Introduction aux grands principes
Introduction aux grands principes, ou Réception d’un philosophe, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, volume II (p. 94-99).


RÉPONSE DE DIDEROT
À L’EXAMEN DU PROSÉLYTE RÉPONDANT PAR LUI-MÊME


J’ai été très-honoré, monsieur, de la critique que vous avez faite de mon dialogue en réponse au vôtre : je vous dois surtout des remerciements pour le ton de modération et de douceur avec lequel vous m’avez combattu ; voilà comme on devrait toujours chercher la vérité. Comme mon dessein n’est pas d’entrer en controverse réglée, je ne ferai pas de réponse suivie à cette seconde pièce : je me contenterai de quelques remarques sur certains endroits qui m’ont paru peu justes. J’espère que la liberté avec laquelle je continuerai de m’expliquer, ne vous déplaira pas. Tous les hommes ne peuvent pas avoir les mêmes sentiments ; mais tous sont obligés d’être sincères : et on n’est pas coupable pour être dans l’erreur, mais pour trahir la vérité. Venons à votre examen.

Avouez, dites-vous d’abord, que vous avez moins travaillé à vous instruire de la religion, qu’à lire les écrits de ses adversaires ; que vous avez penché tout d’un côté, etc. Cette imputation n’est pas dans l’équité. Quelle preuve avez-vous de la partialité que vous m’attribuez, si ce n’est que je ne pense pas comme vous ?

Il faut distinguer les célibataires par goût et par commodité, d’avec ceux qui embrassent cet état par des motifs de religion. Les uns et les autres ont tort ; que ce soit par goût, ou par un zèle mal entendu qu’on embrasse le célibat, la société n’y perd pas moins. Mais, direz-vous, la religion le conseille. C’est ce qui dépose contre elle.

L’Angleterre n’a pas gagné, pour les mœurs, plus que la France, à la philosophie ; c’est dans ces deux pays qu’elles sont le plus dépravées. Il faut être de bien mauvaise humeur contre la philosophie, pour l’accuser d’avoir corrompu les mœurs en France et en Angleterre, tandis qu’il y a tant d’autres causes sensibles de cette corruption.

Ah ! mon cher, si vous prenez ce qui est écrit dans cotre cœur pour la loi de Dieu, vous lui faites écrire bien des sottises. Vous qui m’accusez d’abuser des termes, n’en abusez-vous pas vous-même ici ? N’est-il pas clair que, par cœur, j’entends eu cette occasion la conscience, et non pas les passions ?

Ils demandent des preuves démonstratives dans des choses qui n’en sont pas susceptibles. On sait bien que les faits historiques ne sont pas susceptibles de preuves démonstratives ; et c’est pour cela même qu’ils ne peuvent jamais prévaloir contre des vérités démontrées. Quelque bien prouvé que soit un fait, il n’est jamais aussi évident qu’un axiome de géométrie ; le fait peut rigoureusement être faux, l’axiome ne peut pas l’être. Il est possible que cent historiens à la fois se trompent ou veuillent me tromper, lorsqu’ils m’assurent qu’il y a eu une ville de Troie ; il est impossible que le rayon ne soit pas la moitié du diamètre. Mais, d’ailleurs, quels sont les faits du christianisme si authentiquement prouvés ? Sont-ce les ténèbres qui couvrirent toute la surface de la terre à la mort de Jésus-Christ, pendant que les historiens contemporains, ni grecs ni romains, n’en ont pas dit un mot ? Est-ce le soleil arrêté par Josué durant une demi-journée, tandis qu’aucun autre auteur n’a jamais parlé de ce phénomène ? La religion chrétienne a pour elle, dites-vous, l’universalité des témoignages ; cela est bientôt dit : cependant, combien d’historiens opposés aux historiens sacrés ; combien peut-être qui ont été falsifiés ; combien qui ont été supprimés, pendant que le peu qu’il y avait de livres était entre les mains des moines ? Dans le fond, cette unanimité de suffrages, dont se vante le christianisme, se réduit à ceux de son parti.

La demande est singulière, est-ce que Dieu parle ? Je veux convenir que Dieu avait besoin d’emprunter l’organe de la parole, pour faire connaître sa volonté aux hommes ; je veux convenir qu’il ne pouvait communiquer immédiatement cette connaissance à notre âme, comme il lui communique le sentiment et la pensée ? Pourquoi a-t-il chargé Pierre et Paul de m’en instruire ? Pourquoi ne me l’a-t-il pas annoncé lui-même ? Pourquoi y a-t-il même les trois quarts des hommes qui n’entendront jamais parler de ceux que, selon vous, Dieu a faits dépositaires de sa volonté ? Ingrat ! vous ne la devez, cette conscience, dont vous parlez tant, qu’aux premiers principes de la religion où vous êtes né. La conscience est de tous les temps ; elle n’est pas un fruit de la religion chrétienne, mais un présent du Créateur ; elle parlait aux Grecs et aux Romains comme elle parle aux Français : c’est aller contre des vérités trop connues, que de nier celle-là. Quant aux usages que vous citez de quelques nations barbares, ils ne promeut rien ; on sait bien que les sauvages résistent quelquefois, ainsi que nous, à la voix de la conscience : d’ailleurs, parmi ces usages, il y en a qu’il serait aisé de justifier ; mais cela nous mènerait trop loin.

