Introduction à la psychanalyse/III/18

TROISIÈME PARTIE. THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES


Chapitre XVIII
RATTACHEMENT À UN TRAUMATISME. L’INCONSCIENT


Je vous ai dit plus haut que, pour poursuivre notre travail, je voulais prendre pour point de départ, non nos doutes, mais nos données acquises. Les deux analyses que je vous ai données dans le chapitre précédent comportent deux conséquences très intéressantes dont je ne vous ai pas encore parlé.

Premièrement : les deux malades nous laissent l’impression d’être pour ainsi dire fixées à un certain fragment de leur passé, de ne pas pouvoir s’en dégager et d’être par conséquent étrangères au présent et au futur. Elles sont enfoncées dans leur maladie, comme on avait jadis l’habitude de se retirer dans des couvents pour fuir un mauvais destin. Chez notre première malade, c’est l’union non consommée avec son mari qui fut la cause de tout le malheur. C’est dans ses symptômes que s’exprime le procès qu’elle engage contre son mari ; nous avons appris à connaître les voix qui plaident pour lui, qui l’excusent, le relèvent, regrettent sa perte. Bien que jeune et désirable, elle a recours à toutes les précautions réelles et imaginaires (magiques) pour lui conserver sa fidélité. Elle ne se montre pas devant des étrangers, néglige son extérieur, éprouve de la difficulté à se relever du fauteuil dans lequel elle est assise, hésite lorsqu’il s’agit de signer son nom, est incapable de faire un cadeau à quelqu’un, sous prétexte que personne ne doit rien avoir d’elle.

Chez notre deuxième malade, c’est un attachement érotique à son père qui, s’étant déclaré pendant les années de puberté, exerce la même influence décisive sur sa vie ultérieure. Elle a tiré de son état la conclusion qu’elle ne peut pas se marier tant qu’elle restera malade. Mais nous avons tout lieu de soupçonner que c’est pour ne pas se marier et pour rester auprès du père qu’elle est devenue malade.

Nous ne devons pas négliger la question de savoir comment, par quelles voies et pour quels motifs, on assume une attitude aussi étrange et aussi désavantageuse à l’égard de la vie ; à supposer toutefois que cette attitude constitue un caractère général de la névrose, et non un caractère particulier à nos deux malades. Or, nous savons qu’il s’agit là d’un trait commun à toutes les névroses et dont l’importance pratique est considérable. La première malade hystérique de Breuer était également fixée à l’époque où elle avait perdu son père gravement malade. Malgré sa guérison, elle avait depuis, dans une certaine mesure, renoncé à la vie ; tout en ayant recouvré la santé et l’accomplissement normal de toutes ses fonctions, elle s’est soustraite au sort normal de la femme. En analysant chacune de nos malades, nous pourrons constater que, par ses symptômes morbides et les conséquences qui en découlent, elle se trouve replacée dans une certaine période de son passé. Dans la majorité des cas, le malade choisit même à cet effet une phase très précoce de sa vie, sa première enfance, et même, tout ridicule que cela puisse paraître, la période où il était encore nourrisson.

Les névroses traumatiques dont on a observé tant de cas au cours de la guerre présentent, sous ce rapport, une grande analogie avec les névroses dont nous nous occupons. Avant la guerre, on a naturellement vu se produire des cas du même genre à la suite de catastrophes de chemin de fer et d’autres désastres terrifiants. Au fond, les névroses traumatiques ne peuvent être entièrement assimilées aux névroses spontanées que nous soumettons généralement à l’examen et au traitement analytique ; il ne nous a pas encore été possible de les ranger sous nos critères et j’espère pouvoir vous en donner un jour la raison. Mais l’assimilation des unes aux autres est complète sur un point : les névroses traumatiques sont, tout comme les névroses spontanées, fixées au moment de l’accident traumatique. Dans leurs rêves, les malades reproduisent régulièrement la situation traumatique ; et dans les cas accompagnés d’accès hystériformes accessibles à l’analyse, on constate que chaque accès correspond à, un replacement complet dans cette situation. On dirait que les malades n’en ont pas encore fini avec la situation traumatique, que celle-ci se dresse encore devant eux comme une tâche actuelle, urgente, et nous prenons cette conception tout à fait au sérieux : elle nous montre le chemin d’une conception pour ainsi dire économique des processus psychiques. Et même, le terme traumatique n’a pas d’autre sens qu’un sens économique. Nous appelons ainsi un événement vécu qui, en l’espace de peu de temps, apporte dans la vie psychique un tel surcroît d’excitation que sa suppression ou son assimilation par les voles normales devient une tâche impossible, ce qui a pour effet des troubles durables dans l’utilisation de l’énergie.

