Introduction à la connaissance de l’esprit humain/Livre troisième

Œuvres de Vauvenargues, Texte établi par D.-L. Gilbert, Furne et Cie, éditeurs (p. 50-62).


LIVRE TROISIÈME


43. — Du bien et du mal moral.

Ce qui n’est bien ou mal qu’à un particulier[1], et qui peut être le contraire à l’égard du reste des hommes, ne peut être regardé en général comme un mal ou comme un bien[2].

Afin qu’une chose soit regardée comme un bien par toute la société, il faut qu’elle tende à l’avantage de toute la société ; et afin qu’on la regarde comme un mal, il faut qu’elle tende à sa ruine : voilà le grand caractère du bien et du mal moral.

Les hommes, étant imparfaits, n’ont pu se suffire à eux-mêmes : de là la nécessité de former des sociétés. Qui dit société dit un corps qui subsiste par l’union de divers membres et confond l’intérêt particulier dans l’intérêt général ; c’est là le fondement de toute la morale.

Mais parce que le bien commun exige de grands sacrifices, et qu’il ne peut se répandre également sur tous les hommes, la religion, qui répare le vice des choses humaines, assure des indemnités dignes d’envie à ceux qui nous semblent lésés.

Et toutefois ces motifs respectables n’étant pas assez puissants pour donner un frein à la cupidité des hommes, il a fallu encore qu’ils convinssent de certaines règles pour le bien public, fondé, à la honte du genre humain, sur la crainte odieuse des supplices ; et c’est l’origine des lois.

Nous naissons, nous croissons à l’ombre de ces conventions solennelles ; nous leur devons la sûreté de notre vie et la tranquillité qui l’accompagne. Les lois sont aussi le seul titre de nos possessions dès l’aurore de notre vie, nous en recueillons les doux fruits et nous nous engageons toujours à elles par des liens plus forts. Quiconque prétend se soustraire à cette autorité dont il tient tout, ne peut trouver injuste qu’elle lui ravisse tout, jusqu’à la vie. Où serait la raison qu’un particulier ose[3] en sacrifier tant d’autres à soi seul, et que la société ne pût, par sa ruine, racheter le repos public ? C’est un vain prétexte de dire qu’on ne se doit pas à des lois qui favorisent l’inégalité des fortunes. Peuvent-elles égaler[4] les hommes, l’industrie, l’esprit, les talents ? Peuvent-elles empêcher les dépositaires de l’autorité d’en user selon leur faiblesse ? Dans cette impuissance absolue d’empêcher l’inégalité des conditions, elles fixent les droits de chacune, elles les protègent. On suppose d’ailleurs, avec quelque raison, que le cœur des hommes se forme sur leur condition. Le laboureur a souvent dans le travail de ses mains la paix et la satiété qui fuient l’orgueil des grands[5]. Ceux-ci n’ont pas moins de désirs que les hommes les plus abjects ; ils ont donc autant de besoins ; voilà dans l’inégalité une sorte d’égalité[6]. Ainsi on suppose aujourd’hui toutes les conditions égales ou nécessairement inégales. Dans l’une et l’autre supposition, l’équité consiste à maintenir invariablement leurs droits réciproques, et c’est là tout l’objet des lois.

Heureux qui les sait respecter comme elles méritent de l’être ! Plus heureux qui porte en son cœur celles d’un heureux naturel ! Il est bien facile de voir que je veux parler des vertus[7] ; leur noblesse et leur excellence sont l’objet de tout ce discours ; mais j’ai cru qu’il fallait d’abord établir une règle sûre pour les bien distinguer du vice. Je l’ai rencontrée sans effort dans le bien et le mal moral ; je l’aurais cherchée vainement dans une moins grande origine. Dire simplement que la vertu est vertu parce qu’elle est bonne en son fonds, et le vice tout au contraire, ce n’est pas les faire connaître. La force et la beauté sont aussi de grands biens ; la vieillesse et la maladie, des maux réels cependant on n’a jamais dit que ce fût là vice ou vertu. Le mot de vertu emporte l’idée de quelque chose d’estimable à l’égard de toute la terre le vice au contraire. Or il n’y a que le bien et que le mal moral qui portent ces grands caractères. La préférence de l’intérêt général au personnel est la seule définition qui soit digne de la vertu, et qui doive en fixer l’idée. Au contraire, le sacrifice mercenaire du bonheur public à l’intérêt propre est le sceau éternel du vice.

