Introduction à l’histoire du bouddhisme indien/Second Mémoire/Section V

SECTION V.
TANTRAS.

La partie de la collection népâlaise à laquelle est consacrée cette section se distingue d’une manière si tranchée de toutes celles que j’ai examinées jusqu'ici, que les Tibétains eux-mêmes la mettent de côté dans la classification la plus générale qu’ils font de leurs livres religieux, appelant Mdo ou Sûtra tout ce qui n'est pas Rgyud ou Tantra[1]. Les Tantras, en effet, sont des traités d’un caractère tout spécial, où le culte de Dieux et de Déesses bizarres ou terribles s’allie au système monothéistique et aux autres développements du Buddhisme septentrional, c’est-à-dire à la théorie d’un Buddha suprême et à celle des Buddhas et des Bôdhisattvas surhumains. Tous ces personnages sont dans les Tantras l’objet d'un culte dont ces livres tracent minutieusement les règles ; et plusieurs de ces traités ne sont que des recueils d’instructions faites pour diriger les dévots dans l’art de tracer et de disposer les cercles et les autres figures magiques (Maṇḍala) destinées à recevoir les images de ces Divinités. Les offrandes et les sacrifices qu’on leur adresse pour se les rendre favorables, ainsi que les prières et les hymnes qu’on chante en leur honneur, occupent également dans ces livres une place considérable. Enfin ils renferment tous des formules magiques ou Dharaṇîs, véritables charmes que l’on suppose avoir été composés par ces Divinités mêmes, qui en portent ordinairement le nom, et qui ont la vertu de sauver des plus grands périls celui qui est assez heureux pour les posséder et les répéter.

Cette partie de la collection népâlaise n’est pas la première qu’ait découverte M. Hodgson, et ses Buddhistes ne lui en révélèrent l’existence que quand il eut déjà obtenu d’eux beaucoup d’autres ouvrages d’un caractère différent. Si, comme le titre de Tantra l’indique, et comme le prouveront les analyses qu’on va lire, le culte impur et grossier des personnifications du principe femelle, tel qu’il est admis parmi les Çivaïtes, a trouvé place dans ces livres, on comprend qu’un Buddhiste honnête ait hésité à livrer à un étranger les preuves d’une alliance aussi monstrueuse. Mais une autre raison a dû encore soustraire longtemps aux recherches de M. Hodgson cette partie de la littérature buddhique : c’est l’idée que semblent se faire les Népâlais et les Tibétains de la valeur et de l’importance des Tantras. Nulle part, en effet, le Buddhisme n’est réduit à des proportions plus humaines, et à des conditions d’une pratique en général plus facile que dans ces livres. Il ne s’agit plus, ainsi que dans les Sûtras anciens, de se préparer, par l’exercice de toutes les vertus, à remplir un jour les devoirs d’un Buddha. Il suffit de tracer une figure, de la diviser en un certain nombre de compartiments, d’y dessiner ici l’image d’Amitâbha, le Buddha d’un monde fabuleux comme lui ; là celle d’Avalôkitêçvara, le fameux Bôdhisattva, saint tutélaire du Tibet ; ailleurs celles de quelques divinités femelles aux noms singuliers et aux formes terribles ; et le dévot s’assure la protection de ces Divinités qui l’arment de la formule magique ou du charme que possède chacune d’elles. Pour des esprits grossiers et ignorants, de tels livres ont certainement plus de valeur que les légendes morales des premiers temps du Buddhisme. Ils promettent des avantages temporels et immédiats ; ils satisfont enfin à ce besoin de superstitions, à cet amour des pratiques dévotes par lequel s’exprime le sentiment religieux en Asie, et auquel ne répondait qu’imparfaitement la simplicité du Buddhisme primitif.

Il est, au reste, facile de juger du caractère de cette partie de la littérature buddhique par la traduction de deux traités qu’a faite M. Wilson d’après un manuscrit envoyé par M. Hodgson à la Société Asiatique du Bengale[2]. On y voit la mythologie la plus compliquée et les conceptions des écoles les plus savantes du Buddhisme mêlées avec les noms de Divinités dont plusieurs appartiennent en propre au culte spécial de Çiva. Voilà pour l’esprit général de ces deux traités. À ces caractères fondamentaux, qui forment vraisemblablement la partie la plus importante des Tantras, le premier de ces deux traités en ajoute quelques-uns qui sont propres au Népâl, et qui prouvent que ce petit livre a été écrit dans la vallée depuis que le Buddhisme s’y est établi[3]. C’est donc un ouvrage buddhique composé en sanscrit hors de l’Inde ; mais ce fait n’a pas en lui-même une très-grande importance, si, comme l’établit M. Wilson, on a des raisons de croire que l’ensemble des personnages mythologiques qui figurent dans ce traité faisait déjà partie du Buddhisme quand il florissait encore dans l’Inde septentrionale[4]. D’ailleurs le traité en l’honneur des Divinités népâlaises où se trouve cette trace d’une main étrangère à l’Inde ne passe pas pour un livre inspiré, et il n’y a pas lieu de lui appliquer les règles sévères de critique auxquelles il est nécessaire de soumettre les livres admis dans le canon des écritures sacrées.

M. Hodgson a fourni à M. Wilson un commentaire mythologique sur ces deux ouvrages, qui est plein de détails indispensables à connaître ; et M. Wilson à son tour les a fait suivre de remarques dont l’importance est surtout appréciable au point de vue d’où je crois qu’il faut se placer pour l’examen des livres buddhiques. La première de ces remarques, c’est que le vocabulaire sanscrit d’Hêmatchandra et surtout le Trikaṇḍa çêcha cite, outre les noms de Çâkyamuni, ceux d’un grand nombre de Buddhas et d’autres personnages divins qui jouent le principal rôle dans les Tantras des Buddhistes du Népâl. L’auteur du Trikaṇḍa çêcha, qui a dû écrire vers le xe ou au plus tard vers le xie siècle de notre ère[5], n’aurait pu parler de ces Divinités qui sont inconnues aux Brâhmanes, si elles n’eussent pas déjà existé dans le Buddhisme, qui n’avait pas encore à cette époque été proscrit de toutes les parties de l’Inde. La seconde remarque, c’est que jusqu’ici rien ne prouve que ces développements variés de la mythologie buddhique soient connus à Ceylan, dans le royaume d’Ava et à Siam[6], c’est-à-dire dans les pays où règne ce que je propose d’appeler l’école du Buddhisme méridional. C’est là un fait important, et dont la vérification intéresse au plus haut degré l’histoire ancienne de cette religion. Mais ce n’est pas ici le lieu d’en faire l’application complète et d’en développer les conséquences. Ce sujet trouvera naturellement sa place lorsque je comparerai la collection buddhique du Nord à celle du Sud. Il me suffit de dire, en attendant, que les Tantras sont aussi inconnus à Ceylan que les Divinités nombreuses à l’adoration desquelles ils sont consacrés.

Les Tantras appartiennent donc à la forme la plus compliquée du Buddhisme septentrional. Du moins on y trouve la trace de conceptions très-diverses qui n’ont pu s’élaborer que successivement. Ainsi à côté du Buddha humain, Çâkyamuni, paraissent et le système des Buddhas et des Bôdhisattvas célestes, qu’il est bien difficile de regarder comme la forme primitive du Buddhisme, et la notion d’un Âdibuddha ou d’un Buddha suprême répondant au Brahma du Brâhmanisme, notion qui, suivant Csoma, serait primitivement étrangère à l’Inde et n’y aurait pas été introduite avant le xe siècle de notre ère[7]. Aux cinq Dhyâni Buddhas, les Tantras en ajoutent même un sixième, nommé Vadjra sattva, qui répond au sixième sens, ou au sens interne, Manas (le cœur), et au sixième objet sensible, Dharma (le mérite ou la loi morale) que saisit le Manas, tout comme les cinq autres Buddhas répondent, ainsi qu’il a été dit plus haut, aux cinq sens et aux cinq qualités sensibles[8]. Toutes ces notions, jointes à l’adoration des énergies femelles des Buddhas et des Bôdhisattvas, et à celle d’autres Divinités connues pour la plus grande partie des Çivaïtes, sont dans ces livres associées de la manière la plus étroite au culte dont Çâkyamuni est l’objet, ainsi qu’aux doctrines spéculatives que son enseignement a pour but de populariser. Le fondateur du Buddhisme y est même positivement représenté comme l’instituteur du rituel et des prières magiques des Tantras. Le mélange de ces deux ordres d’idées qui, par leur expression et leur objet, sont presque l’opposé l’un de l’autre, est si intime dans les Tantras, que si l’on ne possédait pas d’autres spécimens du Buddhisme népâlais, on se ferait de cette croyance une idée fort éloignée de celle que nous en donnent les textes dont j’ai parlé jusqu’ici.

Je sais bien que le caractère de livres inspirés est attribué aussi aux Tantras, puisqu’à l’exemple des ouvrages canoniques, ces traités se donnent pour la parole même du dernier Buddha humain. Mais ces livres fournissent eux-mêmes contre cette prétention une objection très-forte, qui se tire du caractère des Divinités dont ils recommandent le culte et des pratiques qu’ils enjoignent. Rien ne prouve, en effet, que ces Divinités aient figuré dans l’enseignement primitif de Çâkya ; la preuve du contraire résulte même de ce qu’elles sont entièrement inconnues aux Sûtras et aux légendes buddhiques du Népâl, que j’ai examinés plus haut. Là ne paraissent ni les énergies femelles des Buddhas et de Çiva, ni le culte obscène qu’on leur rend, ni les formules par lesquelles on s’assure leur protection.

À cette observation que je crois décisive, j’en ajouterai une autre, qui, quoique portant sur un point de moindre valeur, n’en mérite pas moins d’être prise en considération. Je veux parler de l’extrême différence qu’on remarque entre le style des Tantras et celui des Sûtras primitifs. Outre que ce style est quelquefois obscur et incorrect jusqu’à la barbarie, il emploie avec une acception toute spéciale des termes qui dans les anciens Sûtras ne se présentent qu’avec leur sens ordinaire et classique. Je citerai notamment le mot Vadjra (diamant, foudre), qui joue un grand rôle dans le langage des Tantras, et qui figure entre autres au commencement du nom de Vadjra sattva, ce sixième Buddha surhumain qui est de l’invention des Tantristes. Ce même mot paraît encore dans le nom du Vadjra âtchârya ou du prêtre buddhiste des Népâlais. Le véritable caractère de ce prêtre a été nettement tracé par M. Hodgson[9], et les recherches de ce savant nous ont appris que les Vadjra âtchâryas étaient d’une date assez moderne. Ce témoignage vient à l’appui de l’observation que je fais en ce moment sur l’emploi du mot Vadjra. Je suppose que le nom de Vadjra âtchârya, « le précepteur du diamant, » ou « le précieux précepteur, » qui au rapport de M. Hodgson ne se trouve dans aucun livre canonique, appartient à la même époque et à la même source que celui de Vadjra sattva, « celui qui a l’essence du diamant, » ou « l’être précieux. » Ici, sans doute, Vadjra doit avoir un sens figuré, celui de précieux, suprême[10], comme ratna, « joyau, » qui paraissant dans l’expression sacramentelle de Triratna, c’est-à-dire les trois joyaux (Buddha, la Loi et l’Assemblée), a perdu son sens propre pour prendre l’acception générale de précieux, éminent. Je ne puis m’empêcher de croire que l’usage si fréquent que les textes anciens font de Ratna, avec le sens spécial de précieux, a donné naissance à celui de Vadjra, qui n’est pas moins familier aux auteurs des Tantras. Quoi qu’il puisse être, au reste, de l’influence qu’a exercée l’emploi du mot Ratna, pris dans ce sens spécial, sur l’adoption du mot Vadjra, usité dans un sens analogue, il n’en reste pas moins certain que ce dernier caractérise d’une manière particulière le style des Tantras. Je puis donc dire de ces ouvrages ce que j’ai dit des Sûtras les plus développés : ils appartiennent comme eux à un second âge des croyances et de la littérature buddhiques ; non pas que je prétende pour cela qu’ils aient été rédigés en même temps que les Sûtras les plus étendus et que les grands recueils de la Pradjñâ pâramitâ, mais c’est qu’ils mêlent aux notions simples du Buddhisme primitif des pratiques religieuses et des noms divins que citent également les grands Sûtras.