Cette analogie nous encourage à désigner également comme traumatiques les événements vécus auxquels nos nerveux paraissent fixés. Nous obtenons ainsi pour l’affection névrotique une condition très simple : la névrose pourrait être assimilée à une affection traumatique et s’expliquerait par l’incapacité où se trouve le malade de réagir normalement à un événement psychique d’un caractère affectif très prononcé. C’est ce qui était en effet énoncé dans la première formule dans laquelle nous avons, Breuer et moi, résumé en 1893-1895 les résultats de nos nouvelles observations. Un cas comme celui de notre première malade, de la jeune femme séparée de son mari, cadre très bien avec cette manière de voir. Elle n’a pas obtenu la cicatrisation de la plaie morale occasionnée par la non-consommation de son mariage et est restée comme suspendue à ce traumatisme. Mais déjà notre deuxième cas, celui de la jeune fille érotiquement attachée à son père, montre que notre formule n’est pas assez compréhensive. D’une part, l’amour d’une petite fille pour son père est un fait tellement courant et un sentiment si facile à vaincre que la désignation « traumatique », appliquée à ce cas, risque de perdre toute signification ; d’autre part, il résulte de l’histoire de la malade que cette première fixation érotique semblait avoir au début un caractère tout à fait inoffensif et ne s’exprima que beaucoup plus tard par les symptômes de la névrose obsessionnelle. Nous prévoyons donc ici des complications, les conditions de l’état morbide devant être plus nombreuses et variées que nous ne l’avions supposé ; mais nous avons aussi la conviction que le point de vue traumatique ne doit pas être abandonné comme étant erroné : il occupera seulement une autre place et sera soumis à d’autres conditions.

Nous abandonnons donc de nouveau la voie dans laquelle nous nous étions engagés. D’abord, elle ne conduit pas plus loin ; et ensuite, nous aurons encore beaucoup de choses à apprendre avant de pouvoir retrouver sa suite exacte. À propos de la fixation à une phase déterminée du passé, faisons encore remarquer que ce fait déborde les limites de la névrose. Chaque névrose comporte une fixation de ce genre, mais toute fixation ne conduit pas nécessairement à la névrose, ne se confond pas avec la névrose, ne s’introduit pas furtivement au cours de la névrose. Un exemple frappant d’une fixation affective au passé nous est donné dans la tristesse qui comporte même un détachement complet du passé et du futur. Mais, même au jugement du profane, la tristesse se distingue nettement de la névrose. Il y a en revanche des névroses qui peuvent être considérées comme une forme pathologique de la tristesse.

Il arrive encore qu’à la suite d’un événement traumatique ayant secoué la base même de leur vie, les hommes se trouvent abattus au point de renoncer à tout intérêt pour le présent et pour le futur, toutes les facultés de leur âme étant fixées sur le passé. Mais ces malheureux ne sont pas névrotiques pour cela. Nous n’allons donc pas, en caractérisant la névrose, exagérer la valeur de ce trait, quelles que soient et son importance et la régularité avec laquelle il se manifeste.

