Introduction à l’histoire du bouddhisme indien/Second Mémoire/Section II


SECTION II.
SÛTRAS OU DISCOURS DE ÇÂKYA.

La description générale que je viens de donner de la Collection des écritures buddhiques trace nettement la marche que je dois suivre dans l’examen qui me reste à faire des principaux ouvrages contenus dans cette collection.

J’ai montré que tous les renseignements s’accordent à nous présenter les Sûtras comme les traités qui se rattachent le plus étroitement à la prédication de Çâkya[1]. Les Sûtras sont des discours d’une étendue très-variable, où le Buddha s’entretient avec un ou plusieurs de ses disciples sur divers points de la loi, qui sont d’ordinaire indiqués plutôt que traités à fond. S’il en faut croire la tradition conservée dans un passage du Mahâ karuṇa puṇḍarîka, livre traduit en tibétain, ce serait Çâkyamuni lui-même qui aurait déterminé la forme des Sûtras, lorsqu’il recommandait à ses disciples de répondre aux Religieux qui viendraient à les interroger : « Voici ce qui a été entendu par moi, un jour que « Bhagavat (le Bienheureux)[2] était dans tel et tel endroit, que ses auditeurs étaient tels et tels ; » en ajoutant pour terminer, « que quand il eut achevé son discours, tous les assistants se réjouirent beaucoup et approuvèrent sa doctrine[3]. » Nous ne possédons à Paris que le Karuṇa puṇḍarîka, traité différent du Mahâ karuṇa puṇḍarîka, où se trouve le passage que je viens de citer. Je ne doute cependant pas de l’authenticité de ce passage, que nous retrouverons presque sous la même forme dans les livres pâlis. Si, comme je le pense, il n’appartient pas à l’enseignement de Çâkya, du moins il ne doit pas lui être de beaucoup postérieur, et c’est un de ces détails que l’on peut sûrement rattacher à l’époque de la première rédaction des écritures buddhiques.

On a vu, en outre, dans ce que j’ai dit sur la classe des Sûtras en général, qu’il existait plusieurs espèces de traités désignés par ce titre, dont les uns se nomment simplement Sûtras, et les autres Mahâ vâipulya sûtras, ou Sûtras de grand développement ; et j’ai conjecturé que c’était surtout à ces derniers que devait s’appliquer l’épithète de Mahâyâna, « grand véhicule, » qui est jointe à plusieurs Sûtras. Il importe en ce moment de rechercher jusqu’à quel point l’examen des Sûtras, caractérisés par ces divers titres, explique et justifie ces titres mêmes. Nous posséderons bientôt un ample spécimen des Sûtras vâipulya, ou de grand développement : c’est le Lotus de la bonne loi dont j’ai parlé déjà ; et de plus, je reviendrai plus bas, dans ce Mémoire même, sur ces sortes de traités. Mais on n’a encore publié jusqu’ici aucun Sûtra ordinaire, à l’exception du Vadjra tchhêdika, que M. I. J. Schmidt a traduit sur le texte tibétain[4], texte qui n’est que la traduction d’un traité sanscrit dont M. Schilling de Canstadt possédait une édition tibétaine très-fautive, imprimée en caractères dits Randja et en lettres vulgaires. Ce traité, qui appartient à la classe des livres de métaphysique, suffit sans doute pour faire connaître la forme extérieure d’un Sûtra ; rien ne nous prouve cependant que ce ne soit pas un résumé moderne de l’une des rédactions de la Pradjñâ pâramitâ, et ce doute seul nous empêche de l’admettre dans la catégorie des Sûtras proprement dits. Il m’a semblé qu’il fallait faire pour cette classe de livres ce que j’ai exécuté pour les Sûtras de grand développement, et qu’il convenait d’en traduire quelques portions, afin de mettre sous les yeux du lecteur les différences qui distinguent ces deux espèces de traités, et d’appuyer sur l’autorité des textes les conclusions auxquelles ces différences me paraissent conduire.

J’ai donc choisi dans la grande Collection népâlaise, connue sous le titre de Divya avadâna, deux fragments où j’ai reconnu tous les caractères des véritables Sûtras, m’attachant, pour faire ce choix, au sujet même plutôt qu’au titre que portent ces fragments dans le recueil précité. Le premier se rapporte à l’époque de Çâkyamuni Buddha, et fait connaître quelques-uns des procédés de son enseignement. Le second est une légende d’un caractère purement mythologique, que Çâkya raconte pour faire comprendre les avantages de l’aumône, et montrer les grandes récompenses qui sont attachées à la pratique de ce devoir. Ma traduction est aussi littérale qu’il m’a été possible de la faire ; j’ai pris le soin d’y conserver les répétitions d’idées et de mots, qui sont un des caractères les plus frappants du style de ces traités. On remarquera sans peine que le premier fragment porte un titre qui n’a aucun rapport avec le sujet dont il est traité dans le fragment même ; je dirai plus bas la raison de ce désaccord entre le titre et le fond du Sûtra tel que je le donne ici.

SÛTRA DE MÂNDHÂTRI[5].

« Voici ce que j’ai entendu. Un jour Bhagavat se trouvait à Vâiçâlî, sur le bord de l’étang Markaṭahrada (l’étang du singe), dans la salle nommée Kûṭâgâra (la salle située au sommet de l’édifice). Alors Bhagavat s’étant habillé avant midi, après avoir pris son manteau et son vase, entra dans Vâiçâlî pour recueillir des aumônes, et après avoir parcouru la ville dans ce dessein, il prit son repas. Quand il eut mangé, il cessa de ramasser des aumônes ; et ayant rangé son vase et son manteau, il se rendit au lieu où était situé le Tchâpâla tchâitya[6], et après y être arrivé, il chercha le tronc d’un arbre, et s’assit auprès pour y passer la journée. Là il s’adressa ainsi au respectable Ânanda : Elle est belle, ô Ananda, la ville de Vâiçâlî, la terre des Vrĭdjis ; il est beau le Tchâitya tchâpâla, celui des Sept manguiers, celui des nombreux garçons, le figuier de Gâutama, le bois des Çâlas, le lieu où l’on dépose son fardeau, le Tchâitya où les Mallas attachent leur coiffure[7]. Il est varié le Djambudvîpa[8] ; la vie y est douce pour les hommes. L’être, quel qu’il soit, ô Ânanda, qui a recherché, compris, répandu les quatre principes de la puissance surnaturelle, peut, si on l’en prie, vivre soit durant un Kalpa entier, soit jusqu’à la fin du Kalpa[9]. Or, Ânanda, les quatre principes de la puissance surnaturelle appartiennent au Tathâgata ; ce sont : 1o la faculté de produire telle ou telle conception, pour détruire la méditation du désir ; 2o la puissance surnaturelle de l’esprit ; 3o celle de la force ; 4o celle qui est accompagnée de la conception propre à détruire la méditation de tout exercice de la pensée[10]. Les quatre principes de la puissance surnaturelle, ô Ânanda, ont été recherchés, compris, répandus par le Tathâgata[11]. Il peut donc, si on l’en prie, vivre soit durant un Kalpa entier, soit jusqu’à la fin du Kalpa. Cela dit, le respectable Ânanda garda le silence. Deux fois et trois fois, Bhagavat s’adressa ainsi au respectable Ânanda[12] : Elle est belle, ô Ânanda, la ville de Vâiçâlî, la terre de Vrĭdjis, [etc. comme ci-dessus, jusqu’à :] Le Tathâgata peut maintenant, si on l’en prie, vivre soit durant un Kalpa entier, soit jusqu’à la fin du Kalpa.

Deux fois et trois fois le respectable Ânanda garda le silence. Alors Bhagavat fit cette réflexion : Que le Religieux Ânanda soit éclairé par Mâra le pécheur[13], puisque aujourd’hui, au moment où il est instruit jusqu’à trois fois par le moyen de cette noble manifestation, il ne peut en comprendre le sujet. Il faut que ce soit Mâra qui l’éclaire.

Alors Bhagavat s’adressa ainsi au respectable Ânanda : Va, ô Ânanda, cherche le tronc d’un autre arbre pour t’y asseoir ; nous sommes ici trop à l’étroit pour rester ensemble. Oui, vénérable, répondit le respectable Ânanda à Bhagavat ; et ayant cherché le tronc d’un autre arbre, il s’y assit pour y passer la journée.

Cependant Mâra le pécheur se rendit au lieu où se trouvait Bhagavat, et y étant arrivé, il lui parla en ces termes : Que Bhagavat entre dans l’anéantissement complet ; voici venu pour le Sugata[14] le temps de l’anéantissement complet. — Mais pourquoi, ô pécheur, dis-tu ainsi : Que Bhagavat entre dans l’anéantissement complet ; voici venu pour le Sugata le temps de l’anéantissement complet ? — C’est que voici, ô Bienheureux, le moment même [tel que l’a fixé] Bhagavat, se trouvant à Uruvilvâ[15], sur le bord de la rivière Nâiram̃djanâ, assis sous l’arbre Bôdhi, au moment où il venait d’atteindre à l’état de Buddha parfait. Quant à moi, je me suis rendu au lieu où se trouve Bhagavat, et y étant arrivé, je lui parle ainsi : Que Bhagavat entre dans l’anéantissement complet ; voici venu pour le Sugata le temps de l’anéantissement complet. Mais Bhagavat répondit : Je n’entrerai pas, pécheur, dans l’anéantissement complet, tant que mes Auditeurs ne seront pas instruits, sages, disciplinés, habiles ; tant qu’ils ne sauront pas réduire par la loi tout ce qui s’élèvera contre eux d’adversaires ; tant qu’ils ne pourront pas faire adopter aux autres tous leurs raisonnements ; tant que les Religieux et les Dévots[16] des deux sexes n’accompliront pas les préceptes de ma loi, en la propageant, en la faisant admettre par beaucoup de gens, en la répandant partout, jusqu’à ce que ses préceptes aient été complètement expliqués aux Dêvas et aux hommes. — Mais aujourd’hui, ô respectable, les Auditeurs de Bhagavat sont instruits, sages, disciplinés, habiles ; ils savent réduire par la loi tout ce qui s’élève contre eux d’adversaires ; ils peuvent faire adopter aux autres tous leurs raisonnements. Les Religieux et les Dévots des deux sexes accomplissent les préceptes de la loi, qui est propagée, admise par beaucoup de gens, jusqu’à être complètement expliquée aux Dêvas et aux hommes. Voilà pourquoi je dis : Que Bhagavat entre dans l’anéantissement complet : voici venu pour le Sugata le moment de l’anéantissement complet. — Pas tant de hâte, ô pécheur, tu n’as plus maintenant beaucoup de temps à attendre. Dans trois mois, cette année même, aura lieu l’anéantissement [du Tathâgata] dans l’élément du Nirvâṇa, où il ne reste plus rien de ce qui constitue l’existence[17]. Alors Mâra le pécheur fit cette réflexion : Il entrera donc dans l’anéantissement complet, le Çramaṇa Gâutama[18] ! Et ayant appris cela, content, satisfait, joyeux, transporté, plein de plaisir et de satisfaction, il disparut en cet endroit même.

« Alors Bhagavat fit cette réflexion : Quel est celui qui doit être converti par Bhagavat ? C’est Supriya, le roi des Gandharvas[19], et le mendiant Subhadra[20]. La maturité complète de leurs sens arrivera pour eux au bout de trois mois, cette année même. Il est facile de comprendre que l’homme qui est capable d’être converti par un Çravaka[21] puisse l’être par le Tathâgata, et que celui qui est capable d’être converti par le Tathâgata ne puisse l’être par un Çravaka.

« Ensuite Bhagavat fit cette réflexion : Pourquoi n’entrerais-je pas dans une méditation telle, qu’en y appliquant mon esprit, après m’être rendu maître des éléments de ma vie, je renonce à l’existence[22] ? Ensuite Baghavat entra dans une méditation telle, qu’en y appliquant son esprit, après s’être rendu maître des éléments de sa vie, il abandonna l’existence. À peine se fut-il rendu maître des éléments de sa vie, qu’un grand tremblement de terre se fit sentir ; des météores tombèrent [du ciel], l’horizon parut tout en feu. Les timbales des Dêvas retentirent dans l’air. À peine eut-il renoncé à l’existence, que six prodiges apparurent au milieu des Dêvas Kâmâvatcharas[23]. Les arbres à fleurs, les arbres de diamants, les arbres d’ornement furent brisés ; les mille palais des Dieux furent ébranlés ; les pics du Mêru tombèrent en ruine ; les instruments de musique des Devatâs furent frappés [et rendirent des sons].

Ensuite Bhagavat étant sorti de cette méditation, prononça en ce moment la stance suivante : Le solitaire a renoncé à l’existence, qui est semblable et différente, aux éléments dont se compose la vie. S’attachant à l’esprit, recueilli, il a, comme l’oiseau né de l’œuf, brisé sa coquille.

À peine eut-il renoncé à l’existence, que plusieurs centaines de mille de Dêvas Kâmâvatcharas, ayant accompli leurs cérémonies, s’avancèrent en présence de Bhagavat, pour le voir et l’adorer. Bhagavat leur fit un tel enseignement de la loi, que les vérités furent vues par plusieurs centaines de mille de Dêvatâs, et que quand ils les eurent vues, ils retournèrent dans leurs palais.

À peine eut-il renoncé à l’existence, que des cavernes des montagnes et des retraites des monts arrivèrent plusieurs centaines de mille de Rĭchis. Ces sages furent introduits dans la vie religieuse par Bhagavat, qui leur disait : Suivez, ô Religieux, cette conduite. En s’y appliquant, en y consacrant leurs efforts, ils virent face à face l’état d’Arhat[24] par l’anéantissement de toutes les corruptions.

À peine eut-il renoncé à l’existence, que des Nâgas, des Yakchas, des Gandharvas, des Kinnaras, des Mahôragas se réunirent en foule en présence de Bhagavat, afin de le voir. Bhagavat leur fit une telle exposition de la loi, que cette foule de Nâgas, de Yakchas, de Gandharvas, de Kinnaras et de Mahôragas reçut les formules de refuge[25] et les axiomes de l’enseignement, jusqu’à ce qu’enfin ils retournèrent à leurs demeures.

Ensuite le respectable Ânanda étant sorti sur le soir de son profond recueillement, se rendit au lieu où se trouvait Bhagavat, et y étant arrivé, après avoir salué, en les touchant de la tête, les pieds de Bhagavat, il se tint debout à côté de lui. Là, debout, le respectable Ânanda parla ainsi à Bhagavat : Quelle est la cause, ô vénérable, quelle est la raison de ce grand tremblement de terre ? — Il y a huit causes, ô Ânanda, il y a huit raisons d’un grand tremblement de terre. Et quelles sont ces huit causes[26] ? La grande terre, ô Ânanda, repose sur les eaux ; les eaux reposent sur le vent ; le vent sur l’éther. Quand, ô Ânanda, il arrive qu’au-dessus de l’éther soufflent des vents opposés, ils agitent les eaux ; les eaux agitées font mouvoir la terre. Telle est, ô Ânanda, la première cause, la première raison d’un grand tremblement de terre.

Encore autre chose, ô Ânanda. Qu’un Religieux doué d’une grande puissance surnaturelle, d’un grand pouvoir, concentre sa pensée sur un point limité de la terre et embrasse l’étendue illimitée de l’eau ; il fait, s’il le désire, mouvoir la terre. Qu’une Divinité douée d’une grande puissance surnaturelle, d’un grand pouvoir, concentre sa pensée sur un point limité de la terre et embrasse l’étendue illimitée de l’eau ; elle fait, si elle le désire, mouvoir la terre. Telle est, ô Ânanda, la seconde cause, la seconde raison d’un grand tremblement de terre.

Encore autre chose, ô Ânanda. Dans le temps qu’un Bôdhisattva[27], étant sorti de la demeure des Dêvas Tuchitas, descend dans le sein de sa mère, alors, en ce moment même, il y a un grand tremblement de terre. Et ce monde tout entier est illuminé d’une noble splendeur. Et les êtres qui habitent au delà des limites de ce monde[28], ces êtres aveuglés et plongés dans la profonde obscurité des ténèbres, où les deux astres du soleil et de la lune, si puissants, si énergiques, ne pourraient effacer par leur lumière cet éclat [miraculeux], ces êtres eux-mêmes sont, en ce moment, illuminés d’une noble splendeur. Alors les créatures, qui ont pris naissance dans ces régions, se voyant à cette lumière, ont connaissance les unes des autres, et se disent : Ah ! voici d’autres êtres nés ici ! Voici d’autres êtres nés parmi nous ! Telle est, ô Ânanda, la troisième cause, la troisième raison d’un grand tremblement de terre.

Encore autre chose, ô Ânanda. Dans le temps qu’un Bôdhisattva sort du sein de sa mère, alors, en ce moment même, il y a un grand tremblement de terre. Et ce monde tout entier est illuminé d’une noble splendeur. Et les êtres qui habitent au delà des limites de ce monde [etc. comme ci-dessus, jusqu’à :] se disent : Ah ! voici d’autres êtres nés parmi nous ! Telle est, ô Ânanda, la quatrième cause, la quatrième raison d’un grand tremblement de terre.

Encore autre chose, ô Ânanda. Dans le temps qu’un Bôdhisattva atteint la science suprême, alors, en ce moment même, il y a un grand tremblement de terre. Et ce monde tout entier est illuminé d’une noble splendeur. Et les êtres qui habitent au delà des limites de ce monde [etc. comme ci-dessus, jusqu’à :] se disent : Ah ! voici d’autres êtres nés parmi nous ! Telle est, ô Ânanda, la cinquième cause, la cinquième raison d’un grand tremblement de terre.

Encore autre chose, ô Ânanda. Dans le temps que le Tathâgata fait tourner la roue de la loi, qui en trois tours se présente de douze manières différentes[29], alors, en ce moment même, il y a un grand tremblement de terre. Et ce monde tout entier est illuminé d’une noble splendeur. Et les êtres qui habitent au delà des limites de ce monde [etc. comme ci-dessus, jusqu’à :] se disent : Ah ! voici d’autres êtres nés parmi nous ! Telle est, ô Ânanda, la sixième cause, la sixième raison d’un grand tremblement de terre.

Encore autre chose, ô Ânanda. Dans le temps que le Tathâgata s’étant rendu maître des éléments de sa vie, renonce à l’existence, alors, en ce moment même, il y a un grand tremblement de terre. Les météores tombent [du ciel] ; l’horizon paraît tout en feu ; les timbales des Dêvas retentissent dans l’air. Et ce monde tout entier est illuminé d’une noble splendeur. Et les êtres qui habitent au delà des limites de ce monde [etc. comme ci-dessus, jusqu’à :] se disent : Ah ! voici d’autres êtres nés parmi nous ! Telle est, ô Ânanda, la septième cause, la septième raison d’un grand tremblement de terre.

Encore autre chose, ô Ânanda. Le moment n’est pas éloigné où aura lieu l’anéantissement complet du Tathâgata dans le sein du Nirvâṇa, où il ne reste plus rien de ce qui constitue l’existence. Or, dans un pareil moment, il y a un grand tremblement de terre. Des météores tombent [du ciel] ; l’horizon paraît tout en feu ; les timbales des Dêvas retentissent dans l’air. Et ce monde tout entier est illuminé d’une noble splendeur. Et les êtres qui habitent au delà des limites de ce monde [etc. comme ci-dessus, jusqu’à :] se disent : Ah ! voici d’autres êtres nés parmi nous ! Telle est, ô Ânanda, la huitième cause, la huitième raison d’un grand tremblement de terre.

Alors le respectable Ânanda parla ainsi à Bhagavat : Si je comprends bien, ô vénérable, le sens du langage de Bhagavat, ici même, Bhagavat, après s’être rendu maître des éléments de sa vie, a renoncé à l’existence. Bhagavat dit : C’est cela, Ânanda, c’est cela même. Maintenant, ô Ânanda, Bhagavat, après s’être rendu maître des éléments de sa vie, a renoncé à l’existence. — J’ai entendu de la bouche de Bhagavat, étant en sa présence, j’ai recueilli de sa bouche ces paroles : L’être, quel qu’il soit, qui a recherché, compris, répandu les quatre principes de la puissance surnaturelle, peut, si on l’en prie, vivre soit durant un Kalpa entier, soit jusqu’à la fin du Kalpa. Les quatre principes de la puissance surnaturelle ont été, ô vénérable, recherchés, compris, répandus par Bhagavat. Le Tathâgata peut, si on l’en prie, vivre soit durant un Kalpa entier, soit jusqu’à la fin du Kalpa. En conséquence, que Bhagavat consente à rester durant ce Kalpa ; que le Sugata reste jusqu’à la fin de ce Kalpa. — C’est une faute de ta part, ô Ânanda, c’est une mauvaise action, qu’au moment où s’est produite jusqu’à trois fois la noble manifestation de la pensée du Tathâgata, tu n’aies pas pu en comprendre le motif, et qu’il ait fallu que tu fusses éclairé par Mâra le pécheur. Que penses-tu de cela, ô Ânanda ? Est-ce que le Tathâgata est capable de prononcer une parole qui soit double ? — Non, vénérable. — Bien, bien, Ânanda. Il est hors de la nature, Ânanda, il est impossible que le Tathâgata prononce une parole qui soit double. Va-t’en, ô Ânanda, et tout ce que tu trouveras de Religieux auprès du Tchâitya Tchâpâla, réunis-les tous dans la salle de l’assemblée[30]. — Oui, vénérable. Et ayant ainsi répondu à Bhagavat, Ânanda rassembla et fit asseoir, dans la salle de l’assemblée, tout ce qu’il trouva de Religieux réunis auprès du Tchâitya Tchâpâla. [Puis il fit connaître à] Bhagavat que le moment d’exécuter ce qu’il avait l’intention de faire était venu.

Alors Bhagavat se rendit au lieu où était située la salle de l’assemblée, et y étant arrivé, il s’assit en face des Religieux sur le siége qui lui était destiné ; et quand il y fut assis, il s’adressa ainsi aux Religieux ; Tous les composés, ô Religieux, sont périssables ; ils ne sont pas durables ; on ne peut s’y reposer avec confiance ; leur condition est le changement, tellement qu’il ne convient pas de concevoir rien de ce qui est un composé, qu’il ne convient pas de s’y plaire[31]. C’est pourquoi, ô Religieux, ici ou ailleurs, quand je ne serai plus, les lois qui existent pour l’utilité du monde temporel, pour le bonheur du monde temporel, ainsi que pour son utilité et son bonheur futurs, il faut qu’après les avoir recueillies, comprises, les Religieux les fassent garder, prêcher et comprendre, de manière que la loi religieuse ait une longue durée, qu’elle soit admise par beaucoup de gens, qu’elle soit répandue partout, jusqu’à être complètement expliquée aux Dêvas et aux hommes. Maintenant, ô Religieux, il existe pour l’utilité du monde temporel, pour le bonheur du monde temporel, ainsi que pour son utilité et son bonheur futurs, des lois que les Religieux, après les avoir recueillies, comprises, doivent faire garder, prêcher et comprendre, de manière que la loi religieuse ait une longue durée, qu’elle soit admise par beaucoup de gens, qu’elle soit répandue partout, jusqu’à être complètement expliquée aux Dêvas et aux hommes. Ces lois sont les quatre soutiens de la mémoire[32], les quatre abandons complets, les quatre principes de la puissance surnaturelle, les cinq sens, les cinq forces, les sept éléments constitutifs de l’état de Bôdhi, la voie sublime composée de huit parties[33]. Ce sont là les lois, ô Religieux, qui existent pour l’utilité du monde temporel, pour le bonheur du monde temporel, ainsi que pour son utilité et son bonheur futurs, et que les Religieux, après les avoir recueillies, comprises, doivent faire garder, prêcher et comprendre, de manière que la loi religieuse ait une longue durée, qu’elle soit admise par beaucoup de gens, qu’elle soit répandue partout, jusqu’à être complètement expliquée aux Dêvas et aux hommes. — Allons, ô Ânanda, vers Kuçigrâmaka[34]. — Oui, vénérable ; ainsi répondit à Bhagavat le respectable Ânanda.

Bhagavat se dirigeant vers le bois de Vâiçâlî, tourna son corps tout d’une pièce sur la droite, et regarda de la manière dont regardent les éléphants[35]. Alors le respectable Ânanda parla ainsi à Bhagavat : Ce n’est pas sans cause, ce n’est pas sans raison, ô vénérable, que les Tathâgatas vénérables, parfaitement et complètement Buddhas, regardent à droite de la manière dont regardent les éléphants. Quelle est, ô vénérable, la cause, quel est le motif de ce genre de regard ? — C’est cela, ô Ânanda, c’est cela même. Ce n’est pas sans cause, ce n’est pas sans motif que les Tathâgatas parfaitement et complètement Buddhas, tournant leur corps tout d’une pièce à droite, regardent de la manière dont regardent les éléphants. C’est la dernière fois, ô Ânanda, que le Tathâgata regarde Vâiçâlî[36]. Le Tathâgata, ô Ânanda, n’ira plus à Vâiçâli ; il ira, pour entrer dans le Nirvâṇa complet, au pays des Mallas[37], dans le bois des deux Çâlas[38].

Alors un des Religieux prononça en ce moment la stance suivante : C’est là, Seigneur, ton dernier regard jeté sur Vâiçalî ; le Sugata Buddha n’ira plus à Vâiçâlî ; il ira, pour entrer dans l’anéantissement, au pays des Mallas, dans le bois des deux Çâlas.

Au moment où Bhagavat prononça ces paroles : C’est la dernière fois que le Tathâgata regarde Vâiçâlî, les nombreuses Divinités qui habitaient le bois près de cette ville répandirent des larmes. Ânanda le Sthavira[39] dit alors : Il faut, ô Bhagavat, qu’il y ait un nuage pour produire cette pluie abondante. Bhagavat répondit : Ce sont les Divinités habitantes du bois de Vâiçâlî, qui à cause de mon départ répandent des larmes. Ces Divinités firent entendre aussi cette nouvelle dans Vâiçâlî : Bhagavat s’en va pour entrer dans l’anéantissement complet ; Bhagavat n’ira plus à Vâiçâlî. Ayant entendu la voix de ces Divinités, plusieurs centaines de mille d’habitants de Vâiçâli vinrent se réunir en présence de Bhagavat. Celui-ci connaissant leur esprit, leurs dispositions, leur caractère et leur naturel, leur fit une telle exposition de la loi, que ces nombreuses centaines de mille d’êtres vivants reçurent les formules de refuge et les axiomes de l’enseignement. Quelques-uns obtinrent la récompense de l’état de Çrôta âpatti[40] ; d’autres, celle de l’état de Sakrĭd âgâmin ; les autres acquirent celle de l’état d’Anâgâmin ; quelques-uns, devenus mendiants, après être entrés dans la vie religieuse, obtinrent l’état d’Arhat. Les uns comprirent ce que c’est que l’Intelligence (Bôdhi) des Çrâvakas ; les autres, ce qu’est l’Intelligence des Pratyêka Buddhas ; d’autres, ce qu’est l’Intelligence suprême d’un Buddha parfaitement accompli ; d’autres reçurent les formules de refuge et les axiomes de l’enseignement, de telle façon que cette réunion d’hommes tout entière fut absorbée dans le Buddha, plongée dans la Loi, entraînée dans l’Assemblée.