Mon intention n’est pas de m’arrêter longuement sur cette partie de la collection du Népâl, que je suis porté à regarder comme la plus moderne de toutes, et dont l’importance pour l’histoire des superstitions humaines ne rachète pas la médiocrité et le vide. Il n’est certainement pas sans intérêt de voir le Buddhisme, qui dans son organisation première avait si peu de ce qui fait une religion, aboutir aux pratiques les plus puériles et aux superstitions les plus exagérées. Mais ce spectacle déplorable a bien vite lassé la curiosité et humilié l’intelligence. L’idée d’un Dieu suprême y occupe sans doute une place considérable ; et je veux bien croire que dans les développements qu’a pris cette partie de la littérature buddhique, la morale a dû se faire aussi la sienne. Il faut même que tout n’y soit pas aussi pauvre que ce que j’en connais, puisque Csoma de Cörös cite en plusieurs endroits de son analyse divers Tantras qui sont à son avis très-beaux[11]. Je suis surpris néanmoins que ce savant, qui a donné une analyse complète des légendes du Vinaya, où l’histoire de la prédication de Çâkyamuni est retracée quelquefois d’une manière si attachante, et qui l’a fait sans laisser percer le moindre sentiment d’intérêt pour ces curieux récits, n’ait trouvé des paroles d’admiration et d’enthousiasme que pour les livres qui me paraissent le misérable produit de l’ignorance et de la crédulité la plus grossière. Mais les Tantras, en remplaçant le culte simple de Çâkya par l’adoration d’une foule de Divinités fantastiques, ont évidemment transformé le Buddhisme, et ont par suite donné naissance à un développement littéraire spécial qui a pu avoir aussi ses beaux côtés. Je regrette seulement ou de ne les avoir pas vus, ou d’avoir peut-être manqué du courage nécessaire pour les chercher.

Je dois cependant donner l’analyse de quelques-uns de ces livres, et je commence à dessein par celui qui paraît être le plus célèbre de tous, du moins au rapport de Csoma de Cörös, c’est-à-dire par le Suvarṇa prabhâsa[12]. L’importance que les Buddhistes du Nord attachent à cet ouvrage est prouvée d’ailleurs par ce seul fait, qu’il est compris au nombre des neuf Dharmas ou livres sacrés du Népâl. Il se trouve, comme tous les ouvrages réputés canoniques, traduit en tibétain dans la collection du Kah-gyur ; mais j’ai remarqué que la version tibétaine était en général plus développée que le texte sanscrit, dont le manuscrit appartient à la Société Asiatique. J’en conclus qu’il y a deux rédactions de cet ouvrage qui sont semblables pour le fond, mais qui diffèrent l’une de l’autre par l’étendue des développements. Cette conclusion est d’ailleurs appuyée par plus d’un fait. Csoma, dans son analyse de la collection tibétaine des Tantras, constate l’existence de deux Suvarṇa prabhâsas qui traitent également du même sujet et renferment les mêmes matières, mais qui diffèrent quant à leur origine, le premier étant traduit du chinois, le second du sanscrit[13]. D’un autre côté, en rappelant un passage extrait par M. Schmidt du Suvarṇa prabhâsa mongol, j’ai avancé que je n’en connaissais pas le texte sanscrit[14] ; c’est qu’en effet ce passage ne se trouve pas dans le Suvarṇa prabhâsa indien que possède la Société Asiatique. Il en faut dire autant d’un autre fragment extrait par M. Schmidt du chapitre second de son Suvarṇa prabhâsa mongol[15], avec cette différence toutefois que c’est le même sujet qui fait le fond du fragment de M. Schmidt et du second chapitre de notre Suvarṇa prabhâsa. On doit donc tenir pour certain qu’il y a deux rédactions de cet ouvrage : l’une qui est peu étendue, c’est celle que la Société Asiatique doit à la libéralité de M. Hodgson ; l’autre qui l’est davantage, dont on connaît une traduction mongole, et à laquelle M. Schmidt a fait deux emprunts importants. C’est aux savants qui possèdent à la fois le tibétain et le mongol qu’il appartient de déterminer le rapport des versions du Kah-gyur et de l’Altan gerel. Quant au Suvarṇa prabhâsa sanscrit que possède la Société Asiatique, j’ai cru qu’il était nécessaire de le distinguer nettement de la version mongole, pour qu’on sût bien que ce que j’ai à dire de cet ouvrage s’applique exclusivement au volume peu considérable que nous possédons à Paris.

Le titre de Suvarṇa prabhâsa[16] que porte ce volume signifie « L’éclat de « l’or, » et l’ouvrage passe pour un Sûtra qui aurait été prêché par Çâkya sur la montagne de Grĭdhra kûṭa dans le Magadha[17]. Ânanda demande à Bhagavat s’il va lui enseigner la Loi ; et celui-ci répond qu’il veut exposer le Roi des Sûtras, le Suvarṇa prabhâsa, dont il fait un pompeux éloge en vers médiocres, qui remplissent le premier chapitre. Le second s’ouvre par la question que se fait un Bôdhisattva, nommé Rutchira kêtu, sur les raisons de la courte durée de l’existence de Çâkya, laquelle ne doit être que de quatre-vingts ans. Il trouve que Bhagavat a donné pour motif d’une aussi courte existence l’aversion qu’on éprouve à priver de la vie un être quelconque, et la disposition où l’on se trouve de donner des aliments à ceux qui en ont besoin, aux dépens même de son propre corps. Au moment où il conçoit cette pensée, il lui apparaît un vaste édifice, fait de lapis-lazuli, et rempli des meubles et des objets les plus précieux. À l’orient il voit le Tathâgata Akchôbhya, au midi Ratna kêtu, à l’occident Amitâbha, et au nord Dundubhîçvara. À la vue de ces merveilleuses apparitions, Rutchira kêtu ne peut contenir son étonnement ; la question qu’il s’était faite touchant la durée de la vie de Çâkyamuni se représente à son esprit, et alors les Tathâgatas qui se sont montrés à ses yeux s’adressent à lui en ces termes : Ne dis pas, ô fils de famille, que la vie de Çâkyamuni soit de courte durée ; car nous ne voyons personne dans l’univers qui soit capable de connaître le terme de la vie du Tathâgata Çâkyamuni, tant elle se compose d’un nombre incommensurable de millions d’âges et d’années. En cet instant des Dieux de différents ordres se réunirent en nombre immense dans le palais de Rutchira kêtu ; et alors les Tathâgatas qui lui avaient apparu se mirent à exposer en stances mesurées la durée de la vie de Çâkyamuni le Tathâgata, en présence de l’Assemblée réunie devant eux.

Cependant il y avait dans l’Assemblée du mont Grĭdhra kûta un Brâhmane nommé Vyâkarana Kâuṇḍinya, qui ayant entendu parler du Nirvâṇa complet de Çâkyamuni, lui demanda, au nom de son immense miséricorde, de lui accorder une faveur. Bhagavat garda le silence ; mais un jeune homme de la tribu des Litchhavis, nommé Sarvasattva priya darçana, qui était présent, dit au Brâhmane : Pourquoi donc, ô grand Brâhmane, demander une faveur à Bhagavat ? je puis bien t’en accorder une moi-même. À quoi Kâundinya répondit : Je désire posséder un fragment des reliques du Tathâgata, ne fût-il pas plus gros qu’un grain de moutarde, pour en faire l’objet d’un culte religieux. Mais le jeune Litchhavi lui réplique en vers qu’il verra une relique du Tathâgata, ne fût-elle que de la grosseur d’un grain de moutarde, quand il poussera des poils sur le dos d’une tortue. Le Brâhmane comprend le sens suffisamment clair de ces paroles, et y répond par d’autres stances approbatives, où il dit qu’en effet Bhagavat n’est pas né comme les autres hommes, et qu’on chercherait vainement après lui une relique du volume d’un grain de moutarde, puisque son corps n’a ni os ni sang, et que son véritable corps, ses véritables os, c’est la Loi, Dharma kâya, Dharma dhâtu. Cette profonde exposition dispose les esprits d’un grand nombre de Dêvas à comprendre ce que c’est que l’intelligence suprême d’un Buddha parfaitement accompli, et leur inspire des stances par lesquelles ils disent qu’un Buddha n’entre pas dans le Nirvâṇa complet, que sa Loi ne périt pas, et que son corps est un corps éternel. Le chapitre se termine par l’expression de la joie qu’éprouve Rutchira kêtu.

Au commencement du troisième chapitre, on apprend que ce dernier vit en songe un tambour d’or resplendissant comme le disque du soleil, et dans tous les points de l’espace des Buddhas en nombre infini qui enseignaient la Loi à d’immenses assemblées. Puis il vit un Brâhmane qui frappait le tambour, et le tambour rendait pour son des stances poétiques sur la Loi. À son réveil, le Bôdhisattva Rutchira kêtu se rappela ces stances. Il sortit alors de Râdjagrĭha ; et accompagné d’une foule innombrable, il se rendit sur la montagne de Grĭdhra kûta auprès de Bhagavat, et lui récita les stances qu’il avait entendues en songe. Ces stances, qui remplissent le quatrième chapitre, sont relatives à l’importance de l’enseignement de la loi, et en particulier au mérite du Suvarṇa prabhâsa. Rutchira kêtu annonce en même temps le désir qu’il a de sauver les créatures en leur exposant ce Sûtra ; et il fait une longue confession de ses fautes, afin de se rendre digne de la mission à laquelle il aspire.

Dans le cinquième chapitre, Bhagavat prend la parole pour raconter l’histoire d’un roi nommé Suvarṇa bhudjêndra, qui adressa des louanges à tous les Buddhas passés, présents et futurs, et qui demanda pour récompense de devenir un jour digne d’exposer le Suvarṇa prabhâsa. Au commencement du sixième chapitre, Bhagavat annonce que les lois du vide ont été exposées dans un nombre très-considérable de Sûtras, mais que pour en faciliter l’intelligence, il les a résumées dans le Suvarṇa prabhâsa.