Ces divers caractères ainsi établis et suffisamment discernés, nous pouvons distinguer encore les vertus naturelles des acquises. J’appelle vertus naturelles les vertus de tempérament les autres sont les fruits pénibles de la réflexion. Nous mettons ordinairement ces dernières à plus haut prix, parce qu’elles nous coûtent davantage ; nous les estimons plus à nous, parce qu’elles sont les effets de notre fragile raison. Je dis : la raison elle-même n’est-elle pas un don de la nature, comme l’heureux tempérament ? L’heureux tempérament exclut-il la raison ? n’en est-il pas plutôt la base ? et si l’un peut nous égarer, l’autre est-elle plus infaillible ?

Je me hâte, afin d’en venir à une question plus sérieuse. On demande si la plupart des vices ne concourent pas au bien public, comme les pures vertus. Qui ferait fleurir le commerce sans la vanité, l’avarice, etc. ?

En un sens cela est très vrai ; mais il faut m’accorder aussi que le bien produit par le vice est toujours mêlé de grands maux[8]. Ce sont les lois qui arrêtent le progrès de ses désordres ; et c’est la raison, la vertu, qui le subjuguent, qui le contiennent dans certaines bornes, et le rendent utile au monde.

À la vérité, la vertu ne satisfait pas sans réserve toutes nos passions ; mais si nous n’avions aucun vice, nous n’aurions pas ces passions à satisfaire ; et nous ferions par devoir ce qu’on fait par ambition, par orgueil, par avarice, etc. Il est donc[9] ridicule de ne pas sentir que c’est le vice qui nous empêche d’être heureux par la vertu. Si elle est si insuffisante à faire le bonheur des hommes, c’est parce que les hommes sont vicieux ; et les vices, s’ils vont au bien, c’est qu’ils sont mêlés de vertus, de patience, de tempérance, de courage, etc.[10] Un peuple qui n’aurait en partage que des vices, courrait à sa perte infaillible.

Quand le vice peut procurer quelque grand avantage au monde, pour surprendre l’admiration, il agit comme la vertu, parce qu’elle est le vrai moyen, le moyen naturel du bien ; mais celui que le vice opère n’est ni son objet[11], ni son but. Ce n’est pas à un si beau terme que tendent ses déguisements. Ainsi le caractère distinctif de la vertu subsiste ; ainsi rien ne peut l’effacer.

Que prétendent donc quelques hommes qui confondent toutes ces choses, ou qui nient leur réalité ? Qui peut les empêcher de voir qu’il y a des qualités qui tendent naturellement au bien du monde, et d’autres à sa destruction ? Ces premiers sentiments, élevés, courageux, bienfaisants à tout l’univers, et par conséquent estimables à l’égard de toute la terre, voilà ce que l’on nomme vertu. Et ces odieuses passions, tournées à la ruine des hommes, et par conséquent criminelles envers le genre humain, c’est ce que j’appelle des vices. Qu’entendent-ils, eux, par ces noms ? Cette différence éclatante du faible et du fort, du faux et du vrai, du juste et de l’injuste, etc., leur échappe-t-elle ? Mais le jour n’est pas plus sensible. Pensent-ils que l’irreligion dont ils se piquent puisse anéantir la vertu ? Mais tout leur fait voir le contraire. Qu’imaginent-ils donc qui leur trouble l’esprit ? qui leur cache qu’ils ont eux-mêmes, parmi leurs faiblesses, des sentiments de vertu[12] ?

