Introduction à la vie dévote (Brignon)/Préface

Texte établi par Jean BrignonCuret (p. xi-xviii).


PRÉFACE
DE SAINT FRANÇOIS DE SALES.


Mon cher Lecteur, je vous prie de lire cette Préface, pour votre satisfaction et pour la mienne.


UNE femme nommée Glycera savait si bien diversifier la disposition et le mélange des mêmes fleurs dont elle faisait ses bouquets, qu’ils paroissent fort différens les uns des autres, et l’on dit que Pausias, célèbre peintre, voulant imiter cette diversité d’ouvrage, ne put jamais, avec toute la variété de ses couleurs, exprimer tant de divers assortimens. C’est ainsi que le Saint-Esprit qui nous donne tant d’instructions sur la dévotion, par la plume et par la bouche de ses serviteurs, fait entrer dans leurs discours une si heureuse variété, qu’encore que la doctrine y soit partout la même, la méthode dont ils sont composés nous y fait trouver une grande différence. Je ne puis donc certainement, et ne prétends en aucune façon, rien dire dans cette Introduction, que ce qui a été dit par ceux qui ont écrit sur ce sujet ayant moi : ce sont, pour ainsi parler, mon cher lecteur, les mêmes fleurs qui ont passé déjà par les mains des autres que je vous présente ici ; mais le bouquet que j’en ai fait se trouvera tout différent par la diversité de la disposition que je leur ai donnée.

Ceux qui ont traité de la dévotion, ont eu presque tous en vue l’instruction des personnes qui sont fort retirées du commerce du monde : ou du moins ils ont enseigné une sorte de dévotion qui conduit à cette retraite entière et universelle. Pour moi, je me suis proposé d’instruire les personnes qui vivent dans les villes, dans leurs ménages, et même à la cour, qui sont obligées par leur condition à un certain dehors d’une vie commune, et qui souvent, sous le prétexte d’une prétendue impossibilité, ne veulent par seulement penser à essayer ce que c’est que la vie dévote. Elles veulent toujours croire que comme aucun animal n’ose goûter de la graine de la plante que les naturalistes appellent Palma Christi, nul homme occupé des affaires du siècle ne doit aspirer à la palme de la piété chrétienne. Mais qu’elles sachent que la grâce n’est pas moins féconde en ses ouvrages que la nature. Les mères perles se forment et se nourrissent dans la mer, sans en prendre une seule goutte d’eau ; tout amère et salée qu’elle est, on y trouve des sources d’eau douce vers les îles Chélidoines ; et les Piraustes volent au milieu des flammes sans se brûler les ailes : de même une âme soutenue par la généreuse résolution, peut vivre dans le commerce du monde sans en prendre l’esprit, goûter la douceur du service de Dieu parmi toutes les amertumes du siècle ; et à travers toutes ses convoitises les plus ardentes, s’élever à Dieu par les désirs, sincères de son amour. Il est vrai que cela porte de grandes difficultés, et c’est pourquoi je voudrais bien qu’on s’appliquât, avec plus d’ardeur qu’on n’a fait jusqu’à présent, à les aplanir aux gens du monde, comme, tout foible que je suis, je tâche d’aider un peu par cet Ouvrage la bonne volonté de ceux qui voudront faire un généreux essai de la dévotion.

Mais si cette Introduction paraît au jour, cela ne vient point du tout ni de mon propre mouvement, ni de mon inclination. Il y a quelque temps qu’une personne de beaucoup d’honneur et de vertu, pressée par la grâce de Dieu d’entrer dans les voies de la perfection, en forma le dessein, et m’y demanda mon assistance particulière ; et parce qu’outre plusieurs sortes de devoirs qui me tenoient attaché à ses intérêts, je lui avais trouvé long-tems auparavant beaucoup de disposition à une solide piété, je donnai tous mes soins à son instruction. Après l’avoir donc conduite par les exercices de dévotion que je jugeai les plus convenables à sa condition et à son désir, je lui laissai quelques mémoires par écrit, pour y avoir recours dans ses besoins, et elle les communiqua à un savant et dévot religieux, véritablement grand religieux, qui, les ayant crus utiles à plusieurs autres, m’exhorta fort à les donner au Public : or, il lui fut aisé de me persuader, parce qu’il s’était acquis une grande autorité sur ma volonté par son amitié, et sur mon esprit par la solidité de son jugement.