Il explique ensuite en quelques stances l’action des sens, l’origine et la destruction du corps, le vide de toutes les conditions et de tous les êtres, la misère du monde et la nécessité de s’en affranchir. Au commencement du septième chapitre, les quatre grands Rois des quatre points de l’espace célèbrent en prose les mérites du Suvarṇa prabhâsa ; ils promettent en même temps de protéger les créatures du Djambudvîpa, et en particulier les Religieux qui posséderont cet excellent Sûtra. Bhagavat approuve le discours des quatre grands Rois. Ceux-ci reprennent le même sujet en le développant encore davantage, toujours en prose. Bhagavat à son tour énumère les avantages et les honneurs promis à celui qui possédera ce Sûtra. J’abrége beaucoup cet exposé qui occupe une place considérable dans l’ouvrage, et qui est suivi de stances prononcées en l’honneur de Çâkya par les quatre grands Rois.

Dans le huitième chapitre, la grande Déesse Sarasvatî promet sa protection et une formule magique à celui qui exposera ce Sûtra. Elle y joint la description de quelques pratiques superstitieuses qui doivent accompagner la récitation de cette formule. Bhagavat approuve ses bonnes dispositions. Le Brâhmane Kâuṇḍinya chante ensuite les louanges de la Déesse en prose et en vers. Au commencement du neuvième chapitre paraît Mahâdêvi, qui donne en présence de Bhagavat les mêmes assurances de protection au possesseur de ce Sûtra. La Déesse trace en même temps les règles du culte dont elle doit être l’objet de la part de celui qui veut acquérir des richesses. Le dixième chapitre, qui n’a que quelques lignes, se compose d’invocations (Namas) à divers Buddhas et Bôdhisattvas. Dans le onzième, Drĭdhâ, la Déesse de la terre, promet de rendre fertile et florissant le lieu où se trouvera le Sûtra du Suvarṇa prabhâsa, ou un Religieux qui le possédera. Dans le chapitre douzième, Sam̃djaya, le chef des armées des Yakchas, fait des promesses semblables en faveur de l’interprète du Sûtra.

Les auteurs de ce long et fastidieux dialogue changent dans le treizième chapitre. Le fils d’un roi nommé Râdja balêndra kêtu se félicite de posséder un livre royal ayant pour titre Dêvêndra samaya. À cette occasion les Lô kapâlas ou Gardiens du monde se réunissent autour de Brahmâ, et lui demandent comment il se fait qu’un roi mortel puisse devenir le monarque des Dieux. Brahmâ leur répond que c’est quand, après avoir régné avec justice sur la terre, il renaît parmi les Dêvas. Brahmâ expose alors les devoirs d’un bon roi et les vices d’un monarque injuste. Au commencement du quatorzième chapitre, on trouve l’histoire du roi Susam̃bhava, qui vécut pendant que le Tathâgata Çikhin était dans le monde. Il vit en songe un Religieux exposant le Suvarṇa prabhâsa, et à son réveil il lui rendit des honneurs éminents, et entendit de sa bouche ce précieux Sûtra. Çâkyamuni, qui raconte cette histoire, s’en fait l’application à lui-même, et apprend à ses Auditeurs que c’est lui qui était jadis le roi Susam̃bhava, et qu’Akchôbhya, l’un des Buddhas célestes, était le Religieux qui exposa au roi le Sûtra. Le chapitre quinze est consacré au développement que Çâkya fait en vers de cette idée, qu’on rend un culte à tous les Buddhas passés, présents et futurs en exposant le Suvarṇa prabhâsa. On apprend que le Bôdhisattva Rutchira kêtu sera dans l’avenir un Tathâgata nommé Suvarṇa ratnâkara tchhatra kêtu.

Ce chapitre renferme encore des prédictions pareilles pour un grand nombre d’autres personnages, et notamment pour les dix mille fils des Dêvas qui font partie de l’Assemblée. Bhagavat, auquel une des Divinités présentes, nommée Bôdhisattva Samutchtchayâ, demande ce qui peut valoir à ces Dieux un tel bonheur, répond que ce sont les mérites qu’ils ont accumulés en écoutant la Loi, et raconte dans le chapitre seize que sous l’ancien Buddha Ratna çikhin, il y eut un roi nomme Surêçvara, qui était éminent par sa justice. Il avait un habile médecin nommé Djâtim̃dhara, auquel naquit un fils nommé Djala vâhana, qui était comblé de toutes les perfections physiques et morales. Des maladies terribles vinrent fondre sur le royaume et frappèrent un nombre immense d’habitants. Touché de compassion, le fils du médecin se dit en lui-même : Voilà une grande foule de peuple malade, et mon père est bien vieux, et il ne peut les sauver tous. Si j’allais demander à mon père de me communiquer ses connaissances en médecine ? Il exécuta son projet et fit sa demande en vers. Son père lui communiqua divers principes de médecine, fondés sur la distinction des six saisons, dans lesquelles se divisent les douze mois de l’année. Ces principes reviennent à peu près tous à la nécessité de varier la nourriture et les médicaments de l’homme selon les saisons. Djala vâhana, suffisamment instruit, parvient à guérir tous les malades du royaume.

Dans le dix-septième chapitre, on apprend que Djala vâhana eut de sa femme deux fils, nommés l’un Djalâmbara, et l’autre Djalagarbha. Un jour Djala vâhana, se trouvant dans une forêt, aperçut une foule d’animaux sauvages et d’oiseaux qui couraient tous vers un étang situé au milieu du bois. Il s’en demanda la cause à lui-même et résolut de l’éclaircir. Il parvint, après une longue marche, sur les bords de l’étang, et y vit une grande quantité de poissons qui manquaient d’eau. Ce spectacle l’émut de pitié, et aussitôt des Divinités apparurent à ses yeux et lui dirent : Bien, bien, fils de famille, tu te nommes Djala vâhana (celui qui apporte de l’eau) ; donne de l’eau à ces poissons ; agis conformément au sens de ton nom. Le médecin se mit en devoir de chercher de l’eau, mais il n’en trouva nulle part. Enfin il imagine de dépouiller un grand arbre de ses branches, et d’en abriter l’étang et les poissons. Après bien des recherches il découvre que l’étang a été jadis alimenté par un grand fleuve, dont un être malveillant a détourné les eaux pour faire périr les poissons. Reconnaissant qu’il lui est impossible de rendre au fleuve son ancien cours, il retourne à la ville auprès du roi, lui raconte ce qu’il a vu et lui demande vingt éléphants ; le roi les lui accorde. Alors se rendant auprès du fleuve, il emplit d’eau des outres qu’il avait apportées avec lui, les charge sur ses éléphants, et se rend aussitôt à l’étang, dans lequel il les vide. Là il s’aperçoit que les poissons se portent en foule du côté où il se présente, et devine aussitôt que la faim doit être la cause de ce mouvement. Il envoie donc son fils Djalâmbara chercher à la maison, chez son grand-père, tout ce qu’il y avait d’aliments préparés. Quand son fils est revenu, il brise tous ces aliments en petits morceaux et les jette dans l’étang.

Il se rappelle alors avoir appris que celui qui au moment de sa mort entend prononcer le nom du Buddha Ratna çikhin doit renaître un jour dans le monde en qualité de Buddha. En conséquence il a l’idée de faire entendre ce nom précieux aux poissons qu’il vient de sauver. Or en ce temps-là il y avait dans le Djambudvîpa deux opinions dominantes : l’une qui ajoutait foi au Mahâyâna, l’autre qui le repoussait. Djala vâhana, qui suivait la première, entre dans l’eau jusqu’aux genoux, et prononce la formule d’adoration en l’honneur du Buddha Ratna çikhin. Il enseigne ensuite la théorie des causes de l’existence, à peu près dans les mêmes termes que le Lalita vistara ; puis il retourne avec ses deux fils à la maison. Le lendemain tous les poissons étaient morts et avaient repris une nouvelle existence parmi les Dêvas Trayastrim̃ças. Là se rappelant leur vie passée et reconnaissant à qui ils sont redevables de leur bonheur présent, ils prennent la résolution d’aller témoigner leur respect à leur bienfaiteur, et se rendent pendant la nuit à sa maison, où ils lui offrent des colliers précieux, au milieu d’une pluie de fleurs et du bruit des tambours divins. Quand le jour fut venu, le roi Sûrêçvara prabha demanda au trésorier, son ministre, la cause des miracles qui avaient eu lieu pendant la nuit ; le ministre apprit aussi que le fils du médecin était devenu possesseur d’un grand nombre de colliers précieux. Le roi voulut voir cet homme fortuné, et lui demanda de lui dire la cause de tout ce qui était advenu. Djala vâhana ayant répondu que peut-être les poissons étaient morts, le roi désira vérifier le fait, et le médecin envoya son fils Djalâmbara vers l’étang pour reconnaître ce qui était arrivé aux poissons. Celui-ci les trouva morts, et vit dans l’étang une masse de fleurs divines de Mândâravas. Alors Djala vâhana se présenta devant le roi, et lui affirma que les poissons avaient changé de séjour, et que devenus Dêvas, ils avaient produit les miracles qui l’étonnaient.

Ce récit terminé, Çâkyamuni en fait l’application à divers personnages ses contemporains. Le roi Surêçvara prabha, c’était Daṇḍapâṇi le Çâkya. Djâtimdhara était le roi Çuddhôdana, père de Çâkyamuni ; et Djaia vâhana, Çâkyamuni lui-même. Djalâmbu garbha, la femme de Djala vâhana, est la jeune Gôpâ, de la race des Çâkyas ; son fils Djalâmbara est Râhula bhadra, fils de Çâkyamuni ; Djalagarbha est Ânanda. Enfin les dix mille Dêvas sont les dix mille poissons de l’étang ; et la Divinité de l’arbre que Djala vâhana dépouille de ses branches est la Déesse Bôdhisattva Samutchtchayâ même, à laquelle s’adresse Bhagavat.

Dans le chapitre dix-neuvième, Çâkyamuni continuant de parler à la même Déesse, lui apprend qu’un Bôdhisattva doit être toujours prêt à faire l’abandon de son propre corps dans l’intérêt des autres. À cette occasion il lui raconte qu’un jour il fit voir à l’Assemblée de ses Religieux les reliques d’un ancien personnage qui avait accompli ce difficile sacrifice. C’est le jeune prince Mahâsattva, qui offrit son corps en pâture à une tigresse qui venait de mettre bas. Çâkya se fait à lui-même l’application de ce récit, en disant qu’il a été jadis ce prince, et en retrouvant les autres personnages de cette légende dans quelques-uns de ses contemporains, le roi Mahâratha dans Çuddhôdana, la reine dans Mâyâdêvî, et ainsi de quelques autres parmi lesquels il cite Mandjuçrî et Mâitrêya.