Nous arrivons maintenant au second résultat de nos analyses pour lequel nous n’avons pas à prévoir une limitation ultérieure. Nous avons dit, à propos de notre première malade, combien était dépourvue de sens l’action obsessionnelle qu’elle accomplissait et quels souvenirs intimes de sa vie elle y rattachait ; nous avons ensuite examiné les rapports pouvant exister entre cette action et ces souvenirs et découvert l’intention de celle-là d’après la nature de ceux-ci. Mais nous avons alors complètement laissé de côté un détail qui mérite toute notre attention. Tant que la malade accomplissait l’action obsessionnelle, elle ignorait que ce faisant elle se reportait à l’événement en question. Le lien existant entre l’action et l’événement lui échappait ; elle disait la vérité, lorsqu’elle affirmait qu’elle ignorait les mobiles qui la font agir. Et voilà que, sous l’influence du traitement, elle eut un jour la révélation de ce lien dont elle devient capable de nous faire part. Mais elle ignorait toujours l’intention au service de laquelle elle accomplissait son action obsessionnelle : il s’agissait notamment pour elle de corriger un pénible événement du passé et d’élever le mari qu’elle aimait à un niveau supérieur. Ce n’est qu’après un travail long et pénible qu’elle a fini par comprendre et convenir que ce motif-là pouvait bien être la seule cause déterminante de son action obsessionnelle.

C’est du rapport avec la scène qui a suivi l’infortunée nuit de noces et des mobiles de la malade inspirés par la tendresse, que nous déduisons ce que nous avons appelé le « sens » de l’action obsessionnelle. Mais pendant qu’elle exécutait celle-ci, ce sens lui était inconnu aussi bien en ce qui concerne l’origine de l’action que son but. Des processus psychiques agissaient donc en elle, processus dont l’action obsessionnelle était le produit. Elle percevait bien ce produit par son organisation psychique normale, mais aucune de ses conditions psychiques n’était parvenue à sa connaissance consciente. Elle se comportait exactement comme cet hypnotisé auquel Bernheim avait ordonné d’ouvrir un parapluie dans la salle de démonstrations cinq minutes après son réveil et qui, une fois réveillé, exécuta cet ordre sans pouvoir motiver son acte. C’est à des situations de ce genre que nous pensons lorsque nous parlons de processus psychiques inconscients. Nous défions n’importe qui de rendre compte de cette situation d’une manière scientifique plus correcte et, quand ce sera fait, nous renoncerons volontiers à l’hypothèse des processus psychiques inconscients. D’ici là, nous la maintiendrons et nous accueillerons avec un haussement d’épaules résigné l’objection d’après laquelle l’inconscient n’aurait aucune réalité au sens scientifique du mot, qu’il ne serait qu’un pis aller, une façon de parler. Objection inconcevable dans le cas qui nous occupe, puisque cet inconscient auquel on veut contester toute réalité produit des effets d’une réalité aussi palpable et saisissable que l’action obsessionnelle.

La situation est au fond identique dans le cas de notre deuxième patiente. Elle a créé un principe d’après lequel l’oreiller ne doit pas toucher à la paroi du lit, et elle doit obéir à ce principe, sans connaître son origine, sans savoir ce qu’il signifie ni à quels motifs il est redevable de sa force. Qu’elle le considère elle-même comme indifférent, qu’elle s’indigne ou se révolte contre lui ou qu’elle se propose enfin de lui désobéir, tout cela n’a aucune importance au point de vue de l’exécution de l’acte. Elle se sent poussée à obéir et se demande en vain pourquoi. Eh bien, dans ces symptômes de la névrose obsessionnelle, dans ces représentations et impulsions qui surgissent on ne sait d’où, qui se montrent si réfractaires à toutes les influences de la vie normale et qui apparaissent au malade lui-même comme des hôtes tout-puissants venant d’un monde étranger, comme des immortels venant se mêler au tumulte de la vie des mortels, comment ne pas reconnaître l’indice d’une région psychique particulière, isolée de tout le reste, de toutes les autres activités et manifestations de la vie intérieure ? Ces symptômes, représentations et impulsions, nous amènent infailliblement à la conviction de l’existence de l’inconscient psychique, et c’est pourquoi la psychiatrie clinique, qui ne connaît qu’une psychologie du conscient, ne sait se tirer d’affaire autrement qu’en déclarant que toutes ces manifestations ne sont que des produits de dégénérescence. Il va sans dire qu’en elles-mêmes les représentations et les impulsions obsessionnelles ne sont pas inconscientes, de même que l’exécution d’actions obsessionnelles n’échappe pas à la perception consciente. Ces représentations et impulsions ne seraient pas devenues des symptômes si elles n’avaient pas pénétré jusqu’à la conscience. Mais les conditions psychiques auxquelles, d’après l’analyse que nous en avons faite, elles sont soumises, ainsi que les ensembles dans lesquels notre interprétation permet de les ranger, sont inconscients, du moins jusqu’au moment où nous les rendons conscients au malade par notre travail d’analyse.