Ânanda le Sthavira tenant ses mains jointes en signe de respect, parla ainsi à Bhagavat : Vois, ô vénérable, combien Bhagavat, au moment où il est parti pour arriver à l’anéantissement complet, a établi dans les vérités de centaines de mille de Dieux ! Plusieurs milliers de Rĭchis, sortis des cavernes des montagnes et des retraites des monts, se sont réunis ici. Ces Religieux ont été introduits par Bhagavat dans la vie religieuse. Par suite de leur application, de leurs efforts et des peines qu’ils se sont données, ils ont vu face à face l’état d’Arhat par l’anéantissement de toutes les corruptions. De nombreux Dêvas, Nâgas, Yakchas, Gandharvas, Kinnaras, Mahôragas, ont reçu les formules de refuge et les axiomes de l’enseignement. Plusieurs centaines de mille d’habitants de Vâiçâlî ont été établis dans la récompense de l’état de Çrota âpatti ; quelques-uns l’ont été dans celle de l’état de Sakrĭd âgâmin ; d’autres dans celle de l’état d’Anâgâmin. Quelques-uns, devenus mendiants, après être entrés dans la vie religieuse, ont obtenu l’état d’Arhat ; quelques autres ont été établis dans les formules de refuge et dans les axiomes de l’enseignement.

« Qu’y a-t-il donc d’étonnant, ô Ânanda [reprit Bhagavat], que j’aie aujourd’hui rempli ce devoir de l’enseignement, moi qui maintenant sais tout, moi qui possède la science sous toutes ses formes, qui ai acquis la libre disposition de ce qui doit être connu par la science suprême, qui suis sans désirs, qui ne recherche rien, qui suis exempt de tout sentiment d’égoïsme, de personnalité, d’orgueil, de ténacité, d’inimitié ? J’ai été, dans le temps passé, haineux, passionné, livré à l’erreur, nullement affranchi, esclave des conditions de la naissance, de la vieillesse, de la maladie, de la mort, du chagrin, des peines, de la souffrance, des inquiétudes, du malheur. Étant en proie à la douleur qui précède la mort, je fis cette prière : Puissent plusieurs milliers de créatures, après avoir abandonné la condition de maîtres de maison, et embrassé la vie religieuse sous la direction des Rĭchis, après avoir médité dans leur esprit sur les quatre demeures fortunées des Brahmâs, et renoncé à la passion qui entraîne l’homme vers le plaisir, puissent, dis-je, ces milliers de créatures renaître dans la participation des mondes de Brahmâ et en devenir les nombreux habitants ! »

Aussitôt après avoir rappelé ce vœu, Çâkya raconte à son disciple Ânanda l’histoire d’un roi nommé Mândhâtrĭ, qu’il donne pour une de ses anciennes existences. Ce récit, qui est un peu long pour être reproduit en ce moment, trouvera mieux sa place ailleurs. Il est rempli de circonstances tout à fait fabuleuses, et a, sous ce rapport, une trop grande ressemblance avec le Sûtra dont je vais donner la traduction. Il me suffit de dire que ce nom de Mândhâtrĭ, bien connu dans l’histoire héroïque des Brâhmanes, est devenu le titre du Sûtra dont on vient de lire un fragment, sans doute parce que les compilateurs des livres buddhiques ont attaché plus d’importance à la légende fabuleuse qu’au récit traditionnel des derniers entretiens de Çâkya. Peut-être aussi la préférence qu’ils ont accordée ici à la légende sur l’histoire vient-elle de ce que les dernières années de la vie du Buddha sont racontées en détail dans d’autres livres. Quoi qu’il en soit, le fragment qu’on vient de lire a pour nous ce genre d’intérêt qui s’attache à une tradition dont les données sont contemporaines de l’époque de Çâkya. Malgré la place qu’y occupe la croyance au pouvoir surnaturel du Maître, plusieurs des circonstances de sa vie humaine s’y laissent encore apercevoir. C’est la raison qui me l’a fait placer avant le Sûtra purement fabuleux de Kanakavarṇa. Il est bon de remarquer que ce dernier morceau, qui est un véritable Sûtra pour la forme, porte, d’après le texte sanscrit et la traduction tibétaine, le titre d’Avadâna ou de légende : c’est un argument de plus en faveur de l’analogie que j’ai déjà remarquée entre la classe des Avadânas et celle des Sûtras.


SÛTRA DE KANAKAVARṆA[41].

« Voici ce que j’ai entendu. Un jour Bhagavat se trouvait à Çrâvasti, à Djêtavana, dans le jardin d’Anâtha piṇḍika, avec une grande assemblée de Religieux, avec douze cent cinquante Religieux. Il était respecté, honoré, vénéré et adoré par les Religieux et par les Dévots des deux sexes, par les rois et par les conseillers des rois, par les hommes des diverses sectes, par les Çramaṇas, par les Brâhmanes, par les ascètes, par les mendiants, par les Dêvas, les Nâgas, les Asuras, les Garuḍas, les Gandharvas, les Kinnaras et les Mahôragas. Après avoir recueilli de nombreuses et excellentes provisions divines et humaines, tant en vêtements qu’en nourriture, en lits, en siéges, et en médicaments pour les malades, Bhagavat n’était pas plus attaché à toutes ces choses que ne l’est la goutte d’eau à la feuille du lotus. Aussi la gloire et le renom de son immense vertu se répandirent-ils ainsi jusqu’aux extrémités de l’horizon et dans les points intermédiaires de l’espace : Le voilà, ce bienheureux Tathâgata, vénérable, parfaitement et complètement Buddha, doué de science et de conduite, bien venu, connaissant le monde, sans supérieur, dirigeant l’homme comme un jeune taureau, précepteur des hommes et des Dêvas, Buddha, Bhagavat ! Le voilà qui, après avoir de lui-même, et immédiatement[42], reconnu, vu face à face et pénétré cet univers, avec ses Dêvas, ses Mâras et ses Brahmâs, ainsi que la réunion des créatures, Çramaṇas, Brâhmanes, Dêvas et hommes, fait connaître [tout cela et] enseigne la bonne loi ! Il expose la conduite religieuse qui est vertueuse au commencement, au milieu et à la fin, dont le sens est bon, dont chaque syllabe est bonne, qui est absolue, qui est accomplie, qui est parfaitement pure et belle !

Bhagavat alors s’adressa ainsi aux Religieux : Si les êtres, ô Religieux, connaissaient le fruit des aumônes, le fruit et les résultats de la distribution des aumônes comme j’en connais moi-même le fruit et les résultats, certainement, fussent-ils réduits actuellement à leur plus petite, à leur dernière bouchée de nourriture, ils ne la mangeraient pas sans en avoir donné, sans en avoir distribué quelque chose. Et s’ils rencontraient un homme digne de recevoir leur aumône, la pensée d’égoïsme qui aurait pu naître dans leur esprit pour l’offusquer n’y demeurerait certainement pas. Mais parce que les êtres, ô Religieux, ne connaissent pas le fruit des aumônes, le fruit et les résultats de la distribution des aumônes, comme j’en connais moi-même le fruit et les résultats, ils mangent avec un sentiment tout personnel, sans avoir rien donné, rien distribué, et la pensée d’égoïsme qui est née dans leur esprit y demeure certainement pour l’offusquer. Pourquoi cela ? [Le voici.]

Jadis, ô Religieux, dans le temps passé, il y eut un roi nommé Kanakâvarṇa, beau, agréable à voir, aimable, doué de la perfection suprême de l’éclat et de la beauté. Le roi Kanakavarṇa, ô Religieux, était riche, possesseur de grandes richesses, d’une grande opulence, d’une autorité sans bornes, d’une fortune et de biens immenses, d’une abondante réunion de choses précieuses, de grains, d’or, de Suvarṇas, de joyaux, de perles, de lapislazuli, de Çangkhaçila[43], de corail, d’argent, de métaux de prix, d’éléphants, de chevaux, de vaches et de troupeaux nombreux ; il était maître enfin d’un trésor et d’un grenier parfaitement rempli. Le roi Kanakavarṇa, ô Religieux, avait une ville capitale nommée Kanakavatî, qui avait douze Yôdjanas de longueur de l’orient à l’occident, et sept Yôdjanas de largeur du sud au nord. Elle était riche, prospère, fortunée, abondante en tous biens, agréable et remplie d’un grand nombre d’hommes et de gens. Le roi Kanakavarṇa possédait quatre-vingt mille villes et dix-huit mille Kôṭis[44] de bourgs, cinquante-sept Kôṭis de villages et soixante mille chefs-lieux de district, tous riches, prospères, fortunés, abondants en tous biens, agréables et remplis d’un grand nombre d’hommes et de gens. Le roi Kanakavarṇa avait quatre-vingt mille conseillers ; ses appartements intérieurs renfermaient vingt mille femmes. Le roi Kanakavarṇa, ô Religieux, était juste, et il exerçait la royauté avec justice.

« Un jour que le roi Kanakavarṇa se trouvait seul, retiré dans un endroit secret et couché dans l’attitude de la méditation, la pensée et la réflexion suivante lui vint à l’esprit ; Si j’exemptais tous les marchands de droits et de taxes ? si j’affranchissais tous les hommes du Djambudvîpa de toute taxe et de tout impôt ? Ayant donc appelé les receveurs, les grands conseillers, les ministres, les gardiens préposés aux portes et les membres des divers conseils, il leur parla ainsi : À partir de ce jour, seigneurs, j’exempte les marchands de tout droit et de toute taxe ; j’affranchis de toute taxe et de tout impôt les hommes du Djambudvîpa.

« Il gouverna ainsi pendant de nombreuses années, quand un jour parut une constellation funeste qui annonçait que le dieu Indra devait refuser pendant douze années de donner de la pluie. Alors les Brâhmanes connaissant les signes, sachant interpréter les présages, experts dans les formules qui agissent sur la terre et dans l’air, ayant reconnu l’annonce de cet événement dans les mouvements des constellations, de Çukra (Vénus) et des planètes, se rendirent au lieu où se trouvait le roi Kanakavarṇa, et quand ils y furent arrivés, ils lui adressèrent la parole en ces termes : Sache, ô roi, qu’il vient de paraître une constellation funeste qui annonce que le dieu Indra refusera pendant douze ans de donner de la pluie. Ayant entendu ces paroles, le roi se mit à répandre des larmes en s’écriant : Ah ! les hommes de mon Djambudvîpa ! Ah ! mon Djambudvîpa, si riche, si prospère, si fortuné, si abondant en tous biens, si agréable, si rempli d’hommes et de peuple, il va dans peu devenir désert et privé d’habitants ! Après s’être ainsi lamenté, le roi fit la réflexion suivante : Ceux qui sont riches et possesseurs d’une grande fortune et d’une grande opulence pourront certainement continuer à vivre ; mais les pauvres, mais ceux qui ont peu de richesses, peu d’aliments, de boissons et d’autres biens, comment pourront-ils subsister ? Alors cette réflexion lui vint à l’esprit : Si je rassemblais tout ce qu’il y a de riz et d’autres moyens de subsistance dans le Djambudvîpa ; que je fisse compter et mesurer le tout ; qu’une fois cette opération achevée, établissant un grenier unique pour tout ce qu’il y a de villages, de villes, de bourgs, de chefs-lieux de district, de capitales dans le Djambudvîpa, je fisse distribuer une portion égale à chacun des hommes du Djambudvîpa ? Aussitôt le roi appela les receveurs, les grands conseillers, les ministres, les gardiens des portes et les membres des divers conseils, et leur parla ainsi : Allez, seigneurs, rassemblez tout ce qui se trouve de riz et d’autres moyens de subsistance dans le Djambudvîpa ; comptez et mesurez tout cela ; et une fois cette opération faite, établissez un grenier unique pour tout ce qu’il y a de villages, de villes, de bourgs, de chefs-lieux de district, de capitales dans le Djambudvîpa. Oui, seigneur, répondirent tous ceux que le roi avait mandés ; et aussitôt ils exécutèrent ce qui leur était ordonné. Ils se rendirent ensuite au lieu où se trouvait le roi Kanakavarṇa, et quand ils furent arrivés auprès de lui, ils lui parlèrent ainsi : Sache, ô roi, que tout ce qui se trouvait de riz et d’autres moyens de subsistance dans le Djambudvîpa a été rassemblé, compté, mesuré et déposé dans un grenier unique pour tout ce qu’il y a de villages, de villes, de bourgs, de chefs-lieux de district, de capitales dans le Djambudvîpa. Le moment fixé pour ce que le roi veut faire est maintenant venu. Alors Kanakavarṇa ayant appelé tous ceux qui savaient compter, calculer et tenir les écritures, leur parla ainsi : Allez, seigneurs, comptez tous les hommes du Djambudvîpa, et quand vous les aurez comptés, donnez-leur à chacun une portion égale de nourriture. Oui, seigneur, répondirent ceux que le roi avait mandés ; et aussitôt ils se mirent à compter les hommes du Djambudvîpa, et s’autorisant de la volonté du roi, ils assignèrent à chacun des habitants du Djambudvîpa une portion égale de nourriture. Le peuple vécut ainsi pendant onze ans ; mais il n’eut plus rien pour vivre la douzième année. À peine un mois de la douzième année se fut-il écoulé qu’un grand nombre d’hommes, de femmes et d’enfants des deux sexes moururent de faim et de soif. En ce moment tout ce qu’il y avait de riz et d’autres moyens de subsistance dans le pays se trouvait épuisé, excepté qu’il restait au roi Kanakavarṇa une seule petite mesure de nourriture.

« Cependant il vint à cette époque dans l’univers Saha[45], un Bôdhisattva qui depuis quarante Kalpas était parvenu à cette dignité. Ce Bôdhisattva vit, au fond d’une épaisse forêt, un fils qui commettait un inceste avec sa mère, et à cette vue il fit cette réflexion : Ah ! quelle corruption ! Qu’ils sont corrompus les êtres ! Faut-il qu’un homme agisse ainsi avec celle dans le sein de laquelle il a vécu pendant neuf mois, avec celle dont il a sucé le lait ? J’ai assez de ces créatures ennemies de la justice, passionnées pour des plaisirs illicites, livrées à de fausses doctrines, enflammées de désirs coupables, qui ne connaissent pas leur mère, qui n’aiment ni les Çramaṇas, ni les Brâhmanes, qui ne respectent pas les anciens de chaque famille. Qui aurait le courage d’accomplir, dans l’intérêt de tels êtres, les devoirs d’un Bôdhisattva ? Pourquoi ne me contenterais-je pas de remplir ces devoirs dans mon propre intérêt ? Le Bôdhisattva chercha donc un tronc d’arbre, et quand il en eut trouvé un, il s’assit auprès, les jambes croisées, tenant son corps dans une position perpendiculaire ; puis replaçant devant son esprit sa mémoire, il se mit à réfléchir, en contemplant successivement les cinq agrégats de la conception, sous le point de vue de leur production et de leur destruction, de cette manière : Ceci est la forme, ceci est la production de la forme, cela est la destruction de la forme ; ceci est la perception ; ceci est la notion ; voici les concepts ; ceci est la connaissance, ceci est la production de la connaissance, ceci la destruction de la connaissance. Ayant contemplé ainsi successivement les cinq agrégats de la conception, sous le point de vue de leur production et de leur destruction, il ne fut pas longtemps sans reconnaître que tout ce qui a pour loi la production a pour loi la destruction ; et arrivé à ce point, il obtint l’état de Pratyêka Buddha, ou de Buddha individuel[46]. Alors le bienheureux Pratyêka Buddha ayant contemplé les lois auxquelles il venait d’atteindre, prononça dans ce moment la stance suivante :

« De la recherche naît l’attachement, de l’attachement naît en ce monde la douleur : que celui qui a reconnu que la douleur provient de l’attachement se retire, comme le rhinocéros, dans la solitude.

Ensuite le bienheureux Pratyêka Buddha fit cette réflexion : J’ai accompli dans l’intérêt d’un grand nombre de créatures, des œuvres difficiles, et je n’ai encore fait le bien d’aucun être quelconque. À qui témoignerai-je aujourd’hui de la compassion ? Quel est celui auquel je demanderai l’aumône de quelques aliments pour me nourrir ? Alors le bienheureux Pratyêka Buddha, avec sa vue divine, pure et supérieure à celle de l’homme, embrassant la totalité du Djambudvîpa, vit que tout le riz et que tous les autres moyens de subsistance de ce continent étaient épuisés, sauf une petite mesure de nourriture qui restait au roi Kanakavarṇa. Et aussitôt il fit cette réflexion : Pourquoi ne témoignerais-je pas ma compassion pour le roi Kanakavarṇa ? Pourquoi n’irais-je pas dans son palais chercher l’aumône de quelques aliments pour me nourrir ? Alors le bienheureux Pratyêka Buddha s’élançant miraculeusement en l’air, se dirigea en vertu de sa puissance surnaturelle, laissant voir son corps et semblable à un oiseau, vers le lieu où était située la ville capitale de Kanakavatî.

En ce moment le roi Kanakavarṇa était monté sur la terrasse de son palais, entouré de cinq mille conseillers. Un des grands officiers aperçut de loin le bienheureux Pratyêka Buddha qui s’avançait, et à cette vue il s’adressa ainsi aux autres ministres : Voyez, voyez, seigneurs, cet oiseau aux ailes rouges qui se dirige de ce côté. Mais un second conseiller reprit ainsi : Ce n’est pas un oiseau aux ailes rouges, seigneurs ; c’est le Râkchasa, démon ravisseur de l’énergie des hommes, qui accourt ici ; il vient pour nous dévorer. Mais le roi Kanakavarṇa passant ses deux mains sur son visage, s’adressa ainsi à ses grands conseillers : Ce n’est, seigneurs, ni un oiseau aux ailes rouges, ni le Râkchasa ravisseur de l’énergie des hommes, c’est un Rĭchi qui vient ici par compassion pour nous. En ce moment le bienheureux Pratyêka Buddha s’arrêta sur la terrasse du palais de Kanakavarṇa. Aussitôt le roi s’étant levé de son siége pour aller au-devant du Pratyêka Buddha, salua ses pieds en les touchant de la tête, et le fit asseoir sur le siége qui lui était destiné ; puis il lui adressa ces paroles : Pour quel motif, ô Rĭchi, es-tu venu ici ? — Pour chercher de la nourriture, grand roi. À ces mots, le roi Kanakavarṇa se mit à pleurer, et il s’écria, au milieu d’un torrent de larmes : Ah misère ! ah ! quelle est ma misère ! Faut-il que monarque et souverain maître du Djambudvîpa, je sois hors d’état de donner à un seul Rĭchi une portion de nourriture ? Alors la Divinité qui résidait dans la ville capitale de Kanakavatî récita, en présence du roi Kanakavarṇa, la stance suivante :

Qu’est-ce que la douleur ? c’est la misère. Qu’est-ce qui est pire que la douleur ? c’est encore la misère : la misère est l’égale de la mort.

Ensuite le roi Kanakavarṇa manda l’homme préposé à la garde du grenier : Y a-t-il dans mon palais quelque chose à manger, pour que je le donne à ce Rĭchi ? Le gardien répondit : Sache, ô roi, que tout ce qu’il y avait de riz et d’autres moyens de subsistance dans le Djambudvîpa est épuisé, sauf une seule petite portion de nourriture qui appartient au roi. Kanakavarṇa fit alors cette réflexion : Si je la mange, je conserverai la vie ; si je ne la mange pas, je mourrai. Puis il se dit à lui-même : Que je la mange ou que je ne la mange pas, il faudra toujours, de toute nécessité, que je meure ; j’ai assez de cette vie. Comment en effet un tel Rĭchi, un sage plein de moralité et doué des conditions de la vertu, sortirait-il aujourd’hui de mon palais avec son vase aussi net qu’en y arrivant ? Aussitôt le roi Kanakavarṇa ayant réuni les receveurs, les grands conseillers, les gardiens des portes et les membres des divers conseils, leur parla en ces termes : Écoutez avec satisfaction, seigneurs : ceci est la dernière aumône d’une portion de nourriture que fasse le roi Kanakavarṇa. Puisse, par l’effet de cette racine de vertu, cesser la misère de tous les habitants du Djambudvîpa ! Aussitôt le roi prenant le vase du grand Rĭchi, y déposa la seule mesure de nourriture qui lui restât ; puis soulevant le vase entre ses deux mains et tombant à genoux, il le plaça dans la main droite du bienheureux Pratyêka Buddha. C’est une règle que les Pratyêka Buddhas enseignent la loi par les actes de leur corps, et non par leurs paroles. En conséquence le bienheureux Pratyêka Buddha, après avoir reçu du roi Kanakavarṇa sa portion de nourriture, s’élança miraculeusement en l’air, de l’endroit même où il était. Et le roi Kanakavarṇa tenant ses mains réunies en signe de respect, resta immobile en le regardant, sans fermer les yeux, jusqu’à ce que sa vue ne pût plus l’atteindre.

Ensuite le roi s’adressa ainsi aux receveurs, aux grands conseillers, aux ministres, aux gardiens des portes et aux membres des divers conseils : Retirez-vous, seigneurs, chacun dans vos maisons ; ne restez pas ainsi dans ce palais, vous y mourriez tous de soif et de faim. Mais ceux-ci répondirent : Quand le roi vivait au milieu de la prospérité, du bonheur et de l’opulence, alors nous nous livrions à la joie et au plaisir avec lui. Comment aujourd’hui que le roi touche au terme de son existence, à la fin de sa vie, pourrions-nous l’abandonner ? Mais le roi se mit à pleurer et à répandre un torrent de larmes. Ensuite essuyant ses yeux, il s’adressa ainsi [de nouveau] aux receveurs, aux grands conseillers, aux ministres, aux gardiens des portes et aux membres des divers conseils : Retirez-vous, seigneurs, chacun dans vos maisons ; ne restez pas ainsi dans ce palais, vous y mourriez tous de soif et de faim. En entendant ces paroles, les ministres et tous les conseillers se mirent à pleurer et à répandre un torrent de larmes. Puis ayant essuyé leurs yeux, ils s’approchèrent du roi ; et quand ils furent près de lui, saluant ses pieds en les touchant de la tête, et tenant leurs mains réunies en signe de respect, ils lui parlèrent ainsi : Pardonne-nous, seigneur, si nous avons commis quelque faute ; aujourd’hui nous voyons le roi pour la dernière fois.

Cependant à peine le bienheureux Pratyêka Buddha eut-il mangé sa portion de nourriture, qu’aussitôt des quatre points de l’horizon s’élevèrent quatre rideaux de nuages. Des vents froids se mirent à souffler et chassèrent du Djambudvîpa la corruption qui l’infectait ; et les nuages laissant tomber la pluie, abattirent la poussière. Ce jour-là même, à la seconde moitié de la journée, il tomba une pluie d’aliments et de mets de diverses espèces. Ces aliments étaient du riz cuit, de la farine de grains rôtis, du gruau de riz, du poisson, de la viande ; ces mets étaient des préparations de racines, de tiges, de feuilles, de fleurs, de fruits, d’huile, de sucre, de sucre candi, de mélasse, enfin de farine. Alors le roi Kanakavarṇa content, joyeux, ravi, transporté, plein de joie, de satisfaction et de plaisir, s’adressa ainsi aux receveurs, aux grands conseillers, aux ministres, aux gardiens des portes, aux membres des divers conseils : Voyez, seigneurs, voici en ce moment le bourgeon, premier résultat de l’aumône qui vient d’être faite d’une seule portion de nourriture ; il va en sortir bientôt un autre fruit. À la seconde journée il tomba une pluie de grains, savoir : de sésame, de riz, de haricots, de Mâchas[47], d’orge, de froment, de lentilles, de riz blanc. Cette pluie dura sept jours, ainsi qu’une pluie de beurre clarifié, d’huile de sésame, et une pluie de coton, de précieuses étoffes de diverses espèces, une pluie des sept substances de prix, savoir : d’or, d’argent, de lapis-lazuli, de cristal, de perles rouges, de diamants, d’émeraudes. Enfin, grâce à la puissance du roi Kanakavarṇa, la misère des habitants du Djambudvîpa cessa entièrement.

Maintenant, ô Religieux, s’il s’élevait dans vos esprits quelque doute, quelque incertitude qui vous fît dire : C’était dans ce temps-là et à cette époque un autre [que Bhagavat] qui était le roi Kanakavarṇa, il ne faudrait pas envisager ce sujet de cette manière. Pourquoi cela ? C’est que c’est moi qui en ce temps-là et à cette époque étais le roi Kanakavarṇa. Voilà, ô Religieux, de quelle manière il faut envisager ce sujet. Si les êtres, ô Religieux, connaissaient le fruit des aumônes, le fruit et les résultats de la distribution des aumônes, comme j’en connais moi-même le fruit et les résultats, certainement, fussent-ils réduits actuellement à leur plus petite, à leur dernière portion de nourriture, ils ne la mangeraient pas sans en avoir donné, sans en avoir distribué quelque chose. Et s’ils rencontraient un homme digne de recevoir leur aumône, la pensée d’égoïsme qui aurait pu naître dans leur esprit pour l’offusquer n’y demeurerait certainement pas. Mais parce que les êtres, ô Religieux, ne connaissent pas le fruit des aumônes, le fruit et les résultats de la distribution des aumônes, comme j’en connais moi-même le fruit et les résultats, ils mangent avec un sentiment tout personnel, sans avoir rien donné, rien distribué ; et la pensée d’égoïsme qui est née dans leur esprit y demeure certainement pour l’offusquer.

« Une action antérieure ne périt pas ; elle ne périt pas, qu’elle soit bonne ou mauvaise ; la société des sages n’est pas perdue ; ce qu’on dit, ce qu’on fait pour les Âryas[48], pour ces personnages reconnaissants, ne périt jamais.

« Une bonne action bien accomplie, une mauvaise action méchamment faite, quand elles sont arrivées à leur maturité, portent également un fruit inévitable.