Est-il un homme assez insensé pour douter que la santé soit préférable aux maladies ? Non, il n’y en a pas dans le monde. Trouve-t-on quelqu’un qui confonde la sagesse avec la folie ? Non, personne assurément. On ne voit personne non plus qui ne préfère la vérité à l’erreur, personne qui ne sente bien que le courage est différent de la crainte, et l’envie de la bonté. On ne voit pas moins clairement que l’humanité vaut mieux que l’inhumanité, qu’elle est plus aimable, plus utile, et par conséquent plus estimable ; et cependant… ô faiblesse de l’esprit humain ! il n’y a point de contradiction dont les hommes ne soient capables, dès qu’ils veulent approfondir.

N’est-ce pas le comble de l’extravagance, qu’on puisse réduire en question si le courage vaut mieux que la peur ? On convient qu’il nous donne sur les hommes et sur nous-mêmes un empire naturel. On ne nie pas non plus que la puissance enferme une idée de grandeur, et qu’elle soit utile. On sait encore que la peur est un témoignage de faiblesse ; et on convient que la faiblesse est très nuisible, qu’elle jette les hommes dans la dépendance, et qu’elle prouve ainsi leur petitesse. Comment peut-il donc se trouver des esprits assez déréglés pour mettre de l’égalité dans des choses si inégales ?

Qu’entend-on par un grand génie ? un esprit qui a de grandes vues, puissant, fécond, éloquent, etc. Et par une grande fortune ? un état indépendant, commode, élevé, glorieux. Personne ne dispute donc qu’il y ait de grands génies et de grandes fortunes. Les caractères de ces avantages sont trop bien marqués. Ceux d’une âme vertueuse sont-ils moins sensibles ? Qui peut nous les faire confondre ? Sur quel fondement ose-t-on égaler le bien et le mal ? Est-ce sur ce que l’on suppose que nos vices et nos vertus sont des effets nécessaires de notre tempérament ? Mais les maladies, la santé, ne sont-elles pas des effets nécessaires de la même cause ? Les confond-on cependant, et a-t-on jamais dit que c’étaient des chimères, qu’il n’y avait ni santé ni maladies ? Pense-t-on que tout ce qui est nécessaire n’est d’aucun mérite ? Mais c’est une nécessité en

Dieu d’être tout-puissant, éternel : la puissance et l’éternité seront-elles égales au néant ? ne seront-elles plus des attributs parfaits ? Quoi ! parce que la vie et la mort sont en nous des états de nécessité, n’est-ce plus qu’une même chose, indifférente aux humains ? Mais peut-être que les vertus, que j’ai peintes comme un sacrifice de notre intérêt propre à l’intérêt public, ne sont qu’un pur effet de l’amour de nous-mêmes. Peut-être ne faisons-nous le bien que parce que notre plaisir se trouve dans ce sacrifice ? Étrange objection ! Parce que je me plais dans l’usage de ma vertu, en est-elle moins profitable, moins précieuse à tout l’univers, ou moins différente du vice, qui est la ruine du genre humain ? Le bien où je me plais change-t-il de nature ? cesse-t-il d’être bien ?

Les oracles de la piété, continuent nos adversaires, condamnent cette complaisance. Est-ce à ceux qui nient la vertu à la combattre par la religion, qui l’établit ? Qu’ils sachent qu’un Dieu bon et juste ne peut réprouver le plaisir que lui-même attache à bien faire[13]. Nous prohiberait-il ce charme qui accompagne l’amour du bien ? Lui-même nous ordonne d’aimer la vertu, et sait mieux que nous qu’il est contradictoire d’aimer une chose sans s’y plaire. S’il rejette donc nos vertus, c’est quand nous nous approprions les dons que sa main nous dispense, que nous arrêtons nos pensées à la possession de ses grâces, sans aller jusqu’à leur principe ; que nous méconnaissons le bras qui répand sur nous ses bienfaits, etc.

Une vérité s’offre à moi. Ceux qui nient la réalité des vertus sont forcés d’admettre des vices. Oseraient-ils dire que l’homme n’est pas insensé et méchant ? Toutefois s’il n’y avait que des malades, saurions-nous ce que c’est que la santé[14] ?

44. — De la grandeur d’âme.