Vous ne croyez pas aux histoires qui rapportent la révélation ; ne croyez donc aucun fait, car il ne nous parvient que par l’histoire. Quelle différence ! Vous mettez dans la même classe les faits qui s’accordent avec la physique et la raison, et ceux que la physique et la raison démentent. C’est cette conformité, ou cette opposition qui me fait discerner les vrais d’avec les faux. Je crois, sur la foi des historiens, que César a existé : mais s’ils me disaient que César était à Rome et dans les Gaules en même temps ; que César a fait un voyage dans la lune, etc., je ne les croirais plus. La vérité est sans cesse confondue dans l’histoire avec l’erreur, comme l’or et le plomb sont mêlés ensemble dans la mine ; la raison est le creuset qui les sépare. Les deux propositions qui suivent sont deux sophismes. Il s’en faut de beaucoup qu’il soit aussi certain qu’Euclide n’était pas Américain, qu’il est certain que le triangle est la moitié du parallélogramme ; qu’il soit aussi sûr qu’il y avait un chandelier d’or au temple de Jérusalem, qu’il est sûr qu’il y a des lampes dans nos églises ; avec une pareille logique, je ne suis pas surpris que nous ne soyons pas, vous et moi, d’accord.

Vous demandez quelle force auront des témoignages contre des notions évidentes ? Celle de nous faire connaître qu’il y a des choses au-dessus de la raison. Le témoignage des hommes, quoi que nous en puissiez dire, n’aura jamais le pouvoir de faire croire à un homme raisonnable que deux et deux font trois ; en me disant qu’il y a des choses au-dessus de la raison, on ne me fera pas croire des absurdités. Sans doute il y a des choses supérieures à notre raison ; mais je rejetterai hardiment tout ce qui y répugne, tout ce qui la choque. Quelle est cette manière de raisonner, qui met le témoignage des hommes au-dessus de l’évidence, comme si ce qui est évident pouvait être faux, comme si l’évidence n’était pas la marque infaillible de la vérité ? Ceux qui veulent payer les autres de ces raisons, peuvent-ils en effet s’en contenter eux-mêmes ?

La raison démontre que naturellement la nation juive devrait être éteinte. La raison démontre, au contraire, que les Juifs se mariant et faisant des enfants, la nation juive doit subsister. Mais, direz-vous, d’où vient qu’on ne voit plus ni Carthaginois, ni Macédoniens ? La raison en est qu’ils ont été incorporés dans d’autres peuples ; mais la religion des Juifs, et celle des peuples chez lesquels ils habitent, ne leur permettant pas de s’incorporer avec eux, ils doivent faire une nation à part. D’ailleurs, les Juifs ne sont pas le seul peuple qui subsiste ainsi dispersé ; depuis un grand nombre d’années, les Guèbres et les Banians sont dans le même cas.

Non sans leur donner le moyen de prouver leur mission. Et comment l’ont-ils prouvée ? Par des miracles. Mais d’où vient que les Juifs, témoins des miracles éclatants de Moïse, ne s’y rendaient pas ? D’où vient qu’ils se révoltaient continuellement contre lui ? C’était, direz-vous, des cœurs endurcis. Mais moi, qui n’ai jamais vu les miracles de Moïse, et qui suis venu cinq mille ans après lui, suis-je bien coupable d’être aussi endurci qu’eux ?

L’âme ne peut se passer de culte, sans tomber dans l’aridité et la froideur. Qu’il y ait un culte, soit ; mais que chacun puisse suivre celui de son pays ; et que ceux qui prient Dieu en latin ne damnent pas ceux qui le prient en anglais ou en arabe.

Que pouvez-vous donc connaître, si vous ne connaissez pas votre âme, et si vous ne sentez pas qu’elle n’est pas matière ? Âme, matière ! où sommes-nous ? qui nous éclairera dans ces ténèbres ? Vous qui connaissez si bien mon âme, expliquez-moi donc ce que c’est ?

J’avoue que je n’entends rien à ceci : Dites donc que le mal est une négation qui ne subsiste pas par elle-même, mais par l’opposition à la loi de Dieu. Je ne dois m’en prendre sans doute qu’à mon peu d’intelligence. À l’égard du péché originel, il était bien juste assurément qu’Adam fût châtié pour avoir mangé la pomme ; mais vous et moi qui n’y avons pas touché, et tant d’autres qui n’ont pas même entendu prononcer le nom d’Adam, pourquoi en sommes-nous punis ? Un pauvre Hottentot n’est-il pas bien malheureux d’être destiné en naissant aux flammes éternelles, parce qu’un homme, il y a six mille ans, a mangé une pomme dans un jardin[1] ?