« C’est ainsi que parla Bhagavat ; et transportés de joie, les Religieux, les Religieuses, les Dévots de l’un et de l’autre sexe, les Dêvas, les Nâgas, les Yakchas, les Gandharvas, les Asuras, les Garuḍas, les Kinnaras, les Mahôragas et l’assemblée tout entière approuvèrent ce que Bhagavat avait dit. »

J’ai cité ce morceau parce qu’il a pour objet de rehausser le mérite de la première des cinq vertus transcendantes que l’homme doit pratiquer pour atteindre à la perfection suprême, vertu qui se nomme Dâna pâramitâ ou la perfection de l’aumône. C’est un des sujets qui reviennent le plus souvent dans les textes ; nous possédons en effet un grand nombre de légendes où l’aumône est recommandée, et où l’on établit même qu’elle doit aller, chez celui qui l’exerce, jusqu’au sacrifice de la vie ; j’aurai plus tard occasion d’y revenir. En ce moment, ce qui nous importe, c’est d’étudier la forme des Sûtras en les comparant à quelques autres traités analogues de la collection népalaise. Et d’abord je dois remarquer que la plupart des autres traités qui ont le même titre ne diffèrent de celui de Kanakavarṇa que par les vertus qui y sont célébrées. Comme dans notre Sûtra, Çâkya y recommande la pratique des devoirs, objet de son enseignement, et il en montre l’importance par le récit des mérites dont elle assure la possession à ceux qui s’y sont conformés. Le plus souvent il appuie sa doctrine du récit des événements qui sont arrivés, à lui ou à ses disciples, dans une vie antérieure, admettant, comme les Brâhmanes, que tous les êtres sont condamnés, par la loi de la transmigration, à passer successivement par une longue suite d’existences où ils recueillent le fruit de leurs œuvres bonnes ou mauvaises. Des Sûtras de ce genre ressemblent beaucoup aux légendes proprement dites, et ils n’en diffèrent que par des caractères extérieurs peu importants. Un Sûtra commence toujours par cette formule : « Voici ce qui a été entendu par « moi, » tandis que cette formule manque à tous les Avadânas que je connais. On doit dire ensuite que la légende forme le fonds et la matière propre de l’Avadâna, tandis qu’elle n’est que l’accessoire du Sûtra et qu’elle n’y figure que pour confirmer, par l’autorité de l’exemple, l’enseignement du Buddha, enseignement qui est par lui-même indépendant du récit fait pour l’appuyer. À part ces différences, dont il serait possible d’augmenter le nombre si nous possédions plus de Sûtras, je crois devoir répéter ici ce que j’ai avancé plus haut touchant l’analogie de ces deux espèces de traités ; et je n’hésite pas à ajouter que les observations auxquelles donnent lieu les analyses qui vont suivre s’appliquent à peu près aussi exactement aux légendes qu’aux Sûtras.

Avant de passer à l’examen comparatif des livres qui portent le titre de Sûtra, je crois indispensable de faire connaître, par une analyse rapide, un des traités de ce genre qu’on nomme spécialement Mahâyâna sûtras, ou Sûtras servant de grand véhicule. Il m’eût été facile d’en choisir un plus étendu, mais je n’aurais pu guère en trouver un plus célèbre et qui traitât d’un sujet plus familier aux Buddhistes du Népâl. Je suppose que quand on en aura lu l’extrait, on ne me reprochera pas de n’avoir point reproduit le texte en entier.

Le Mahâyâna sûtra dont je vais parler a pour titre Sukhavatî vyûha, c’est-à-dire « la Constitution de Sukhavatî, » terre fabuleuse qu’habite le Buddha divin Amitâbha. Le lieu de la scène du Sûtra est Râdjagrĭha[49], dans le Magadha ; le dialogue a lieu entre Çâkyamuni et Ânanda. Il s’ouvre par l’expression de l’admiration qu’éprouve le disciple à la vue du calme des sens et de la perfection de la beauté physique du Buddha Çâkya. Ce dernier lui répond que quand le Buddha devrait vivre un nombre incalculable de Kalpas ou d’âges du monde, ce calme et cette perfection subsisteraient sans jamais s’altérer. Pour expliquer ce merveilleux avantage, Çâkya raconte que bien avant un grand nombre de Buddhas qu’il énumère, il y eut un Tathâgata nommé Lôkêçvara râja, qui avait parmi ses auditeurs un Religieux nommé Dharmâkara. Ce Religieux demanda un jour à son maître de l’instruire, de manière qu’il pût atteindre à l’état suprême de Buddha parfaitement accompli, et se représenter l’ensemble des qualités qui distinguent une terre de Buddha. Le maître invite son disciple à s’en faire une idée lui-même ; mais le Religieux répond qu’il n’y peut réussir seul et si le Tathâgata ne les lui énumère pas. Lôkêçvara râdja connaissant les dispositions de son disciple, lui expose les perfections qui distinguent les terres habitées par quatre-vingt-une fois cent mille myriades de Kôṭis de Buddhas. Le Religieux se retire, et au bout de quelque temps il revient dire à son maître qu’il a compris la perfection d’une terre de Buddha. Le Tathâgata l’invite alors à en faire l’exposition lui-même devant l’assemblée. Le Religieux répond en énumérant les perfections dont il désire que soit douée la terre qu’il habitera, si jamais il parvient à l’état suprême de Buddha parfaitement accompli. Cette exposition est faite d’une manière négative ; toutes les perfections y sont indiquées par leurs contraires, comme ici, par exemple : « Si dans la terre de Buddha qui m’est destinée il doit y avoir entre les Dieux et les hommes une distinction autre que « celle du nom, puissé-je ne pas parvenir à l’état de Buddha ! » Ces vœux désintéressés sont exprimés de nouveau en vers ; et quand les stances sont terminées, Bhagavat reprend la parole pour développer les perfections de vertu et de mérite auxquelles est arrivé le Bôdhisattva Dharmâkara. Ânanda demande alors à Çâkya si ce Bôdhisattva si parfait est passé ou à venir, ou bien s’il existe au moment où il parle ; à quoi Bhagavat répond qu’il existe en ce moment même à l’Occident, qu’il habite la terre de Buddha nommée Sukhavatî[50], et qu’il porte le nom d’Amitâbha. Vient ensuite la description de la splendeur de ce Buddha, splendeur à laquelle il doit son nom d’Amitâbha, « celui dont l’éclat est sans mesure. » Bhagavat a recours à diverses comparaisons pour exprimer combien il est impossible de se faire une idée des perfections de ce Buddha. Il décrit ensuite longuement la terre qu’il occupe, et la félicité des habitants de cette terre ; c’est cette merveilleuse abondance de biens qui mérite à ce monde le nom de Sukhavatî, « la terre fortunée. » Bhagavat reprend alors le même sujet en vers. Il énumère ensuite en prose les avantages assurés à celui qui prononce le nom de ce Buddha, qui pense à lui, qui éprouve quelque désir pour la terre qu’il habite. Ce sujet reparaît ensuite en vers. Bhagavat passe à la description de l’arbre Bôdhi sous lequel est assis Amitâbha, et à celle des Bôdhisattvas innombrables qui forment l’assemblée de ce Buddha. Deux de ces Bôdhisattvas, Avalôkitêçvara et Mahâsthâna prâpta[51], ont quitté leur séjour fortuné pour venir vivre dans le monde qu’habite Çâkya. Ânanda, quand l’éloge des Bôdhisattvas d’Amitâbha est terminé, exprime le désir de voir ce Tathâgata lui-même, et à peine l’a-t-il exprimé, qu’aussitôt Amitâbha lance du creux de sa main un rayon qui éclaire d’une telle splendeur la terre qu’il habite, que les êtres qui peuplent le monde de Çâkya peuvent voir le Tathâgata Amitâbha. Çâkyamuni s’adresse alors au Bôdhisattva Adjita (l’Invincible), qui dans notre Lotus est Mâitreya[52], pour lui demander s’il voit toutes ces merveilles. Ce dernier, qui a répondu affirmativement à toutes les questions de Baghavat, lui demande à son tour s’il y a, dans le monde qu’ils habitent, des Bôdhisattvas destinés à renaître dans celui de Sukhavalî. Bhagavat l’assure qu’il y en a un nombre considérable, ainsi que dans le monde du Buddha Ratnâkara qui est situé à l’Orient, dans celui de Djyôtichprabha, du Lôkapradîpa, de Nâgâbhibhu, de Viradjaprabha et de beaucoup d’autres Buddhas. L’ouvrage se termine par l’énumération des mérites promis à celui qui écoutera une telle exposition de la loi. Cette énumération est faite en prose et en vers. Je dois ajouter que le héros de ce traité, Amitâbha, y est quelquefois nommé Amitâyus. Quant au style, la prose est sanscrite ; les vers sont surchargés de formes pâlies, pracrites et barbares, comme ceux du Lotus de la bonne loi[53].

Nous sommes actuellement en mesure non seulement de comparer entre eux les Sûtras proprement dits et les Mahâyânas, mais encore d’apprécier la nature des ressemblances et des différences qui rapprochent ou séparent ces traités de ceux qu’on appelle Mahâ vâipulya ou de grand développement. Il est vrai que je n’ai pu mettre ici, sous les yeux du lecteur, un Sûtra développé dans son entier, et que je serai souvent forcé, dans la discussion qui va suivre, de me référer au Lotus de la bonne loi qui n’a pas encore paru ; mais je puis affirmer que cette lacune est comblée presque complètement par l’analyse que je viens de faire du Sukhavatî vyûha. Rien ne ressemble plus en effet à un Mahâyâna qu’un Mahâ vâipulya, et la différence de ces deux espèces de traités n’est, à vrai dire, qu’une différence de volume.

La communauté de titre qui existe entre tous ces traités, les Sûtras, les Mahâyâna sûtras et les Mahâ vâipulya sûtras annonce, on doit le croire du moins, de grandes ressemblances. Cependant l’examen des textes eux-mêmes ne confirme pas entièrement cette présomption. Un Sûtra de grand développement est certainement pour la forme un véritable Sûtra ; il commence et se termine par la même formule ; il est, comme le Sûtra que j’appellerai simple, écrit en prose, avec un mélange de passages versifiés plus ou moins nombreux. Il est encore consacré à l’exposition de quelque point de doctrine, et les légendes y servent de même d’exemple et d’autorité. Mais à côté de ces traits de ressemblance dont la valeur ne peut être méconnue, on trouve des différences nombreuses dont l’importance me paraît de beaucoup supérieure à celle des caractères par suite desquels les Sûtras vâipulyas sont classés dans la catégorie des Sûtras.

Prenons d’abord ce qu’il y a de plus extérieur dans un livre, la manière dont il est rédigé, et nous serons aussitôt frappés de la différence qui distingue le Sûtra simple du Sûtra développé. Le premier de ces traités est écrit en prose ; le second l’est en prose mêlée de vers, à peu près comme les compositions brâhmaniques nommées Tchampû, que j’ai rappelées plus haut[54]. Mais l’analogie ne va pas plus loin, car la partie poétique d’un grand Sûtra n’est que la répétition, sous une autre forme, de la partie écrite en prose ; sauf quelques détails qu’amène naturellement l’exposition poétique, il n’y a pas beaucoup plus dans les passages versifiés que dans les passages prosaïques, et l’on pourrait, à bien peu d’exceptions près, supprimer les premiers sans mutiler l’ouvrage où ils se trouvent. Cette disposition, particulière à tout grand Sûtra, mérite d’être comparée à la définition que donnent les Buddhistes chinois du terme de Gêya, qui signifie, selon eux, « chant redoublé, c’est-à-dire qui répond à un texte précédent, et qui le répète pour en manifester le sens ; il est de six, de quatre, de trois ou de deux phrases. » Je renvoie à ce que j’ai dit précédemment de cette définition[55] ; il me suffit de remarquer ici qu’elle sanctionne en quelque sorte l’introduction d’un petit nombre de stances poétiques dans le corps des Sûtras. La proportion de ces stances avec le texte écrit en prose, telle qu’elle est fixée par les Buddhistes chinois, nous prouve qu’ils n’ont pas eu en vue les Sûtras développés, puisque les parties versifiées de ces Sûtras égalent, quand elles ne les dépassent pas, les parties écrites en prose. Au contraire, la définition chinoise s’applique exactement aux simples Sûtras, dans lesquels se rencontrent en effet des stances peu nombreuses qui n’ont d’autre destination que de reproduire une partie du texte sous une forme ou plus précise ou plus ornée. Mais il y a bien loin de ces stances, qui ne se montrent qu’à de longs intervalles, aux grands développements poétiques des Sûtras développés, qui reviennent régulièrement après chaque partie rédigée en prose, et qui ont pour effet d’introduire par fragments une espèce de poëme au milieu d’un ouvrage dont ce poëme n’est que la répétition. Sous ce rapport, les Vâipulya sûtras qui sont ainsi composés méritent bien leur titre de développés. Je n’hésite pas à croire qu’ils sont en ce point postérieurs à ceux qui rentrent le mieux dans la définition, c’est-à-dire aux Sûtras ordinaires. Ils ne font, ce me semble, qu’appliquer d’une manière plus générale un principe déjà posé dans la théorie d’un Sûtra, tel qu’est celui de Kanakavarṇa. Le développement est ici un indice certain de postériorité ; et sans attacher à la définition chinoise une valeur exagérée, on peut dire qu’entre les deux espèces de Sûtras qui nous occupent, les plus authentiques, et conséquemment les plus anciens, sont ceux où à la simplicité de la forme répond le mérite d’un parfait accord avec cette définition.

Si ces observations sont fondées, elles nous fournissent dès l’abord un caractère certain à l’aide duquel on peut diviser les Sûtras en deux classes : la première formée des Sûtras proprement dits, ce sont les plus simples et très-vraisemblablement les plus anciens ; la seconde comprenant les Sûtras de grand développement, ce sont les plus compliqués et partant les plus modernes. De là il résulte encore que si les Sûtras nommés par les Buddhistes du Nord textes fondamentaux passent pour conserver avec plus de fidélité que les autres livres le dépôt de la parole du Buddha, c’est à la rédaction qui en a été faite, sans doute par des mains diverses et à des époques successives, qu’il faut attribuer l’existence des deux classes de Sûtras que je viens de signaler.

À ce caractère de développement quelquefois exagéré dont il vient d’être question, s’en ajoute un autre qui achève de séparer, en ce qui regarde la forme, les Sûtras simples des grands Sûtras. Les stances introduites dans les premiers de ces traités ne se distinguent pas, quant au langage, du corps même du traité qui est rédigé en prose. Les vers et la prose sont également sanscrits ; mais il en est tout autrement des Sûtras développés : les parties poétiques de ces traités sont écrites en un sanscrit presque barbare, où paraissent confondues des formes de tous les âges, sanscrites, pâlies et prâcrites. J’ai déjà indiqué ce fait quand j’ai comparé la valeur des traductions exécutées au Tibet, dans la Mongolie et en Chine, avec celle des originaux sanscrits du Népâl. Ce fait indique de la manière la plus claire une autre rédaction, et il s’accorde avec le développement des morceaux poétiques où on le remarque, pour témoigner que ces morceaux au moins ne partent pas de la même main que les simples Sûtras. Rien dans les livres que caractérise cette différence de langage ne nous donne la moindre lumière sur son origine. Faut-il y voir l’emploi d’un style populaire qui se serait développé postérieurement à la prédication de Çâkya, et qui serait intermédiaire entre le sanscrit régulier et le pâli, dialecte tout à fait dérivé et manifestement postérieur au sanscrit ; ou bien n’y doit-on reconnaître que les compositions informes d’écrivains auxquels le sanscrit n’était plus familier, et qui se sont efforcés d’écrire dans la langue savante, qu’ils connaissaient mal, avec les libertés que donne l’emploi habituel d’un dialecte populaire peu arrêté ? Entre ces deux solutions, dont, à mon sens, la seconde est beaucoup plus vraisemblable que la première, ce serait à l’histoire de décider ; mais son témoignage direct nous manque, et nous sommes ici réduits aux inductions que nous fournissent les faits assez rares qui nous sont connus jusqu’ici. Or, ces faits, nous ne les trouvons pas tous dans la collection du Népâl : il est indispensable, pour embrasser la question dans son ensemble, de consulter un instant la collection singhalaise et les traditions des Buddhistes du Sud. Ce que nous y apprenons, c’est que les textes sacrés y sont rédigés en pâli, c’est-à-dire dans un dialecte dérivé au premier degré de l’idiome savant des Brâhmanes, et qui diffère très-peu du dialecte qu’on trouve sur les plus anciens monuments buddhiques de l’Inde. Est-ce dans ce dialecte que sont composées les portions poétiques des grands Sûtras ? Nullement ; le style de ces portions est un mélange inqualifiable où un sanscrit incorrect est hérissé de formes dont les unes sont tout à fait pâlies, et les autres populaires dans le sens le plus général de ce mot. Il n’y a pas de nom géographique à donner à un langage de ce genre ; mais on comprend en même temps qu’un tel mélange ait pu se produire dans des lieux où le sanscrit n’était pas étudié d’une manière savante, et au milieu de populations qui ne l’avaient jamais parlé ou qui n’en connaissaient que des dialectes dérivés à des degrés plus ou moins éloignés de la souche primitive. J’incline donc à croire que cette partie des grands Sûtras doit avoir été rédigée hors de l’Inde, ou pour m’exprimer d’une manière plus précise, dans les contrées situées en deçà de l’Indus ou dans le Kachemire par exemple, pays où la langue savante du Brâhmanisme et du Buddhisme devait être cultivée avec moins de succès que dans l’Inde centrale. Il me paraît bien difficile, pour ne pas dire impossible, que le jargon de ces poésies ait pu se produire à une époque où le Buddhisme florissait dans l’Indosthan. Alors, en effet, les Religieux n’avaient le choix qu’entre ces deux idiomes : ou le sanscrit, c’est la langue qui domine dans les compositions recueillies au Népal ; ou le pâli, c’est le dialecte qu’on trouve sur les anciennes inscriptions buddhiques de l’Inde et qui a été adopté par les Buddhistes singhalais.

Je viens de dire que le sanscrit domine dans les compositions buddhiques du Nord : c’est là un fait que la découverte de la collection népâlaise a mis hors de doute, mais qui, tout incontestable qu’il est, ne peut être avancé sans quelques restrictions. Dans quel sanscrit sont rédigés ces livres ? Est-ce dans le style épique, ce style à la fois noble et simple du Râmâyana et du Mahâbhârata ? Est-ce dans la langue riche et colorée des compositions dramatiques ? Est-ce dans l’idiome monotone et un peu terne des Purâṇas ? Ou enfin est-ce dans la prose compacte, mais obscure, des commentateurs ? On comprend sans peine quel usage la critique historique ferait d’une réponse affirmative, s’il était possible d’en donner une à telle ou telle de ces quatre questions. Mais la réponse ne peut être affirmative sur aucun de ces points, car les livres buddhiques ne sont écrits dans aucun de ces styles. Ils sont composés avec des mots sanscrits souvent pris dans des acceptions nouvelles, et surtout combinés en vertu d’alliances insolites qui étonnent un lecteur familiarisé avec les œuvres de la littérature des Brâhmanes. La langue a, chez les Buddhistes, suivi la marche des idées ; et comme leurs conceptions diffèrent sensiblement de celles des Brâhmanes, leur style est devenu très-différent du style savant de ces derniers. Cette observation s’applique rigoureusement à la collection canonique tout entière ; les seules exceptions qu’elle rencontre se trouvent dans des livres qui se présentent avec un caractère plus moderne, ou qui sont attribués à des auteurs plus ou moins connus. Ces livres ou ressemblent beaucoup aux Purâṇas brâhmaniques, ou sont écrits dans le style des commentateurs et en un sanscrit assez correct. Il résulte de là que plus les compositions buddhiques s’éloignent des temps où ont été rédigés les livres marqués du caractère de l’inspiration, plus elles se rapprochent du style classique des Brâhmanes ; tandis que plus elles remontent vers ces temps, moins elles ressemblent aux modèles variés que nous a conservés la littérature orthodoxe[56].

C’est dans la classe des livres inspirés que se placent les Sûtras, les seuls livres dont nous ayons à nous occuper en ce moment, et c’est aussi leur style qui offre le plus grand nombre de ces traits propres au sanscrit du Buddhisme. Ils sont écrits dans une prose très-simple, et où les phrases ont en général peu de développement. On y voit de loin en loin apparaître quelques stances consacrées à des maximes morales ou philosophiques, stances vraisemblablement fort anciennes, mais qui ne sont pas d’un meilleur style que les ouvrages où elles se trouvent. Ces livres ont une couleur populaire qui frappe à la première vue, et la forme dialoguée qui y domine ordinairement leur donne l’apparence de conversations qui ont eu réellement lieu entre un maître et ses disciples. Il n’y a, sous ce rapport, presque aucune distinction à faire entre les Sûtras simples et les Sûtras développés, du moins en ce qui regarde les parties comparables de ces deux classes de livres, c’est-à-dire le dialogue et le récit écrit en prose. Seulement les Sûtras développés ont un style plus ample et plus diffus ; les propositions y sont toujours périodiques et les périodes souvent immenses, ce qui est très-rare dans les Sûtras simples.

Je ne pourrais, sans entrer dans des détails techniques, donner une précision plus rigoureuse à la description que je viens de faire du style sanscrit des Sûtras. Je ne me crois cependant pas dispensé de produire les preuves de mon sentiment, mais je trouve que ces preuves ne seraient pas ici à leur place. L’étude du sanscrit buddhique aura certainement plus d’intérêt quand il sera possible de le comparer au pâli des livres de Ceylan. J’ai déjà rassemblé de nombreux matériaux pour cette comparaison, et j’ai l’espérance d’en pouvoir réunir un plus grand nombre encore. Il me suffira donc d’exposer ici le résultat le plus général de cette étude ; c’est que les traits mêmes par lesquels le sanscrit buddhique se distingue du sanscrit brâhmanique se retrouvent tous dans le pâli des Buddhistes du Sud ; que ces traits, qui portent sur le sens des mots, mais surtout sur la syntaxe, se résument dans des idiotismes et des tournures populaires, et qu’ainsi les livres du Nord, quoique composés dans l’idiome savant des Brâhmanes, se rattachent de la manière la plus intime aux livres du Sud, écrits, comme on sait, dans un dialecte populaire dérive du sanscrit. Cette conclusion sera, je l’espère, admise sans difficulté, lorsqu’on reconnaîtra que ces analogies de style se remarquent principalement dans les passages consacrés à l’expression des croyances et des traditions communes aux Buddhistes du Nord et à ceux de Ceylan.

La forme extérieure des deux espèces de Sûtras dont l’existence vient d’être constatée tout à l’heure nous fournit encore d’autres caractères tout à fait dignes d’attention. Ainsi ce qui, sous le rapport de la forme, distingue un Sûtra de grand développement, comme le Lotus de la bonne loi, d’un Sûtra simple, tel que celui de Kanakavarna que j’ai traduit plus haut, c’est le développement et la diffusion. Les Sûtras ordinaires sont, relativement à des livres tels que le Lotus, rédigés avec une mesure remarquable. Les traits principaux des Sûtras développés s’y retrouvent en général ; mais ces traits y sont seulement indiqués, et toujours d’une manière concise. Le Buddha est d’ordinaire dans une ville du centre de l’Inde, au milieu d’une assemblée de Religieux qui l’écoutent ; cette assemblée, formée d’un nombre d’auditeurs généralement peu considérable, s’augmente quelquefois de la foule des Dieux avec lesquels s’entretient Çâkya, en vertu de sa puissance surnaturelle. Mais on ne retrouve, dans cette indication du lieu de la scène et du cadre des Sûtras simples, rien qui rappelle les amples et fastidieux développements qui ouvrent un grand nombre de Sûtras développés, et dont on voit un exemple dans le Lotus de la bonne loi. Que l’on compare, en effet, avec le début de ce dernier ouvrage, celui du Sûtra de Kanakavarna, et l’on comprendra sur quoi porte la différence que j’ai dessein de signaler. Dans les Sûtras étendus, comme le Saddharma pundarîka, le Samâdhi râdja, le Saddharma Langkâvatâra, le Lalita vistara, le Ganda vyûha, le Buddha ne réunit pas une assemblée qu’elle ne soit composée d’un nombre ordinairement exagéré de Religieux et de Religieuses, de Dêvas de tous les ordres, et surtout de Bôdhisattvas, personnages dont les mérites ne sont pas moins innombrables que leurs noms sont compliqués[57]. La présence des Bôdhisattvas dans le préambule des grands Sûtras est notamment une particularité très-caractéristique, et qui les sépare d’une manière tout à fait tranchée des Sûtras simples. Il n’est dit dans aucun des Sûtras simples ou Avadânas que je connais qu’un seul Bôdhisattva ait jamais assisté à une assemblée où Çâkya enseignait la loi ; et le Bôdhisattva que l’on trouve le plus fréquemment cité, Mâitrêya, c’est-à-dire celui qui doit succéder à Çâkyamuni[58], comme Buddha, ne paraît jamais, à ma connaissance, que là où il doit être dans le système de tous les Buddhistes, savoir parmi les dieux Tuchitas[59], de la demeure desquels il descendra un jour sur la terre, pour y accomplir sa dernière existence mortelle, s’élever au rang de Buddha sauveur du monde, et entrer ensuite dans l’anéantissement complet du Nirvana. Si j’ai bien compris les Sûtras et les Avadânas sanscrits qui sont à ma disposition, il ne peut exister à la fois sur la terre un Buddha et un Bôdhisattva, parce que le Bôdhisattva étant un Buddha en puissance, la coexistence de ces deux personnages produirait la coexistence de deux Buddhas vivants à la fois dans le même monde, ce que ne paraissent pas admettre les Buddhistes, chez lesquels l’unité du Buddha vivant est un dogme aussi solidement établi que l’était l’unité de Dieu chez les Juifs. C’est là du moins ce qui me paraît résulter de cette maxime que je trouve dans le Saddharma Langkâvatâra : « Il est impossible, il ne se peut faire, a dit Bhagavât, qu’il naisse à la fois dans un même univers plusieurs Tathâgatas[60]. » Le nom de Bôdhisattva, qui signifie littéralement « celui qui possède l’essence de la Bôdhi, ou de l’intelligence d’un Buddha, » est le titre de l’homme que la pratique de toutes les vertus et l’exercice de la méditation ont mûri, suivant l’expression de toutes les écoles buddhiques, pour l’acquisition de l’état suprême de Buddha parfaitement accompli. L’homme qui se sent le désir de parvenir à cet état ne peut y atteindre par les seuls efforts de sa volonté ; il faut qu’il ait, pendant de nombreuses existences, mérité la faveur d’un ou de plusieurs de ces anciens et gigantesques Buddhas, à la réalité desquels croient les Buddhistes ; et c’est seulement quand il est en possession de leur faveur qu’il va, dans un des cieux qui s’élèvent au-dessus de la terre, attendre, sous le titre de Bôdhisattva, le moment de sa venue dans le monde. Descendu sur la terre, il est toujours Bôdhisattva, et n’est pas encore Buddha ; et c’est quand il a traversé toutes les épreuves, accompli les devoirs les plus élevés, pénétré par la science les vérités les plus sublimes, qu’il devient Buddha. Alors il est capable de délivrer les hommes des conditions de la transmigration, en leur enseignant la charité, et en leur montrant que celui qui pratique pendant cette vie les devoirs de la morale et s’efforce d’arriver à la science peut un jour parvenir à l’état suprême de Buddha. Puis quand il a ainsi enseigné la loi, il entre dans le Nirvâṇa, c’est-à-dire dans l’anéantissement complet, où a lieu, suivant la plus ancienne école, la destruction définitive du corps et de l’âme.