Après ce que nous avons dit, je crois qu’il n’est pas nécessaire de prouver que la grandeur d’âme est quelque chose d’aussi réel que la santé, etc. Il est difficile de ne pas sentir dans un homme qui maîtrise la fortune, et qui par des moyens puissants arrive à des fins élevées, qui subjugue les autres hommes par son activité, par sa patience ou par de profonds conseils ; je dis qu’il est difficile de ne pas sentir dans un génie de cet ordre une noble réalité. Cependant il n’y a rien de pur et dont nous n’abusions sans peine[15].

La grandeur d’âme est un instinct élevé qui porte les hommes au grand, de quelque nature qu’il soit, mais qui les tourne au bien ou au mal, selon leurs passions, leurs lumières, leur éducation, leur fortune, etc. Égale à tout ce qu’il y a sur terre de plus élevé, tantôt elle cherche à soumettre par toutes sortes d’efforts ou d’artifices les choses humaines à elle, et tantôt, dédaignant ces choses, elle s’y soumet elle-même sans que sa soumission l’abaisse : pleine de sa propre grandeur, elle s’y repose en secret, contente de se posséder. Qu’elle est belle, quand la vertu dirige tous ses mouvements ! mais qu’elle est dangereuse alors qu’elle se soustrait à la règle ! Représentez-vous Catilina au-dessus de tous les préjugés de la naissance, méditant de changer la face de la terre et d’anéantir le nom romain ; concevez ce génie audacieux, menaçant le monde du sein des plaisirs, et formant, d’une troupe de voluptueux et de voleurs, un corps redoutable aux armées et à la sagesse de Rome.

Qu’un homme de ce caractère aurait porté loin la vertu, s’il eût été tourné au bien ! mais les circonstances malheureuses le poussent au crime. Catilina était né avec un amour ardent pour les plaisirs, que la sévérité des lois aigrissait et contraignait ; sa dissipation et ses débauches l’engagèrent peu à peu à des projets criminels : ruiné, décrié, traversé, il se trouva dans un état où il lui était moins facile de gouverner la république que de la détruire[16] Ainsi les hommes sont souvent portés au crime par de fatales rencontres, ou par leur situation ; ainsi leur vertu dépend de leur fortune[17]. Que manquait-il à César, que d’être né souverain ? Il était bon, magnanime, généreux, hardi, clément personne n’était plus capable de gouverner le monde et le rendre heureux :

s’il eût eu une fortune égale à son génie, sa vie aurait été sans tache ; mais parce qu’il s’était placé lui-même sur le trône par la force, on a cru pouvoir le compter avec justice parmi les tyrans.

Cela fait sentir qu’il y a des vices qui n’excluent pas les grandes qualités et par conséquent de grandes qualités qui s’éloignent de la vertu. Je reconnais cette vérité avec douleur : il est triste que la bonté n’accompagne pas toujours la force, et que l’amour de la justice ne prévale pas nécessairement dans tous les hommes et dans tout le cours de leur vie, sur tout autre amour ; mais non seulement les grands hommes se laissent entraîner au vice, les vertueux même se démentent et sont inconstants dans le bien. Cependant ce qui est sain est sain, ce qui est fort est fort, etc. Les inégalités de la vertu, les faiblesses qui l’accompagnent, les vices qui flétrissent les plus belles vies, ces défauts inséparables de notre nature, mêlée si manifestement de grandeur et de petitesse, n’en détruisent pas les perfections[18]. Ceux qui veulent que les hommes soient tout bons ou tout méchants, absolument grands ou petits, ne connaissent pas la nature. Tout est mélangé dans les hommes tout y est limité ; et le vice même y a ses bornes.

45. — Du courage.

Le vrai courage est une des qualités qui supposent le plus de grandeur d’âme. J’en remarque beaucoup de sortes : un courage contre la fortune, qui est philosophie, un courage contre les misères, qui est patience ; un courage à la guerre, qui est valeur ; un courage dans les entreprises, qui est hardiesse ; un courage fier et téméraire, qui est audace ; un courage contre l’injustice, qui est fermeté ; un courage contre le vice, qui est sévérité un courage de réflexion, de tempérament, etc.[19] Il n’est pas ordinaire qu’un même homme assemble tant de qualités. Octave, dans le plan de sa fortune, élevée sur des précipices, bravait des périls éminents, mais la mort, présente à la guerre, ébranlait son âme. Un nombre innombrable de Romains qui n’avaient jamais craint la mort dans les batailles, manquaient de cet autre courage qui soumit la terre à Auguste.