Ce récit terminé, les innombrables Bôdhisattvas de l’Assemblée se dirigent vers le Tathâgata Suvarna ratnâkara tchhatra kûta, et chantent ses louanges. Ce morceau est en vers, ainsi que l’éloge de Çâkyamuni que fait ensuite Rutchira kêtu. Enfin l’ouvrage se termine par des stances en l’honneur du même Buddha, que prononce la Déesse Bôdhisattva Samutchtchayâ, et dans lesquelles elle répète sous plusieurs formes que tous les êtres et toutes les conditions sont vides.

Tel est le fond de ce livre médiocre et vide en effet, comme les choses dont il parle, malgré la grande estime dont il jouit parmi les Buddhistes du Nord. Certainement si on le compare à quelques-uns des Tantras que nous possédons à Paris, il leur paraîtra supérieur en plusieurs points. Les formules magiques et les pratiques superstitieuses y occupent bien moins de place que dans d’autres Tantras presque aussi estimés. On y recommande encore le culte de Çâkya, et l’observation des vertus morales que son enseignement a eu pour but de répandre ; Çâkya y est le personnage principal, et il n’est pas encore remplacé, comme cela a lieu presque complètement dans les autres livres du même genre, soit par des Buddhas imaginaires, soit par d’autres personnages singuliers ou terribles, d’un caractère moins pacifique et moins pur. Mais malgré ces avantages, combien ce livre est de peu de valeur pour nous, auprès des légendes où la vie réelle de Çâkyamuni est retracée, et des paraboles si profondes du Lotus de la bonne Loi ! Il porte tous les caractères d’un traité qui n’appartient pas à la prédication de Çâkya, et qui a dû être composé à loisir dans quelque monastère, au temps où le Buddhisme s’était complètement développé. Il est écrit en prose et en vers, comme toutes les compositions du second âge du Buddhisme, et les parties poétiques portent les traces de ce mélange de formes prâcrites que j’ai signalé dans les Sûtras développés.

Ensuite, et ceci touche au fond même, ce livre est tellement rempli et des éloges qu’en font le Buddha ou ses Auditeurs, et du récit des avantages promis à celui qui l’étudiera et le lira, qu’on le cherche vainement sous cette masse de louanges, et qu’on arrive à la dernière page, à peu près sans savoir ce que c’est que le Suvarṇa prabhâsa. Ce trait est, à mon sens, tout à fait décisif. Rien, en effet, ne montre mieux à quelles médiocres proportions le Buddhisme était réduit par les Tantras, que cette fastidieuse répétition des avantages et des mérites assurés au possesseur d’un livre qui en lui-même, et à part ses développements, se réduirait à peu près à quelques pages. C’est le goût et le style des plus mauvais d’entre les Purâṇas brâhmaniques, de ceux qui sont exclusivement consacrés à défendre des intérêts de secte. Le morceau le moins médiocre de l’ouvrage est l’histoire de Mahâsattva qui nourrit de son corps une tigresse affamée ; encore cette légende n’a-t-elle pas plus de mérite que toutes celles dont abondent les recueils du Divya avadâna, de l’Avadâna çataka et du Mahâvastu. Le lecteur peut en juger lui-même par la traduction qu’en a donnée M. I. J. Schmidt, d’après le texte de l’Altan gerel, version mongole du Suvarṇa prabhâsa[18]. La partie philosophique, laquelle appartient à l’école la plus négative du Buddhisme, y est très-brève et maigrement traitée.

Enfin on se demande quelles peuvent être les raisons de l’attrait que les Buddhistes du Nord ont pour ce livre. Prétendra-t-on que cela vient de ce que c’est un Sûtra, c’est-à-dire un livre attribué à Çâkyamuni lui-même ? Mais cette circonstance n’est, ni pour les Népâlais ni pour nous, une raison suffisante de le préférer à d’autres Sûtras attribués également au fondateur du Buddhisme. Il est clair que le titre de Sûtra donné à un livre ne prouve pas que ce livre doive être rangé dans la classe des traités primitifs. J’ai déjà montré, en analysant plusieurs Sûtras, qu’il y avait dans cette partie de la littérature sacrée des époques diverses, faciles sinon à dater, du moins à distinguer. L’existence du titre de Sûtra donné à un Tantra prouve seulement que les Sûtras passent aux yeux des Buddhistes du Népâl pour la parole même de Çâkya, et nous ramène à ce résultat, plusieurs fois indiqué dans le cours de ces recherches, que c’est aux Sûtras qu’il faut toujours revenir, si l’on veut retrouver soit la forme la plus ancienne de son enseignement, soit la forme la plus populaire sous laquelle il subsiste de nos jours au nord de l’Inde.

J’ai parcouru encore divers autres Tantras ; mais j’éprouve, je l’avoue, quelques scrupules à faire partager au lecteur l’ennui que m’a causé cette étude. Je citerai, entre autres, le Sam̃varôdaya tantra, ou Le lever du mystère ou de Sam̃vara, si ce dernier mot est réellement un nom propre. Suivant Csoma, Sam̃vara est le nom d’une des divinités qui appartiennent spécialement aux sectateurs des Tantras et des pratiques qu’ils exposent. Le traité dont je parle est écrit moins en l’honneur de Sam̃vara qu’à la gloire de Hêruka, autre Dieu de la même espèce, peut-être le même sous un autre nom. Je ne m’arrêterai pas à rapporter les prières, les formules magiques et les cérémonies recommandées par ce livre ; il en est quelques-unes où les substances que l’on emploie sont des cheveux ramassés dans les cimetières et des poils de chameau, d’âne et de chien. La superstition la plus grossière domine dans cet ouvrage, où rien ne rappellerait le Buddhisme, si l’on n’y voyait paraître à de rares intervalles le nom du Buddha. La récompense promise à ces pratiques ridicules est bien moins l’état de Buddha qu’une sorte de perfection (Siddhi), qui consiste dans la possession d’une puissance surnaturelle qui sert ordinairement des intérêts purement humains. Ce livre renferme un chapitre sur les signes qui annoncent la mort ; un autre sur les quatre Yugas ou âges du monde ; un autre sur les quatre îles ou continents ; un sur la préparation du feu pour le sacrifice et sur le Hôma ou offrande au feu, sujets dont quelques-uns nous éloignent du Buddhisme pour nous rapprocher du Brâhmanisme.

Dans un chapitre spécialement consacré aux Mantras, le culte des Divinités çivaïtes est positivement recommandé, et le premier Mantra est ainsi conçu : « Ôm ! Adoration au serviteur de Mahâkâla qui habite dans les cimetières. » Le Linga figure parmi les objets de cette adoration superstitieuse. On y donne le moyen de se débarrasser d’un ennemi en traçant son image d’une certaine manière et avec des formules déterminées. À la fin de l’ouvrage se trouve un chapitre plein de pratiques obscènes, qui sont écrites en un sanscrit si incorrect et probablement si spécial, que je ne me flatte pas de les avoir toutes comprises ; j’en ai assez vu cependant pour reconnaître que les Tantras buddhiques ne sont pas en ce point au-dessous des Tantras çivaïtes. Le passage auquel je fais allusion est consacré à la description du culte qu’on doit rendre à une Yôginî, c’est-à-dire à une femme chargée de représenter la Divinité femelle qu’on adore. L’ouvrage, qui se compose de trente-trois chapitres, a la forme d’un Sûtra ; le dialogue a lieu entre Bhagavat et le Bôdhisattva Vadjrapâni, fils du Buddha surhumain Akchôbhya. Il est écrit en vers du mètre anuchṭubh, en un sanscrit très-incorrect et rarement mêlé de formes pâlies (par exemple, bhonti pour bhavantî) ; mais l’incorrection du texte vient le plus souvent de la faute du copiste, qui n’a peut-être pas toujours su lire le manuscrit original, lequel doit avoir été écrit dans l’ancien caractère Randjâ.

Les pratiques ridicules dont j’ai signalé l’existence dans le Tantra précédent se retrouvent dans le Mahâkâla tantra, dont il existe une traduction dans la collection tibétaine du Kah-gyur[19]. Mahâkâla est, on le sait, un des noms les plus connus de Çiva ; ici encore l’union du Çivaïsme avec le Buddhisme, exprimée par ses symboles les plus grossiers, est manifeste. On trouve dans ce traité une explication de la valeur mystique des lettres dont se compose le nom de Mahâkâla ; on y enseigne les moyens de découvrir les trésors cachés, de parvenir à la royauté, d’obtenir la femme qu’on veut pour épouse ; on y donne la recette de plusieurs compositions, dont l’une a la merveilleuse propriété de rendre invisible celui qui s’en frotte les yeux. Je laisse au lecteur à deviner de quelles substances se compose cet onguent, dans lequel figure en première ligne le fiel de chat. Un chapitre renferme divers détails donnés sous la forme de prédictions touchant quelques villes et quelques rois de l’Inde ; mais le texte est si confus et le manuscrit si incorrect, que je n’en ai rien pu tirer. Je trouve encore dans un autre endroit ce renseignement assez curieux, que le Bôdhisattva Avalôkitêçvara demeure dans le pays d’Uttara kuru[20] : peut-être faut-il voir ici une allusion à l’origine septentrionale d’Avalôkitêçvara et des légendes qui se rattachent à ce personnage, véritable saint tutélaire du Tibet. Ce Tantra, qui est rédigé dans un style pitoyable, a la forme d’un Sûtra et d’un dialogue entre Çâkya et une Déesse dont je n’ai pu découvrir le nom ; il est en prose avec quelques traces accidentelles de versification.

Je n’insisterai pas davantage sur cette partie de la littérature buddhique ; ce serait cependant la faire imparfaitement connaître que de ne pas signaler l’utilité dont elle peut être pour l’histoire littéraire du Buddhisme, en particulier dans les temps modernes. Ainsi il importe de remarquer, parmi les Tantras, le Kâla tchakra ou La roue du temps, dont on doit une analyse détaillée à Csoma, mais que nous ne possédons malheureusement pas à Paris. Les sujets traités dans ce livre sont la cosmographie, l’astronomie, la chronologie, à laquelle est jointe la description de quelques Dieux. On y trouve l’indication de diverses époques et des calculs chronologiques ; il y est parlé de la Mecque, ainsi que de l’origine, des progrès et du déclin du Mahométisme. L’ouvrage passe pour émané du suprême Âdibuddha, ou de ce premier Buddha, être abstrait qui répond, comme je l’ai dit, au Brahmâ des orthodoxes : « C’est, dit Csoma, le premier ouvrage original relatif au système Tantrika, qui ait été rédigé dans le Nord, dans une ville probablement fabuleuse du nom de Shambala, près du Sihoun (la Sîtâ). De là il fut introduit dans l’Inde au xe siècle, et dans le Tibet au xie[21]. » On voit que ce Tantra est très-moderne ; mais il renferme des traditions qui peuvent ne pas avoir laissé de traces dans des livres plus anciens.