On pourrait supposer cependant (et c’est par là que je terminerai ce que j’ai à dire sur ce sujet) que la présence du Bôdhisattva Mâitreya aux assemblées de Çâkya n’est que momentanée, et qu’elle n’a rien de contradictoire avec le dogme de l’unité du Buddha, en ce qu’elle est le résultat d’un miracle. C’est évidemment par cette espèce d’ultima ratio des religions orientales qu’il faut l’expliquer ; et en effet, si les Dieux descendent du ciel pour se rendre visibles à Çâkya, comme le croient les Buddhistes, Mâitreya peut bien aussi figurer, ainsi que le veut le Lotus de la bonne loi[61], au nombre des auditeurs de ce sage. Admettons donc que ce soit en vertu de sa puissance surnaturelle qu’il abandonne quelquefois, pour venir sur la terre, le ciel des dieux Tuchitas, qu’un autre passage du Lotus même représente comme son séjour habituel[62]. Cependant les Sûtras simples qui, comme les Sûtras développés, attribuent aux Bôdhisattvas une puissance surhumaine, ne disent pas, ainsi que je le remarquais tout à l’heure, que Mâitrêya ait jamais assisté aux assemblées de Çâkya. Si donc ils laissent dans le ciel l’héritier futur du sage, ce n’est pas sans doute qu’ils reculent devant un miracle, c’est plutôt qu’ils reproduisent une tradition différente de celle des Sûtras développés. Ici, je le pense du moins, la différence est d’autant plus digne d’attention que le point sur lequel elle porte a moins de valeur en lui-même.

J’en dirai autant de la présence de ces myriades de Bôdhisattvas, dont l’arrivée miraculeuse occupe tant de place dans les derniers chapitres du Lotus de la bonne loi. Comme les Buddhistes du Nord conçoivent des infinités d’univers situés aux dix points de l’espace, ils augmentent ainsi à l’infini le nombre des Buddhas et des Bôdhisattvas qui coexistent dans le même temps ; et pour que ces Bôdhisattvas puissent entendre les prédications de tel ou tel de ces innombrables Buddhas, il leur suffit du plus simple acte de leur puissance surnaturelle. Mais ici encore je signale une différence qui se trouve entre les Sûtras simples et les Sûtras développés. Ces myriades de mondes dont les grands Sûtras peuplent l’espace, ces exagérations numériques, où malgré leur sécheresse on retrouve un sentiment vague de la grandeur infinie de l’univers, sont tout à fait étrangères à ceux des Sûtras simples que j’ai lus. De là vient que ces derniers traités ne nous montrent pas, comme fait le Lotus de la bonne loi, des Buddhas et surtout des Bôdhisattvas arrivant en foule de tous les points de l’espace pour assister à la prédication de Çâkyamuni. Les rédacteurs de ces traités, outre leur penchant à croire aux miracles, avaient cependant plus d’une occasion de raconter des scènes de ce genre, et la tradition leur fournissait tous les éléments de récits analogues à ceux que nous lisons dans les derniers chapitres du Lotus. Et pour n’en citer qu’un exemple, le préambule du Sûtra simple de Kanakavarṇa, préambule où sont énumérés tous les êtres dont Çâkya reçoit les hommages, ne prononce aucun des noms des Bôdhisattvas introduits au commencement du Lotus, pas plus qu’il ne parle de cette foule de personnages semblables qui figurent dans quelques chapitres de ce dernier traité. Cette remarque s’applique également à la formule qui termine ce même Sûtra simple ; on n’y voit, pas plus que dans le préambule, la moindre trace de la présence de ces personnages qui paraissent si fréquemment sur la scène des Sûtras développés.

Les observations auxquelles viennent de donner lieu les auditeurs surnaturels qui assistent miraculeusement aux assemblées de Çâkya touchent à la fois à la forme et au fonds des Sûtras développés. Ces Bôdhisattvas en effet ne se montrent pas seulement dans le cadre de ces traités, cadre qu’on pourrait concevoir à la rigueur comme ayant été ajouté après coup, mais ils prennent part aux événements de la prédication du Buddha. Leur présence ou leur absence intéresse donc le fonds même des livres où on la remarque, et il est bien évident que ce seul point trace une ligne de démarcation profonde entre les Sûtras ordinaires et les Sûtras développés. L’examen comparé de ces deux classes de livres va nous mettre à même de signaler plusieurs autres différences qui doivent, si je ne me trompe, jeter du jour sur l’histoire des Sûtras et en même temps sur celle du Buddhisme du Nord en général. Mais puisque j’ai parlé des Bôdhisattvas, qu’il me soit permis de signaler ici deux de ces personnages qui paraissent au premier rang, non seulement dans le Lotus de la bonne loi, mais dans le plus grand nombre des Sûtras développés.

Je me suis déjà suffisamment expliqué touchant Mâitrêya, dont la présence aux assemblées de Çâkya était certainement une chose inconnue aux compilateurs de la vaste collection de Sûtras simples qui porte le titre de Divya avadâna. Cependant le nom de Mâitrêya paraît dans ces traités ; c’est, je l’ai dit plus haut, un personnage de la mythologie de l’avenir, le Buddha futur. Les noms des deux sages dont je vais parler sont au contraire tout à fait étrangers aux Sûtras du Divya avadâna ; ils n’y paraissent pas même une seule fois. Ces noms sont ceux de Mañdjuçrî et d’Avalôkitêçvara, qui sont l’un et l’autre des Bôdhisattvas. Dans notre Lotus de la bonne loi, Mañdjuçrî est un des auditeurs de Çâkya ; c’est le premier cité parmi les Bôdhisattvas qui siégent à l’assemblée décrite dans le premier chapitre ; c’est celui auquel Mâitrêya demande l’explication des difficultés qui l’arrêtent. Le Lotus de la bonne loi représente Mañdjuçrî comme un Bôdhisattva éminent par la science et par la vertu, qui a rempli tous les devoirs imposés à sa condition sous d’innombrables Buddhas antérieurs à Çâkyamuni ; mais, du reste, ce livre ne nous apprend rien qui le fasse connaître plus particulièrement, et il est clair qu’il en parle comme d’un personnage célèbre d’ailleurs.

Et dans le fait, peu de noms sont aussi souvent cités chez les Buddhistes du Nord que celui de Mañdjuçrî, après toutefois le nom de Çâkya, et peut-être aussi celui du second Bôdhisattva dont je parlerai tout à l’heure. Ainsi les Chinois, qui, comme je l’ai déjà fait pressentir, suivent en général la tradition du Nord, ont pour Mañdjuçrî une vénération toute spéciale, qui est également partagée par les Tibétains et par les Mongols. La relation de Fa hian nous fournit même sur ce personnage un renseignement de quelque intérêt : premièrement, en ce qu’elle fait remonter au moins au ive siècle de notre ère le culte dont Mañdjuçri était l’objet ; secondement, en ce qu’elle donne à penser que l’existence de Mañdjuçrî se rattache par des liens qui nous sont encore inconnus à celle d’une portion considérable de la collection du Nord, la Pradjña pâramitâ, dont il sera bientôt question. Voici le passage même qu’il importe de citer. Après avoir rapporté les hommages qu’il avait vu rendre aux tours, c’est-à-dire aux Stûpas de Çâriputtra, de Mâudgalyâyana et d’Ânanda, qui subsistaient encore de son temps dans le Madhyadêça, c’est-à-dire dans l’Inde centrale, Fa hian ajoute : « Ceux qui ont un maître d’A pi than rendent leurs hommages à l’A pi than ; ceux qui ont un maître en fait de préceptes honorent les préceptes. Chaque année il y a un service de ce genre, et chacun d’eux à son tour. Les dévots au Ma ho yan (Mahâyâna) rendent hommage au Pan jo pho lo mi (Pradjñâ pâramitâ), à Wen tchu sse li (Mañdjuçri) et à Kouan chi in (Avalôkitêçvara)[63]. » Je ne doute pas que par le terme d’A pi than on ne doive entendre l’Abhidharma, comme l’a bien vu M. A. Rémusat, et que les préceptes ne désignent les Sûtras, distinction qui appartient aux premiers âges du Buddhisme, et qui s’est perpétuée pendant que se développaient les diverses écoles philosophiques nées au sein de ce culte, les unes se rattachant spécialement aux Sûtras, ou aux préceptes émanés de la bouche de Çâkya lui-même, les autres suivant l’Abhidharma ou les recueils de métaphysique extraits des Sûtras, ou, d’une manière plus générale, de la prédication même du Buddha. À côté de ces deux classes de textes dont j’ai parlé amplement dans ma description de la collection buddhique en général, Fa hian place des Buddhistes qui suivaient le Mahâyâna, ou les livres servant de grand véhicule et qui rendaient un culte à la Perfection de la sagesse. J’ai déjà indiqué sommairement, et je montrerai plus tard en détail, que le titre de Pradjñâ pâramitâ est la dénomination générique des livres consacrés à la haute métaphysique, et il me suffit en ce moment de dire que les traités réunis sous ce titre sont en effet, comme le pensait Fa hian, des ouvrages servant de grand véhicule. Mais ce qu’il importe de rappeler, c’est que les Sûtras développés sont aussi nommés Mahâyânas, et que ce titre ne s’applique, à ma connaissance, qu’à un seul des Sûtras simples de la collection du Divya avadâna ; ce Sûtra est le Dânâdhikâra, petit traité d’une page sur les trente-sept manières dont on doit exercer l’aumône, qui n’a qu’une très-médiocre valeur et n’a d’un Sûtra simple que le titre[64]. Or n’est-ce pas un fait digne d’attention de voir le nom de Mañdjuçrî, que Fa hian nous représente en quelque sorte comme le patron des sectateurs du Mahâyâna, cité dans des livres, dans des Sûtras auxquels, d’après le double témoignage de la tradition et des monuments, s’applique ce titre de Mahâyâna ? Et ce rapprochement n’explique-t-il pas jusqu’à un certain point l’opinion de Csoma de Cörös, pour qui Mandjuçrî est un personnage mythologique, le type et le beau idéal de la sagesse[65] ? Tout nous porte donc à reconnaître qu’il existe quelque rapport entre ce personnage et la partie de la collection buddhique connue sous le titre de Pradjñâ pâramitâ, à laquelle il faut joindre ceux des Sûtras développés où son nom se trouve cité, non pour dire qu’il soit l’auteur de ces livres, mais simplement pour établir qu’ils ont été rédigés depuis l’époque où l’on avait commencé à attribuer à ce personnage un rôle, soit réel, soit imaginaire. Ce n’est pas ici le lieu de rechercher quel a pu être ce rôle ; ce point trouvera sa place dans l’Esquisse que je tracerai de l’histoire du Buddhisme indien. Il me suffit en ce moment d’avoir montré que les Sûtras simples ne parlent jamais d’un Bôdhisattva nommé Mañdjuçrî, Bôdhisattva qui, au contraire, joue dans les Sûtras développés un rôle très-important, et d’avoir ajouté ce trait nouveau aux traits déjà nombreux qui distinguent les Sûtras vâipulyas de ceux que d’autres indices m’engagent à regarder comme antérieurs.

Ce que je viens de dire de Mañdjuçrî s’applique non moins rigoureusement au second des Bôdhisattvas dont je voulais parler, à celui qu’on nomme Avalôkilêçvara. Ce nom n’est pas cité une seule fois dans les Sûtras, ni dans les légendes de l’Avadâna çataka, ni dans celles du Divya avadâna, tandis qu’il figure au premier rang dans notre Lotus de la bonne loi. Il est nommé le second, immédiatement après Mañdjuçrî, dans l’énumération des Bôdhisattvas qui sert d’introduction à cet ouvrage ; et de plus, un chapitre entier, le xxive, ayant pour titre : « Le récit parfaitement heureux, » est consacré tout entier à la gloire de ce saint personnage. Il faut convenir que ce récit paraît bien médiocre, même au milieu des médiocrités qui remplissent les derniers chapitres du Lotus de la bonne loi ; et la présence d’un tel morceau dans un livre où rien ne l’annonce n’est pas elle-même un fait facile à expliquer. Tout devient clair, si l’on pense au rôle élevé qu’assignent à ce Bôdhisattva les Buddhistes du Nord. Les Tibétains le regardent comme le patron de leur pays ; les Mongols ont adopté les légendes qui célèbrent ses facultés surnaturelles, et les Chinois lui rendent également un culte spécial. M. Schmidt a savamment insisté sur le rôle que ce Bôdhisattva joue dans l’histoire du Buddhisme septentrional, notamment chez les Tibétains et chez les Mongols[66]. M. A. Rémusat a rédigé, d’après divers textes chinois, une curieuse note sur ce grand Bôdhisattva, et il a montré l’influence qu’il exerce, selon les Buddhistes du Nord, sur la conservation et la perpétuité de leur foi[67]. J’aurai occasion, dans mon Esquisse historique, de revenir sur ce personnage célèbre ; je remarque seulement ici qu’en nous le représentant comme associé à Mañdjuçrî dans le culte que lui rendent les sectateurs de l’Abhidharma, Fa hian nous autorise à tirer de la présence de son nom dans les Sûtras développés les mêmes conséquences que celles qui viennent d’être exposées tout à l’heure relativement à Mañdjuçrî.

Les noms de ces deux Bôdhisattvas, dans les légendes desquels dominent des éléments à peu près exclusivement fabuleux, me conduisent naturellement à signaler un autre ensemble de conceptions d’un ordre analogue, dont l’absence se fait également remarquer dans les Sûtras les plus simples, mais dont on saisit de nombreuses traces dans les Sûtras développés. Je veux parler de ce système des Buddhas et des Bôdhisattvas surhumains, nommés Dhyâna Buddhas et Dhyâni Bôdhisattvas, qui n’était pas très-généralement connu avant les recherches de M. Hodgson[68]. Je pourrais renvoyer au premier Mémoire de ce savant pour ce qui regarde cette partie du Buddhisme septentrional ; c’est dans ce Mémoire, si neuf encore, malgré tout ce qu’on a rassemblé depuis, que le lecteur trouvera les éclaircissements les plus précis sur la théorie des Buddhas et des Bôdhisattvas célestes, telle que l’entendent les Népâlais[69]. Il est cependant indispensable que je présente ici les principaux traits de ce système, afin de mettre le lecteur en état d’apprécier la différence, à mon sens très-profonde, qui distingue les livres où il se montre de ceux où il ne paraît pas.

Dans le Mémoire que je viens de citer, après s’être demandé jusqu’à quel point les quatre grandes sectes entre lesquelles se divise actuellement le Buddhisme du Népâl, et dont il sera parlé plus tard, ont adopté les divisions nombreuses du Panthéon populaire, M. Hodgson établit que la religion pratique de ce pays distingue nettement les sages d’origine humaine, qui ont acquis par leurs efforts et leurs vertus le rang de Buddha, d’une autre classe plus relevée de Buddhas dont la nature et l’origine sont purement immatériels. Les premiers, qu’on nomme Mânutchi Buddhas, ou Buddhas humains, sont au nombre de sept ; ce sont ces personnages, célébrés dans les légendes, dont Çâkyamuni est le dernier[70]. Les seconds se nomment Anupapâdakas, c’est-à-dire « sans parents, » et Dhyâni Buddhas, c’est-à-dire « Buddhas de la contemplation. » L’école théiste du Népâl suppose qu’un Âdibuddha, ou Buddha primordial, existant par lui-même, infini et omniscient, créa, par cinq actes de sa puissance contemplative, ces cinq Buddhas, nommés collectivement Pañtcha Dhyâni Buddhas. Chacun de ces Buddhas divins reçut en naissant la double énergie de science et de contemplation à laquelle il devait l’existence ; et par cette double force chacun d’eux donna le jour à un Dhyâni Bôdhisattva, qui est à l’égard du Buddha générateur comme un fils à l’égard de son père. Ces Bôdhisattvas passent pour être les véritables auteurs du monde créé ; mais les œuvres qu’ils produisent sont périssables. Trois de ces créations ont déjà cessé d’exister ; celle dont nous faisons partie est la quatrième, c’est-à-dire qu’elle est l’œuvre du quatrième Bôdhisattva, nommé Avalôkitêçvara ou Padmapâṇi[71]. C’est là ce qui explique le culte particulier dont ce Bôdhisattva est l’objet de la part des Népâlais et des Tibétains, qui vont quelquefois jusqu’à le regarder comme le Dieu suprême et unique. Enfin, et pour abréger, voici la double liste de ces Buddhas et de ces Bôdhisattvas divins, fruits de la contemplation d’un primitif et idéal Âdibuddha.

  buddhas. bôddhisattvas.
1. Vâirôtchana. Samantabhadra.
2. Akchôbhya. Vadjrapâṇi.
3. Ratnasam̃bhava. Ratnapâṇi.
4. Amitâbha. Padmapâṇi.
5. Amôghasiddha. Viçvapâṇi[72].

De l’exposé succinct que je viens de faire de ce système, il résulte que l’école théiste du Népâl rattache cette double série de Buddhas et de Bôdhisattvas divins à un Buddha supérieur qui joue exactement le même rôle dans cette école que Brahma, l’être absolu et impersonnel, chez les Brâhmanes. Toutefois une observation de M. Hodgson nous porte à croire que ce système des Buddhas idéaux est susceptible d’une interprétation matérialiste[73] ; et cet auteur le dit positivement en un autre endroit, quand il attribue la croyance à l’existence des Dhyâni Buddhas aux Svâbhâvikas ou naturalistes, athées véritables, qui disent que toutes choses, les Dieux comme les hommes, sont nés de Svabhâva ou de leur nature propre[74]. Il y a plus, cette opinion est mise hors de doute par un passage capital d’un auteur buddhiste que cite ailleurs M. Hodgson, et d’après lequel les cinq Dhyâni Buddhas répondent aux cinq éléments, aux cinq qualités sensibles et aux cinq sens, c’est-à-dire sont de pures personnifications des phénomènes naturels du monde sensible[75]. Le témoignage de ce texte est à mes yeux décisif, et je n’hésite pas à croire que le système exposé tout à l’heure peut exister aussi bien avec la conception de la Nature qu’avec celle de Dieu, surtout quand on donne à la première une partie des attributs qu’on reconnaît à l’autre. Le Lotus de la bonne loi fournit, en faveur de cette opinion, plus d’un argument d’un grand poids. Il faut d’abord admettre que c’est un livre qui ne contient rien que ne puisse avouer l’école naturaliste telle que nous la représentent les extraits et les analyses de M. Hodgson[76]. On n’y trouve pas la moindre trace de l’idée de Dieu, ni d’un Buddha quelconque supérieur au dernier des Buddhas humains, à Çâkyamuni. Là, comme dans les Sûtras simples, c’est Çâkya qui est le plus important, le premier des êtres ; et quoique l’imagination du compilateur l’ait doué de toutes les perfections de science et de vertu admises chez les Buddhistes ; quoique Çâkya révèle déjà un caractère mythologique, quand il déclare qu’il y a longtems qu’il remplit les devoirs d’un Buddha, et qu’il doit les remplir longtemps encore, malgré sa mort prochaine, laquelle ne détruit pas son éternité ; quoiqu’enfin on le représente créant de son corps les Buddhas qui sont comme les images et les reproductions idéales de sa personne mortelle, nulle part Çâkyamuni n’est nommé Dieu ; nulle part il ne reçoit le titre d’Âdibuddha ; nulle part ses œuvres et ses actes d’héroïsme, ainsi qu’on les appelle, n’offrent le moindre rapport avec ces évolutions par lesquelles, suivant l’école théiste, les cinq Buddhas nommés Dhyâni sortent d’un Buddha éternel et absolu.

Eh bien, ce livre où l’idée de Dieu, et pour parler comme les Buddhistes du Népâl, l’idée d’un Âdibuddha est si inconnue[77], offre des traces manifestes du système des Buddhas surhumains, dans ce passage du xxiie chapitre, où nous apprenons que le Buddha Amitâbha, c’est-à-dire le quatrième des Buddhas de la contemplation, est contemporain, dans un autre univers toutefois, de Çâkyamuni, le seul et unique Buddha de notre monde[78]. Et comme pour compléter la notion qu’exprime ce passage, un distique du xxvie chapitre nous représente Avalôkitêçvara, le Bôdhisattva réputé fils de cet Amitâbha, debout auprès du Buddha son père, qui est à l’Occident le souverain d’un monde idéal comme lui[79].

J’en reconnais encore une autre trace, au commencement du xxvie chapitre, où le Bôdhisattva Samanta bhadra vient miraculeusement assister à l’assemblée présidée par Çâkyamuni, pour lui témoigner sa satisfaction. Car Samanta bhadra n’est autre que le premier des Bôdhisattvas, ou le fils du premier des Buddhas divins de la liste citée plus haut. Ces textes, je le répète, appuient cette opinion, que la théorie des cinq Buddhas surhumains peut appartenir à une autre secte qu’à celle des théistes, en d’autres termes, que cette théorie n’est pas nécessairement liée à la conception d’un Âdibuddha, tel que l’admettent ces derniers. Mais quoi qu’il en puisse être de cette opinion à laquelle je n’hésite pas à m’arrêter, le point principal de la présente discussion n’en est pas moins solidement établi ; et ce point c’est qu’un des Sûtras développés, les plus estimés du Népâl, porte l’empreinte manifeste des idées auxquelles se rattache ce système.

Or il est bien temps de le dire, rien de tout ce que je viens de décrire n’existe dans les Sûtras simples du Divya avadâna. L’idée d’un ou de plusieurs Buddhas surhumains, celle de Bôdhisattvas créés par eux, sont des conceptions aussi étrangères à ces livres que celle d’un Âdibuddha ou d’un Dieu. M. Hodgson, il est vrai, a cité deux morceaux très-curieux extraits du Divya avadâna, qui établissent positivement l’existence d’Âdibuddha, type suprême et idéal du Buddha humain Çâkyamuni[80], et qui feraient ainsi remonter jusqu’aux Sûtras et aux Avadânas que j’examine des conceptions qui, à mes yeux, ne paraissent que dans d’autres ouvrages dont il sera parlé plus tard. Mais j’ai vainement cherché ces deux passages dans les deux exemplaires du Divya avadâna qui sont à ma disposition. Je conclus de là, ou que les manuscrits consultés par M. Hodgson sont plus complets que les nôtres, et qu’ils renferment peut-être quelques ouvrages d’un caractère différent de ceux qui y occupent la plus grande place, ou que le titre d’extrait du Divya avadâna a été appliqué à ces deux fragments, par une de ces transpositions typographiques dont M. Hodgson s’est déjà plaint à l’occasion du Mémoire même où il les a insérés. De quelque manière qu’on explique cette difficulté, je persiste à dire que les conceptions signalées tout à l’heure sont tout à fait étrangères aux Sûtras du recueil précité. Quelque attention que j’aie apportée à la lecture de ces traités, je n’y ai pu découvrir la moindre trace de ce vaste appareil mythologique où l’imagination se joue à travers des espaces infinis, au milieu de formes et de nombres gigantesques. Je n’y ai jamais rencontré que les Buddhas, réputés humains, dont Çâkyamuni est le dernier ; et je n’ai même vu nulle part qu’on leur donnât cette qualification de Buddhas humains, tant la conception d’un Buddha qui ne serait pas un homme parvenu au plus haut degré de sainteté est hors du cercle des idées qui constituent le fonds même des Sûtras simples. En un mot, les Buddhas antérieurs à Çâkya n’ont en aucune manière le caractère divin des Buddhas de la contemplation ; ce sont comme lui des hommes, des fils de Brâhmanes ou de rois ; et les récits où ils figurent ont une telle ressemblance avec ceux où Çâkya joue le premier rôle, qu’en les entendant, si jamais ce dernier les a racontés, ses disciples eussent pu lui dire, comme le poëte latin, mutato nomine de te fabula narratur.

De tous les traits que j’ai signalés dans le cours de cette discussion, celui que je viens de développer tout à l’heure est sans contredit le plus important, car il touche au fonds même de la doctrine. Quelque interprétation qu’on en donne, il distingue de la manière la plus tranchée les Sûtras développés des autres Sûtras, et il s’ajoute aux divers indices qui m’ont autorisé à faire des seconds une catégorie de livres fort différente de la classe des premiers, malgré la communauté de titre. D’autres détails pourraient sans doute être rassemblés ici en faveur de la distinction sur laquelle j’insiste ; mais aucun ne serait d’une aussi grande valeur que ceux que je viens d’exposer. Je me contenterai d’en indiquer un seul, auquel je n’attache pas une très-grande importance, parce qu’il peut, comme je vais le dire, être le résultat d’une interpolation. Je veux parler des formules magiques ou charmes, nommées Mantras ou Dhâraṇîs, qui appartiennent en propre à la partie de la littérature buddhique nommée Tantra, dont il sera parlé dans une section spéciale. Ces formules, où quelques mots significatifs sont perdus parmi une foule de syllabes inintelligibles, ont trouvé place dans les Sûtras développés, et le Lotus de la bonne loi notamment a un chapitre consacré aux charmes que des Bôdhisattvas promettent à celui qui possédera le Lotus même[81]. On conçoit sans peine qu’une fois admise la croyance à l’efficacité de pareilles formules, il ait pu s’en introduire après coup dans des livres aussi estimés que les Sûtras développés du Mahâyâna. Mais il est permis de se demander pourquoi ces formules ne se sont pas glissées également dans les Sûtras que j’appelle simples. Or j’ai examiné avec une très-grande attention tous les traités des deux recueils du Divya avadâna et de l’Avadâna çalaka ; et la trace la plus frappante de Dhâraṇî ou de formule magique que j’y aie rencontrée se trouve dans la légende de Çârdûla karna, légende à laquelle j’emprunterai quelques passages relatifs aux castes, et que je soupçonne d’être plus moderne que plusieurs autres légendes de ces deux collections[82]. On doit donc regarder comme établi que les Mantras et les Dhâraṇîs sont tout à fait étrangers aux Sûtras simples, tandis qu’on en rencontre des traces plus ou moins nombreuses dans les Sûtras développés. Quelle que soit la cause de ce fait, il constitue à lui seul une différence notable qu’il importe de joindre aux autres caractères que j’ai rassemblés plus haut. Ainsi, et pour me résumer, les Sûtras que je regarde comme primitifs, c’est-à-dire comme les plus rapprochés de la prédication de Çâkya, sont restés à l’abri de la double influence qu’ont exercée sur les Sûtras développés le système des Buddhas et des Bôdhisattvas célestes, et la classe des Tantras, ou plus spécialement des Dhâraṇîs, c’est-à-dire des formules qui appartiennent à cette classe de livres.