Si vous ajoutez à cela que cet état de choses que nous avons constaté chez nos deux malades se retrouve dans tous les symptômes de toutes les affections névrotiques, que partout et toujours le sens des symptômes est inconnu au malade, que l’analyse révèle toujours que ces symptômes sont des produits de processus inconscients qui peuvent cependant, dans certaines conditions variées et favorables, être rendus conscients, vous comprendrez sans peine que la psychanalyse ne puisse se passer de l’hypothèse de l’inconscient et que nous ayons pris l’habitude de manier l’inconscient comme quelque chose de palpable. Et vous comprendrez peut-être aussi combien peu compétents dans cette question sont tous ceux qui ne connaissent l’inconscient qu’à titre de notion, qui n’ont jamais pratiqué d’analyse, jamais interprété un rêve, jamais cherché le sens et l’intention de symptômes névrotiques, Disons-le donc une fois de plus : le fait seul qu’il est possible, grâce à une interprétation analytique, d’attribuer un sens aux symptômes névrotiques constitue une preuve irréfutable de l’existence de processus psychiques inconscients ou, si vous aimez mieux, de la nécessité d’admettre l’existence de ces processus.

Mais ce n’est pas tout. Une autre découverte de Breuer, découverte que je trouve encore plus importante que la première et qu’il a faite sans collaboration aucune, nous en apprend encore davantage sur les rapports entre l’inconscient et les symptômes névrotiques. Non seulement le sens des symptômes est généralement inconscient ; mais Il existe, entre cette Inconscience et la possibilité d’existence des symptômes, une relation de remplacement réciproque. Vous allez bientôt me comprendre. J’affirme avec Breuer ceci : toutes les fois que nous nous trouvons en présence d’un symptôme, nous devons conclure à l’existence chez le malade de certains processus inconscients qui contiennent précisément le sens de ce symptôme. Mais il faut aussi que ce sens soit inconscient pour que le symptôme se produise. Les processus conscients n’engendrent pas de symptômes névrotiques ; et d’autre part, dès que les processus inconscients deviennent conscients, les symptômes disparaissent. Vous avez là un accès à la thérapeutique, un moyen de faire disparaître les symptômes. C’est en effet par ce moyen que Breuer avait obtenu la guérison de sa malade hystérique, autrement dit la disparition de ses symptômes ; il avait trouvé une technique qui lui a permis d’amener à la conscience les processus inconscients qui cachaient le sens des symptômes et, cela fait, d’obtenir la disparition de ceux-ci.

Cette découverte de Breuer fut le résultat, non d’une spéculation logique, mais d’une heureuse observation due à la collaboration de la malade. Ne cherchez pas à comprendre cette découverte en la ramenant à un autre fait déjà connu : acceptez-la plutôt comme un fait fondamental qui permet d’en expliquer beaucoup d’autres. Aussi vous demanderai-je la permission de vous l’exprimer sous d’autres formes.

Un symptôme se forme à titre de substitution à la place de quelque chose qui n’a pas réussi à se manifester au-dehors. Certains processus psychiques n’ayant pas pu se développer normalement, de façon à arriver jusqu’à la conscience, ont donné lieu à un symptôme névrotique. Celui-ci est donc le produit d’un processus dont le développement a été interrompu, troublé par une cause quelconque. Il y a eu là une sorte de permutation ; et la thérapeutique des symptômes névrotiques a rempli sa tâche lorsqu’elle a réussi à supprimer ce rapport.