On ne trouve pas seulement plusieurs sortes de courages, mais dans le même courage bien des inégalités. Brutus, qui eut la hardiesse d’attaquer la fortune de César, n’eut pas la force de suivre la sienne : il avait formé le dessein de détruire la tyrannie avec les ressources de son seul courage, et il eut la faiblesse de l’abandonner avec toutes les forces du peuple romain, faute de cette égalité de force et de sentiment qui surmonte les obstacles et la lenteur des succès.

Je voudrais pouvoir parcourir ainsi en détail toutes les qualités humaines ; un travail si long ne peut maintenant m’arrêter[20]. Je terminerai cet écrit par de courtes définitions.

Observons néanmoins encore que la petitesse est la source d’un nombre incroyable de vices de l’inconstance, la légèreté, la vanité, l’envie, l’avarice, la bassesse, etc. ; elle rétrécit notre esprit autant que la grandeur d’âme l’élargit ; mais elle est malheureusement inséparable de l’humanité, et il n’y a point d’âme si forte qui en soit tout à fait exempte. Je suis mon dessein.

La probité est un attachement à toutes les vertus civiles.

La droiture est une habitude des sentiers de la vertu.

L’équité peut se définir par l’amour de l’égalité ; l’intégrité paraît une équité sans tache, et la justice une équité pratique.

La noblesse est la préférence de l’honneur à l’intérêt ; la bassesse, la préférence de l’intérêt à l’honneur.

L’intérêt est la fin de l’amour-propre ; la générosité en est le sacrifice.

La méchanceté suppose un goût à faire du mal ; la malignité, une méchanceté cachée ; la noirceur, une méchanceté profonde.

L’insensibilité à la vue des misères peut s’appeler dureté ; s’il y entre du plaisir, c’est cruauté. La sincérité me paraît l’expression de la vérité ; la franchise, une sincérité sans voiles[21] ; la candeur, une sincérité douce ; l’ingénuité, une sincérité innocente ; l’innocence, une pureté sans tache.

L’imposture est le masque de la vérité ; la fausseté, une imposture naturelle ; la dissimulation, une imposture réfléchie ; la fourberie, une imposture qui veut nuire ; la duplicité, une imposture qui a deux faces[22].

La libéralité est une branche de la générosité ; la bonté, un goût à faire du bien et à pardonner le mal ; la clémence, une bonté envers nos ennemis.

La simplicité nous présente l’image de la vérité et de la liberté.

L’affectation est le dehors de la contrainte et du mensonge la fidélité n’est qu’un respect pour nos engagements ; l’infidélité, une dérogeance ; la perfidie, une infidélité couverte et criminelle ; la bonne foi est une fidélité sans défiance et sans artifice.

La force d’esprit est le triomphe de la réflexion, c’est un instinct supérieur aux passions, qui les calme ou qui les possède[23] ; on ne peut pas savoir d’un homme qui n’a pas les passions ardentes, s’il a de la force d’esprit ; il n’a jamais été dans des épreuves assez difficiles[24].

La modération est l’état d’une âme qui se possède ; elle naît d’une espèce de médiocrité dans les désirs, et de satisfaction dans les pensées, qui dispose aux vertus civiles.

L’immodération, au contraire, est une ardeur inaltérable[25] et sans délicatesse, qui mène quelquefois à de grands vices.

La tempérance n’est qu’une modération dans les plaisirs, et l’intempérance, au contraire[26].

L’humeur est une inégalité qui dispose à l’impatience. La complaisance est une volonté flexible ; la douceur, un fonds de complaisance et de bonté.