Comment est-il possible maintenant de comprendre l’existence de ces deux catégories de Sûtras ? Il me semble que le passage précité de Fa hian et les résultats de mes recherches sur les anciennes écoles entre lesquelles se partage le Buddhisme du Nord fournissent une explication très-satisfaisante de cette difficulté. Fa hian atteste en vingt endroits de sa relation qu’il existait de son temps de nombreuses écoles, vivant paisiblement les unes auprès des autres sous des maîtres distincts, et ordinairement dans des monastères séparés. Les sectateurs du Mahâyâna sont entre autres fréquemment cités, et distingués par là même des Religieux livrés à l’étude des Sûtras, ou, comme on le traduit d’après Fa hian, des préceptes. Rien n’est en effet plus facile à comprendre que l’existence simultanée de plusieurs écoles buddhiques, et le témoignage du voyageur chinois est ici pleinement confirmé par celui des textes philosophiques dont nous parlerons plus bas dans la section consacrée à la métaphysique du Buddhisme, et où nous verrons une secte des Sâutrântikas, ou des sectateurs des Sûtras. Mais une fois reconnu ce point que les Sûtras simples ont appartenu à une école, et les Sûtras développés à une autre, par exemple à l’école du Mahâyâna, si nombreuse au IVe siècle de notre ère, il reste encore à rechercher si ces deux écoles sont également anciennes, c’est-à-dire si elles sont dues au seul fait de la rédaction des écritures buddhiques en trois grandes classes, fait qui, nous le dirons plus tard, appartient aux premiers temps de l’histoire du Buddhisme. C’est là, on le voit, le véritable point de la question, le point réellement historique. Car que l’on parvienne à établir que les Sûtras développés sont contemporains des Sûtras simples, et alors il faudra les mettre les uns et les autres sur le même rang, parmi les sources auxquelles il est permis de puiser la connaissance du Buddhisme primitif. Qu’il devienne possible au contraire de montrer que ces deux classes de livres appartiennent à des époques différentes, et il est à peine besoin de dire que l’une d’elle devra être placée à une distance plus grande que l’autre de l’époque où fut pour la première fois rédigée par écrit la doctrine de Çâkya. Si parmi les livres du Népâl existants aujourd’hui en France, il se trouvait une histoire du Buddhisme, ou seulement un résumé chronologique des principaux événements qui en ont marqué l’origine et le développement, la question que je viens de poser pourrait sans doute être résolue d’une manière directe. Mais l’histoire du Buddhisme nous manque jusqu’à ce jour à peu près complètement ; et quand il s’agit de déterminer, comme c’est ici le lieu, l’époque relative de deux ouvrages ou de deux écoles, on se place dans une sorte de cercle vicieux, en cherchant à déduire quelques données historiques de l’analyse d’ouvrages dont on ignore l’histoire. L’étude des textes eux-mêmes est cependant le seul guide que nous devions suivre pour sortir de ces obscurités ; et l’on sait quelles lumières a souvent jetées sur des faits entièrement ignorés de l’histoire l’examen comparatif des textes anciens. Aussi, malgré le silence que gardent les ouvrages buddhiques que j’ai consultés, sur les différences qui distinguent les Sûtras développés des Sûtras plus simples, et sur la question de savoir s’ils ont été les uns et les autres rédigés à la même époque ; malgré même la présomption que ce silence crée en faveur de l’opinion qui représente ces deux espèces de livres comme appartenant également à la première époque de la rédaction des écritures buddhiques, je n’hésite pas à croire que les Vâipulya sûtras sont postérieurs aux autres, ou en d’autres termes, que les Sûtras simples sont plus près de la prédication de Çâkyamuni que les Sûtras développés.

Les raisons que je puis donner en faveur de ce sentiment sont de deux sortes : les unes, qui sont intrinsèques, résultent de l’étude même des Sûtras ordinaires, comparés aux Sûtras développés ; les autres, qui sont extrinsèques, me sont fournies par quelques faits appartenant à l’histoire générale du Buddhisme indien ; je renvoie l’exposé des secondes à l’histoire de la collection népâlaise et à la comparaison que j’en ferai avec celle de Ceylan, et je m’attache ici uniquement aux premières. Je commencerai par répondre à une objection qu’on voudrait peut-être tirer de la classification tant de fois citée, des écritures buddhiques en trois grandes classes, les Sûtras ou préceptes, le Vinaya ou la discipline, et l’Abhidharma ou la métaphysique. Pourquoi, pourrait-on dire, les Sûtras développés, qui portent déjà, de l’aveu de tout le monde, le titre de Mahâyâna (grand véhicule), n’appartiendraient-ils pas à la classe des livres consacrés à la métaphysique ? Pourquoi ne ferait-on pas des Sûtras les plus simples la classe des véritables Sûtras, la première classe des écritures inspirées ? En un mot, quelle raison empêche de regarder ces livres comme émanés au même degré de la prédication du dernier Buddha, et comme rédigés tous également à la même époque ? Cette raison, je ne crains pas de l’avancer, est celle qui, dans le silence de l’histoire, empêcherait de placer sur le même rang les Lettres de saint Augustin et les Épîtres de saint Paul ; et si l’on s’autorisait, pour repousser cette comparaison qui ne touche qu’à la forme, de ce que saint Augustin cite à tout instant saint Paul, et qu’il ne nous laisse pas un seul moment en doute sur le fait de l’antériorité de l’apôtre à son égard, je dirais que le christianisme de saint Augustin est beaucoup plus le christianisme de saint Paul que le Buddhisme des Sûtras développés n’est celui des Sûtras ordinaires. Je prie en outre le lecteur de peser attentivement la valeur propre de ce titre de Vâipulya Sûtra, ou Sûtra développé, en opposition à celui de Sûtra proprement dit, de Sûtra, en un mot, sans aucune épithète. Si les Sûtras de cette dernière espèce se nommaient quelque part Sûtras abrégés, je concevrais qu’on pût prétendre qu’ils supposent une classe antérieure de livres semblables, dont ils ne seraient que l’extrait. Mais qui oserait jamais avancer, après avoir lu les Sûtras du Divya avadâna et tel des Sûtras développés que l’on choisira, qu’un seul des Sûtras simples soit l’extrait d’un Sûtra vâipulya ? Il me semble bien plus naturel de conclure de cette qualification même de développé que les traités qui la portent se distinguent des autres Sûtras par le développement des matières qui y sont contenues. Rien n’est plus exact en effet que ce titre ; rien ne fait mieux connaître la véritable nature de ces ouvrages, qui sont en quelque sorte doublés par cette exposition poétique, ou plutôt par cette paraphrase en vers qui en étend le fonds. J’ai déjà reconnu dans cette circonstance un signe manifeste de postériorité ; je me réfère à ce que j’en ai dit plus haut, en parlant de la forme extérieure de nos deux classes de Sûtras. Je répète seulement ici que ce caractère me paraît donner un grand poids à mon opinion sur la postériorité des Sûtras développés à l’égard des Sûtras ordinaires.

Mais le fait d’une paraphrase poétique qui est la simple répétition du texte n’est pas le seul indice de développement qu’il soit possible de signaler dans les Sûtras vâipulyas. Je laisse de côté les diverses éditions de la Pradjñâ pâramitâ, ces Sûtras presque monstrueux, où il semble qu’on ait pris à tâche de réaliser l’idéal de la diffusion ; j’y reviendrai plus tard. Je prends un autre Sûtra développé, le Gaṇḍa vyûha, lequel fait partie des neuf Dharmas, c’est-à-dire de ces livres qui sont au Népâl l’objet d’une vénération particulière. Puis je propose à un lecteur versé dans la connaissance du sanscrit, et doué d’ailleurs d’une patience robuste, de lire les cinquante premiers feuillets de ce traité, et de dire ensuite s’il lui semble qu’un tel ouvrage soit un livre primitif, un livre ancien, un de ces livres par lesquels les religions se fondent, un code sacré, en un mot ; s’il y reconnaît le caractère d’une doctrine qui n’en est encore qu’à ses premiers débuts ; s’il y saisit la trace des efforts du prosélytisme ; s’il y rencontre les luttes d’une croyance nouvelle contre un ordre d’idées antérieures ; s’il y découvre la société au milieu de laquelle s’essaie la prédication. Ou je me trompe gravement, ou après une telle lecture, celui dont j’invoque le témoignage n’aura trouvé dans ce livre autre chose que les développements d’une doctrine complète, triomphante et qui se croit sans rivale ; autre chose que les paisibles et monotones conceptions de la vie des cloîtres ; autre chose que les vagues images d’une existence idéale qui s’écoule avec calme dans les régions de la perfection absolue, loin de l’agitation bruyante et passionnée du monde. Or ce que je dis du Gaṇḍa vyûha s’applique presque rigoureusement aux autres grands Sûtras, au Samâdhi râdja, au Daçabhûmîçvara, par exemple. Et dans les autres Sûtras développés, tels que le Lalita vistara et le Lotus de la bonne loi, où paraît quelque chose de plus saisissable et de plus réel que les vertus idéales des Bôdhisattvas, où est retracée la vie de Çâkyamuni et où sont rapportées de belles paraboles qui donnent une si haute idée de la prédication du dernier Buddha, dans ces Sûtras, dis-je, les traces de développement se laissent si souvent reconnaître, qu’on est à tout instant entraîné à supposer que ces ouvrages ne font que travailler à loisir sur un thème déjà existant.

Eh bien, c’est ici que paraît clairement la différence et l’antériorité des Sûtras simples sur les Sûtras vâipulyas ; tout ce qui manque dans les seconds se trouve dans les premiers. Les Sûtras ordinaires nous montrent le Buddha Çâkyamuni prêchant sa doctrine au milieu d’une société qui, à en juger par les légendes dans lesquelles il joue un rôle, était profondément corrompue. Sa prédication est surtout morale ; et quoique la métaphysique n’y soit pas oubliée, elle y occupe certainement une moins grande place que la théorie des vertus imposées par la loi du Buddha, vertus entre lesquelles la charité, la patience et la chasteté sont sans contredit au premier rang. La loi, comme Çâkya l’appelle, n’est pas dans ces livres exposée dogmatiquement ; elle y est seulement indiquée, le plus souvent d’une manière vague, et présentée plutôt dans ses applications que dans ses principes. Pour déduire de tels ouvrages une exposition systématique de la croyance des Buddhistes, il faudrait en posséder un très-grand nombre ; encore n’est-il pas certain qu’on pût arriver à tracer par ce moyen un tableau complet de la morale et de la philosophie buddhique ; car les croyances y paraissent pour ainsi dire en action, et certains points de doctrine y sont rappelés à chaque page, tandis que d’autres y sont à peine indiqués, ou ne le sont pas du tout. Mais cette circonstance, qui est pour nous une imperfection véritable, a bien aussi ses avantages sous le point de vue historique. Elle est un indice certain de l’authenticité de ces livres, et elle prouve qu’aucun travail systématique n’a tenté de les compléter après coup, ni de les mettre, par des additions postérieures, au niveau des progrès qu’a certainement faits le Buddhisme dans le cours des temps. Les Sûtras développés ont, quant à la doctrine, un avantage marqué sur les Sûtras simples ; car la théorie s’y montre plus avancée sous le double rapport du dogme et de la métaphysique ; mais c’est justement cette particularité qui me fait croire que les Sûtras vâipulyas sont postérieurs aux Sûtras simples. Ces derniers nous font assister à la naissance et aux premiers développements du Buddhisme ; et s’ils ne sont pas contemporains de Çâkya lui-même, ils nous ont au moins conservé très-fidèlement la tradition de son enseignement. Des traités de ce genre ont sans doute pu être imités et composés après coup dans le silence des monastères ; mais en admettant même que nous n’ayons plus que les imitations des livres originaux, tout lecteur de bonne foi qui les étudiera dans les manuscrits sanscrits du Népâl sera forcé de convenir qu’ils sont encore plus rapprochés de la prédication de Çâkya que les Sûtras développés. C’est là le point même que je désire établir en ce moment, celui qu’il importe de mettre à l’abri de toute contestation ; quelle que soit la date à laquelle des recherches ultérieures doivent un jour placer les Sûtras les plus simples, qu’ils remontent jusqu’au temps des premiers disciples de Çâkya, ou qu’ils descendent aussi bas que l’époque du dernier concile du Nord, peu importe ; le rapport qui me paraît exister entre eux et les Sûtras développés ne changera pas ; la distance qui sépare les uns des autres pourra seule augmenter ou décroître.

Si, comme j’ai lieu de le croire, les observations précédentes sont fondées, je suis en droit de dire que ce qu’il y a de commun entre les Sûtras développés et les Sûtras simples, c’est le cadre, l’action, la théorie des vertus morales, celle de la transmigration, des récompenses et des peines, des causes et effets, sujets qui appartiennent également à toutes les écoles ; mais ces divers points sont traités, dans les uns et dans les autres, avec des différences de proportion tout à fait caractéristiques. J’ai montré combien le cadre des Sûtras développés était plus vaste que celui des Sûtras simples ; celui des premiers est presque sans bornes ; celui des seconds est restreint aux limites du vraisemblable. L’action, quoique la même de part et d’autre, ne s’accomplit pas dans les Sûtras développés pour les mêmes auditeurs que dans les Sûtras simples ; c’est toujours Çâkyamuni qui enseigne ; mais au lieu de ces Brâhmanes et de ces marchands qu’il convertit dans les Sûtras simples, ce sont, dans les Sûtras développés, des Bôdhisattvas fabuleux comme les mondes d’où ils sortent, qui viennent assister à son enseignement. La scène des premiers est l’Inde, les acteurs sont des hommes et quelques Divinités inférieures ; et sauf la puissance de faire des miracles que possèdent Çâkya et ses premiers disciples, ce qui s’y passe paraît naturel et vraisemblable. Au contraire, tout ce que l’imagination peut concevoir d’immense dans l’espace et dans le temps est encore trop resserré pour la scène des Sûtras développés. Les acteurs y sont ces Bôdhisattvas imaginaires, aux vertus infinies, aux noms sans fin et qu’on ne peut prononcer, aux titres bizarres et presque ridicules, où les océans, les fleuves, les vagues, les rayons, les soleils s’accouplent de la manière la plus puérile et la moins instructive aux qualités d’une perfection sans mérite, parce qu’elle y est sans effort. Il n’y a plus là personne à convertir ; tout le monde croit, et chacun est bien sûr de devenir un jour un Buddha, dans un monde de diamant ou de lapis-lazuli. Il résulte de tout ceci que plus les Sûtras sont développés, plus ils sont pauvres en détails historiques ; et que plus ils pénètrent avant dans la doctrine métaphysique, plus ils s’éloignent de la société et deviennent étrangers à ce qui s’y passe. N’en est-ce pas assez pour nous faire croire que ces livres ont été rédigés dans des pays et à des époques où le Buddhisme avait atteint à tous ses développements, et pour assurer toute la vraisemblance désirable à l’opinion que j’ai cherché à établir, savoir l’antériorité des Sûtras ordinaires, qui nous reportent à des temps et à des contrées où le Buddhisme rencontrait à tout instant ses adversaires, et était obligé de lutter avec eux par la prédication et par la pratique des vertus morales ?

Je conviens que pour partager en connaissance de cause cette opinion, le lecteur aurait besoin de comparer un certain nombre de Sûtras simples à d’autres Sûtras développés, tel qu’est le Lotus de la bonne loi ; mais l’époque n’est pas éloignée peut-être où ces monuments curieux paraîtront à la lumière. En attendant, j’ai cru que je devais exposer les résultats que m’a donnés la lecture attentive des six cent soixante et quatorze pages du Divya avadana. Je ne crois pas trop m’avancer en disant que si l’on n’y doit pas trouver une exposition tout à fait complète du Buddhisme, on y verra au moins l’histoire fidèle de ses premiers efforts, et comme le tableau exact de son établissement au sein de la société brâhmanique. C’est là, si je ne me trompe, ce qui donne aux Sûtras et aux légendes un intérêt que n’auraient pas des livres où les croyances seraient plus arrêtées et exposées plus dogmatiquement. De tels Sûtras éclairent un point fort important de l’histoire du Buddhisme, savoir, son rapport avec le Brâhmanisme, point sur lequel les traités purement spéculatifs gardent un silence presque complet. Et cette circonstance suffit à elle seule pour établir que ces Sûtras ont été rédigés quand ces deux cultes vivaient l’un près de l’autre ; tout de même que la présence de quelques Religieux buddhistes dans plusieurs drames brâhmaniques prouve que ces drames ont été écrits à une époque où il existait encore dans l’Inde des sectateurs du Buddha. On le voit, l’étude des Sûtras, envisagés sous ce point de vue particulier, apporte une confirmation nouvelle en faveur de l’opinion qui me les fait regarder comme les monuments les plus rapprochés de la prédication de Çâkyamuni.

Elle tranche en outre d’une manière définitive une question qu’on a renouvelée récemment, celle de savoir quel est le plus ancien du Brâhmanisme ou du Buddhisme, et qu’on a voulu résoudre en faveur de ce dernier culte, par la raison que les monuments épigraphiques les plus anciens que l’on rencontre dans l’Inde appartiennent au Buddhisme et non au Brâhmanisme. Sans entrer à cette heure dans l’examen de chacun de ces monuments, qui n’ont pas encore été étudiés, selon moi, avec une attention ni une critique suffisantes, je dirai que de l’existence d’anciennes inscriptions buddhiques écrites en pâli, et même de l’antériorité de ces inscriptions à l’égard des monuments brâhmaniques du même ordre, rédigés en sanscrit, on aurait dû conclure, non pas que le pâli est antérieur au sanscrit, ce qui est impossible, non pas que le Buddhisme est antérieur au Brâhmanisme, ce qui ne l’est pas moins, mais bien que le sentiment et les procédés de l’histoire se sont produits et appliqués plutôt chez les Buddhistes que chez les Brâhmanes. Encore faudrait-il reconnaître que ces procédés n’ont pas pris chez eux de bien grands développements, puisque nous ne possédons pas plus l’histoire suivie de l’Inde buddhique que celle de l’Inde brâhmanique. Mais que dire maintenant en présence du témoignage formel des textes sacrés du Népâl, où paraît la société brâhmanique tout entière, avec sa religion, ses castes et ses lois ? Prétendra-t-on que la société dont ses livres attestent l’existence était primitivement buddhique, et que les Brâhmanes, qui plus tard en devinrent les maîtres, en ont emprunté certains éléments auxquels ils ont donné la forme sous laquelle on les trouve dans les lois de Manu, et dans les épopées du Râmâyana et du Mahâbhârata ? Ou bien imaginera-t-on que les noms des Divinités et des castes brâhmaniques, dont les Sûtras du Nord sont remplis, y ont été introduits après coup ? Et par qui ? Par les Buddhistes sans doute, pour se donner les honneurs d’une supériorité, ou au moins d’une égalité à l’égard des Brâhmanes, qu’ils n’auraient pu conserver dans l’Inde ; ou par les Brâhmanes peut-être, pour faire remonter leur existence à une époque plus haute que celle où ils ont paru réellement ? Comme si, d’une part, les rédacteurs des livres buddhiques eussent eu intérêt à montrer le Buddhisme se détachant du Brâhmanisme, si le Brâhmanisme n’eût pas existé en fait de leur temps ; et comme si, de l’autre, ils eussent permis aux Brâhmanes de venir après coup glisser leur nom odieux parmi les noms de Çâkya et de ses disciples. On ne peut en effet sortir de cette alternative : les Sûtras qui constatent l’existence de la société brâhmanique ont été écrits ou vers l’époque de Çâkya, ou très-longtemps après lui. S’ils sont contemporains de Çâkya, la société qu’ils décrivent existait alors, car on ne pourrait concevoir pourquoi ils auraient parlé avec tant de détails d’une société qui n’eût pas été celle où Çâkya parut. S’ils ont été écrits très-longtemps après Çâkya, on ne comprend pas davantage comment les Dieux et les personnages brâhmaniques y occupent une si grande place, puisque longtemps après le Buddha, le Brâhmanisme était profondément séparé du Buddhisme, et que ces deux cultes n’avaient plus qu’un seul terrain sur lequel ils pussent se rencontrer, celui de la polémique et de la guerre. Mais c’est assez, je pense, raisonner sur de simples hypothèses, d’autant plus que les monuments qui donnent lieu à ces diverses suppositions seront bientôt de ma part l’objet d’un examen spécial. Avec un petit nombre de faits et un grand emploi de la dialectique, il est facile d’arriver aux conséquences les plus bizarres et les plus contraires au sens commun ; et si je pouvais me convaincre que la polémique serve en général à mettre en lumière autre chose que les passions ou la vanité de celui qui s’y livre, je trouverais dans le sujet que je touche en ce moment la matière d’une longue et laborieuse argumentation. Mais le lecteur préférera sans doute que je lui montre par quelques traits sous quel point de vue les Sûtras, et j’ajoute les légendes, nous font envisager la société au milieu de laquelle est né et s’est propagé le Buddhisme.

Il ne peut entrer dans le plan de mon travail de relever une à une toutes les indications qui attestent qu’au moment où Çâkyamuni parcourait l’Inde pour y enseigner sa loi, la société brâhmanique était parvenue à son plus haut degré de développement. Autant vaudrait traduire en entier le Divya avadâna et les cent légendes de l’Avadâna çataka, tant sont nombreuses les preuves du fait que j’avance, tant elles sont répétées de fois dans les Sûtras et dans les légendes de ces volumineux recueils. Mais il est toujours possible, et il est ici nécessaire de signaler quelques-uns des traits caractéristiques de la société au milieu de laquelle Câkya se montre remplissant sa mission. Je m’attacherai donc en particulier à deux points qui, on le sait, se touchent de bien près dans l’Inde, la religion et l’organisation politique ; et je montrerai par quelques extraits ce que les rédacteurs des Sûtras et des légendes buddhiques du Nord nous apprennent sur ces deux grands éléments de la société, telle qu’elle existait dans l’Inde au temps de Çâkya.

Les Divinités dont les noms paraissent dans les Sûtras de la collection népâlaise sont : Nârâyaṇa[83], Çiva, Varuna, Kuvêra, Brahmâ[84] ou Pitâmahâ[85], Çakra ou Vâsava[86], Hari[87] ou Djanârdana[88], Çam̃kara[89] qui n’est qu’un autre nom de Çiva, et Viçvakarman[90]. Après ces Dieux, bien connus dans le Panthéon brâhmanique, vient la foule des Divinités inférieures, telles que les Dêvas, les Nâgas, les Asuras, les Yakchas, les Garuḍas, les Kinnaras, les Mahôragas, les Gandharvas, les Piçatchas, les Dânavas et autres génies bons ou malfaisants dont les noms se rencontrent à tout instant dans les légendes et dans les prédications de Çâkyamuni[91]. À la tête de ces Divinités secondaires figure Indra, nommé d’ordinaire Çakra ou Çatchîpati, l’époux de Çatchî[92]. De tous les Dieux, c’est celui dont le nom revient le plus souvent dans les Sûtras et dans les légendes. Il y apparaît d’ordinaire à Çâkyamuni, avec lequel il a de fréquents entretiens, et il y reçoit le titre de Kâuçika, titre qu’il porte dans les Upanichads des Vêdas brâhmaniques. Son nom figure avec celui d’Upendra, l’une des plus anciennes épithètes de Vichnu, dans la formule même par laquelle les légendes expriment qu’un Religieux est parvenu au grade dit celui des Arhats, formule qui est ainsi conçue : « Il devient de ceux qui méritent que les Dêvas, avec Indra et Upêndra, les respectent, les honorent et les saluent[93]. »

Toutes ces Divinités sont celles du peuple au milieu duquel vit Çâkya avec ses Religieux, Elles sont, de la part de toutes les castes, l’objet d’un culte constant et exclusif ; on leur demande des enfants[94] ; les navigateurs menacés de périr les implorent pour sortir de danger[95]. Mais leur puissance n’est pas reconnue comme absolue par les Buddhistes, et elle est inférieure à celle du Buddha. Çâkya, en effet, est représenté sauvant du naufrage des marchands qui ont vainement invoqué ces Dieux[96] ; et quant au pouvoir que le peuple leur suppose de donner des enfants, voici comme les rédacteurs des Sûtras en contestent l’existence : « C’est une maxime admise dans le monde, que ce sont les prières adressées aux Dieux qui font naître des fils ou des filles ; mais cela n’est pas ; car autrement chacun aurait cent fils, tous monarques souverains[97]. » La subordination des Dieux à l’égard du Buddha est exprimée et en quelque sorte régularisée dans le passage suivant : « C’est une règle que quand les bienheureux Buddhas conçoivent une pensée mondaine, au même instant Çakra, Brahmâ et les autres Dêvas ont connaissance de la pensée des Bienheureux[98]. » Aussi voit-on, dans plus d’un passage, Çâkra, l'Indra des Dêvas, comme on l’appelle d’ordinaire, venir assister Çâkyamuni dans ses entreprises[99]. La légende de Çâkyamuni, qui se trouve noyée parmi les développements diffus du Lalita vistara, raconte que quand le jeune fils du roi Çuddhôdana, qui n’avait pas encore revêtu le caractère religieux, fut conduit au temple des Dieux à Kapilavastu, les statues insensibles de Çiva, Skanda, Nârâyana, Kuvêra, Tchandra, Sûrya, Vâiçravaṇa, Çakra, et celles des Lôkapâlas se levèrent toutes de leur siége, pour aller s’incliner devant le jeune homme[100].

Et ce n’est pas seulement à la supériorité du Buddha que les Dieux sont forcés de rendre hommage ; un simple Religieux, Pûrṇa, fait également sentir sa puissance à un Yakcha, qui veillait à la garde d’une forêt de bois de santal[101]. Un autre Religieux, Upagupta, contemporain du roi Açôka[102], triomphe par sa puissance irrésistible de Mâra, le péché incarné, qui se réfugie vers Brahmâ pour implorer son secours ; Brahmâ lui répond : « Sans contredit ma force est immense, mais elle n’égale pas celle d’un fils du Tathâgata ; » et le Dieu conseille à Mâra de faire un acte de foi en Buddha[103]. Enfin, le culte que l’on rend aux Dieux est moins méritoire aux yeux de Çâkya que la pratique des vertus morales. Je trouve, à ce sujet, dans un Avadâna, un passage qui place l’accomplissement des devoirs que la morale impose au-dessus des objets les plus vénérés des Brâhmanes et du peuple, savoir, Brahmâ, le sacrifice, le feu et les Dieux domestiques, et qui montre en même temps la nature des attaques dont les Dieux de l’Inde étaient l’objet de la part de Çâkya.

« Un jour que Bhagavat se trouvait à Çrâvastî, à Djêtavana, dans le jardin d’Anâtha piṇḍika, il s’adressa ainsi aux Religieux : Brahmâ, ô Religieux, est avec les familles dans lesquelles le père et la mère sont parfaitement honorés, parfaitement vénérés, servis avec un bonheur parfait. Pourquoi cela ? C’est que, pour un fils de famille, un père et une mère sont, d’après la loi, Brahmâ lui-même. Le précepteur, ô Religieux, est avec les familles dans lesquelles le père et la mère sont parfaitement honorés [etc. comme ci-dessus]. Pourquoi cela ? C’est que, pour un fils de famille, un père et une mère sont, d’après la loi, le précepteur lui-même. Le feu du sacrifice, ô Religieux, est avec les familles dans lesquelles le père et la mère sont parfaitement honorés [etc. comme ci-dessus]. Pourquoi cela ? C’est que, pour un fils de famille, un père et une mère sont, d’après la loi, le feu du sacrifice lui-même. Le feu [domestique], ô Religieux, est avec les familles dans lesquelles le père et la mère sont parfaitement honorés [etc. comme ci-dessus]. Pourquoi cela ? C’est que, pour un fils de famille, un père et une mère sont, d’après la loi, le feu domestique lui-même. Le Dêva [sans doute Indra], ô Religieux, est avec les familles dans lesquelles le père et la mère sont parfaitement honorés [etc. comme ci-dessus]. Pourquoi cela ? C’est que, pour un fils de famille, un père et une mère sont, d’après la loi, le Dêva lui-même[104]. »

Les témoignages que je viens de résumer marquent nettement le rapport des Dieux populaires de l’Inde avec le fondateur du Buddhisme. Il est évident que Çâkyamuni a trouvé leur culte déjà existant, et qu’il ne l’a pas inventé. Il a pu dire, et les auteurs des légendes ont pu croire qu’un Buddha était supérieur, en cette vie même, aux plus grands des Dieux reconnus de son temps dans l’Inde, à Brahmâ et à Indra ; mais il n’a pas créé ces Dieux, non plus que Çiva et les autres, pour le plaisir d’en faire les ministres de ses volontés. La puissance surnaturelle dont il se disait doué suffisait certainement à l’exécution de tout ce qu’il faisait accomplir par Indra et par les autres Divinités inférieures ; et j’ai la conviction intime que si Çâkya n’eût pas rencontré autour de lui un Panthéon tout peuplé des Dieux dont j’ai donné les noms, il n’eût eu aucun besoin de l’inventer pour assurer à sa mission l’autorité que le peuple pouvait refuser à un homme. Car, ceci est bien important à remarquer, Çâkya ne vient pas, comme les incarnations brâhmaniques de Vichṇu, montrer au peuple un Dieu éternel et infini, descendant sur la terre et conservant, dans la condition mortelle, le pouvoir irrésistible de la Divinité. C’est le fils d’un roi qui se fait Religieux, et qui n’a, pour se recommander auprès du peuple, que la supériorité de sa vertu et de sa science.