Si la justice n’est pas la fidélité à tenir les conventions établies, qu’est-elle donc ? La définition que vous en donnez ne lui convient pas plus qu’à toutes les autres vertus qui sont également une conformité à la volonté de Dieu. Mais, dites-vous, la justice ne peut pas être la fidélité à observer les conventions ou les lois, puisque les lois elles-mêmes ont été faites sur la justice. Les hommes, avant de faire les lois, avaient-ils, en effet, des notions de justice, et est-ce sur ces notions que les lois ont été faites ? Pour résoudre cette question, examinons comment les premières lois durent être formées. C’est la propriété acquise par le travail, ou par droit de premier occupant, qui fit sentir le premier besoin des lois. Deux hommes qui semèrent chacun un champ, ou qui entourèrent un terrain d’un fossé, et qui se dirent réciproquement : Ne touche pas à mes grains ou à mes fruits, et je ne toucherai pas aux tiens, furent les premiers législateurs. Ces conventions supposent-elles en eux aucune notion de justice ? et avaient-ils besoin, pour les faire, d’autre connaissance que celle de leur intérêt commun ? Il ne paraît pas. Comment donc acquirent-ils les idées du juste et de l’injuste ? Elles se formèrent, dans leur esprit, de l’observation et de l’inobservation des conventions. L’une fut désignée par le nom de justice, l’autre par celui d’injustice ; et les actes de ces deux relations opposées s’appelèrent justes et injustes. J’insiste donc, et je dis que la justice ne peut être autre chose que l’observation des lois[2].

Ce n’est pas déserter la société, que de l’instruire par ses leçons et l’édifier par ses exemples. Les exemples édifiants des moines ! Est-ce l’assassinat de Henri III, de Henri IV, celui du roi de Portugal, arrivé de nos jours, qui vous édifient ? Quelle aveugle prévention en faveur de ces misérables peut vous faire parler ainsi ? Avez-vous oublié tous les maux qu’ils ont faits à votre nation ; les horreurs de la Ligue, que leurs cris fanatiques ont excitée ; le massacre de la Saint-Barthélemi, dont ils ont été les instigateurs ; et tous les torrents de sang qu’ils ont fait répandre en France pendant deux cents ans de guerre de religion ? Ils en feraient répandre encore, si les mêmes circonstances revenaient ; ils n’ont pas changé d’esprit ; ils gémissent de voir le siècle éclairé. Que les temps d’ignorance reparaissent, vous les verrez sortir encore des ténèbres de leur cloître, pour gouverner et bouleverser les États. Par quel inconcevable aveuglement a-t-on pu laisser subsister jusqu’à nos jours ces sociétés pernicieuses ? Je ne parlerai point ici de leurs mœurs ; mais tous ceux qui ont été à portée de les connaître savent dans quel excès de dissolution et de dérèglement ils vivent dans leurs maisons. Cette classe d’hommes est devenue encore plus vile de nos jours ; elle n’est plus composée que de gens de la lie du peuple, qui aiment mieux vivre lâchement aux dépens de la charité publique, que de gagner honnêtement leur vie dans un atelier ou derrière une charrue. Ainsi, ils ne se contentent pas de priver la société de travail ; ils enlèvent encore les fruits du leur aux citoyens utiles. Puisse l’homme de génie[3], placé actuellement au timon de l’État, joindre aux grands services qu’il a déjà rendus à la nation, celui de réformer, au profit de la nation, ces corps nombreux qui la rongent et la dépeuplent ! En conservant à la patrie plus de quatre-vingt mille citoyens qui lui sont enlevés à chaque génération, il méritera plus d’elle que par des victoires et des conquêtes. Une postérité nouvelle, qui, sans lui, n’aurait point été, le bénira un jour de lui avoir donné la vie ; et ainsi il sera le bienfaiteur de la race présente et des races à venir.



  1. On répond judicieusement à cela, que tout le genre humain était renfermé dans l’individu du premier homme ; que tous les hommes ont péché en lui, et qu’il est juste qu’ils soient punis avec lui. Je ne sais si ce raisonnement est plus extravagant qu’injurieux à la justice de Dieu. (Diderot.)
  2. Qu’on définisse la justice de tant de manières qu’on voudra, toute autre définition sera obscure, et sujette à contestation. (Diderot.)
  3. M. le duc de Choiseul. (Diderot.) — C’est cette indication qui nous a conduit à rectifier la date de 1767 attribuée jusqu’ici à cet écrit. C’est en 1764 que le duc de Choiseul signa l’ordre de suppression des jésuites, et certainement si Diderot avait écrit en 1767, un fait si important aurait modifié dans sa forme l’expression de son vœu. L’Émile, dont il est question dans le dernier paragraphe du premier morceau, avait paru et avait été condamné au feu en 1762.