Ainsi, pour rendre cet Ouvrage plus utile et plus agréable, je le revis, j’y mis quelque ordre, et j’y ajoutai plusieurs instructions que je croyois nécessaires : mais, en vérité, ce fut presque sans avoir le temps de le bien faire. C’est pourquoi vous n’y verrez rien d’exact, et vous n’y trouverez qu’un amas d’avertissemens que j’y donne de bonne foi, en tåchant de les appliquer le plus intelligiblement que je puis ; et à l’égard des ornemens de la langue, je n’y ai pas seulement voulu penser, ayant assez d’autres choses à faire.

J’adresse la parole à Philothée, parce que voulant rapporter à l’utilité publique, ce que j’ai d’abord écrit pour une seule personne, je dois me servir d’un nom commun à tous les Fidèles qui aspirent à la dévotion ; et ce terme, Philothée, signifie celui ou celle qui aime Dieu.

Considérant donc en tout cet ouvrage une âme qui commence à s’élever à l’amour de Dieu par le désir de la dévotion, j’ai partagé cette Introduction en cinq parties. Dans la première, je tâche, par l’avis et les instructions nécessaires, de conduire ce simple désir de l’âme jusqu’à la volonté sincère d’embrasser la dévotion ; et c’est ce qu’elle fait après sa confession générale, par une solide protestation qui est suivie de la très-sainte Communion, où se donnant à son Sauveur et le recevant, elle entre heureusement en son saint amour. Ensuite je la conduis à une plus grande perfection, lui découvrant deux grands moyens de s’unir de plus en plus à la divine majesté : l’un est la sainte Oraison par laquelle ce Dieu de bonté nous attire à lui ; et l’autre l’usage des Sacremens, par lesquels il vient à nous, et cela fait la seconde partie de cet Ouvrage. La troisième partie comprend tout ce qui est nécessaire à Philothée pour l’exercice des vertus les plus convenables à son avancement spirituel ; et je ne lui dis rien sur cela que de particulier, et que ce qu’il ne lui auroit pas été aisé de trouver ailleurs, ni dans son propre fonds. La quatrième Partie est employée à lui découvrir les embûches de ses ennemis ; et je l’instruis de la manière dont il faut s’en démêler, pour suivre son chemin avec sûreté à travers tous les pièges. Enfin, dans la cinquième partie, je rappelle un peu Philothée à la retraite, pour se renouveler, reprendre haleine, réparer ses forces, et se mettre en état d’avancer toujours, et plus heureusement dans les voies de la sainte dévotion.

Notre siècle est fort bizarre, et je prévois bien que plusieurs diront qu’il n’appartient qu’aux Religieux et aux personnes qui font profession d’une vie dévote, de donner aux autres des conduites de piété si méthodiques, que cela demande plus de temps que n’en peut avoir un Évêque chargé des soins d’un diocèse aussi fort que le mien, et que c’est trop partager l’application de l'esprit qui est due tout entière à des soins plus importans.

Mais, mon cher lecteur, je réponds avec le grand saint Denis, que c’est spécialement le devoir des évêques de s’appliquer à la perfection des âmes ; parce qu’étant de l’ordre suprême entre les hommes, comme les Séraphins entre les Anges, le tems ne peut être mieux employé qu’à cette grande fonction. Les anciens Évêques et les pères de l’Église étoient pour le moins autant affectionnés à leur ministère que nous, et ils ne laissoient pourtant pas, comme leurs lettres nous l’apprennent, de vaquer à la conduite de plusieurs âmes qui recouroient aux charitables soins de leur prudence. Ils imitoient les Apôtres, qui, tout occupés de la moisson générale de l’univers, ramassaient néanmoins très-soigneusement, et avec une affection spéciale, de certains épis plus remarquables et plus choisis que les autres. Qui ne sait que Timothée, Tite, Philémon, Onésime, sainte Thècle et Appia, étoient les chers enfans du grand saint Paul, comme saint Marc et sainte Pétronille de saint Pierre ; sainte Pétronille, dis-je, qui ne fut pas sa fille selon la chair, mais selon l’esprit, ainsi que Baronius et Galonius le prouvent savamment ? Et saint Jean n’écrit-il pas une de ses Épîtres canoniques à la dévote Dame Électa ?

