plus jamais ailleurs n’interroges.
— Je t’ai dans mes bras ?
— Ainsi désormais, tiens-moi toujours.
— Ô bien chères femmes, ô concitoyennes,
voyez ici Oreste, qui avait trouvé moyen
d’être mort, qui maintenant a trouvé moyen d’être sauvé.


Si on lit ces vers sans songer à l’histoire d’Électre et d’Oreste, la résonance mystique est évidente (plus jamais ailleurs ne questionne — ainsi tiens-moi toujours). Si ensuite on songe à l’histoire telle qu’elle est dans Sophocle, l’évidence devient plus grande.

Il s’agit d’une reconnaissance, thème fréquent dans le folklore. On croit avoir devant soi un étranger, et c’est l’être le plus aimé. C’est ce qui s’est produit pour Marie-Madeleine et un certain jardinier.

Électre est fille d’un roi puissant, mais réduite au plus misérable état d’esclavage sous les ordres de ceux qui ont trahi son père. Elle a faim. Elle est en haillons. Le malheur non seulement l’écrase, mais la dégrade et l’aigrit. Mais elle ne pactise pas. Elle hait ces ennemis de son père qui ont tout pouvoir sur elle. Son frère, qui est au loin, pourrait seul la délivrer. Elle se consume dans l’attente. Enfin, il vient, mais elle n’en sait rien. Elle croit voir un étranger qui annonce sa mort et porte ses cendres. Elle ἳtombe dans un désespoir sans fond, elle souhaite mourir. Mais bien qu’elle n’espère plus rien, pas un instant elle ne songe à pactiser. Elle ne hait que plus intensément les ennemis. Pendant qu’elle tient l’urne en pleurant, Oreste, qui l’avait prise pour une esclave, la reconnaît à ses larmes. Il lui apprend que l’urne est vide. Il se révèle à elle.

Il y a double reconnaissance. Dieu reconnaît l’âme à ses larmes puis il se fait reconnaître.

C’est quand l’âme épuisée a cessé d’attendre Dieu, quand le malheur extérieur ou la sécheresse intérieure lui fait croire que Dieu n’est pas une réalité, si néanmoins elle continue à l’aimer, si elle a horreur des biens d’ici-bas qui prétendent le remplacer, c’est alors que Dieu après quelque temps vient jusqu’à elle, se montre, lui parle, la touche. C’est ce que saint Jean de la Croix appelle nuit obscure.

D’autre part, ce deuil mené sur l’urne et les cendres d’Oreste, suivi de la joie de la reconnaissance, évoque aussi clairement que possible le thème du Dieu mort et ressuscité. Un vers désigne ce thème sans ambiguïté :


μηχαναῖσι μὲν θανόντα, νῦν δἐ μηχαναῖς σεσωσμένον
(mêchanaisi men thanonta, nun de mechanais sesôsmenon)

un stratagème l’a fait mourir, à présent un stratagème l’a sauvé.


Mais stratagème ne convient pas. Le mot μηχανῆ est employé par les tragiques, Platon, Pindare, Hérodote, dans beaucoup de textes qui ont rapport clair ou caché, direct ou indirect, certain ou conjectural, avec les notions de salut et de rédemption, notamment dans le Prométhée. C’est au point de rendre vraisemblable que ce mot ait été employé à ce sujet dans les Mystères. Ce mot veut dire moyen et est synonyme du mot πορόϛ (concernant lequel voir le commentaire du mythe de la naissance de l’amour dans le Banquet). Ce mot est employé dans un texte d’Hérodote aussi clair que possible sur la Passion (cf. plus loin). Le mot latin correspondant est machina, et on appelait Deus ex machina le dieu qui descendait d’en haut sur la scène à la fin d’une pièce de théâtre.