Le même genre de mérite recommande l’Arya Mañdjuçrî mûla tantra, traité qui, attribué ainsi que tous les autres à Çâkyamuni, renferme sous forme de prédictions l’indication de quelques événements historiques et les noms de personnages importants. C’est ainsi que Çâkya y prédit la venue future de Nâgârdjuna, quatre cents ans après lui. Il annonce également celle de Pâṇini, de Tchandragupta et d’Ârya sam̃gha ; ce dernier est le philosophe célèbre, chef de l’école Yôgâtchâra, que Csoma place dans le vie ou viie siècle de notre ère[22]. Ces indices confirment ce que j’ai dit en commençant, de la place que doivent occuper les Tantras dans l’ensemble de la littérature buddhique dont ils forment manifestement la partie la plus moderne. Cependant ils suffisent déjà pour faire apprécier l’avantage qu’il y aurait à exécuter un dépouillement régulier de ces livres, à l’effet d’en extraire les documents historiques qui s’y trouvent épars.

J’ai dit plus haut qu’on rencontrait dans les Tantras des Mantras et Dhâraṇîs ou formules magiques, lesquelles constituent aux yeux des dévots une des parties les plus importantes de ces livres. Je n’ai pu découvrir la différence qui distingue un Mantra d’une Dhâraṇî, si ce n’est que le Mantra m’a toujours paru être plus court que la Dhâraṇî, laquelle est quelquefois très-développée. C’est ce que je conclus des Mantras contenus dans les fameuses feuilles d’Ablaïkit, définitivement traduites par Csoma de Cörös ; ils sont en général plus courts, plus semblables à une formule d’adoration que les Dhâraṇîs dont je parlerai tout à l’heure[23]. Il faut ajouter à cette différence que le terme de Mantra est un nom également familier à la littérature brâhmanique et à la littérature buddhique, tandis que celui de Dhâraṇi paraît exclusivement propre à la seconde. Ce mot, que Wilson donne dans son dictionnaire comme appartenant aux Buddhistes, signifie « celle qui renferme ou possède une grande efficacité. » Les Dhâraṇîs forment d’ordinaire une phrase intelligible, terminée par des monosyllabes bizarres qui n’ont généralement aucun sens. D’autres fois elles se composent de termes, les uns significatifs, les autres obscurs, qui sont presque toujours mis au locatif : on en trouve quelques spécimens dans le Lotus de la bonne Loi[24] ; il y en a qui occupent plusieurs lignes.

Déjà, en comparant les Sûtras simples aux Sûtras développés, j’ai dit que ces derniers avaient subi l’influence des idées familières aux Tantras, du moins en ce qu’ils ont admis des Dhâraṇîs ou formules magiques, faites pour assurer des avantages incalculables à ceux qui lisent les livres où on les trouve. Cette alliance des Dhâraṇîs avec les Sûtras Mahâyânas mérite d’être remarquée sous plus d’un rapport. En premier lieu elle n’existe pas pour les Sûtras primitifs, où je n’en ai reconnu qu’une seule trace. Cette trace unique se trouve, ainsi que je l’ai dit plus haut[25], dans la légende de Çârdûla karṇa, où Çâkyamuni révèle à Ânanda le Mantra de six lettres, cette célèbre formule dont Avalôkitêçvara passe pour l’inventeur, que M. Hodgson a trouvée gravée en caractères Randja et tibétain sur un temple situé entre le Népâl et le Tibet, et qui a donné lieu à tant d’interprétations différentes[26]. Mais j’ai exposé les raisons que j’avais de croire que cette légende n’était pas une des plus anciennes. En second lieu, la présence des Dhâraṇîs dans les Mahâyâna sûtras peut s’expliquer de deux manières : ou bien les Dhâraṇîs y sont contemporaines de la rédaction du texte, ou bien elles ont été introduites après coup. Il est bien difficile de décider entre ces deux hypothèses ; seulement je remarque que les plus importants des Mahâyâna sûtras ont chacun leur Dhâraṇi, et qu’on en a même fait des recueils. Il existe à la bibliothèque de la Société Asiatique une compilation de ce genre, dans laquelle on peut prendre une idée de la composition et du sens de ces formules. Chacune d’elles porte un titre qui indique à la fois et son origine et sa destination. Ainsi le volume s’ouvre par les Dhâraṇîs de plusieurs ouvrages célèbres, comme la Pradjnâ pâramitâ en cent mille stances, le Ganda vyûha, le Samâdhi râdja, le Sâddharma Langkâvatâra, le Sâddharma puṇḍarîka, le Tathâgata guhyaka, le Lalita vistara, le Suvarṇa prabhâsa, la Pradjnâ pâramitâ en huit mille stances. L’existence d’un tel recueil ne décide pas, je l’avoue, la question que je posais tout à l’heure, car ce recueil peut être moderne et bien postérieur aux interpolations qui auraient introduit des Dhâraṇîs dans les ouvrages que je viens de citer. Je préfère cependant la première solution à la seconde, et je pense que les Dhâraṇîs n’ont pas été ajoutées après coup dans les livres où elles ont pris place. Il y a plus : l’usage de ces formules devait être général à l’époque où ont été rédigés ces livres ; autrement on n’aurait pas senti le besoin de les y admettre. C’est là du reste un point sur lequel je reviendrai plus bas.

On rencontre au milieu de ces formules des ouvrages d’un caractère un peu différent, par exemple des Sûtras nommés Mahâyânas, mais dans lesquels figurent encore des Dhâraṇîs souvent très-étendues, et surtout des Stôtras ou éloges, notamment le Stôtra des sept Buddhas humains, celui-là même qu’a traduit M. Wilson[27] ; celui d’Âryatâra, surnommée Sragdharâ, Déesse qui est l’épouse du Buddha surhumain Amôghasiddha ; celui de Vasudharâ, l’une des neuf grandes Déesses ; celui d’Avalôkitêçvara, un Sûrya çataka ou cent stances en l’honneur du soleil. Il s’y trouve même, sous la forme d’un dialogue entre Vasichtha et Daçaratha, un fragment du Skandha purâṇa, cet inépuisable recueil qui fournit à la littérature populaire de l’Inde moderne un si grand nombre de légendes. Quelques-uns de ces traités portent des noms d’auteurs, comme Sarvadjña, Ârya Mâitrînâtha, Çrîvadjra datta. Mais de ces trois noms, les deux premiers sont, l’un celui de tout Buddha et en particulier de Çâkyamuni, l’autre celui de Mâitrêya ; et il est probable que ces noms ont été placés au bas de ces traités par quelque dévot qui aura voulu les faire passer pour l’œuvre de ces saints personnages. Un rapprochement singulier qui résulte, selon moi, d’un anachronisme manifeste, nous montre Çâkyamuni dans le palais d’Avalôkitêçvara, à Pôtaraka, dans cette ville même qui est l’ancienne capitale du Tibet, la Pôtala de nos jours. Or, cette ville passe, d’après la tradition, pour avoir été fondée par Avalôkitêçvara, personnage dont l’existence se rattache intimement aux premiers établissements du Buddhisme dans l’Himalaya. C’est là une trace d’un fait purement local et propre au Tibet, qui ne peut être contemporain des temps où a dû vivre Çâkya ; j’y reviendrai ailleurs à l’occasion d’Avalôkitêçvara. Je remarque encore une autre trace du même genre ; c’est le nom d’une Divinité sinon exclusivement propre, du moins très-célèbre au Kachemire, pays dont le nom est d’ailleurs cité dans le texte. « Adoration au bienheureux Mahâkâla, qui a les « noms de Nandikêçvara, d’Adhimuktika, et qui habite dans les cimetières du Kaçmîra[28]. »

Les Dhâraṇîs, ou plutôt les livres qui renferment les formules ainsi nommées, paraissent ne pas se composer exclusivement de ces formules ; du moins je trouve dans le commentaire du Vinaya sûtra une citation extraite d’un livre de ce genre, qui a pour titre : Vadjramaṇḍâ dhâraṇî. C’est peut-être le même ouvrage que le Vadjra hrĭdaya de la collection tibétaine[29]. Ce morceau est exclusivement spéculatif, et il nous offre une nouvelle preuve de l’alliance intime que le système des Tantras a contractée avec la philosophie buddhique la plus élevée. Je le cite, parce que c’est un passage où le nihilisme, résultant comme je l’ai fait voir de la doctrine de la Pradjñâ, est poussé jusqu’à ses dernières limites.

C’est parce que l’on emploie un bâton, parce que l’on prend un morceau de bois inflammable, parce que l’homme agite sa main, c’est, dis-je, par toutes ces causes que naît la fumée, et qu’ensuite paraît le feu. Or cette fumée et ce feu ne doivent être attribués exclusivement ni au bâton, ni au morceau de bois inflammable, ni au mouvement de la main de l’homme ; c’est de la même manière, ô Mañdjuçrî, que, pour l’âme de l’homme égaré par la croyance à ce qui n’existe réellement pas, naît le feu de l’amour, celui de la haine, celui de l’erreur. Et ce feu ne se produit ni à l’intérieur [exclusivement], ni à l’extérieur, ni indépendamment de l’intérieur et de l’extérieur.

Maintenant, ô Mañdjuçrî, d’où vient que ce qu’on appelle l’erreur porte ce nom ? C’est, ô Mañdjuçrî, que l’erreur (Môha) est ce qui est tout à fait lancé [produit au dehors, mukta] par toutes les conditions ; c’est pour cela que l’erreur se nomme ainsi Môha[30]. Toutes les conditions, ô Mañdjuçrî, sont la porte des Enfers ; c’est là un axiome de la Dhâraṇî. Mañdjuçrî reprit : Comment comprendre, ô Bhagavat, cet axiome de la Dhâraṇî ? — Les Enfers, ô Mañdjuçrî, sont créés par les hommes ignorants, qui sont trompés par la croyance à ce qui n’existe réellement pas ; ils sont le produit de leur imagination. Mañdjuçrî reprit : Sur quoi, ô Bhagavat, reposent les Enfers ? Bhagavat répondit : Ils reposent sur l’espace, ô Mañdjuçrî. Que penses-tu de cela, ô Mañdjuçrî : les Enfers n’existent-ils que dans l’imagination [de ceux qui les inventent], ou bien existent-ils de leur nature propre ? Mañdjuçrî reprit : C’est par un acte de leur imagination, ô Bhagavat, que les hommes ignorants croient aux Enfers, à des matrices d’animaux, au monde de Yama. C’est en donnant à ce qui n’est pas une fausse réalité qu’ils éprouvent la sensation de la douleur, qu’ils ressentent la douleur dans ces trois états qui leur sont infligés comme punition ; et la vue que j’ai des Enfers, ô Bhagavat, je l’ai de même des douleurs de l’Enfer.