La croyance universellement admise dans l’Inde, qu’une grande sainteté est nécessairement accompagnée de facultés surnaturelles, voilà le seul appui qu’il devait trouver dans les esprits[105] ; mais c’était là un secours immense, et qui lui donnait le moyen de se créer un passé d’épreuves et de vertus pour justifier sa mission. Ce passé cependant n’était pas exclusivement divin ; le Buddha avait, ainsi que tous les êtres, roulé dans le cercle éternellement mobile de la transmigration ; il avait traversé plusieurs existences dans des corps d’animaux, de damnés, d’hommes et de Dieux, tour à tour vertueux et criminel, récompensé et puni, mais accumulant peu à peu les mérites qui devaient le rendre agréable aux Buddhas sous lesquels il vivait, et lui assurer leur bénédiction. Dans ce système, on le voit, Çâkya ne relève d’aucun Dieu ; il tient tout de lui-même et de la grâce d’un Buddha antérieur, dont l’origine n’est pas plus divine que la sienne. Les Dieux n’ont rien à faire ici ; ils ne créent pas plus le Buddha qu’ils ne l’empêchent de se former, puisque c’est à la pratique de la vertu et à ses efforts personnels qu’il doit son caractère plus que divin. Loin de là, les Dieux ne sont que des êtres doués d’un pouvoir infiniment supérieur à celui de l’homme, mais comme lui soumis à la loi fatale de la transmigration ; et leur existence ne semble avoir d’autre raison que le besoin qu’éprouve l’imagination d’expliquer la création de l’univers, et de peupler les espaces infinis qu’elle conçoit au delà du monde visible.

Il n’y a donc pas lieu de poser la question de savoir si les Dieux cités dans les Sûtras et dans les légendes du Népâl sont antérieurs au Buddhisme, ou s’ils ont été inventés par le fondateur de cette doctrine. Pour quiconque lira un seul de ces traités, ce fait que le Panthéon indien existait au temps da Çâkya ne devra pas faire l’objet du moindre doute. Il ne sera plus permis de dire que les Brâhmanes ont emprunté aux Buddhistes leurs Divinités, et qu’excluant le seul Buddha, ils ont admis tous les autres personnages dont se composait le Panthéon buddhique, car c’est le contraire qui est la vérité. C’est Çâkyamuni, ou si l’on veut, ce sont les rédacteurs des légendes qui ont trouvé et accepté, presque en entier, les Dieux brâhmaniques, avec cette seule différence (différence capitale, il est vrai) qu’ils les ont soumis à leur Buddha, c’est-à-dire au plus sage des hommes. C’est, je le répète, un point qui ne peut plus être contesté. Ce qui reste à étudier encore, c’est premièrement l’étendue et la nature des emprunts faits par les Buddhistes aux Brâhmanes, secondement le rapport de ces Dieux brâhmaniques avec ceux qui appartiennent en propre aux sectateurs de Çâkya, et qu’on voit échelonnés en quelque sorte dans les divers mondes habités par les intelligences supérieures à l’homme. Il faudra constater, par la lecture attentive de tous les documents buddhiques du Nord, si les légendes relatives à Çiva et à Vichṇu, par exemple, étaient toutes également répandues, à l’époque du premier établissement, ou au moins dans les premiers siècles du Buddhisme. On comprend, sans que j’y insiste davantage, l’importance de cette recherche ; elle doit jeter un jour nouveau sur la succession historique des croyances brâhmaniques, en même temps qu’elle doit servir à fixer, d’une manière plus précise, l’époque à laquelle ont été rédigées les légendes buddhiques où l’on en puise les éléments. Je citerai seulement, comme exemple des résultats qu’on doit attendre de l’étude des Sûtras envisagés sous ce point de vue, un fait qui mériterait d’être vérifié sur des textes plus nombreux que ceux que nous possédons ; c’est que, nulle part, dans les traités du Divya avadâna, je n’ai trouvé le nom de Krĭchṇa. Est-ce à dire que les légendes relatives à ce personnage, actuellement si célèbre dans l’Inde, n’étaient pas encore répandues parmi le peuple, ou que son nom n’avait pas encore pris place auprès des autres Dieux brâhmaniques ? Je n’oserais certainement l’affirmer, mais le sujet est bien digne de toute l’attention de la critique ; car de deux choses l’une : ou Krĭchṇa était vénéré dans l’Inde avec le caractère presque divin que lui attribue le Mahâbhârata, lorsque parut Çâkyamuni et lorsque furent rédigées ses prédications ; ou sa divinité n’était pas encore universellement reconnue au temps de Çâkya et des premiers apôtres du Buddhisme. Dans le premier cas, il faudra expliquer le silence que gardent les Buddhistes à son égard ; dans le second, il faudra reconnaître que les monuments littéraires des Brâhmanes où Krĭchṇa joue un si grand rôle sont postérieurs à la prédication de Çâkya et à la rédaction des livres qu’on a droit de regarder comme les autorités écrites les plus anciennes du Buddhisme[106]. Mais dans l’un comme dans l’autre cas, il faut avoir acquis la certitude qu’aucun ouvrage buddhique ne cite Krĭchṇa parmi les Divinités, selon moi, brâhmaniques, admises par Çâkya lui-même.

Quoi qu’il puisse être de la solution générale du problème indiqué tout à l’heure, cette circonstance que le nom de Krĭchṇa manque dans tous les Sûtras que j’ai lus s’accorde avec d’autres indices, pour nous représenter la religion indienne, telle que ces traités nous l’offrent, sous un jour un peu différent de celui sous lequel nous la montrent les Purâṇas brâhmaniques. Je n’hésite pas à dire que le Brâhmanisme y porte un caractère plus antique et plus simple que dans les recueils que je viens de citer. Cette différence doit-elle être attribuée à l’action du Buddhisme qui aurait fait un choix parmi les Divinités adorées des Brâhmanes ? ou vient-elle de ce que les Sûtras reproduisent une tradition antérieure à celle des Purâṇas ? J’avoue qu’entre ces deux suppositions, c’est la seconde qui me semble être de beaucoup la plus vraisemblable. Les Sûtras me paraissent contemporains d’une époque où les Vêdas et les légendes qui s’y rattachent constituaient le fonds des croyances indiennes. Je ne m’appuie pas seulement sur ces mentions des Vêdas, que l’on remarque presque à chaque page des Sûtras simples ; car ce fait prouve uniquement l’antériorité des uns à l’égard des autres. Je suis beaucoup plus frappé du rôle que joue dans les Sûtras buddhiques une Divinité célèbre également dans les Vêdas et dans les Pûranas, mais qui rencontre certainement moins de rivaux dans les premiers que dans les seconds. Je veux parler d’Indra ou de Çakra, comme on l’appelle, de ce Dieu, héros des Vêdas, qui paraît à lui seul plus souvent dans les Sûtras que tous les autres Dieux réunis ensemble. Je n’en veux pas conclure que les Sûtras buddhiques soient contemporains des Vêdas brâhmaniques ; bien au contraire, il y a, selon moi, une distance immense entre ces deux classes de livres. Je veux seulement dire que le Brâhmanisme, tel qu’il paraît dans les Sûtras, offre certainement un état intermédiaire de la religion indienne, état qui se rapproche plus de la simplicité un peu nue des croyances védiques que de l’exubérance des développements qui surchargent les Purâṇas. Je ne puis m’empêcher de penser qu’au temps où ont été rédigés les Sûtras, ou pour m’exprimer d’une manière moins exclusive, au temps dont les Sûtras nous ont conservé le souvenir, la mythologie indienne ne s’était pas encore enrichie de ce luxe de fables qui ont quelquefois leur point de départ dans les Vêdas, mais qui ne se sont cependant trouvées jusqu’ici en entier que dans les Purâṇas.

Les détails que les Sûtras nous donnent sur l’état de la société indienne au temps de la prédication de Çâkya sont beaucoup plus nombreux et plus importants que ceux qui concernent la religion, et cette différence est facile à comprendre. En effet, les rédacteurs de ces traités n’avaient à parler des croyances populaires qu’accidentellement, et toujours plus pour les réfuter que pour les exposer ; tandis qu’ils ne pouvaient passer sous silence la société au milieu de laquelle avait paru Çâkyamuni, et qu’il rencontrait à chaque pas. Sous ce rapport les Sûtras sont presque tous d’un intérêt remarquable, et il serait impossible d’extraire tout ce que renferment en ce genre les plus curieux de ces traités, sans les traduire entièrement. J’en rapporterai toutefois ici les traits les plus caractéristiques, ceux qui expriment le mieux la forme véritable d’une société.

L’Inde était soumise au régime des castes, et ces castes étaient celles des Brâhmanes, des Kchattriyas, des Vâiçyas, des Çûdras et des Tchâṇḍâlas, sans parler de quelques autres sous-divisions des classes inférieures. C’est là un point que, suivant la remarque de M. Hodgson, aucun auteur buddhiste n’a jamais contesté[107]. Les noms de ces castes sont cités à tout instant, et leur existence est tellement bien établie, qu’elle est admise par Çâkya lui-même, ainsi que par ses disciples, et qu’elle ne devient l’objet d’observations spéciales que quand elle fait obstacle à la prédication du Buddha. Les Brâhmanes sont ceux dont le nom se représente le plus souvent ; ils figurent dans presque tous les Sûtras, et toujours leur supériorité sur les autres castes est incontestée[108]. Ils se distinguent par leur savoir et par leur amour pour la vertu. On en voit qui, parvenus au rang de Rĭchis ou de sages, vivent au milieu des forêts[109], ou dans les cavernes des montagnes[110]. Ils s’y livrent à de rudes pénitences, les uns couchés sur des lits hérissés de pointes aiguës, ou sur de la cendre ; les autres tenant, pendant toute leur vie, les bras levés au-dessus de leur tête ; quelques-uns assis, en plein soleil, au milieu de quatre brasiers ardents[111]. Ils récitent les Mantras brâhmaniques et les enseignent à leurs disciples[112]. C’est là leur plus noble fonction, celle qui appartient en propre à leur caste. Les Sûtras nous offrent plusieurs exemples de Brâhmanes instruits dans les sciences indiennes, et ils nous apprennent ainsi quelles étaient ces sciences. Je ne citerai qu’un seul de ces passages, parce que c’est le plus caractéristique de tous. Un Brâhmane de Çrâvastî avait élevé son fils aîné dans les connaissances et dans les pratiques brâhmaniques. Il lui avait enseigné les quatre Vêdas, le Rĭtch, le Yadjus, le Sâman et l’Atharvan[113] ; il lui avait appris la pratique des sacrifices qu’on célèbre pour soi, ou qu’on fait célébrer aux autres, ainsi que la lecture du Vêda, qu’on étudie soi-même, ou qu’on fait étudier à un disciple ; et grâce à cet enseignement, le jeune homme était devenu un Brâhmane accompli. Le père voulut en faire autant de son second fils ; mais l’enfant ne put apprendre ni à lire ni à écrire. Son père, renonçant à lui donner ces premiers éléments de toute instruction, le mit entre les mains d’un Brâhmane chargé de lui faire apprendre le Vêda par cœur.

Mais l’enfant ne réussit pas davantage sous ce nouveau maître. Quand on lui disait Ôm, il oubliait Bhûḥ ; quand on lui disait Bhûḥ, il oubliait Ôm. Le maître dit donc au père : J’ai beaucoup d’enfants à instruire, je ne puis m’occuper exclusivement de ton fils Panthaka. Quand je lui dis Ôm, il oublie Bhûḥ ; et quand je lui dis Bhûḥ, il oublie Ôm. Le père fit alors cette réflexion : Les Brâhmanes ne savent pas tous le Vêda par cœur, pas plus qu’ils ne savent tous lire et écrire ; mon fils sera donc un simple Brâhmane de naissance[114]. »

Ces derniers mots sont très-remarquables ; le texte se sert de l’expression Djâti Brâhmaṇa, « Brâhmane de naissance, » opposée à celle de Vêda Brâhmaṇa « Brâhmane du Vêda ; » et cette expression est d’autant plus digne d’attention, qu’elle indique le véritable rôle des Brâhmanes dans la société indienne ; c’était réellement une caste qui se perpétuait par la naissance, et que la naissance suffisait pour placer au-dessus de toutes les autres. Les Sûtras nous montrent donc les Brâhmanes sous le même jour que le font les monuments de la littérature brâhmanique ; et l’exactitude des traités buddhiques sur ce point important s’étend jusqu’à des détails minutieux en apparence, jusqu’au costume même ; car on voit, dans une légende, le Dieu Indra se cacher sous l’apparence d’un Brâhmane à la taille élevée, qui porte à la main le bâton religieux et le vase à puiser de l’eau[115]. Au moment où le Buddha, qui n’est encore que Bôdhisattva, va descendre sur la terre, pour y naître dans la famille du roi Çuddhôdana, la légende nous apprend que « des fils des Dêvas, de la troupe des Çuddhâvâsas, se rendirent dans le Djambudvîpa, et que cachant leur forme divine, ils prirent le costume des Brâhmanes et se mirent à étudier les Mantras brâhmaniques[116]. »

On trouve dans les Sûtras, de même que dans les poëmes indiens étrangers au Buddhisme, des Brâhmanes remplissant chez les rois les fonctions de Purôhitas ou de prêtres domestiques, comme le Brâhmane Brahmâyus chez le roi Çagka[117]. D’autres font le métier de panégyristes et louent les rois pour en obtenir en retour des présents.

« Il y avait à Bénârès, sous le règne de Brahmadatta, un Brâhmane qui était poète. La Brâhmaṇî sa femme lui dit un jour : Voici le temps froid arrivé ; va dire au roi quelque chose qui lui soit agréable, afin d’en obtenir de quoi nous garantir contre le froid. Le Brâhmane partit en effet dans ce dessein, et trouva le roi qui sortait monté sur son éléphant. Le poète se dit en lui-même : Qui des deux louerai-je, du roi ou de son éléphant ? Puis il ajouta : Cet éléphant est cher et agréable au peuple ; laissons là le roi, je vais chanter l’éléphant[118]. » Et il prononce en l’honneur de ce digne animal une stance dont le roi est si satisfait qu’il accorde au Brâhmane la propriété de cinq villages.

Quelques-uns font le métier d’astrologues, et prédisent l’avenir des enfants d’après le thème de leur nativité[119] ; ce sont même des Brâhmanes qui assistent à la naissance de Siddhârta, fils de Çuddhôdana[120], et c’est un grand Rĭchi, nommé Asita, qui prédit au roi que son fils sera ou un monarque souverain, ou un Buddha bienheureux[121] ; tant il est vrai que les Buddhistes reconnaissent de la manière la plus formelle l’antériorité de la caste brâhmanique à l’égard du fondateur même de leur croyance, de Çâkyamuni Buddha. Quelques Brâhmanes, dans les temps de détresse, se livrent à l’agriculture et mènent la charrue[122]. Enfin on en voit un grand nombre qui, semblables aux Religieux buddhistes et à d’autres mendiants, soutiennent leur vie au moyen des aumônes qui leur sont distribuées par les chefs de famille[123].

Il est impossible de ne pas reconnaître à ces traits la caste brâhmanique telle que la décrit la loi de Manu ; mais ces traits, qui dans le résumé que je viens d’en faire sont décharnés et sans vie, forment avec les détails variés qui les accompagnent dans les Sûtras un tableau animé de la première des castes indiennes. Il n’est pas permis de douter que, de l’aveu des Buddhistes eux-mêmes, cette caste n’ait été constituée avec ses prérogatives et sa puissance, avant que Çâkyamuni n’ait commencé à répandre dans l’Inde ses doctrines de réforme. Aux témoignages allégués tout à l’heure en faveur de cette assertion, il en viendra s’ajouter encore d’autres à mesure que nous avancerons dans nos recherches, et c’est à dessein que je les omets en ce moment.

Il en est cependant un que je ne puis passer ici sous silence, parce qu’il me paraît une des preuves les plus convaincantes de l’antériorité des Brahmanes à l’égard des Buddhistes. C’est l’emploi que font tous les textes sanscrits du Népâl, et notamment les Sûtras (c’est-à-dire ceux que j’ai des raisons pour déclarer les plus anciens), du mot de Brahma tcharya, pour désigner d’une manière générale les devoirs de la vie religieuse d’un Buddhiste, et en particulier la chasteté. Si ce terme était rarement employé, ce ne serait pas encore chose facile que d’en expliquer la présence dans des textes buddhiques où l’on attendrait à sa place Buddha tcharya, expression qui existe également, mais qui signifie exactement le Buddhisme, et qui est à peu près synonyme de Buddha mârga, « la voie du Buddha. » Mais aucun terme n’est aussi commun dans les Sûtras ; il figure même dans la plus importante des formules, dans la phrase par laquelle celui qui se sent des dispositions à se faire Buddhiste exprime devant Çâkya, ou devant l’un de ses disciples, le vœu qu’il fait d’entrer dans la vie religieuse : « Puissions-nous, ô Bhagavat, sous la discipline de la loi bien renommée, entrer dans la vie religieuse, recevoir l’investiture et devenir Religieux ! Puissions-nous, seigneur, accomplir sous Bhagavat les devoirs du Brahma tcharya ! Alors Bhagavat leur répondit avec sa voix de Brahmâ : « Venez, enfants, accomplissez les devoirs du Brahma tcharya[124]. »

Ce terme reçoit sans doute une acception un peu plus étendue dans des phrases comme les suivantes : « Ils répandront ma loi religieuse (Brahma tcharya), » dit le Buddha ; à quoi son adversaire, qui est le péché, répond avec la même formule : « Ta loi religieuse est répandue, elle est admise par beaucoup de gens, elle est devenue immense. » Vâistârikam tê Brahma tcharyam, bâhudjanyam, prĭthubhûtam[125]. J’en dirai autant de cette formule : « De manière que la loi religieuse (Brahma tcharya) subsiste longtemps[126]. » Dans tous ces passages et dans beaucoup d’autres semblables que je pourrais citer ici, il est évident que le terme de Brahma tcharya est pris dans un sens spécial, dans celui de « vie » ou « loi religieuse, » sens qui n’exclut pas, je l’avoue, celui de « chasteté, » mais qui est plus compréhensif. Or, pour être admis avec cette acception par les Buddhistes, il fallait qu’il eût perdu sa signification primitive, celle qu’il a dans les monuments brahmaniques, « l’état de Bramatchârin, ou de Brâhmane accomplissant son noviciat ; » il fallait que les Buddhistes eussent oublié la valeur de ce titre de Brahmatchârin, qui signifie et ne peut signifier que « celui qui marche dans le Vêda. » Qu’un Brâhmane désigne par ce titre son fils ou son élève ; que la loi de Manu consacre cette dénomination et trace longuement les devoirs du noviciat, dont le premier et le plus sévère est en effet le vœu de chasteté, rien n’est plus facile à comprendre. Mais pour que les fondateurs du Buddhisme adoptassent ce terme, il fallait qu’ils ne fissent plus attention à sa signification première, celle de Brahmane novice, et que le mot pût être employé impunément avec le sens de « celui qui entreprend ce un noviciat religieux. » Il fallait enfin qu’il fût presque populaire dans cette acception avant Çâkyamuni, pour que ce dernier pût, sans crainte de confondre sa loi avec celle des Brahmanes, en faire l’usage étendu et tout à fait remarquable que je viens de signaler.

Passons à la seconde caste, à celle des Kchattriyas. Elle existait également du temps de Çâkyamuni, et c’était d’elle que sortaient les rois. Les Sûtras, d’accord avec les autorités brahmaniques, appellent roi un Kchatlriya sur le front duquel a été faite la consécration royale[127]. Çâkyamuni lui-même était un Kchatlriya, car il était fils de Çuddhôdana, roi de Kapilavastu[128]. Quand le Buddha futur, qui n’es| encore que Bôdhisattva, examine avec les Dieux dans quel temps, dans quel monde, dans quel pays et dans quelle famille il est convenable qu’il descende sur la terre pour accomplir sa dernière existence mortelle, l’auteur de la légende de Çâkyamuni expose succinctement les raisons de son choix, et voici ce qu’il nous apprend en ce qui touche la famille.

« Pourquoi, ô Religieux, le Bôdhisattva fait-il l’examen de la famille dans laquelle il doit naître ? C’est que les Bôdhisattvas ne naissent pas au sein des familles abjectes, comme celles des Tchâṇḍalas, des joueurs de flûte, des fabricants de chars, et des Puchkasas. Il n’y a que deux races au milieu desquelles ils naissent, la race des Brahmanes et celle des Kchattriyas. Quand c’est principalement aux Brahmanes que le monde témoigne du respect, c’est dans une famille de Brahmanes que les Bôdhisattvas descendent sur la terre. Quand au contraire c’est principalement aux Kchattriyas que le monde témoigne du respect, alors ils naissent dans une famille de Kchattriyas. Aujourd’hui, ô Religieux, les Kchattriyas obtiennent tous les respects des peuples ; c’est pour cela que les Bôdhisattvas naissent parmi les Kchattriyas[129]. »

Ici, on le voit, l’existence et la supériorité des deux premières castes est bien clairement avouée, et cela dans quel ouvrage ? Dans l’un des neuf livres canoniques du Nord, dans la vie même de Çâkyamuni Buddha. Et cette espèce de thème par lequel sont déterminées d’avance les limites entre lesquelles doit se renfermer le choix du Bôdhisattva est appliqué avec rigueur à tous les Buddhas fabuleux ou réels qui ont précédé Çâkyamuni, puisqu’il en est bien peu que les légendes fassent naître dans une autre caste que celle des Brahmanes et des Kchattriyas. Je n’insiste en ce moment que sur la plus générale des conséquences qui résultent de ce texte, celle de l’existence de deux premières castes, et notamment de celle des Kchattriyas ; j’y reviendrai tout à l’heure quand j’examinerai l’influence politique de la prédication de Çâkya sur l’organisation de la société indienne.

Les Sûtras nous donnent moins de détails sur les Kchattriyas que sur les Brahmanes, par une double raison. La première, c’est que les Brahmanes sont les adversaires véritables des Buddhistes, et que c’est à les convertir que s’attache Çâkyamuni ; la seconde, c’est que les Kchattriyas paraissent avoir favorisé d’une manière spéciale un ascète qui sortait de la même caste qu’eux. Les Sûtras et les légendes sont remplis des marques de bienveillance que Çâkyamuni recevait de Bimbisârâ[130], roi du Magadha, de Prasênadjit, roi du Kôçala, et de Rudrâyaṇa, roi de Rôruka. Un jour que Çâkya se rendait dans un cimetière pour sauver par un miracle le fruit d’une femme que son mari avait fait mourir à l’instigation des Brahmanes, « il se trouvait dans Râdjagrĭha deux jeunes gens, l’un fils de Brahmane, l’autre fils de Kchattriya, qui étaient sortis dehors pour jouer ensemble. Le jeune Kchattriya avait une foi profonde, mais il n’en était pas de même du jeune Brahmane[131]. »

Tous les rois de l’Inde centrale n’étaient cependant pas également favorables à Çâkyamuni, et celui de Râdjagrĭha, Adjâtaçatru, persécuta longtemps le Religieux, et fit tous ses efforts pour le chasser de son royaume, en défendant à ses sujets d’avoir aucun rapport avec lui[132]. Au reste, quoi qu’il en soit des raisons pour lesquelles les Kchattriyas paraissent moins souvent que les Brahmanes dans les Sûtras népâlais, ces livres ne nous en ont pas moins conservé quelques traits propres non-seulement à établir l’existence de la seconde caste, mais à faire connaître quelques-uns de ses préjugés et de ses habitudes.

Les rois, qui sortaient de la caste des Kchattriyas, étaient en possession d’un pouvoir illimité, et il ne paraît pas que leur volonté rencontrât d’autre obstacle que les priviléges des castes. On en voit dont les ministres encourageaient le despotisme par les conseils les plus violents. Le roi de Rôruka[133] avait besoin d’argent ; ses deux premiers ministres lui dirent un jour : « Il en est d’un pays comme de la graine de sésame, qui ne donne pas son huile, à moins qu’on ne la presse, qu’on ne la coupe, qu’on ne la brûle, ou qu’on ne la broie[134]. » Je citerai plus bas, en parlant des luttes de Çâkyamuni contre les Brahmanes, un acte de ce despotisme violent, dont le roi du Kôçala est l’auteur. C’est l’ordre que, sur un simple soupçon, il donne de mutiler son propre frère, en lui faisant couper les pieds et les mains[135]. On peut supposer que les rois avaient droit de vie et de mort sur leurs sujets, ou au moins qu’il suffisait de leur décision pour que le coupable fût à l’instant exécuté. Je vais citer, à cette occasion, un exemple qui prouve que, dans le cas même d’un crime justement punissable, leur volonté seule était consultée. Le texte qui va suivre aura de plus l’avantage de nous faire apprécier le véritable caractère des légendes buddhiques.

« Il y avait à Mathurâ[136] une courtisane nommée Vâsavadattâ. Sa servante se rendit un jour auprès d’Upagupta pour lui acheter des parfums. Vâsavadattâ lui dit à son retour : Il paraît, ma chère, que ce marchand de parfums te plaît, puisque tu lui achètes toujours. La servante lui répondit : Fille de mon maître, Upagupta, le fils du marchand, qui est doué de beauté, de talent et de douceur, passe sa vie à observer la loi. En entendant ces paroles, Vâsavadattâ conçut de l’amour pour Upagupta, et enfin elle lui envoya sa servante pour lui dire : Mon intention est d’aller te trouver ; je veux me livrer au plaisir avec toi. La servante s’acquitta de sa commission auprès d’Upagupta ; mais le jeune homme la chargea de répondre à sa maîtresse : Ma sœur, il n’est pas temps pour toi de me voir. Or il fallait, pour obtenir les faveurs de Vâsavadattâ, donner cinq cents Purâṇas[137]. Aussi la courtisane s’imagina-t-elle que [s’il la refusait, c’est qu’] il ne pouvait pas donner les cinq cents Purâṇas. C’est pourquoi elle lui envoya de nouveau sa servante, afin de lui dire : Je ne demande pas au fils de mon maître un seul Kârchâpaṇa ; je désire seulement me livrer au plaisir avec lui. La servante s’acquitta encore de cette nouvelle commission, et Upagupta lui répondit de même : Ma sœur, il n’est pas temps pour toi de me voir.