Sophocle est le poète grec où la qualité chrétienne de l’inspiration est la plus visible et peut-être la plus rare. (Il est beaucoup plus chrétien que n’importe quel poète tragique des vingt derniers siècles, à ma connaissance.) Cette qualité est généralement reconnue dans la tragédie d’Antigone qui pourrait être une illustration de la parole : « Il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes. » Le Dieu qui est présent à cette tragédie n’est pas conçu comme étant dans les cieux, mais sous terre, parmi les morts. Mais cela revient au même. Il s’agit toujours du vrai Dieu, du Dieu qui est dans l’autre monde. L’homme doit dans sa charité imiter cette impartialité de Dieu qui s’étend sur tous. C’est ainsi que le Christ commande d’imiter la perfection du Père céleste qui envoie à tous la pluie et la clarté du soleil.


v. 512

— Est-ce qu’il n’était pas ton frère, celui qui est mort en le combattant ? (en combattant Polynice, il s’agit d’Étéocle).

— Mon frère, né d’un seul et même père.

— Comment donc estimes-tu une bonté qui envers lui est impie ?

— Il ne témoignera pas ainsi, le cadavre du mort.

— Et pourtant tu ne l’as pas honoré davantage que l’impie. — C’est que l’autre a péri, non pas son esclave mais son frère.

— Mais ravageant ce pays, et celui-là le protégeait.

— Néanmoins le Dieu des morts demande l’égalité.

— Mais le bon n’est pas l’égal du méchant dans leur partage.

— Qui sait si en bas tout cela est saint ?

— Jamais l’ennemi, même lorsqu’il est mort, n’est un ami.

Antigone :

— Ce n’est pas pour partager la haine mais l’amour, que je suis née.


Ce vers d’Antigone est splendide, mais la réplique de Créon est plus splendide encore, car elle montre que ceux qui ont part seulement à l’amour et non à la haine appartiennent à un autre monde et n’ont à attendre de celui-ci que la mort violente.


Créon : Κάτω νυν ἐλθοῦς, εἰ φιλητέον, φιλει κεινους.

v. 525

— Descends donc en bas, puis, si tu as besoin d’aimer, aime ceux d’en bas.


C’est seulement chez les morts, dans l’autre monde, qu’on a licence d’aimer. Ce monde-ci n’autorise pas l’amour. C’est seulement les morts qu’on peut aimer, c’est-à-dire les âmes en tant que par destination elles appartiennent à l’autre monde.

Antigone est un être parfaitement pur, parfaitement innocent, parfaitement héroïque, qui se livre volontairement à la mort pour préserver un frère coupable d’une destinée malheureuse dans l’autre monde. Au moment de l’approche imminente de la mort, la nature en elle défaille et elle se sent abandonnée des hommes et des dieux. Elle périt pour avoir été insensée par amour. Sa sœur lui dit au début :


v. 99

ἄνονς μὲν ἔρχει, τοῖς φίλοις δ’ὀρθῶς φίλη
(anous men erkhei tois philois d’orthôs philê).

Tu es insensée, mais pour tes amis une véritable amie.
(Cf. le Prométhée d’Eschyle.)


Dans plusieurs tragédies grecques on voit une malédiction issue du péché se transmettre de génération en génération jusqu’à ce qu’elle touche un être parfaitement pur, qui en subit toute l’amertume. Alors la malédiction est arrêtée. Ainsi une malédiction est née du péché de désobéissance à Dieu commis par Laïos. L’être pur qui l’arrête du fait qu’il la subit est Étéocle dans Eschyle, Antigone dans Sophocle. L’être pur qui arrête la malédiction des Pélopides est Oreste dans Eschyle. (L’Électre de Sophocle ne se place pas dans cette perspective.) On a très mal compris ce qu’on nomme la fatalité dans la tragédie grecque. Il n’y a pas de fatalité mais cette conception de la malédiction qui, une fois produite par un crime, est transmise par les hommes les uns aux autres, et ne peut être détruite que par la souffrance d’une victime pure, obéissante à Dieu.