La brutalité, une disposition à la colère et à la grossièreté ; l’irrésolution, une timidité à entreprendre ; l’incertitude, une irrésolution à croire ; la perplexité, une irrésolution inquiète.

La prudence, une prévoyance raisonnable ; l’imprudence, tout au contraire.

L’activité naît d’une force inquiète ; la paresse, d’une impuissance paisible.

La mollesse est une paresse voluptueuse : l’austérité est une haine des plaisirs, et la sévérité, des vices.

La solidité est une consistance et une égalité d’esprit ; la légèreté, un défaut d’assiette et d’uniformité de passions ou d’idées.

La constance est une fermeté raisonnable dans nos sentiments ; l’opiniâtreté, une fermeté déraisonnable ; la pudeur, un sentiment de la difformité du vice et du mépris qui le suit.

La sagesse est la connaissance et l’affection du vrai bien ; l’humilité, un sentiment de notre bassesse devant Dieu ; la charité, un zèle de religion pour le prochain ; la grâce, une impulsion surnaturelle vers le bien.

46. — Du bon et du beau.

Le terme de bon emporte quelque degré naturel de perfection ; celui du beau, quelque degré d’éclat ou d’agrément[27]. Nous trouvons l’un et l’autre terme dans la vertu, parce que sa bonté nous plaît et que sa beauté nous sert. Mais d’une médecine qui blesse nos sens, et de toute autre chose qui nous est utile, mais désagréable, nous ne disons pas qu’elle est belle elle n’est que bonne ; de même à l’égard des choses qui sont belles sans être utiles.

M. Crouzas[28] dit que le beau naît de la variété réductible à l’unité, c’est-à-dire d’un composé qui ne fait pourtant qu’un seul tout et qu’on peut saisir d’une vue ; c’est là, selon lui, ce qui excite l’idée du beau dans l’esprit.