La découverte de Breuer forme encore de nos jours la base du traitement psychanalytique. La proposition que les symptômes disparaissent lorsque leurs conditions inconscientes ont été rendues conscientes a été confirmée par toutes les recherches ultérieures, malgré les complications les plus bizarres et les plus inattendues auxquelles on se heurte dans son application pratique. Notre thérapeutique agit en transformant l’inconscient en conscient, et elle n’agit que dans la mesure où elle est à même d’opérer cette transformation.

Ici permettez-moi une brève digression destinée à vous mettre en garde contre l’apparente facilité de ce travail thérapeutique. D’après ce que nous avons dit jusqu’à présent, la névrose serait la conséquence d’une sorte d’ignorance, de non-connaissance de processus psychiques dont on devrait avoir connaissance. Cette proposition rappelle beaucoup la théorie socratique d’après laquelle le vice lui-même serait un effet de l’ignorance. Or, un médecin ayant l’habitude de l’analyse n’éprouvera généralement aucune difficulté à découvrir les mouvements psychiques dont tel malade particulier n’a pas conscience. Aussi devrait-il pouvoir facilement rétablir son malade, en le délivrant de son ignorance par la communication de ce qu’il sait. Il devrait du moins pouvoir supprimer de la sorte une partie du sens inconscient des symptômes : quant aux rapports existant entre les symptômes et les événements vécus, le médecin, qui ne connaît pas ces derniers, ne peut naturellement pas les deviner et doit attendre que le malade se souvienne et parle. Mais sur ce point encore on peut, dans certains cas, obtenir des renseignements par une vole détournée, en s’adressant notamment à l’entourage du malade qui, étant au courant de la vie de ce dernier, pourra souvent reconnaître, parmi les événements de cette vie, ceux qui présentent un caractère traumatique, et même nous renseigner sur des événements que le malade ignore, parce qu’ils se sont produits à une époque très reculée de sa vie. En combinant ces deux procédés, on pourrait espérer aboutir, en peu de temps et avec un minimum d’effort, au résultat voulu qui consiste à amener à la conscience du malade ses processus psychiques inconscients.

Ce serait en effet parfait ! Nous avons acquis là des expériences auxquelles nous n’étions pas préparés dès l’abord. De même que, d’après Molière, il y a fagots et fagots, il y a savoir et savoir, il y a différentes sortes de savoir qui n’ont pas toutes la même valeur psychologique. Le savoir du médecin n’est pas celui du malade et ne peut pas manifester les mêmes effets. Lorsque le médecin communique au malade le savoir qu’il a acquis, il n’obtient aucun succès. Ou, plutôt, le succès qu’il obtient consiste, non à supprimer les symptômes, mais à mettre en marche l’analyse dont les premiers indices sont souvent fournis par les contradictions exprimées par le malade. Le malade sait alors quelque chose qu’il ignorait auparavant, à savoir le sens de son symptôme, et pourtant il ne le sait pas plus qu’auparavant. Nous apprenons ainsi qu’il y a plus d’une sorte de non-savoir. Il faut des connaissances psychologiques profondes pour se rendre compte en quoi consistent les différences. Mais notre proposition que les symptômes disparaissent dès que leur sens devient conscient n’en reste pas moins vraie. Seulement, le savoir doit avoir pour base un changement intérieur du malade, changement qui ne peut être provoqué que par un travail psychique poursuivi en vue d’un but déterminé. Nous sommes ici en présence de problèmes dont la synthèse nous apparaîtra bientôt comme une dynamique de la formation de symptômes.

