Introduction à la connaissance de l’esprit humain/Discours préliminaire

Œuvres de Vauvenargues, Texte établi par D.-L. Gilbert, Furne et Cie, éditeurs (p. 1-4).


DISCOURS PRÉLIMINAIRE


Toutes les bonnes maximes sont dans le monde, dit Pascal, il ne faut que les appliquer ; mais cela est très-difficile. Ces maximes n’étant pas l’ouvrage d’un seul homme, mais d’une infinité d’hommes différents qui envisageaient les choses par divers côtés, peu de gens ont l’esprit assez profond pour concilier tant de vérités, et les dépouiller des erreurs dont elles sont mêlées. Au lieu de songer à réunir ces divers points de vue, nous nous amusons à discourir des opinions des philosophes, et nous les opposons les uns aux autres, trop faibles pour rapprocher ces maximes éparses et pour en former un système raisonnable[1]. Il ne paraît pas même que personne s’inquiète beaucoup des lumières et des connaissances qui nous manquent. Les uns s’endorment sur l’autorité des préjugés et en admettent même de contradictoires, faute d’aller jusqu’à l’endroit par lequel ils se contrarient ; et les autres passent leur vie à douter et à disputer, sans s’embarrasser des sujets de leurs disputes et de leurs doutes.

Je me suis souvent étonné, lorsque j’ai commencé à réfléchir, de voir qu’il n’y eût aucun principe sans contradiction, point de terme même sur les grands sujets dans l’idée duquel on convint. Je disais quelquefois en moi-même : Il n’y a point de démarche indifférente dans la vie ; si nous la conduisons sans la connaissance de la vérité, quel abîme ! Qui sait ce qu’il doit estimer, ou mépriser, ou haïr, s’il ne sait ce qui est bien ou ce qui est mal ? et quelle idée aura-t-on de soi-même, si l’on ignore ce qui est estimable ? etc.

On ne prouve point les principes, me disait-on. Voyons s’il est vrai[2], répondais-je ; car cela même est un principe très-fécond, et qui peut nous servir de fondement[3].

Cependant j’ignorais la route que je devais suivre pour sortir des incertitudes qui m’environnaient ; je ne savais précisément ni ce que je cherchais, ni ce qui pouvait m’éclairer ; et je connaissais peu de gens qui fussent en état de m’instruire. Alors j’écoutai cet instinct qui excitait ma curiosité et mes inquiétudes, et je dis : Que veux-je savoir ? que m’importe-t-il de connaitre ? Les choses qui ont avec moi les rapports les plus nécessaires, sans doute ? Or, où trouverai-je ces rapports, sinon dans l’étude de moi-même et la connaissance des hommes, qui sont l’unique fin de mes actions et l’objet de toute ma vie ? Mes plaisirs, mes chagrins, mes passions, mes affaires, tout roule sur eux ; si j’existais seul sur la terre, sa possession entière serait peu pour moi : je n’aurais plus ni soins, ni plaisirs, ni désirs ; la fortune et la gloire même ne seraient, pour moi que des noms ; car il ne faut pas s’y méprendre : nous ne jouissons que des hommes, le reste n’est rien. Mais, continuai-je, éclairé par une nouvelle lumière : qu’est-ce que l’on ne trouve point dans la connaissance de l’homme ? Les devoirs des hommes rassemblés en société, voilà la morale ; les intérêts réciproques de ces sociétés, voilà la politique ; leurs obligations envers Dieu, voilà la religion.

Occupé de ces grandes vues, je me proposai d’abord de parcourir toutes les qualités de l’esprit, ensuite toutes les passions, et enfin toutes les vertus et tous les vices qui, n’étant que des qualités humaines, ne peuvent être connus que dans leur principe. Je méditai donc sur ce plan, et je posai les fondements d’un long travail. Les passions inséparables de la jeunesse, des infirmités continuelles, la guerre survenue dans ces circonstances, ont interrompu cette étude[4]. Je me proposais de la reprendre un jour dans le repos, lorsque de nouveaux contre-temps m’ont ôté, en quelque manière, l’espérance de donner plus de perfection à cet ouvrage. Je me suis attaché, autant que j’ai pu, dans cette seconde édition, à corriger les fautes de langage qu’on m’a fait remarquer dans la première ; j’ai retouché le style en beaucoup d’endroits. On trouvera quelques chapitres plus développés et plus étendus qu’ils n’étaient d’abord : tel est celui du Génie. On pourra remarquer aussi les augmentations que j’ai faites dans les Conseils à un jeune homme, et dans les Réflexions critiques sur les poëtes, auxquels j’ai joint Rousseau et Quinault, auteurs célèbres dont je n’avais pas encore parlé. Enfin on verra que j’ai fait des changements encore plus considérables dans les Maximes. J’ai supprimé plus de deux cents pensées, ou trop obscures, ou trop communes, ou inutiles. J’ai changé l’ordre des maximes que j’ai conservées ; j’en ai expliqué quelques-unes, et j’ai ajouté quelques autres, que j’ai répandues indifféremment parmi les anciennes. Si j’avais pu profiter de toutes les observations que mes amis ont daigné faire sur mes fautes, j’aurais rendu peut-être ce petit ouvrage moins indigne d’eux ; mais ma mauvaise santé ne m’a pas permis de leur témoigner par ce travail le désir que j’ai de leur plaire.