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  1. Au lieu de pour un particulier. — S.
  2. Oui ; mais si toute la société avait le fièvre ou la goutte, ou était manchotte ou folle ? — V. — Il faut avouer que l’objection de Voltaire est puérile et porte à faux ; il est assez clair, comme l’indique le titre même du chapitre, que Vauvenargues traite ici, non du bien et du mal physique, mais du bien et du mal moral. — G.
  3. Il faudrait osdt ; plus loin, par sa ruine est équivoque et veut dire la ruine de ce particulier. — M.
  4. Au lieu d’égaliser. Cette incorrection reviendra souvent. — G.
  5. [On pourrait dire tout cla bien mieux. — V.]
  6. Voyez plus loin le développement de ees Idées dans le Discours sur l’inégalité des richesses. — G.
  7. Tres-bien. Distinguons cependant vertus et qualités heureuses : bienfaisance seule est vertu ; tempérance, sagesse, bonnes qualités ? tant mieux pour toi. — V.
  8. Il faut remarquer que l’auteur du Mondain, que Voltaire ne fait aucune objection à ce passage, et que c’est précisément ce chapitre qu’il admirait le plus dans Vauvenargues. « J’ignore, dit-il, si jamais aucun de ceux qui se sont melés d’instruire les hommes, a rien écrit de plus sage que son chapitre sur le bien et sur le mal moral. » — G.
  9. [Conclusion trop éloignée. — V.][Conclusion trop éloignée. — V.]
  10. * Vauvenargues dira plus loin (1er Discours sur la gloire) : « Le vice n’obtient point d’hommage réel. Si Cromwell n’eut été prudent, ferme, laborieux, libéral, autant qu’il était ambitieux et remuant, ni la gloire, ni la fortune n’auralent couronné ses projets, etc. » — G.
  11. Un critique, sinon des plus profonds, du moins des plus délicats et des plus fins, Vinet (Hist. de la Litt. française au xviiie siècle, tome Ier, p. 200), cite, en regard de ce passage, une maxime de Vauvenargues, et s’étonne de la contradictlon : « Aidons-nous des mauvais motifs, pour nous fortitier dans les bons desseins. » On pourrait, je crois, répondre que la contradiction n’est qu’apparente, car l’auteur ne prétend pas que le vice n’opére jamais le bien, et qu’on ne puisse jamais, par conséquent, en tirer parti pour une fin vertueuse ; il soutient seulement que, méme dans ce cas, le vice ne peut revendiquer le merite du bien qu’il a produit, parce que ce bien n’était si son objet no son but. Ce n’est pas, du reste, que les contradictions ne soient nombreuses dans Vauvenargues ; il en convient lui-meme et ne s’en embarrasse guère. Nous avons trouvé à ce sujet, dans les manuscrits du Louvre, cette pensée inédite : « Si l’on me dit que je me contredis, je réponds : parce que je me suis trompé une fois ou plusieurs fois, je ne prétends point me tromper toujours. » — G.
  12. Première édition : « Hommes faibles, vous n’étes pas si méchants que vous le croyez ; vous avez aussi des vertus. » Nous regrettons ce mouvement, que Voltaire a supprimé, parce que le mot faibles lui semblait, avec raison d’ailleurs, aller contre l’idée meme de Vauvenargues. — G.
  13. [Admirable ! — V.]
  14. Voyez plus loin le développement des mêmes idées, A la fin du Discours sur le Caractère du différents siècles. — G.
  15. [Manque de liaison et d’ordre. — V.]
  16. ci les diverses éditions donnent un membre de phrase que Voltaire trouvait faible et redondant, et qu’en effet Vauvenargues a retranché sur l’exemplaire d’Aix. — G
  17. Catilina n’ignorait pas les périls d’une conjuration ; son courage lui persuada qu’il les surmonterait. L’opinion ne gouverne que les faibles ; mais l’espérance trompe lea plus grandes ames. » (Maximes.) — Voyez aussi le 16e dialogue (Catalina et Sénécion.)
  18. Rapprochez de la 18e Réflexion et du Discours sur le Caractère des différents siècles. — G.
  19. avarice, de la. • [Bien. — V.]
  20. L’expression n’est pas juste. — V.] — Il faudrait, en effet : Je ne puis maintenant m’arrêter à un si long travail. — G.
  21. C’est-à-dire, qui ne réserve rien. La sincérité ne dit que ce qu’on lui demande ; la ranchise dit souvent ce qu’on ne lui demande pas. — S.
  22. [Définitions plus brillantes qu’approfondies. — V.]
  23. L’auteur a voulu dire qui les maîtrise, et le mot possède n’est pas ici le synonyme ; il ne l’est que dans cette phrase faite, se posséder, qui signifie, en effet se maîtriser. D’ailleurs, si cette force d’esprit, qu’il eût mieux valu appeler force de l’âme (car c’est de celle-là qu’il s’agit ici), est le triomphe de la réflexion, comme je le crois avec l’auteur, ce n’est donc pas un instinct, car on n’entend par instinct tout ve qui précède la réflexion. — La H.]
  24. [Cela est-il bien vrai ? On ne nous dit pas que le stoïcien Épictète ait eu un tempérament passionné ; cependant lorqu’il disait si tranquillement à son maître qui ss’était amusé à lui casser la jambe par forme de jeu, Je vous l’avais bien dit que vous me casseriez la jambe, n’y avait-il pas là quelque force d’esprit ? — La H.] — La Harpe aurait pu ajouter que l’épreuve etait pourtant assez difficile. — G.
  25. Vauvenargues veut dire une ardeur qui ne peut etre désaltérée ; il prend donc le mot inaltérable presqu’à contresens, insatiable est ici le mot propre. — G. — [Ce n’est pas la peine d’ajouter qu’une pareille ardeur est sans délicatesse. On ne peut pas la supposer avec l’immodération, qui est proprement le défaut de mesure en tout. — La H.]
  26. Il faudrait : le contraire ; de même, trois phrases plus bas : l’imprudence : tout le contraire. — G.
  27. De perfection aussi, au même titre que le terme de bon. — G.
  28. Jean-Pierre de Crouzas, mort en 1748, est l’auteur d’un Traité sur le beau. — F. — [A quoi bon citer Crouzas, pour ne rien dire de plus que ce qu’il dit ? — V.]