Et maintenant, je vous demande : ce que je vous dis là, ne le trouvez-vous pas trop obscur et compliqué ? N’êtes-vous pas désorientés de me voir si souvent retirer ce que je viens d’avancer, entourer mes propositions de toutes sortes de limitations, m’engager dans des directions pour aussitôt les abandonner ? Je regretterais qu’il en fût ainsi. Mais je n’ai aucun goût pour les simplifications aux dépens de la vérité, ne vois aucun inconvénient à ce que vous sachiez que le sujet que nous traitons présente des côtés multiples et une complication extraordinaire, et je pense en outre qu’il n’y a pas de mal à ce que je vous dise sur chaque point plus de choses que vous n’en pourriez utiliser momentanément. Je sais parfaitement bien que chaque auditeur ou lecteur arrange en idées le sujet qu’on lui expose, abrège l’exposé, le simplifie et en extrait ce qu’il désire en conserver. Il est vrai, dans une certaine mesure, que plus il y a de choses, plus il en reste. Laissez-moi donc espérer que, malgré tous les accessoires dont j’ai cru devoir la surcharger, vous avez réussi à vous faire une idée claire de la partie essentielle de mon exposé, c’est-à-dire de celle relative au sens des symptômes, à l’inconscient et aux rapports existant entre ceux-là et celui-ci. Sans doute avez-vous également compris que nos efforts ultérieurs tendront dans deux directions : apprendre, d’une part, comment les hommes deviennent malades, tombent victimes d’une névrose qui dure parfois toute la vie, ce qui est un problème clinique ; rechercher, d’autre part, comment les symptômes morbides se développent à partir des conditions de la névrose, ce qui reste un problème de dynamique psychique. Il doit d’ailleurs y avoir quelque part un point où ces deux problèmes se rencontrent.

Je ne voudrais pas aller plus loin aujourd’hui, mais, comme il nous reste encore un peu de temps, j’en profite pour attirer votre attention sur un autre caractère de nos deux analyses, caractère dont vous ne saisirez toute la portée que plus tard : il s’agit des lacunes de la mémoire ou amnésies. Je vous ai dit que toute la tâche du traitement psychanalytique pouvait être résumée dans la formule : transformer tout l’inconscient pathogénique en conscient. Or, vous serez peut-être étonnés d’apprendre que cette formule peut être remplacée par cette autre : combler toutes les lacunes de la mémoire des malades, supprimer leurs amnésies. Cela reviendrait au même. Les amnésies des névrotiques auraient donc une grande part dans la production de leurs symptômes. En réfléchissant cependant au cas qui a fait l’objet de notre première analyse, vous trouverez que ce rôle attribué à l’amnésie n’est pas justifiée. La malade, loin d’avoir oublié la scène à laquelle se rattache son action obsessionnelle, en garde le souvenir le plus vif, et il ne s’agit d’aucun autre oubli dans la production de son symptôme. Moins nette, mais tout à fait analogue est la situation dans le cas de notre deuxième malade, de la jeune fille au cérémonial obsessionnel. Elle aussi se souvient nettement, bien qu’avec hésitation et peu volontiers, de sa conduite d’autrefois, alors qu’elle insistait pour que la porte qui séparait la chambre à coucher de ses parents de la sienne restât ouverte la nuit et pour que sa mère lui cédât sa place dans le lit conjugal. La seule chose qui puisse nous paraître étonnante, c’est que la première malade, qui a pourtant accompli son action obsessionnelle un nombre incalculable de fois, n’ait jamais eu la moindre idée de ses rapports avec l’événement survenu la nuit de noces, et que le souvenir de cet événement ne lui soit pas venu, alors même qu’elle a été amenée, par un interrogatoire direct, à rechercher les motifs de son action. On peut en dire autant de la jeune fille qui rapporte d’ailleurs son cérémonial et les occasions qui le provoquaient à la situation qui se reproduisait identique tous les soirs. Dans aucun de ces cas, il ne s’agit d’amnésie proprement dite, de perte de souvenirs : il y a seulement rupture d’un lien qui devrait amener la reproduction, la réapparition de l’événement dans la mémoire. Mais si ce trouble de la mémoire suffit à expliquer la névrose obsessionnelle, il n’en est pas de même de l’hystérie. Cette dernière névrose se caractérise le plus souvent par des amnésies de très grande envergure. En analysant chaque symptôme hystérique, on découvre généralement toute une série d’impressions de la vie passée que le malade affirme expressément avoir oubliées. D’une part, cette série s’étend jusqu’aux premières années de la vie, de sorte que l’amnésie hystérique peut être considérée comme une suite directe de l’amnésie infantile qui cache les premières phases de la vie psychique, même aux sujets normaux. D’autre part, nous apprenons avec étonnement que les événements les plus récents de la vie des malades peuvent également succomber à l’oubli et qu’en particulier les occasions qui ont favorisé l’explosion de la maladie ou renforcé celle-ci sont entamées, sinon complètement absorbées, par l’amnésie. Le plus souvent, ce sont des détails importants qui ont disparu de l’ensemble d’un souvenir récent de ce genre ou y ont été remplacés par des souvenirs faux. Il arrive même, et presque régulièrement, que c’est peu de temps avant la fin d’une analyse qu’on voit surgir certains souvenirs d’événements récents, souvenirs qui ont pu rester si longtemps refoulés en laissant dans l’ensemble des lacunes considérables.