Cependant le fils d’un chef d’artisans était venu s’établir chez Vâsavadattâ, quand un marchand, qui amenait du nord cinq cents chevaux qu’il voulait vendre, entra dans la ville de Mathurâ, et demanda quelle était la plus belle courtisane ; on lui répondit que c’était Vâsavadattâ. Aussitôt prenant cinq cents Purâṇas et une grande quantité de présents, il se rendit chez la courtisane. Alors Vâsavadattâ, poussée par la cupidité, assassina le fils du chef d’artisans, qui était chez elle, jeta son corps au milieu des ordures et se livra au marchand. Au bout de quelques jours, le jeune homme fut retiré de dessous les ordures par ses parents, qui dénoncèrent l’assassinat. Le roi donna aussitôt l’ordre aux exécuteurs d’aller couper à Vâsavadattâ les mains, les pieds, les oreilles et le nez, et de la laisser dans le cimetière. Les bourreaux exécutèrent l’ordre du roi, et abandonnèrent la courtisane dans le lieu indiqué.

« Cependant Upagupta entendit parler du supplice qui avait été infligé à Vâsavadattâ, et aussitôt cette réflexion lui vint à l’esprit : Cette femme a jadis désiré me voir dans un but sensuel [et je n’ai pas consenti à ce qu’elle me vît]. Mais aujourd’hui que les mains, les pieds, le nez et les oreilles lui ont été coupés, il est temps qu’elle me voie, et il prononça ces stances :

« Quand son corps était couvert de belles parures, qu’elle brillait d’ornements de diverses espèces, le mieux pour ceux qui aspirent à l’affranchissement et qui veulent échapper à la loi de la renaissance était de ne pas aller voir cette femme.

« Aujourd’hui qu’elle a perdu son orgueil, son amour et sa joie, qu’elle a été mutilée par le tranchant du glaive, que son corps est réduit à sa nature propre, il est temps de la voir.

« Alors, abrité sous un parasol porté par un jeune homme qui l’accompagnait en qualité de serviteur, il se rendit au cimetière avec une démarche recueillie. La servante de Vâsavadattâ était restée auprès de sa maîtresse par attachement pour ses anciennes bontés, et elle empêchait les corbeaux d’approcher de son corps. [En voyant Upagupta] elle lui dit : Fille de mon maître, celui vers lequel tu m’as envoyée à plusieurs reprises, Upagupta, s’avance de ce côté. Il vient sans doute attiré par l’amour du plaisir. Mais Vâsavadattâ entendant ces paroles lui répondit :

« Quand il me verra privée de ma beauté, déchirée par la douleur, jetée à terre, toute souillée de sang, comment pourra-t-il éprouver l’amour du plaisir ?

« Puis elle dit à sa servante : Amie, ramasse les membres qui ont été séparés de mon corps. La servante les réunit aussitôt et les cacha sous un morceau de toile. En ce moment Upagupta survint, et il se plaça debout devant Vâsavadattâ. La courtisane le voyant ainsi debout devant elle, lui dit : Fils de mon maître, quand mon corps était entier, qu’il était fait pour le plaisir, j’ai envoyé à plusieurs reprises ma servante vers toi, et tu m’as répondu : Ma sœur, il n’est pas temps pour loi de me voir. Aujourd’hui que le glaive m’a enlevé les mains, les pieds, le nez et les oreilles, que je suis jetée dans la boue et dans le sang, pourquoi viens-tu ? Et elle prononça les stances suivantes :

« Quand mon corps était doux comme la fleur du lotus, qu’il était orné de parures et de vêtements précieux, qu’il avait tout ce qui attire les regards, j’ai été assez malheureuse pour ne pouvoir te voir.

« Aujourd’hui pourquoi viens-tu contempler ici un corps dont les yeux ne peuvent supporter la vue, qu’ont abandonné les jeux, le plaisir, la joie et la beauté, qui inspire l’épouvante et qui est souillé de sang et de boue ?

« Upagupta lui répondit : Je ne suis pas venu auprès de loi, ma sœur, attiré par l’amour du plaisir ; mais je suis venu pour voir la véritable nature des misérables objets des jouissances de l’homme[138]. »

Upagupta ajoute ensuite quelques autres maximes sur la vanité des plaisirs et la corruption du corps ; ses discours portent le calme dans l’âme de Vâsavadattâ, qui meurt après avoir fait un acte de foi en Buddha, et qui va renaître aussitôt parmi les Dieux.

J’ai cité ce morceau tout entier, quoiqu’il ne se rattache à la discussion présente que par un trait unique, la punition de Vâsavadattâ condamnée par la volonté souveraine du roi. J’ajouterai seulement ici que la légende n’est pas contemporaine de Çakyamuni, car elle se trouve dans un texte qui, comme je le ferai voir autre part, est certainement postérieur à l’époque d’Açôka (Kâlâçôka).

Aux traits que je viens de citer, j’en ajouterai deux autres qui nous font pénétrer assez avant dans les habitudes de la caste royale.

« Un Brâhmane de Tchampâ[139] avait une fille d’une grande beauté. Les astrologues lui prédirent qu’elle mettrait au jour deux fils, dont l’un serait un monarque souverain, l’autre un Religieux éminent par sa sainteté. Enhardi par cette prédiction, le Brâhmane alla présenter sa fille à Bindusâra, roi de Pâtaliputtra, qui l’accepta et la fit entrer dans l’appartement des femmes. À la vue de la jeune fille, les épouses du roi redoutant l’empire que sa beauté pouvait lui donner sur l’esprit de Bindusâra, résolurent de la faire passer pour une femme de la caste abjecte des barbiers, et lui apprirent à soigner la barbe et la chevelure du roi.

« La jeune fille devint bientôt habile dans ce métier, et chaque fois qu’elle commençait à remplir son office auprès du roi, ce dernier se couchait. Un jour le roi, qui était content d’elle, lui offrit de lui accorder la grâce qu’elle désirerait, et lui demanda : Quelle faveur veux-tu ? Seigneur, répondit la jeune fille, que le roi consente à s’unir avec moi. Tu es de la caste des barbiers, lui dit Bindusâra, et moi je suis un roi de la race des Kchattriyas qui ai reçu l’onction royale ; comment est-il possible que tu aies commerce avec moi ? Je ne suis pas de la caste des barbiers, reprit-elle ; je suis la fille d’un Brahmane qui m’a donnée au roi pour qu’il fît de moi sa femme. — Qui t’a donc appris le métier de barbier ? dit le roi. — Ce sont les femmes des appartements intérieurs. — Je ne veux plus, dit Bindusâra, que tu fasses à l’avenir ce métier. Et. le roi déclara la jeune fille la première de ses femmes[140]. »

Une autre légende, celle d’Açôka, fils et successeur de Bindusâra, nous offre un exemple non moins curieux de la puissance des préjugés créés par les castes. Tichya rakchitâ, l’une des femmes du roi, avait conçu une passion incestueuse pour Kunâla, fils du roi et d’une autre de ses femmes ; mais elle avait été repoussée. Décidée à se venger, elle profite d’une maladie grave et réputée incurable, qui menaçait les jours du roi, pour s’emparer sans réserve de son esprit, et obtenir durant quelques jours l’usage exclusif de la puissance royale. J’extrais maintenant de cette légende ce qui touche à notre sujet.

« Açôka, voyant que son mal était incurable, donna l’ordre suivant : Faites venir Kunâla ; je veux le placer sur le trône ; qu’ai-je besoin de la vie ? Mais Tichya rakchitâ ayant entendu les paroles du roi, fit cette réflexion : Si Kunâla monte sur le trône, je suis perdue. Elle dit donc au roi Açôka : Je me charge de te rendre la santé ; mais il faut que tu interdises aux médecins feutrée du palais. Le roi défendit qu’on laissât entrer aucun médecin. De son côté, la reine leur dit à tous : S’il se présente à vous un homme ou une femme qui soit atteint du même mal que le roi, ayez soin de me le faire voir.

« Or il arriva qu’un homme de la caste des Abhîras (les pasteurs) fut atteint de cette même maladie. Sa femme alla faire connaître f état de son mari à un médecin, qui lui répondit : Que le malade vienne me trouver ; quand j’aurai reconnu son état, je lui indiquerai le remède convenable. L’Abhîra se rendit en conséquence chez le médecin, qui le conduisit en présence de Tichya rakchitâ. La reine l’introduisit dans un lieu secret et l’y fit mettre à mort. Quand l’Abhîra eut été tué, elle lui fit ouvrir le ventre, y regarda et aperçut dans son estomac un ver énorme. Quand le ver remontait, les excréments du malade lui sortaient par la bouche ; quand il descendait, ces matières impures prenaient leur cours par en bas. La reine fit présenter au ver du poivre pilé, et il n’en mourut pas ; elle lui fit donner de même sans succès du poivre long et du gingembre. Enfin on le toucha avec de l’oignon ; aussitôt le ver mourut, et il descendit par les voies inférieures. La reine alors alla dire au roi : Seigneur, mange de l’oignon, et tu seras rétabli. — Reine, lui répondit le roi, je suis un Kchattriya, comment pourrais-je manger de l’oignon ? — Seigneur, reprit la reine, c’est comme médicament que tu dois prendre cette substance afin de sauver ta vie. Le roi mangea de l’oignon, et le ver mourut, et il sortit par les voies inférieures[141]. »

Je n’ai pas besoin de faire remarquer que le scrupule qui empêchait le roi Açôka de manger de l’oignon, quoique dominant aussi chez les Buddhistes, a sa source dans la défense brâhmanique formulée par la loi de Manu[142]. Mais il est important de noter que le fait raconté tout à l’heure se passe, d’après la légende, à une époque où le roi Açôka était déjà entièrement converti au Buddhisme ; et cependant le préjugé fondé sur l’existence de la caste exerçait encore sur son esprit un aussi puissant empire !

Les passages que je viens de rapporter suffisent pour faire connaître la véritable position des deux premières classes, celle des Brâhmanes et celle des Kchattriyas, dans la société indienne. D’autres textes fixent, avec une précision à peu près égale, la position des castes inférieures, que l’on voit livrées au commerce, à l’agriculture et enfin aux professions serviles. Je ne m’arrêterai pas à rapporter ici les noms de toutes les castes citées dans les Sûtras ; l’organisation politique de la société indienne, au temps de Çâkyamuni, est suffisamment déterminée par les noms de celles qui ont paru dans les passages cités plus haut. Je me contente de rappeler ici, d’après les Sûtras, le double principe sur lequel reposaient l’existence et la perpétuité des castes. Le premier de ces principes était l’obligation où chacun se trouvait de ne se marier qu’avec une femme de sa propre classe. Cette règle était si universellement admise au temps de la prédication de Çâkya, qu’on la voit appliquée à chaque instant dans les Sûtras et dans les légendes du Divya avadâna. Toutes les fois qu’il est question d’un mariage, le texte ajoute la formule ordinaire : « Il prit une femme dans une famille égale à la sienne[143]. » L’histoire de Çâkyamuni nous en fournit un très-curieux exemple. Le jeune prince, que l’on pressait de se marier, avait déclaré que la considération de la caste ne l’arrêterait pas, et qu’il prendrait indifféremment une femme parmi les Brâhmanes, les Kchattriyas, les Vâiçyas ou les Çûdras, s’il en trouvait une qui répondît au type de perfection qu’il s’était formé. Le Brâhmane qui exerçait les fonctions de prêtre de famille auprès du roi Çuddhôdana fut chargé de chercher la femme accomplie que désirait le prince, et il la trouva dans la maison d’un artisan de Kapilavastu, nommé Daṇḍapâṇi. En conséquence, le roi Çuddhôdana lui fit demander sa fille pour le jeune Çâkya. Mais que répond Daṇḍapâṇi ? « Seigneur, le prince a été élevé dans sa maison au sein du bonheur ; et de plus, c’est une loi de famille parmi nous, que nos filles ne soient données en mariage qu’à celui qui sait un métier, et non à un autre. Or le prince ne connaît aucun métier ; il ne sait manier ni l’épée, ni l’arc, ni le carquois, etc.[144]. » Le roi s’arrête devant cette objection, et Çâkya est obligé de montrer les connaissances qu’il possède dans tous les arts, connaissances au nombre desquelles sont comprises celles qui ont trait aux arts libéraux, comme l’étude des vocabulaires antiques (Nighaṇṭu), la lecture des livres sacrés, des Vêdas, des Purâṇas, des Itihâsas, des traités de grammaire, l’explication des termes obsolètes, la lecture, la métrique, le rituel, l’astronomie[145].

Le second principe de la conservation des castes était l’hérédité des professions, et ce principe n’était pas moins généralement respecté que le premier. Le fils du marchand suivait la profession de son père[146] ; le fils du boucher était boucher, parce que son père et ses ancêtres l’avaient été avant lui[147]. Respectés par toutes les classes, depuis le Brâhmane jusqu’au Tchâṇḍâla, les deux principes que je viens de rappeler formaient la base sur laquelle reposait l’édifice de la société dont le Mânava dharma çâstra nous a conservé le plan et le tableau.

C’est au milieu d’une société ainsi constituée que naquit, dans une famille de Kchattriyas, celle des Çâkyas de Kapilavastu, qui se prétendait issue de l’antique race solaire de l’Inde, un jeune prince qui, renonçant au monde à l’âge de vingt-neuf ans, se fit Religieux sous le nom de Çâkyamuni, ou encore de Çramaṇa Gâutama. Sa doctrine, qui selon les Sûtras était plus morale que métaphysique, au moins dans son principe[148], reposait sur une opinion admise comme un fait, et sur une espérance présentée comme une certitude. Cette opinion, c’est que le monde visible est dans un perpétuel changement ; que la mort succède à la vie, et la vie à la mort ; que l’homme, comme tout ce qui l’entoure, roule dans le cercle éternel de la transmigration ; qu’il passe successivement par toutes les formes de la vie, depuis les plus élémentaires jusqu’aux plus parfaites ; que la place qu’il occupe dans la vaste échelle des êtres vivants dépend du mérite des actions qu’il accomplit en ce monde ; et qu’ainsi l’homme vertueux doit, après cette vie, renaître avec un corps divin, et le coupable avec un corps de damné ; que les récompenses du ciel et les punitions de l’enfer n’ont qu’une durée limitée, comme tout ce qui est dans le monde ; que le temps épuise le mérite des actions vertueuses, tout de même qu’il efface la faute des mauvaises ; et que la loi fatale du changement ramène sur la terre et le Dieu et le damné, pour les mettre de nouveau l’un et l’autre à l’épreuve et leur faire parcourir une suite nouvelle de transformations. L’espérance que Çâkyamuni apportait aux hommes, c’était la possibilité d’échapper à la loi de la transmigration, en entrant dans ce qu’il appelle le Nirvâṇa, c’est-à-dire l’anéantissement. Le signe définitif de cet anéantissement était la mort ; mais un signe précurseur annonçait dès cette vie l’homme prédestiné à cette suprême délivrance ; c’était la possession d’une science illimitée, qui lui donnait la vue nette du monde, tel qu’il est, c’est-à-dire la connaissance des lois physiques et morales ; et pour tout dire en un mot, c’était la pratique des six perfections transcendantes : celle de l’aumône, de la morale, de la science, de l’énergie, de la patience et de la charité. L’autorité sur laquelle le Religieux de la race de Çâkya appuyait son enseignement était toute personnelle ; elle se formait de deux éléments, l’un réel et l’autre idéal. Le premier était la régularité et la sainteté de sa conduite, dont la chasteté, la patience et la charité formaient les traits principaux. Le second était la prétention qu’il avait d’être Buddha, c’est-à-dire éclairé, et, comme tel, de posséder une science et une puissance surhumaines. Avec sa puissance, il opérait des miracles ; avec sa science, il se représentait, sous une forme claire et complète, le passé et l’avenir. Par là il pouvait raconter tout ce que chaque homme avait fait dans ses existences antérieures ; et il affirmait ainsi qu’un nombre infini d’êtres avait jadis atteint comme lui, par la pratique des mêmes vertus, à la dignité de Buddha, avant d’entrer dans l’anéantissement complet. Il se présentait enfin aux hommes comme leur sauveur, et il leur promettait que sa mort n’anéantirait pas sa doctrine, mais que cette doctrine devait durer après lui un grand nombre de siècles, et que quand son action salutaire aurait cessé, il viendrait au monde un nouveau Buddha, qu’il annonçait par son nom, et qu’avant de descendre sur la terre il avait, disent les légendes, sacré lui-même dans le ciel, en qualité de Buddha futur[149].

Voilà ce que nous apprennent les Sûtras de la position et des desseins de Çâkyamuni au milieu de la société indienne ; et c’est la, si je ne me trompe, la forme la plus simple et la plus primitive sous laquelle se présente sa doctrine, tant qu’elle n’est encore, comme dans ces traités, qu’à l’état de prédication. Que d’autres livres du Népal, tels que les diverses éditions de la Pradjnâ pâramitâ, nous offrent un système plus régulier et qui embrasse un bien plus grand nombre de questions que celles qui sont indiquées dans les Sûtras, cela ne doit pas nous surprendre ; mais ce n’est pas ici le lieu de comparer le Buddhisme développé de la Pradjnâ avec celui des Sûtras ; ce qui nous importe en ce moment, c’est de fixer, d’après cette dernière classe de traités, la position dans laquelle Çâkyamuni se trouvait au milieu des Brahmanes, des Kchattriyas et des autres castes. Il est clair qu’il se présentait comme un de ces ascètes qui depuis les temps les plus anciens parcourent l’Inde en prêchant la morale, d’autant plus respectés de la société qu’ils affectent de la mépriser davantage ; c’est même en se plaçant sous la tutelle des Brahmanes qu’il était entré dans la vie religieuse. Le Lalita vistara nous le montre en effet se rendant, au sortir de la maison paternelle, auprès des plus célèbres Brahmanes, pour puiser à leur école la science qu’il cherche[150]. Quand il a obtenu de ses maîtres ce qu’ils peuvent lui apprendre, quand le plus habile l’a même associé à l’exercice de ses fonctions de précepteur, Çâkya se livre, comme tous les ascètes, à de rudes mortifications, à une longue et rigoureuse abstinence ; et le Lalita vistara, qui retrace tous les détails de cette partie de sa vie, termine naïvement son récit par cette réflexion instructive : « C’était pour montrer au monde le « spectacle d’actions étonnantes[151]. » Çâkyamuni, ou le solitaire de la race de Çâkya, ne se distingue pas, à l’origine, des autres solitaires de race brahmanique ; et on verra tout à l’heure, quand je rassemblerai les preuves des luttes qu’il était obligé de soutenir contre les autres ascètes ses rivaux, que le peuple, étonné des persécutions dont il était l’objet, demandait quelquefois à ses adversaires quelles raisons ils avaient de le tant haïr, puisqu’il n’était qu’un mendiant comme eux.

Il n’est pas moins évident que l’opinion philosophique par laquelle il justifiait sa mission était partagée par toutes les classes de la société : Brahmanes, Kchattriyas, Vâiçyas et Çûdras, tous croyaient également à la fatalité de la migration, à la répartition des récompenses et des peines, à la nécessité et en même temps à la difficulté d’échapper d’une manière définitive aux conditions perpétuellement changeantes d’une existence toute relative. Jusque-là le solitaire de la race de Çâkya n’était pas en opposition avec la société brahmanique. Kchattriya par la naissance, il était devenu ascète, comme quelques autres, et notamment Viçvâmitra, avaient fait avant lui[152]. Il conservait même, dans un des noms qu’il portait, la trace du lien essentiellement religieux qui rattachait sa famille à la caste brahmanique ; il se nommait le Çramaṇa Gâutama, ou l’ascète Gâutamide, sans doute parce que Gâutama était le nom de famille sacerdotal de la race militaire des Çâkyas, qui en qualité de Kchattriyas n’avaient pas d’ancêtre ni de saint tutélaire à la manière des Brâhmanes, mais qui avaient pu prendre, ainsi que la loi indienne l’autorise, le nom de l’ancien sage à la race duquel appartenait leur directeur spirituel[153]. Philosophe et moraliste, il croyait à la plupart des vérités admises par les Brahmanes ; mais il se séparait d’eux du moment qu’il s’agissait de tirer la conséquence de ces vérités et de déterminer les conditions du salut, but des efforts de l’homme, puisqu’il substituait l’anéantissement et le vide au Brahma unique dans la substance duquel ses adversaires faisaient rentrer le monde et l’homme.

Je vais maintenant extraire des Sûtras les passages qui m’ont paru de nature à jeter le plus de jour sur les points suivants : la position de Çâkya et de ses disciples à l’égard des Brahmanes et des autres ascètes en général ; le but que Çâkya et ses Religieux se proposaient en commun ; les luttes que le chef soutenait contre ses adversaires ; les moyens de conversion qu’il employait, et l’action que son enseignement devait à la longue exercer sur le système brahmanique des castes. Ces divers sujets sont souvent mêlés entre eux dans le même passage, et l’on ne s’attend pas sans doute à en trouver ici une classification méthodique ; le point qu’il importe d’établir, c’est l’impression qui résulte, pour tout lecteur impartial, de l’étude des Sûtras, envisagés sous ces divers points de vue.

Un des faits que la lecture des Sûtras et les légendes du Divya avadâna met le mieux en lumière, c’est que Çâkyamuni et ses Religieux étaient placés, au milieu de la société indienne, sur le même rang que les ascètes d’une autre origine. Cette assertion, pour n’être pas exprimée d’une manière aussi affirmative, n’en est pas moins au fond le fait que démontre le plus évidemment l’étude des Sûtras. J’ai rappelé tout à l’heure à quelle discipline Çâkya s’était soumis pour pénétrer les mystères les plus secrets de la science brâhmanique. Aucun des maîtres sous l’enseignement desquels il se place successivement ne trouve ses prétentions insolites, et la légende du Lalita vistara nous apprend même que l’un de ces Brâhmanes partage avec lui son titre de précepteur[154]. Cinq des disciples de ce Brâhmane sont tellement frappés des progrès de Çâkya, qu’ils quittent leur ancien maître pour s’attacher au nouvel ascète[155]. Il est vrai que quand, épuisé par une abstinence excessive, Çâkya est obligé de prendre quelque nourriture et de renoncer à des jeûnes trop prolongés, les cinq disciples, choqués de cette infraction à la règle, l’abandonnent pour aller seuls auprès de Bénarès continuer leur vie de mortifications[156] ; mais Çâkya les retrouve plus tard, et la vue de ses perfections physiques et morales les touche de nouveau et les convertit pour jamais à sa loi[157].

Il n’y a dans tout ceci rien qui n’eût pu arriver également à un ascète brâhmanique, et Çâkya, tout Kchattriya qu’il était, est mis par la légende exactement sur le même pied qu’un Brâhmane. D’autres textes nous font voir ses disciples à peine distingués de ceux qui plus tard devinrent leurs adversaires violents. Entre plusieurs passages que je pourrais invoquer, j’en citerai un seul, qui nous montre un des plus zélés partisans de Çâkyamuni distribuant également ses aumônes aux Buddhistes et aux Brâhmanes, et disant au gardien de la porte de sa maison : « Ne donne pas entrée aux Tîrthyas[158] (ce sont les ascètes brâhmaniques), pendant le temps que l’Assemblée des Religieux, ayant à sa tête le Buddha, sera occupée à prendre son repas ; mon intention est de ne recevoir les Tîrthyas qu’après l’Assemblée[159]. » Et la différence qui existe entre ces deux espèces d’ascètes, le Brâhmane et le Buddhiste, est assez peu tranchée pour qu’à la vue de Kâçyapa, c’est-à-dire de l’un des premiers et des plus fervents disciples de Çâkya, le gardien le prenne pour un mendiant brâhmane et lui ferme la porte[160]. Cette égalité presque complète des deux ordres est exprimée de la manière la plus claire par la formule qui revient à chaque ligne des Sûtras primitifs : Çramana Brâhmaṇa, c’est-à-dire les Çramanas et les Brâhmanes, formule d’après laquelle le seul avantage que se donnent les Buddhistes, c’est de se nommer les premiers[161]. Çâkya est souvent représenté parcourant le pays, entouré de l’Assemblée des Religieux, et suivi d’une foule de Brâhmanes, de marchands et de maîtres de maison[162]. Une formule souvent répétée, et qui a pour objet d’exprimer l’étendue de la science du Buddha, renferme ces mots : « Connaissant les créatures, y compris les Çramanas et les Brâhmanes[163]. » Ces faits et d’autres semblables prouvent que les Buddhistes et les Brâhmanes vivaient ensemble dans le même pays ; ils appartiennent, à ce titre, à l’histoire du Buddhisme indien, et sont certainement antérieurs de bien des siècles à la séparation violente qui a expulsé de l’Hindostan les croyances qui se rattachaient à la prédication de Çâkyamuni.

Le but que se proposait le solitaire de la race de Çâkya n’est pas moins clairement établi par les Sûtras. Il voulait sauver les hommes, en les détachant du monde et en leur enseignant la pratique de la vertu. À cet effet, il cherchait à les convertir à sa doctrine, et à s’en faire des disciples qui pussent la répandre et la perpétuer après lui. Encouragés par l’exemple de ses vertus et par le souvenir des épreuves qu’il leur disait avoir traversées dans des existences antérieures, ses disciples s’imposaient les plus rudes sacrifices pour arriver, comme lui, à la perfection de la sainteté. Il n’est pas rare d’en voir qui renoncent à la vie, dans le désir et la ferme espérance d’arriver un jour à l’état suprême de Buddha parfaitement accompli. Leur dévouement est cependant plus désintéressé que celui des Brâhmanes, qui se livraient à de rudes pénitences, pour partager dans une autre vie le séjour d’Indra ou celui de Brahmâ, car la perfection à laquelle aspire l’ascète buddhiste ne doit pas l’élever seul, et c’est pour en faire partager le bienfait aux autres hommes qu’il la recherche au milieu des plus difficiles épreuves. Les Sûtra et les légendes nous offrent plus d’un exemple de cette tendance des conversions buddhiques, tendance qui place presque sur le même rang, sauf le but, les sectateurs de Buddha et les adorateurs de Brahmâ. Quand Açôka mourant laisse l’empire de la terre, dont il se croyait le maître, à l’Assemblée des Religieux du Buddha, il s’écrie qu’il n’accomplit pas cet acte de générosité pour en recueillir le fruit, soit dans le ciel d’Indra, soit dans le monde de Brahmâ, mais pour obtenir la récompense que mérite sa foi en Bhagavat[164]. Un jeune Brâhmane, qui s’est retiré au fond d’une forêt, pour se livrer, dans l’intérêt des êtres vivants, à une pénitence extraordinaire, donne son corps en pâture à une tigresse affamée, qui venait de mettre bas. Au moment de consommer ce sacrifice héroïque, il s’écrie : « Comme il est vrai que je n’abandonne la vie, ni pour la royauté, ni pour les jouissances du plaisir, ni pour le rang de Çakra, ni pour celui de monarque souverain, mais bien pour arriver à l’état suprême de Buddha parfaitement accompli[165]. » On trouve dans un autre Sûtra, celui de Tchandra prabha, une allusion à une légende semblable, celle de la femelle du tigre, dont on doit une double traduction à M. Schmidt, exécutée d’après deux ouvrages mongols, l’Uligerün dalai et l’Altan gerel[166]. Dans ce même Sûtra, le roi, au moment d’abandonner la vie, prend les Dieux à témoin qu’il accomplit un aussi grand sacrifice, non pas pour obtenir les récompenses qu’on en attend d’ordinaire, récompenses qui sont l’état de Brahmâ, celui de Çakra, ou celui de monarque souverain, mais pour devenir un jour un Buddha parfait.