C’est, ô Bhagavat, comme si un homme endormi venait, au milieu d’un songe, à se croire tombé dans l’Enfer ; qu’il s’y crût jeté dans cette chaudière de fer, brûlante, remplie d’hommes, dont on parle tant ; qu’il y éprouvât une sensation de douleur cruelle, cuisante, aiguë ; qu’il y éprouvât une défaillance complète du cœur ; qu’il eût peur ; qu’il ressentît de l’effroi. Qu’alors il s’écrie, comme s’il était éveillé : Ah ! quelle douleur ! ah ! quelle douleur ! qu’il pleure, qu’il se lamente. Qu’en ce moment ses amis, ses parents, ses connaissances, lui demandent : D’où te vient la douleur que tu éprouves ? Mais qu’il réponde à ses amis et à ses parents : J’éprouve les douleurs de l’Enfer ; qu’il se mette en colère contre eux, qu’il les injurie : Je souffre les douleurs de l’Enfer, et vous à votre tour vous me demandez : D’où te vient la douleur que tu éprouves ? Qu’alors ses amis, ses parents et ses connaissances parlent ainsi à cet homme : N’aie pas peur, n’aie pas peur, ô homme, car tu es endormi, tu n’es pas sorti de ta maison. Qu’alors la raison lui revienne : Oui, je me suis endormi ; ce que je m’imagine ressentir n’a pas de réalité ; et qu’ainsi il retrouve le repos.

De la même manière, ô Bhagavat, que cet homme endormi, ayant un songe, se croirait, par une fausse imagination, tombé dans l’Enfer, de même, ô Bhagavat, tous les hommes ignorants, enchaînés par la croyance à ce qui n’existe réellement pas, se représentent comme existante la personne qu’on nomme femme ; ils se sentent jouissant avec elle. L’homme vulgaire fait cette réflexion : Je suis un homme, et voici une femme ; cette femme est la mienne. C’est ainsi qu’enchaînés aux fausses imaginations du désir et de la passion, ils se représentent comme existante la condition de femme ; [le texte répète la phrase précédente jusqu’à : cette femme est la mienne.] L’esprit de l’homme étant ainsi obsédé par le désir et par la passion, sa pensée roule dans les illusions de la jouissance. Il en retire comme conséquence les disputes, les dissensions et les querelles ; ses organes se faussent, et la haine naît en lui. Avec cette fausse imagination que lui donnent ces idées, l’homme se croyant mort, se figure qu’il éprouve de la douleur dans les Enfers pendant plusieurs milliers de Kalpas. De même, ô Bhagavat, que les amis, les parents et les connaissances de l’homme [endormi] lui disent : N’aie pas peur, n’aie pas peur, ô homme, tu es endormi, tu n’es pas sorti de ta maison, de même, ô Bhagavat, les Buddhas bienheureux enseignent ainsi la Loi aux créatures troublées par les quatre espèces de fausses imaginations. Il n’y a ici, [leur disent-ils,] ni hommes, ni femmes, ni créatures, ni vie, ni esprit, ni personne ; toutes ces conditions n’ont aucune réalité ; toutes ces conditions sont non existantes ; toutes sont le produit de l’imagination ; toutes sont semblables à une illusion, semblables à un songe, semblables à quelque chose de factice, semblables à l’image de la lune réfléchie dans l’eau. Voilà le développement qu’ils exposent. Les créatures, après avoir entendu cet enseignement de la Loi fait par le Tathâgata, voient toutes les conditions dégagées de passion ; ils les voient dégagées d’erreur, n’ayant pas de nature propre, n’ayant rien qui les enveloppe. Avec leur pensée se reposant sur l’espace, ces créatures, comme si elles avaient fait leur temps, entrent d’une manière complète dans le domaine du Nirvâṇa, où il ne reste aucune trace de l’agrégation des éléments constitutifs de l’existence[31]. »

Pour exposer en peu de mots le résultat des analyses développées dans cette section, je dirai que les Tantras se composent du mélange des éléments les plus divers. Ils renferment d’abord le Buddhisme, et j’oserais presque dire tous les Buddhismes représentés chacun par leurs symboles les plus respectés : savoir, le Buddhisme primitif par le nom de Çâkyamuni ; celui des Buddhas célestes par les noms d’Amitâbha, des autres Dhyâni Buddhas et des Bôdhisattvas également célestes, comme Avalôkitêçvara et les autres ; enfin celui des théistes par le nom d’Âdibuddha. À ces données théologiques se trouvent associées des spéculations métaphysiques de l’ordre le plus abstrait, comme le nihilisme de la Pradjñâ. Enfin, ces éléments purement buddhiques s’allient à la partie la plus honteuse du Brâhmanisme populaire ; savoir, au culte des Divinités femelles adorées par les sectes qui sont sorties les dernières de l’antique souche du Çivaïsme. En effet, non contents d’honorer d’un culte idolâtre les Çaktis ou énergies femelles, qu’ils imaginent être les épouses des six Buddhas divins et du suprême Âdibuddha, les sectateurs des Tantras ont adopté en masse toutes les Çaktis que possédaient les Tantras çivaïtes, depuis celle de Brahmâ jusqu’à celle de Çiva, la plus fréquemment invoquée, tant à cause de son caractère effrayant et sanguinaire que par suite de la multitude des noms qu’elle porte, offrant ainsi à ces superstitions misérables d’inépuisables sujets d’adoration. S’il fallait exprimer par des nombres les proportions dans lesquelles interviennent ces conceptions si diverses, on pourrait dire que les pratiques et les formules spécialement relatives aux Divinités femelles occupent d’ordinaire deux fois autant de place que tous les éléments purement buddhiques réunis ensemble ; et que parmi ces éléments mêmes, celui qui se montre le plus rarement, c’est le nom de Çâkyamuni qui n’est guère cité que comme maître, ainsi qu’il l’est dans tous les Sûtras. De sorte que si les Tantras ne se fussent pas donnés pour des Sûtras, c’est-à-dire pour des livres émanés de la prédication de Çâkyamuni, son nom aurait bien pu n’y pas paraître, remplacé qu’il eût été par ceux des Buddhas surhumains dont l’existence et les qualités merveilleuses satisfont bien mieux la superstition moderne. C’en est assez, je pense, pour prouver que ces livres sont le résultat d’un syncrétisme assez récent, et qu’ils ne peuvent à aucun titre passer pour contemporains de Çâkya.

Mais ce résultat qui, présenté ainsi d’une manière générale, me paraît à l’abri de toute objection sérieuse, a besoin pour être admis définitivement d’être examiné de plus près, car il touche à la question difficile de l’alliance du Buddhisme avec le Çivaisme, question qui ne peut être ainsi tranchée d’une façon aussi expéditive. Les deux savants qui ont étudié ce sujet avec la connaissance la plus approfondie des documents orientaux, MM. Schmidt et G. de Humboldt, se sont demandé pourquoi le Buddhisme s’était plutôt allié au Çivaïsme qu’au Vichṇuvisme[32]. Sans chercher la raison de la préférence des Buddhistes pour Çiva, M. Schmidt fait observer que les Divinités çivaïtes, considérées par les Buddhistes comme des protecteurs et des gardiens de leur croyance[33], sont à leurs yeux des intelligences à proprement parler buddhiques (eigne Buddhaische Intelligenzen), qui ont pris de telles formes pour certains buts particuliers, et que c’est à ce titre seulement qu’ils reçoivent un culte. De son côté M. de Humboldt, contestant la plus grande partie des preuves que l’on tire des temples hypogées de l’Inde occidentale, en faveur d’une ancienne alliance entre le culte de Çâkyamuni et celui de Çiva[34], n’admet guère d’autre témoignage que celui de l’état actuel du Buddhisme au Népâl. S’appuyant en particulier sur l’opinion de Wilson qui établit par des raisonnements très-spécieux que le Çivaïsme des Buddhistes népâlais est celui de la secte indienne des Pâçupatas, ou des sectateurs de Çiva surnommé Paçupati[35], il remarque, d’après Colebrooke, que les Pâçupatas en substituant aux Vêdas brâhmaniques un Çastra ou recueil sacré qui est devenu leur livre fondamental, se rapprochent par ce point important des Buddhistes qui, comme on sait, rejettent l’autorité des Vêdas[36]. Il cherche ensuite dans la tendance que les sectes çivaïtes manifestent pour la pratique exagérée de la méditation une analogie secrète avec le Buddhisme ; mais comme si cette dernière preuve qu’on pourrait faire valoir en faveur de la plupart des autres sectes indiennes ne le satisfaisait pas lui-même, il suppose que les Buddhistes et les Çivaïtes ont pu se trouver rapprochés moins par le fonds de la doctrine que par les circonstances extérieures, en d’autres termes, que le Çivaïsme était plus florissant que le Vichṇuvisme dans les provinces et à l’époque où le Buddhisme fit alliance avec lui.

Cette discussion est, comme tout ce qu’on doit à la plume de M. de Humboldt, pleine d’observations instructives ; la solution même à laquelle il semble s’arrêter, puisqu’il l’expose la dernière, est encore la plus probable de toutes. Aussi est-ce moins sur le résultat que sur la manière un peu vague dont il est obtenu que j’oserais faire quelques objections. Je trouve que si jamais il fut nécessaire de distinguer nettement les monuments et les époques, c’est dans une question aussi complexe que celle des rapports du Buddhisme avec le Çivaïsme ; on va voir que là surtout il est indispensable de savoir bien précisément de quelle chose on parle.

Qu’entend-on par l’alliance du Buddhisme et du Çivaïsme ? Veut-on parler d’une de ces fusions intimes de deux ou de plusieurs sectes, comme l’histoire religieuse de l’Inde nous en offre tant d’exemples[37] ? A-t-on en vue d’assimiler cette union des croyances buddhiques et des pratiques du plus grossier Çivaïsme avec le syncrétisme facile de plusieurs Vichṇuvites, qui prenant de toutes mains, font des éléments les plus hétérogènes un amalgame qu’ils décorent du nom de Religion ? Je ne crois pas qu’on puisse penser à rien de semblable quand il s’agit du Buddhisme et du Çivaïsme. Qu’on lise par exemple le traité Tantrika que M. Wilson a extrait et commenté dans les Recherches asiatiques du Bengale, et on reconnaîtra qu’il consiste en une série de formules et de cérémonies propres aux Çivaïtes qu’un Buddhiste népâlais met en pratique dans un but tout temporel. Ce que M. Wilson a prouvé touchant ce traité peut également se dire de tous ceux que j’ai parcourus en manuscrit. Ce sont ou de véritables Tantras çivaïtes, dans lesquels les cérémonies propres aux adorateurs de Çiva sont décrites et recommandées au nom du dernier Buddha, ou des ouvrages dits Mahâyâna sûtras, à cause de leur forme et de leur tendance, ouvrages dans lesquels des Divinités le plus souvent çivaïtes apparaissent pour promettre au fidèle Buddhiste leur protection souveraine. Voilà, en termes très-généraux, ce qu’on rencontre dans les Tantras sanscrits du Népâl, c’est-à-dire dans ceux des livres buddhiques où le nom de Çâkya se trouve mêlé à celui de Çiva et aux noms des Dieux terribles ou bizarres qui marchent à sa suite.

Mais quelque générale que soit cette description, elle nous met déjà en possession de deux points fort importants pour la suite de nos recherches. D’abord elle part, comme on le voit, des données admises par M. de Humboldt, aux yeux de qui l’alliance du Buddhisme avec le Çivaïsme ne se montre bien clairement que dans l’état actuel de la Religion du Népâl ; en même temps, comme elle embrasse le Suvarṇa prabhâsa et les autres grands traités du même genre, elle nous ramène à une autre observation de M. Schmidt que M. de Humboldt semble avoir perdue de vue, et sur laquelle nous nous arrêterons tout à l’heure.