Ces troubles de la mémoire sont, nous l’avons dit, caractéristiques de l’hystérie qui présente aussi, à titre de symptômes, des états (crises d’hystérie) ne laissant généralement aucune trace dans la mémoire. Et puisqu’il en est autrement dans la névrose obsessionnelle, vous êtes autorisés à en conclure que ces amnésies constituent un caractère psychologique de l’altération hystérique, et non un trait commun à toutes les névroses. L’importance de cette différence se trouve diminuée par la considération suivante. Le « sens » d’un symptôme peut être conçu et envisagé de deux manières : au point de vue de ses origines et au point de vue de son but, autrement dit en considérant, d’une part, les impressions et les événements qui lui ont donné naissance et, d’autre part, l’intention qu’il sert. L’origine d’un symptôme se ramène donc à des impressions venues de l’extérieur, qui ont été nécessairement conscientes à un moment donné, mais sont devenues ensuite inconscientes par suite de l’oubli dans lequel elles sont tombées. Le but du symptôme, sa tendance est, au contraire, dans tous les cas, un processus endopsychique qui a pu devenir conscient à un moment donné, mais qui peut tout aussi bien rester toujours enfoui dans l’inconscient. Peu importe donc que l’amnésie ait porté sur les origines, c’est-à-dire sur les événements sur lesquels le symptôme s’appuie, comme c’est le cas dans l’hystérie ; c’est le but, c’est la tendance du symptôme, but et tendance qui ont pu être inconscients dès le début, — ce sont eux, disons-nous, qui déterminent la dépendance du symptôme à l’égard de l’inconscient, et cela dans la névrose obsessionnelle non moins que dans l’hystérie.

C’est en attribuant une importance pareille à l’inconscient dans la vie psychique que nous avons dressé contre la psychanalyse les plus méchants esprits de la critique. Ne vous en étonnez pas et ne croyez pas que la résistance qu’on nous oppose tienne à la difficulté de concevoir l’inconscient ou à l’inaccessibilité des expériences qui s’y rapportent. Dans le cours des siècles, la science a infligé à l’égoïsme naïf de l’humanité deux graves démentis. La première fois, ce fut lorsqu’elle a montré que la terre, loin d’être le centre de l’univers, ne forme qu’une parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous au nom de Copernic, bien que la science alexandrine ait déjà annoncé quelque chose de semblable. Le second démenti fut infligé à l’humanité par la recherche biologique, lorsqu’elle a réduit à rien les prétentions de l’homme à une place privilégiée dans l’ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l’indestructibilité de sa nature animale. Cette dernière révolution s’est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de Ch. Darwin, de Wallace et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contemporains. Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu’il n’est seulement pas maître dans sa propre maison, qu’il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique. Les psychanalystes ne sont ni les premiers ni les seuls qui aient lancé cet appel à la modestie et au recueillement, mais c’est à eux que semble échoir la mission d’étendre cette manière de voir avec le plus d’ardeur et de produire à son appui des matériaux empruntés à l’expérience et accessibles à tous. D’où la levée générale de boucliers contre notre science, l’oubli de toutes les règles de politesse académique, le déchaînement d’une opposition qui secoue toutes les entraves d’une logique impartiale. Ajoutez à tout cela que nos théories menacent de troubler la paix du monde d’une autre manière encore, ainsi que vous le verrez plus loin.