C’est une peine, je le confesse, de conduire les âmes en particulier, mais une peine semblable à celle des moissonneurs et des vendangeurs, qui ne sont jamais plus contens, que quand ils sont plus chargés et plus occupés. C’est un travail, lequel délasse et fortifie le cœur par la suavité qui lui en revient, comme il arrive dans l’Arabie heureuse à ceux qui portent le Cinnamome. On dit que la tigresse ayant retrouvé un de ses petits, que le chasseur laisse sur le chemin pour l’amuser, tandis qu’il emporte les autres, elle s’en charge, quelque gros qu’il soit, pour le porter promptement dans sa tanière ; et que bien-loin d’en être plus pesante à la course, l’amour naturel pour son fardeau la soulage et lui donne plus d’agilité. Combien plus volontiers un cœur paternel se chargera-t-il de la conduite d’une âme qu’il aura trouvée dans un vrai désir de la sainte perfection ? semblable à une mère qui porte son enfant en son sein, sans se ressentir d’un poids qui lui est si cher.

Mais il faut sans doute que ce soit un cœur paternel : et c’est de la que les Apôtres et les hommes Apostoliques appellent leurs disciples, non-seulement leurs enfans, mais leurs petits enfans, pour mieux exprimer la tendresse de leur cœur.

Au reste, mon cher lecteur, j’avoue sincèrement que je n’ai pas la dévotion dont je vous donne les règles ; mais j’en ai certainement le désir, et c’est ce même désir qui me porte encore avec plus d’affection à vous en instruire : car, comme dit un homme illustre dans les sciences, la bonne manière d’apprendre est d’étudier ; une plus utile que celle-là est d’écouter, et la meilleure de toutes est d’enseigner. Sur quoi nous pouvons penser que l’application à enseigner les autres est le fondement de la science, comme saint Augustin dit dans une lettre qu’il écrit à Florentine, sa pénitente : que qui donne aux autres, se rend digne de recevoir.

Alexandre fit peindre la belle Compaspé, qui lui était fort chère, par Apelles : et ce peintre étant obligé de la considérer à loisir, en imprima fortement l’amour dans son cœur, tandis qu’il en exprimait les traits sur son tableau. Si bien qu’Alexandre s’étant aperçu de sa passion, eut pitié de lui et la lui donna généreusement en mariage ; en quoi, dit Pline, ce grand Prince, qui fut si fort le maître de son cœur en cette occasion, fit autant paroître la grandeur de son ame que s’il eût remporté une victoire signalée sur ses ennemis.

Or, il me semble, mon cher lecteur, qu’étant Évêque, Dieu demande de moi que je fasse dans les cœurs des autres, la plus belle peinture que je pourrai, non seulement des vertus communes, mais principalement de la dévotion qui lui est si chère ; et c’est ce que j’entreprends très-volontiers, soit pour remplir mon devoir, soit parce que j’espère en imprimer l’amour dans mon cœur, en tâchant de le graver dans celui des autres. Et si jamais Dieu trouve en moi cet amoureux désir de la dévotion, il en fera une alliance éternelle avec mon âme.

La belle et chaste Rébecca, abreuvant les chameaux d’Isaac, fut choisie pour être son épouse, et reçut de sa part des pendans d’oreille et des bracelets d’or. C’est justement une figure de mon bonheur ; car je me promets de l’immense bonté de mon Dieu, qu’en conduisant ses chères brebis aux eaux salutaires de la dévotion, il daignera jeter les yeux sur mon âme pour en faire son épouse, qu’il me fera entendre les paroles de son saint amour, et qu’il me donnera la force de les bien pratiquer. Or, c’est en cela que consiste essentiellement la vraie dévotion, que je supplie sa Divine Majesté de vouloir bien me donner, et à tous les enfans de son Église, à laquelle je veux pour jamais soumettre mes écrits, mes actions, mes paroles, mes volontés et mes pensées.

A Anecy, le jour de Ste. Magdeleine, 1608.