Voyons donc quelles conséquences résultent de notre description. La première, c’est qu’il n’y a pas fusion complète du Çivaïsme et du Buddhisme, mais qu’il y a seulement une pratique de diverses cérémonies et une adoration de diverses Divinités çivaïtes par des Buddhistes qui paraissent peu s’inquiéter de la discordance qui existe entre leur foi ancienne et leurs superstitions nouvelles. Cela est si vrai, que la philosophie la plus abstraite reste entière au milieu des formules magiques, des diagrammes et des gesticulations des Tantras. Ce sont donc des Buddhistes qui, tout en gardant leurs croyances et leur philosophie, consentent à pratiquer certains rites çivaïtes qui leur promettent le bonheur en ce monde, et en reportent l’origine jusqu’à Çâkyamuni, afin de les autoriser davantage ; ou si l’on veut, ce sont des Çivaïtes qui, pour donner créance à leurs innovations auprès d’un peuple Buddhiste, se résignent à croire que Çâkyamuni, l’apôtre du peuple, a été l’instituteur de leurs rites. La première supposition me paraît la plus vraisemblable, et on verra par l’esquisse historique du Buddhisme qu’elle s’accorde mieux avec les résultats des recherches de M. Wilson sur l’introduction des Tantras au Népâl, qu’il place entre le viie et le XIIe siècle de notre ère. Cette union des croyances fondamentales du Buddhisme avec les pratiques d’un Çivaïsme barbare existe actuellement au Népâl, et c’est en ce sens que je regarde les Tantras qui la recommandent comme modernes. D’ailleurs la qualification de moderne est à mes yeux relative ; j’entends dire par là que l’état religieux auquel elle s’applique est postérieur à un autre état dont il nous est possible de constater l’existence.

L’observation que je viens de faire nous mène directement à la seconde conséquence qui résulte de ma description générale des livres rangés sous la catégorie des Tantras. Cette conséquence, c’est que plusieurs de ces livres, au lieu de nous montrer des Buddhistes pratiquant ce qu’il y a de plus ridicule ou de plus monstrueux dans les cérémonies qui s’adressent aux Divinités çivaïtes, nous présentent ces Divinités promettant des charmes, des formules et l’appui de leur puissance redoutable à celui qui lit tel ou tel livre, qui honore telles ou telles reliques, et présente des offrandes à tel ou tel Buddha. Voilà, en ce qui touche l’alliance du Buddhisme avec le Çivaïsme, ce qui paraît de plus clair dans le Suvarṇa prabhâsa, tel que nous le possédons à Paris. Supprimez le fond de ce livre qui se compose d’une discussion sur la durée de la vie de Çâkya, et d’une légende où il est supposé avoir jadis livré son corps en pâture à une tigresse, vous n’y trouverez que les louanges du Suvarṇa prabhâsa chantées par des Divinités de tous genres, les unes brâhmaniques en général, les autres çivaïtes en particulier. J’en dis autant des chapitres admis dans les Mahâyâna sûtras, où figurent des formules magiques dites Mantras ou Dhâraṇîs ; ce sont des Divinités çivaïtes, ordinairement des Divinités femelles qui s’engagent à les communiquer à l’adorateur du Buddha, en lui assurant l’appui du terrible pouvoir que la superstition leur attribue.

C’est là, on le voit, un rapport nouveau du Buddhisme avec le Çivaïsme ; et si l’on veut qu’il y ait ici alliance des deux cultes, il faudra convenir que le traité n’a pas été conclu sur les mêmes bases que le précédent. Tandis que dans les Tantras pratiques le Buddhiste se fait Çivaïte autant que cela lui est possible, il reste Buddhiste dans les livres comme le Suvarṇa prabhâsa, ne demandant aux Divinités çivaïtes, pour prix de sa foi persévérante au Buddha, que leur protection et les charmes qu’elles possèdent. Et de plus, pendant que les Tantras proprement dits n’ont guère conservé le nom de Çâkya que pour en faire l’instituteur des rites qu’ils recommandent, la partie çivaïte des Mahâyâna sûtras conserve à Çâkyamuni son antique et incontestable supériorité sur les redoutables dispensateurs des charmes et des formules magiques.

Ici se présente dans toute sa justesse l’observation de M. Schmidt touchant le rapport des Divinités çivaïtes avec le Buddha, observation que M. Hodgson avait déjà faite de son côté, et que M. Wilson avait admise sans discussion[38]. M. Schmidt a bien vu que ces Divinités ne sont, suivant l’opinion des Buddhistes, que des êtres d’une puissance immense sans doute, si on les compare aux hommes, mais bien inférieure en réalité à celle du Buddha, qui leur confie la garde de sa religion. Seulement va-t-il peut-être un peu trop loin, lorsque contestant à ces Divinités leur caractère vraiment çivaïte, il y voit des Intelligences buddhiques incarnées dans de terribles images. Il faut ici encore distinguer avec soin. Sans contredit les Buddhistes qui pratiquent les Tantras honorent certaines Divinités qui leur appartiennent en propre[39]. Celles-là peuvent être les hypostases dont parle M. Schmidt, quoique je doive avouer que je n’ai pas trouvé de trace de cette notion dans les textes que j’ai parcourus. Mais il n’en reste pas moins un nombre considérable de Dieux et de Déesses, comme Mahâkâla, Yamantaka, Bhâirava, Durgâ, Mahâkâlî et tant d’autres, qui sont de véritables Divinités çivaïtes, des emprunts réels faits par le Buddhisme à la religion populaire des Indiens. Si les sectateurs de Çâkya s’imaginent que ces grandes formes sont animées par des Intelligences buddhiques, selon les propres paroles de M. Schmidt, cette croyance, à mes yeux fort suspecte, doit être moderne ; car rien ne m’autorise à croire qu’il en existe la moindre trace dans les Mahâyâna sûtras eux-mêmes[40]. Je persiste donc à voir dans toutes ces formes du Çiva indien que vénèrent les Tantras buddhiques, et dont les Mahâyâna sûtras acceptent la protection, de vrais Dieux çivaïtes antérieurs au Buddhisme et adoptés par lui ; ces deux caractères me paraissent aussi évidemment reconnaissables l’un que l’autre.

De tout ceci je conclus que les textes sanscrits du Népâl nous présentent les rapports du Buddhisme avec le Çivaïsme sous un double aspect, selon que les Divinités çivaïtes sont l’objet d’une adoration plus ou moins directe, en d’autres termes, selon qu’on les honore par la pratique de cérémonies spéciales, ou selon qu’on se contente de leur demander des charmes et des formules magiques. Or comme à ce double aspect répondent des livres différents, d’abord les Mahâyâna sûtras dans lesquels ces Dieux sont uniquement des gardiens et des protecteurs de la foi buddhique, ensuite les Tantras dans lesquels ils marchent les égaux du Buddha lui-même, je conclus encore que ces deux classes d’ouvrages n’appartiennent pas également à la même forme du Buddhisme, conséquemment qu’ils ne sont pas de la même époque, et je n’hésite pas à croire, comme je le disais en commençant, que ceux où l’union du Çivaïsme avec le Buddhisme est la moins intime doivent passer pour les plus anciens.

Enfin, si continuant nos recherches, nous nous demandons jusqu’à quel point cette alliance du Buddhisme avec le Çivaïsme est générale, ou jusqu’à quel point elle paraît dans les textes de toutes les époques, nous trouverons que les noms des Divinités çivaïtes sont aussi étrangers aux Sûtras et aux Avadânas moraux et métaphysiques qu’ils sont familiers aux Mahâyâna sûtras. Je me suis déjà suffisamment expliqué sur ce point en parlant des caractères qui distinguent les Sûtras simples des Sûtras développés, et dans cette section même, en traitant des Dhâraṇîs. Il me suffit donc de rappeler ici ce résultat pour montrer ce que nous apprend l’étude comparée des textes buddhiques touchant l’alliance du Buddhisme avec le Çivaïsme. Nous pouvons tenir pour certain que cette alliance inconnue au Buddhisme primitif, parce qu’elle est contraire à son esprit, ne commence à se montrer que dans les Sûtras développés, qu’elle n’y est encore qu’à ses premiers commencements, et qu’elle ne se consomme que dans les Tantras, au moyen des emprunts manifestes que font les Buddhistes au langage et aux pratiques des Çivaïtes.

Les textes sanscrits du Népâl sont l’unique source des remarques et des conclusions qui précèdent, et le lecteur trouvera peut-être que j’ai bien tardé à consulter l’autorité ordinairement décisive des monuments. Mais il ne me reprochera pas, je l’espère, d’imiter ici la réserve prudente de M. de Humboldt, pour qui l’alliance du Buddhisme et du Çivaïsme ne paraît pas aussi clairement écrite sur les monuments qu’elle l’est dans les témoignages de l’état religieux du Népâl. Pourquoi, au lieu de ces descriptions où l’interprétation mythologique occupe tant de place, ne possédons-nous pas des dessins exacts des temples hypogées de l’Inde occidentale, où les caractères distinctifs des Divinités qu’ils renferment soient reproduits avec une scrupuleuse exactitude ? Malheureusement, à bien peu d’exceptions près, les Mémoires auxquels ont donné lieu ces curieux temples ne sont que des tissus plus ou moins ingénieux d’hypothèses sans fondement. Les descriptions sont faites d’une manière approximative, et il n’est pas rare de voir les statues, dont la détermination serait la plus importante, recevoir successivement toutes les attributions et prendre tour à tour les noms de Buddha, Djina, Indra, Çiva et autres. Il est juste de dire que ces descriptions ont été faites pour la plupart à une époque où l’étude des mythologies brâhmanique et buddhique était encore peu répandue, et par des personnes qui n’avaient que des prétentions modestes à ce genre de connaissances. Mais cette concession, que je n’éprouve aucun regret à faire, quoique certains Mémoires méritassent toutes les sévérités de la critique, ne rend pas meilleure la position de l’érudition européenne. Je crois qu’elle doit se garder d’ajouter à l’insuffisance des descriptions la confusion des hypothèses ; sa tâche ne serait déjà pas si facile, quand elle posséderait la collection complète de tous les édifices et de toutes les cavernes buddhiques de l’Inde, représentées avec une scrupuleuse et savante exactitude.