  1. Dans la première édition, on lit ici un passage qui a disparu dans la seconde. Cependant, sur l’exemplaire d’Aix, annoté par Voltaire et par Vauvenargues lui-même, ce passage était maintenu ; le voici : « Si quelque génie plus solide se propose un si grand travail, nous nous unissons contre lui. Aristote, disons-nous, a jeté toutes les semences des découvertes de Descartes quoiqu’il soit manifeste que Descartes ait tiré de ces vérités, connues, selon nous, à l’antiquité, des conséquences qui renversant toute sa doctrine (*), nous publions hardiment nos calomnies. Cela me rappelle encore ces paroles de Pascal : Ceux qui sont capables d’inventer sont rares ; ceux qui n’inventent point sont en plus grand nombre, et, par conséquent, les plus forts, et l’on voit que, pour l’ordinaire, ils refusent aux inventeurs la gloire qu’ils méritent, etc.

    « Ainsi nous conservons obstinément nos préjugés, nous en admettons même de contradictoires, faute d’aller jusqu’à l’endroit par lequel ils se contrarient. C’est une chose monstrueuse que cette constance dans laquelle on s’endort, pour ainsi dire, sur l’autorité des maximes populaires, n’y ayant point de principe sans contradiction, point de terme même sur les grands sujets dans l’idée duquel on convienne. Je n’en citerai qu’un exemple : ·qu’on me définisse la vertu. »

    (*) Le rapport de ce mot est douteux ; mais il est clair que c’est de la doctrine d’Aristote, ou de l’antiquité, qu’il s’agit — G.

  2. Au lieu de si cela est vrai ; locution incorrecte qui reviendra souvent, et que nous notons une fois pour toutes. — G.
  3. On trouve encore ici dans la première édition un passage qui fut supprimé dans la seconde, et que nous rétablissons : « Nous nous appliquons à la chimie, à l’astronomie, ou à ce qu’on appelle érudition, comme si nous n’avions rien à connaitre de plus important. Nous ne manquons pas de prétextes pour justifier ces études ; il n’y a point de science qui n’ait quelque côté utile. Ceux qui passent toute leur vie à l’étude des coquillages, disent qu’ils contemplent la nature. Ô démence aveugle ! la gloire est-elle un nom, la vertu une erreur, la foi un fantôme ? Nous nions ou nous recevons ces opinions que nous n’avons jamais approfondies, et nous nous occupons tranquillement de sciences purement curieuses. Croyons-nous connaitre les choses dont nous ignorons les principes ?

    « Pénétré de ces réflexions dès mon enfance, et blessé des contradictions trop manifestes de nos opinions, je cherchai au travers de tant d’erreurs les sentiers délaissés du vrai, et je dis, que veux-je savoir ? etc. »

  4. Dans la première édition, le Discours préliminaire finissait ici par cette phrase : « Je me proposais de la reprendre un jour dans la retraite, lorsque des raisons plus fâcheuses m’ont forcé encore une fois de lâcher prise. Puisse cet écrit, dans l’imperfection ou je le laisse, inspirer aux amateurs de la vérité le désir de la connaitre davantage ! Il n’y a ni talents, ni sagesse, ni plaisirs solides au sein de l’erreur. » — La carrière militaire fermée devant lui, la carrière diplomatique ne s’ouvrant pas ou ne s’ouvrant que trop tard, le désir de vivre à Paris et la difficulté d’y vivre dans un état voisin de la pauvreté (voir ses lettres à Saint-Vincens), enfin sa dernière maladie, et le sentiment qu’il avait de sa mort prochaine, voilà les raisons fâcheuses auxquelles Vauvenargues fait allusion avec une discrétion et une sérénité qui l’abandonneront quelquefois dans ses réflexions, mais jamais dans sa conduite. — G.