Il y a toutefois dans cette matière un petit nombre de points que je désire signaler au lecteur, moins comme des opinions arrêtées qu’à titre de pressentiments que peut confirmer un jour l’étude plus attentive des statues et des scènes qui décorent les temples buddhiques de l’Inde. Le premier point, c’est que si l’on rapproche ces monuments figurés des monuments écrits, ce n’est pas aux Tantras proprement dits qu’ils se rapportent ; en d’autres termes, les Tantras ne sont pas le commentaire des scènes figurées dans les cavernes buddhiques. Ce fait, qu’on peut affirmer presque avec certitude, confirme l’opinion que j’ai développée touchant la date moderne des Tantras. Il me paraît évident que ceux des temples hypogées de l’Inde, qu’on doit en toute assurance attribuer au Buddhisme, sont antérieurs de bien des siècles au mélange des croyances buddhiques avec les pratiques ridicules ou obscènes des Çivaïtes. D’un autre côté, je soupçonne que les Divinités çivaïtes ne jouent pas dans ces temples un rôle très-différent de celui qu’elles remplissent dans les Mahâyâna sûtras. Ce sont des gardiens, des protecteurs, qui sont placés à la porte ou aux premières avenues du temple, pour écarter les ennemis du Buddha dont la statue occupe le lieu le plus honorable. Si les images de Çiva et les scènes où il figure remplissent quelquefois une place considérable, c’est qu’elles ont été sculptées par des Indiens çivaïtes, ou peut-être même ajoutées après coup et postérieurement à la construction du temple. C’est là un point que je ne touche qu’avec réserve, parce que c’est celui sur lequel les descriptions actuelles nous donnent le moins de lumières.

Quoi qu’il en puisse être, nous sommes naturellement ramenés à l’opinion de M. de Humboldt, qui conjecture que la prédominance du Çivaïsme dans l’Ouest de l’Inde, à l’époque où ont été creusées les cavernes buddhiques, explique suffisamment la présence des statues de Çiva près de celles du Buddha. Toute simple qu’elle est, et pour dire toute ma pensée, par cela même quelle est très-simple, cette explication me paraît la meilleure. Je ne crois en aucune manière à une alliance secrète du Buddhisme avec le Çivaïsme, fondée sur l’analogie des principes philosophiques. Le seul point sur lequel se rencontrent ces deux doctrines, c’est la puissance qu’elles attribuent aux efforts personnels de l’homme, puisque, semblable au Buddha, le Yôgin çivaïte ne doit rien qu’à lui-même, et que c’est uniquement par la pratique d’un ascétisme tout individuel qu’il s’élève au-dessus du monde. Mais c’est à cela seulement que se borne la ressemblance du Buddhisme avec le Çivaïsme ; on chercherait vainement ailleurs des preuves de l’accord de ces deux doctrines, et il faut descendre jusqu’aux Tantras pour les voir s’associer d’une manière monstrueuse et inconnue à toutes les écoles buddhiques, hormis à celle du Nord.

Je crois qu’il ne serait ni très-profitable ni bien facile de pousser plus loin cette discussion. J’aurai une double occasion d’y revenir, d’abord quand je résumerai ce que nous savons de la collection religieuse du Népâl, ensuite quand j’esquisserai l’histoire du Buddhisme indien.

  1. Csoma, Analysis of the Sher-chin, dans Asiat. Researches, t. XX, p. 412.
  2. Wilson, Notice of three tracts received from Nepal, dans Asiat. Res., XVI, p. 450 sqq.
  3. Asiatic Researches, p. 470.
  4. Asiatic Researches, p. 469.
  5. Sanscr. Diction., préface, p. xxvij.
  6. Wilson, Notice, etc., dans Asiat. Researches, t. XVI, p. 468 et 469.
  7. Csoma, Analys. of the Sher-chin, dans Asiat. Res., t. XX, p. 488 et 564.
  8. Hodgson, Quotat., etc., dans Journ. Asiat. Soc. of Bengal, t. V, p. 79, note. Notice of three tracts, etc., dans Asiat. Res., t. XVI, p. 458 et note 1. C’est pour cela que Csoma, dans son analyse de la collection tibétaine des Tantras, accompagne d’ordinaire le nom de Vadjra sattva, littéralement « l’être précieux, » de cette définition, « la suprême intelligence. » (Analys. of the Sher-chin, dans Asiat. Res., t. XX, p. 491, 496, 503 et 549.)
  9. Quotations, etc., dans Journ. Asiat. Soc. of Bengal, t. V, p. 34 et 35. Voyez ci-dessus, sect. t. III, p. 301, note 1.
  10. Notice of three tracts, etc., dans Asiat. Res., t. XVI, p. 475 sqq. Voyez encore, pour la valeur d’application de ce mot, Schmidt, Geschichte der Ost-Mongol, p. 310.
  11. Analysis of the Sher-chin, dans Asiat. Res., t. XX, p. 492, 496, 499, 502, 513 et 545. Dans un endroit il s’exprime ainsi ; « Ce Tantra et le précédent sont bien dignes d’être lus et étudiés, « parce qu’ils donneront une idée de ce que les Anciens pensaient de l’âme humaine et de Dieu. » (Ibid., p. 497.) Mais n’aurait-il pas été nécessaire d’établir auparavant que ces Tantras sont en effet des productions anciennes ? et n’était-il pas utile de faire remarquer que rien de ce qu’ils enseignent ne se trouve ni dans le Vinaya, ni dans les Sûtras, qui sont au contraire remplis presque entièrement de l’histoire de Çâkyamuni ou de ses premiers disciples, et dont l’antériorité relative ne peut être contestée par personne ?
  12. Analys. of the Sher-chin, dans Asiat. Res., t. XX, p. 515 et 516. (Voy. les additions, à la fin du volume.)
  13. Asiat. Res., t. XX, p. 514 et 515. Journ. Asiat. Soc. of Bengal, t. I, p. 388.
  14. Ci-dessus, sect. II, p. 104, note 1.
  15. Geschichte der Ost-Mongol, p. 307 sqq.
  16. Le mot prabhâsa n’a pas, d’après Wilson, la signification de splendeur, et il est douteux que ce mot soit classique dans ce sens ; cependant il est régulièrement formé de bhâsa, qui a cette signification.
  17. La montagne de Grĭdhra kûta est le célèbre Pic du Vautour, dont Fa hian parle en plus d’un endroit de sa relation. (Foe koue ki, p. 253 et 269.) Klaproth a parfaitement déterminé la position de cette montagne, dont le nom s’est conservé, selon toute apparence, dans celui de Giddhaur (Foe koue ki, p. 260 et 270), qui s’applique actuellement au fort situé sur sa partie la plus élevée. (The Hist., etc., of East-India, t. II, p. 51 sqq.) Cette dénomination est, du reste, ancienne dans l’Inde, car on la trouve déjà dans les traditions recueillies par le Mahâbhârata. La Terre personnifiée y révèle à Kaçyapa que plusieurs descendants de la race des Kchattriyas, et notamment Vrĭhadratha, qui avaient échappé à la vengeance de Paraçurâma, fils de Djamadagni, s’étaient réfugiés à Grĭdhra kûta. (Mahâbhârata, Çântiparvan, ch. XLIX, st. 1796, t. III, p. 428, éd. Calcut.
  18. Mongol. Gramm., p. 163 sqq. J’ai comparé cette traduction avec le texte sanscrit de notre Suvarṇa prabhâsa, et je l’ai trouvée, sauf un petit nombre de points, si exacte, qu’on croirait qu’elle a été exécutée sur le sanscrit et non sur le mongol. Outre que cette circonstance prouve le soin que M. Schmidt apporte à tous ses travaux, j’en conclus que, sauf les différences de développement signalées tout à l’heure, c’est un seul et même fonds qui forme la base des deux rédactions du Suvarṇa prabhâsa, celle des Mongols et celle des Népâlais.
  19. Csoma, Analys. of the Sher-chin, dans Asiat. Res., t. XX, p. 495.
  20. Mahâkâla tantra, f. 79 b.
  21. Analys. of the Sher-chin, dans Asiat. Res., t. XX, p. 488 et 564.
  22. Analys. of the Sher-chin, p. 513.
  23. Translat. of a Tibet. Fragm., dans Journ. Asiat. Soc. of Bengal, t. I, p. 273 sqq. Csoma en a donné le texte lithographié.
  24. Le Lotus de la bonne Loi, ch. xxi, f. 208 a sqq. du texte, et p. 238 sqq. de la trad.
  25. Sect. II, p. 107 et 108.
  26. Remarks on an Inscript, in the Randjâ, etc., dans Journ. Asiat. Soc. of Bengal, t. IV, p. 196 sqq.
  27. Recueil de Dhâraṇîs, manuscrit de la Soc. Asiat., f. 69 a sqq. Asiat. Res., t. XVI, p. 453.
  28. Recueil de Dhâraṇîs, f. 29 b.
  29. Csoma, Analysis of the Sher-chin, dans Asiat. Res., t. XX, p. 499.
  30. Voilà de bien mauvaise grammaire pour appuyer des théories qui ne valent pas mieux ; les Brâhmanes en font souvent d’aussi pitoyables.
  31. Vinaya sûtra, f. 13 b sqq. Ce morceau est certainement connu des Buddhistes chinois, car Des Hauterayes, dans ses Recherches sur la religion de Fo, donne un extrait assez étendu qui présente l’analogie la plus frappante avec notre texte ; il attribue ces opinions aux sectateurs de la Doctrine intérieure. (Journ. Asiat., t. VIII, p. 87.)
  32. Schmidt, Mém. de l’Acad. des sciences de Saint-Pétersbourg, t. I, p. 119. G. de Humboldt Ueber die Kawi-Sprache, t. I, p. 281.
  33. Schmidt, Geschichte der Ost-Mongolen, p. 342 et 355.
  34. C’est le docte Erskine qui, dans ses Mémoires souvent cités, avait étendu jusqu’au temple d’Éléphanta l’opinion que le Buddhisme s’y était anciennement associé au Çivaïsme. (Transact. of the lit. Soc. of Bombay, t. I, p. 231 sqq.) M. de Schlegel a fait contre cette opinion des objections très-fondées (Ind. Bibl., t. II, p. 447), qu’adopte M. de Humboldt. (Ueber die Kawi-Sprache, t. I, p. 281.) Mais M. de Humboldt pousse peut-être un peu trop loin le doute quand il avance que, sauf Buddha Gayâ, les temples et les monuments figurés de l’Inde ne prouvent pas démonstrativement l’existence d’une alliance entre le Buddhisme et le Çivaïsme. (Ibid., p. 283.) Cependant les cavernes d’Ellora sont de véritables temples buddhiques, et des voyageurs très-attentifs disent qu’il s’y trouve des statues de Çiva.
  35. Asiat. Researches, t. XVI, p. 472.
  36. Ueber die Kawi-Sprache, t. I, p. 285 et 286.
  37. Wilson, Notice of three tracts, etc., dans Asiat. Res., t. XVI, p. 450 et 451.
  38. Asiat. Researches, t. XVI, p. 465, note 26.
  39. Voyez notamment les quatre Divinités admises par le système Svâbhâvika, qui sont évoquées dans la liste des Dieux du Népâl. (Asiat. Res., t. XVI, p, 465, note 25.) Wilson admet également l’existence de Divinités Tantrikas, qui sont le produit original des diverses écoles du Buddhisme. (Ibid., p. 468.)
  40. Ici encore je répéterai qu’il serait indispensable de distinguer les systèmes. Ainsi les Divinités des Tantras passent, d’après le système Svâbhâvika, pour être nées spontanément, tandis que chez les Âiçvarikas, leur généalogie, telle que la donnent les Brâhmanes, parait adoptée sans discussion (Asiat. Res., t. XVI, p. 465, notes 26, et 30), ou rapportée au suprême Adibuddha. (Ibid., p. 468.)