Ici, comme dans bien d’autres textes, se montrent à la fois la ressemblance et la différence du Buddhisme comparé au Brâhmanisme. La croyance à la sainteté du suicide en vue d’un but religieux est la même de part et d’autre, parce qu’elle repose sur cette antique sentence de réprobation, portée contre le corps par l’ascétisme oriental. Et dans le fait, si la vie est un état de douleur et de péché, si le corps est une prison où l’âme languit captive et misérable, quel meilleur usage peut-on en faire que de s’en débarrasser soi-même ? Et avec quelle ardeur l’ascète ne doit-il pas se porter à ce sacrifice, s’il croit se rapprocher ainsi plus vite du but élevé promis à ses efforts ! C’est là, on n’en peut douter, le sens de ces immolations volontaires qui se consomment encore de nos jours sous le char de Djagannâtha. Les légendes buddhiques où j’en trouve des exemples se rapportent, il est vrai, à des époques tout à fait mythologiques ; et il est permis de supposer qu’on ne les a placés dans ces temps lointains que parce qu’il eût été difficile d’en rencontrer de pareils pendant les premiers siècles de l’établissement du Buddhisme. Cependant, quoi qu’il puisse être des faits en eux-mêmes, la tendance des légendes de ce genre n’en est pas moins identique avec celle des idées qui poussent de fanatiques sectaires a se torturer et à se tuer pour Vichnu le bienveillant, ou pour l’implacable Dêvi. Dans nos légendes, le but est différent ; il faut même le dire, cette différence est tout entière à l’avantage des Buddhistes, puisque le sacrifice que s’impose l’ascète est toujours dans l’intérêt de l’humanité tout entière[167]. Mais cette différence pouvait aisément disparaître aux yeux du peuple devant l’identité de l’esprit et des moyens ; et le zèle avec lequel les Religieux buddhistes exaltaient de semblables sacrifices suffisait pour leur faire partager avec les autres ascètes qui les pratiquaient aussi les respects de la multitude.

Ce qui semble appuyer cette supposition, c’est la nature des reproches que, suivant nos Sûtras, les Brâhmanes adressaient à Çâkyamuni et à ses disciples. Je sais que ces reproches sont rapportés par des Buddhistes, qui ont pu choisir entre ceux auxquels il leur était le plus facile de répondre, tandis qu’ils ont dû taire les objections purement philosophiques, objections bien autrement graves, que les commentateurs des systèmes brâhmaniques du Sâmkhya et du Nyâya font aux sectateurs de Çâkyamuni. Mais, je le répète encore, il est ici question des légendes relatives aux premières prédications de Çâkya, et non d’un système arrêté qui se défend avec des armes semblables à celles par lesquelles on l’attaque. Aussi, quand même les rédacteurs des Sûtras auraient à dessein passé sous silence la polémique dont les opinions de Çâkyamuni doivent avoir été l’objet de la part des Brâhmanes, les reproches moins sérieux qu’ils mettent dans la bouche de leurs adversaires peuvent toujours leur avoir été faits, quelque peu philosophique qu’en soit le motif.

Un des griefs qui animaient d’ordinaire la caste brâhmanique contre les Buddhistes, c’est que ces derniers, livrés comme elle à la vie ascétique, et se signalant aux respects du peuple par la régularité de leur conduite, enlevaient aux Religieux des autres sectes une partie des hommages et des profits qui leur revenaient auparavant. Nous verrons tout à l’heure six Brâhmanes, qui voulaient essayer leur puissance surnaturelle contre celle de Çâkya, se plaindre hautement du tort qu’il leur faisait depuis qu’il avait embrassé la vie religieuse. Une autre légende, celle de Dharma rutchi, reproduit ces plaintes ; mais elle en reporte le sujet et les auteurs à une époque toute mythologique, sous Kchêmam̃kara, l’un, l’un des Buddhas fabuleux antérieurs à Çâkyâmuni. Un marchand, qui avait amassé de vastes richesses dans un voyage sur mer, voulut agrandir et orner le Stupa, ou le monument de ce Buddha. « Mais les Brahmanes qui habitaient la ville, s’étant tous réunis, se rendirent auprès du grand marchand et lui dirent : Tu sais, marchand, qu’au temps où le Buddha Kchêmam̃kara, n’avait pas encore paru dans le monde, nous étions alors pour le peuple un objet de respect, et que quand il fut né, c’est lui qui obtint les hommages de la multitude. Aujourd’hui qu’il est entré dans l’anéantissement complet, c’est à nous que le monde doit ses respects ; cet or nous revient donc de droit[168]. »

De telles paroles ont dû être prononcées depuis la mort de Çâkyamuni ; et c’est parce qu’elles l’ont été en effet que la légende les rapporte, en les plaçant dans un passé antérieur aux temps historiques. Elles n’en montrent pas moins, selon nous, un des points de vue sous lesquels les ascètes de tous les ordres envisageaient l’apparition et le développement de la secte nouvelle, qui venait leur disputer les avantages matériels d’une profession si lucrative dans l’Inde. Un autre reproche plus grave, sans doute parce qu’il venait des classes les plus respectables de la société, c’était le blâme avec lequel on accueillait la plupart des conversions opérées par Çâkyamuni. On lui reprochait d’admettre parmi ses disciples des hommes repoussés de tous pour leurs crimes ou pour leur misère. Mais je dois me contenter d’indiquer ici ce genre de blâme ; j’aurai occasion d’en parler tout à l’heure en détail, quand j’examinerai la nature des conversions opérées par Çâkya et l’effet produit par ces conversions mêmes.

Si les objections que, suivant les Sûtras, les Brahmanes opposaient à Çâkya et à ses disciples n’étaient pas très-philosophiques, la lutte qu’ils soutenaient contre lui ne l’était pas davantage ; car les légendes nous les montrent disputant avec lui à qui opérerait les miracles les plus convaincants. Je crois nécessaire de traduire, pour la plus grande partie, un Sûtra relatif à ce sujet, qui fera comprendre, mieux que tout ce que je pourrais dire, sur quel terrain les Brahmanes, suivant la tradition buddhique, luttaient avec Çâkyamuni et avec ses premiers sectateurs.

« En ce temps-là résidaient dans la ville de Râdjagrĭha six maîtres qui ne savaient pas tout, mais qui s’imaginaient tout savoir ; c’étaient : Pûraṇa Kâçyapa, Maskarin fils de Gôçâli, Sam̃djayin fils de Vâiraṭṭî, Adjila Kêçakambala, Kakuda Kâtyâyana, Nirgrantha fils de Djñati[169]. Or ces six Tîrthyas, réunis et assis dans une salle de récréation, eurent ensemble la conversation et l’entretien suivants : Vous savez certainement, seigneurs, que quand le Çramaṇa Gâutama n’avait pas encore paru dans le monde, nous étions honorés, respectés, vénérés, adorés par les rois, par les ministres des rois, par les Brâhmanes, par les maîtres de maison, par les habitants des villes et par ceux des campagnes, par les chefs de métiers et par les marchands ; et que nous en recevions divers secours, comme le vêtement, la nourriture, le lit, le siége, les médicaments destinés aux malades et d’autres choses. Mais depuis que le Çramaṇa Gâutama a paru dans le monde, c’est lui qui est honoré, respecté, vénéré, adoré par les rois, par les Brâhmanes, par les ministres des rois, par les maîtres de maison, par les habitants des villes et des campagnes, par les riches, par les chefs de métiers, et par les premiers entre les marchands ; c’est le Çramaṇa Gâutama qui, avec l’Assemblée de ses Auditeurs, reçoit divers secours, tels que le vêtement, la nourriture, le lit, le siége, les médicaments destinés aux malades et d’autres choses encore ; nos profits et nos honneurs nous sont entièrement et complètement enlevés. Cependant nous sommes doués d’une puissance surnaturelle, nous savons discuter sur la science. Le Çramaṇa Gâutama aussi se prétend doué d’une puissance surnaturelle, il prétend savoir discuter sur la science. Il convient que celui qui sait discuter lutte avec celui qui en sait autant que lui, en opérant, au moyen de sa puissance surnaturelle, des miracles supérieurs à ce que l’homme peut faire[170]. Si le Çramaṇa Gâutama opère, au moyen de sa puissance surnaturelle, un seul miracle supérieur à ce que l’homme peut faire, nous en ferons deux ; s’il en opère deux, nous en ferons quatre ; s’il en opère quatre, nous en ferons huit ; s’il en opère huit, nous en ferons seize ; s’il en opère seize, nous en ferons trente-deux. Enfin, nous ferons deux fois, trois fois autant de miracles que le Çramaṇa Gâutama en aura opéré au moyen de sa puissance surnaturelle. Que le Çramaṇa Gâutama ne s’avance qu’à mi-chemin, nous ne nous avancerons qu’à mi-chemin non plus. Allons donc lutter avec le Çramaṇa Gâutama dans l’art d’opérer, au moyen d’une puissance surnaturelle, des miracles supérieurs à ce que l’homme peut faire.

Cependant Mâra le pécheur fit la réflexion suivante : Plus d’une fois, plus d’une fois je me suis attaqué au Çramaṇa Gâutama, mais jamais je n’ai pu le détruire[171]. Pourquoi ne me ferais-je pas une arme des Tîrthyas ? Ayant pris cette résolution, il revêtit la figure de Purâna, et s’étant élancé en l’air, il produisit des apparitions magiques de flammes, de lumière, de pluie et d’éclairs ; et il parla ainsi à Maskarin fils de Gôçâli : Sache, ô Maskarin, que je suis doué d’une puissance surnaturelle, que je sais discuter sur la science. Le Çramaṇa Gâutama prétend qu’il est doué d’une puissance surnaturelle, qu’il sait discuter sur la science. Il convient que celui qui sait discuter sur la science lutte avec celui qui en sait autant que lui [etc. comme ci-dessus, jusqu’à :] Allons donc lutter avec le Çramaṇa Gâutama dans l’art d’opérer, au moyen d’une puissance surnaturelle, des miracles supérieurs à ce que l’homme peut faire.

Mâra le pécheur prit ensuite la figure de Maskarin et tint le même langage à Sam̃djayin, fils de Vâiraṭṭî[172] ; c’est ainsi qu’ils furent abusés l’un par l’autre.

C’est pourquoi chacun d’eux se dit en lui-même : J’ai obtenu la puissance surnaturelle. Puraṇa et les cinq autres maîtres, qui s’imaginaient tout savoir, se rendirent auprès de Bimbisâra, surnommé Çrêṇya[173], le roi du Magadha ; et l’ayant abordé, ils lui parlèrent ainsi : Sache, ô roi, que nous sommes doués d’une puissance surnaturelle, que nous savons discuter sur la science. Le Çramaṇa Gâutama aussi prétend qu’il est doué d’une puissance surnaturelle, et qu’il sait discuter sur la science. Il convient que celui qui sait discuter sur la science lutte avec celui qui en sait autant que lui [etc. comme ci-dessus, jusqu’à :] Luttons donc avec le Çramaṇa Gâutama dans l’art d’opérer, au moyen d’une puissance surnaturelle, des miracles supérieurs à ce que l’homme peut faire.

Cela dit, Bimbisâra Çrêṇya, le roi du Magadha, parla ainsi aux Tîrthyas : Si vous voulez devenir des cadavres, vous n’avez qu’à lutter de puissance surnaturelle avec Bhagavat. [Quelque temps après,] Pûraṇa et les cinq autres maîtres, qui ne sachant pas tout s’imaginaient tout savoir, ayant rencontré sur le chemin Bimbisâra Çrêṇya, le roi du Magadha, lui répétèrent ce qu’ils lui avaient déjà dit ; mais Bimbisâra répondit en ces termes aux mendiants Tîrthyas : Si vous me répétez une troisième fois la même chose, je vous chasserai du pays. Les Tîrthyas firent alors cette réflexion : Le roi Bimbisâra est un Auditeur du Çramaṇa Gâutama, laissons là Bimbisâra ; mais Prasênadjit, roi du Kôçala, est impartial ; lorsque le Çramaṇa Gâutama ira dans la ville de Çravasti, nous nous y rendrons, et nous l’y provoquerons à opérer, au moyen de sa puissance surnaturelle, des miracles supérieurs à ce que peut faire l’homme. Ayant dit ces paroles, ils se retirèrent.

Alors Bimbisâra dit à un de ses gens : Va et attelle promptement un bon char ; j’y monterai, parce que je veux aller voir Bhagavat, afin de lui faire honneur. Oui, seigneur, répondit le domestique ; et ayant attelé promptement un bon char, il se rendit auprès de Bimbisâra, et l’ayant abordé, il lui dit : Voici attelé le bon char du roi ; le moment fixé pour ce que le roi veut faire est arrivé. Alors Bimbisâra étant monté sur ce bon char, sortit de Râdjagrĭha et se dirigea vers Bhagavat dans l’intention de le voir, afin de lui faire honneur. Tant que le terrain lui permit de faire usage de son char, il s’avança de cette manière ; puis en étant descendu, il entra à pied dans l’ermitage et y vit Bhaghavat. S’étant aussitôt dépouillé des cinq insignes de la puissance royale, c’est-à-dire du turban, du parasol, du poignard, du chasse-mouche fait d’une queue de yak et de la chaussure de diverses couleurs, il s’avança vers Bhagavat, et l’ayant abordé, il salua ses pieds en les touchant de la tête et s’assit de côté. Bhagavat voyant le roi Bimbisâra assis de côté, commença à l’instruire par un discours relatif à la loi ; il la lui fit recevoir, il excita son zèle, il le remplit de joie ; et après l’avoir de plus d’une manière instruit par des discours relatifs à la loi, après la lui avoir fait recevoir, après avoir excité son zèle et l’avoir comblé de joie, il garda le silence. Alors Bimbisâra, après avoir loué Bhagavat et lui avoir témoigné son assentiment, salua ses pieds en les touchant de la tête et se retira de sa présence.

Ensuite cette réflexion vint à l’esprit de Bhagavat : En quel lieu les anciens Buddhas parfaitement accomplis ont-ils opéré de grands miracles pour le bien des créatures ? Les Divinités répondirent ainsi à Bhagavat : Jadis, seigneur, les anciens Buddhas parfaitement accomplis ont opéré de grands miracles pour le bien des créatures. Bhagavat possède la vue de la science ; c’est à Çrâvasti que les anciens Buddhas parfaitement accomplis ont opéré de grands miracles pour le bien des créatures. Alors Bhagavat parla ainsi au respectable Ânanda : Va, ô Ânanda, et annonce ce qui suit aux Religieux : Le Tathâgata doit aller parcourir les campagnes du Kôçala ; que celui qui veut y aller avec le Tathâgata lave, couse et teigne ses vêtements. Oui, vénérable ! Ainsi répondit à Bhagavat le respectable Ânanda ; et il annonça aux Religieux ce que Bhagavat lui avait dit, et dans les mêmes termes. Les Religieux promirent au respectable Ânanda de le faire.

Ensuite Bhagavat, qui maître de lui, calme, affranchi, consolé, discipliné, vénérable, exempt de passion, bienveillant, était entouré d’un cortége de sages qui partageaient avec lui ces mêmes mérites ; qui était comme le taureau environné d’un troupeau de vaches ; comme l’éléphant au milieu de ses petits ; comme le lion au milieu des animaux des bois ; comme le Râdjaham̃sa au milieu des cygnes ; comme Suparṇa (Garuḍa) au milieu des oiseaux ; comme un Brâhmane au milieu de ses disciples ; comme un bon médecin au milieu de ses malades ; comme un brave au milieu de ses soldats ; comme le guide parmi les voyageurs ; comme le chef de la caravane au milieu des marchands ; comme un chef de métiers au milieu des habitants d’une ville ; comme le roi d’un fort au milieu de ses conseillers ; comme un monarque souverain au milieu de ses mille enfants ; comme la lune au milieu des Nakchatras (mansions lunaires) ; comme le soleil entouré de ses milliers de rayons ; comme Virûḍhaka[174] au milieu des Kumbhâṇḍas ; comme Virûpâkcha[175] au milieu des Nâgas ; comme Dhanada[176] au milieu des Yakchas ; comme Dhrĭtarâchṭra[177] au milieu des Gandharvas ; comme Vêmatchitra au milieu des Asuras ; comme Çâkra au milieu des Dieux ; comme Brahmâ au milieu des Brahma kâyikas ; qui ressemblait à l’Océan en mouvement, à un lac plein d’eau, au roi des éléphants qui serait paisible ; Bhagavat, dis-je, s’avançant avec une démarche dont ses sens bien maîtrisés ne troublaient pas le calme[178], et avec les nombreux attributs d’un Buddha qui ne se confondent pas[179], se dirigea, suivi d’une grande assemblée de Religieux, vers la ville de Çrâvastî. Accompagné de plusieurs centaines de mille de Divinités, il parvint au terme de son voyage à Çrâvastî, où il se fixa, s’établissant à Djêtavana, dans le jardin d’Anâtha piṇḍika.

Les Tîrthyas apprirent que le Çramaṇa Gâutama s’était rendu à Çrâvasti ; et à cette nouvelle ils se rendirent également dans cette ville. Quand ils y furent arrivés, ils parlèrent ainsi à Prasênadjit, roi du Kôçala : Sache, ô roi, que nous possédons une puissance surnaturelle, que nous savons discuter sur la science. Le Çramaṇa Gâutama aussi se prétend doué d’une puissance surnaturelle, il prétend savoir discuter sur la science. Il convient que celui qui sait discuter lutte avec celui qui en sait autant que lui, en opérant, au moyen de sa puissance surnaturelle, des miracles supérieurs à ce que l’homme peut faire [etc. comme ci-dessus, jusqu’à :] Qu’il nous soit donc permis de lutter avec le Çramaṇa Gâutama dans l’art d’opérer, au moyen d’une puissance surnaturelle, des miracles supérieurs à ce que l’homme peut faire.

Cela dit, Prasênadjit, le roi du Kôçala, parla ainsi aux Tîrthyas : Allez et attendez que j’aie vu Bhagavat. Alors Prasênadjit dit à un de ses gens : Va, et attelle promptement un bon char ; j’y monterai pour aller voir aujourd’hui même Bhagavat, afin de lui faire honneur. Oui, seigneur, répondit le domestique ; et ayant attelé promptement un bon char, il se rendit auprès de Prasênadjit ; et l’ayant abordé, il lui dit : Voici attelé le bon char du roi ; le moment fixé pour ce que le roi veut faire est arrivé. Alors Prasênadjit, roi du Koçala, étant monté sur ce bon char, sortit de Çrâvastî et se dirigea vers Bhagavat, dans l’intention de le voir, afin de lui faire honneur. Tant que le terrain lui permit de faire usage de son char, il s’avança de cette manière ; puis en étant descendu, il entra à pied dans l’ermitage. Se dirigeant alors du côté où se trouvait Bhagavat, il l’aborda ; et ayant salué ses pieds en les touchant de la tête, il s’assit de côté. Là Prasênadjit, le roi du Kôçala, parla ainsi à Bhagavat : Les Tîrthyas, seigneur, provoquent Bhagavat à opérer, au moyen de sa puissance surnaturelle, des miracles supérieurs à ce que l’homme peut faire. Que Bhagavat consente à manifester, au moyen de sa puissance surnaturelle, des miracles supérieurs à ce que l’homme peut faire, dans l’intérêt des créatures ; que Bhagavat confonde les Tîrthyas ; qu’il satisfasse les Dêvas et les hommes ; qu’il réjouisse les cœurs et les âmes des gens de bien !

Cela dit, Bhagavat parla ainsi à Prasênadjit, roi du Kôçala : Grand roi, je n’enseigne pas la loi à mes Auditeurs en leur disant : Allez, ô Religieux, et opérez devant les Brâhmanes et les maîtres de maison que vous rencontrerez, à l’aide d’une puissance surnaturelle, des miracles supérieurs à ce que l’homme peut faire ; mais voici comment j’enseigne la loi à mes Auditeurs : Vivez, ô Religieux, en cachant vos bonnes œuvres et en montrant vos péchés.

Deux fois et trois fois Prasênadjit, roi du Kôçala, fit à Bhagavat la même prière, en la lui adressant dans les mêmes termes. Or c’est une loi, que les Buddhas bienheureux doivent, pendant qu’ils vivent, qu’ils existent, qu’ils sont et qu’ils se trouvent dans la vie, accomplir dix actions indispensables. Le Buddha bienheureux n’entre pas dans l’anéantissement complet tant qu’un autre n’a pas appris de sa bouche qu’il doit être un jour un Buddha ; tant qu’il n’a pas inspiré à un autre être une pensée capable de ne pas se détourner de l’état suprême de Buddha parfaitement accompli ; tant que tous ceux qui doivent être convertis par lui ne l’ont pas été ; tant qu’il n’a pas dépassé les trois quarts de la durée de son existence ; tant qu’il n’a pas confié [à d’autres] le dépôt des devoirs ; tant qu’il n’a pas désigné deux de ses Auditeurs comme les premiers de tous ; tant qu’il ne s’est pas fait voir descendant du ciel des Dêvas dans la ville de Sâm̃kâçya[180] ; tant que, réuni à ses Auditeurs auprès du grand lac Anavatapta[181], il n’a pas développé le tissu de ses actions antérieures ; tant qu’il n’a pas établi dans les vérités son père et sa mère[182] ; tant qu’il n’a pas fait un grand miracle à Çrâvastî. Alors Bhagavat fit cette réflexion : Voilà une action que doit nécessairement accomplir le Tathâgata. Convaincu de cette vérité, il parla ainsi à Prasênadjit, roi du Kôçala : Va, ô grand roi ; dans sept jours d’ici, en présence d’une grande foule de peuple, le Tathâgata opérera, au moyen de sa puissance surnaturelle, des miracles supérieurs à ce que l’homme peut faire, et cela dans l’intérêt des créatures.

Alors le roi Prasênadjit parla ainsi à Bhagavat : Si Bhagavat y consent, je ferai construire un édifice pour que le Bienheureux y opère ses miracles. Cependant Bhagavat fit cette réflexion : Dans quel endroit les Buddhas parfaitement accomplis ont-ils fait de grands miracles pour le bien des créatures ? Les Divinités répondirent à Bhagavat : Entre Çrâvastî et Djêtavana ; c’est en un lieu situé entre ces deux endroits que les anciens Buddhas parfaitement accomplis ont opéré de grands miracles pour le bien des créatures. Bhagavat accueillit donc en gardant le silence la proposition de Prasênadjit, roi du Kôçala. Alors le roi voyant que Baghavat lui accordait son assentiment, lui parla ainsi : Dans quel endroit, seigneur, dois-je faire construire l’édifice des miracles ? Entre Çrâvastî et Djêtavana, ô grand roi. Alors Prasênadjit, roi du Kôçala, ayant loué et approuvé les paroles de Bhagavat, salua ses pieds en les touchant de la tête, et se retira.

« Ensuite le roi Prasênadjit parla ainsi aux Tîrthyas : Sachez, seigneurs, que dans sept jours d’ici le Çramaṇa Gâutama doit, à l’aide de sa puissance surnaturelle, opérer des miracles supérieurs à ce que l’homme peut faire. Alors les Tîrthyas firent cette réflexion : Est-ce qu’en sept jours le Çramaṇa Gâutama est capable d’acquérir des facultés qu’il ne possède pas ? ou bien fuira-t-il ? ou bien veut-il essayer de se faire un parti ? Puis cette pensée leur vint à l’esprit : Certainement le Çramaṇa Gâutama ne fuira pas, et certainement aussi il n’acquerra pas les facultés qu’il ne possède pas encore ; le Çramaṇa Gâutama veut essayer de se faire un parti ; et nous, de notre côté, nous tenterons de nous en faire un. Ainsi décidés, ils appelèrent le mendiant nommé Raktâkcha, qui était habile dans la magie, et lui racontèrent l’affaire en détail, en lui disant : Sache, ô Raktâkcha, que nous avons provoqué le Çramaṇa Gâutama à faire usage de sa puissance surnaturelle ; or il dit que dans sept jours d’ici il opérera, au moyen de sa puissance surnaturelle, des miracles supérieurs à ce que l’homme peut faire. Certainement le Çramaṇa Gâutama veut essayer de se faire un parti. Toi, cependant, cherche aussi à nous faire des partisans parmi ceux qui suivent la même règle religieuse que nous. Le mendiant leur promit de faire ce qu’ils lui demandaient. Il se rendit donc dans un endroit où se trouvaient beaucoup de Tîrthikas, de Çramanas, de Brahmanes, d’ascètes et de mendiants ; et quand il y fut arrivé, il leur raconta l’affaire en détail, en leur disant : Sachez, seigneurs, que nous avons provoqué le Çramaṇa Gâutama à faire usage de sa puissance surnaturelle. Or il dit que dans sept jours d’ici il opérera, au moyen de sa puissance surnaturelle, des miracles supérieurs à ce que l’homme peut faire. Certainement le Çramaṇa Gâutama veut essayer de se faire un parti ; vous, cependant, vous devez aussi faire alliance avec ceux qui suivent la même règle religieuse que vous ; il faut que dans sept jours d’ici vous sortiez hors de Çrâvastî. L’assemblée lui promit de faire ce qu’il demandait.

« Or il y avait cinq cents Rĭchis qui résidaient sur une certaine montagne. Le mendiant Raktâkcha se rendit à l’endroit où se trouvaient ces Rĭchis ; et quand il y fut arrivé, il leur raconta l’affaire en détail [etc. comme au paragraphe précédent, jusqu’à :] Il faut que dans sept jours d’ici, vous alliez à Çrâvastî. Les Rĭchis lui promirent de faire ce qu’il leur demandait.

« Il y avait dans ce temps-là un Religieux, nommé Subhadra, qui possédait les cinq connaissances surnaturelles ; il demeurait dans la ville de Kuçinagarî, et passait le jour auprès du grand lac Anavatapta[183]. Le mendiant Raktâkcha se rendit au lieu où se trouvait Subhadra ; et quand il y fut arrivé, il lui raconta l’affaire en détail [etc. comme ci-dessus, jusqu’à :] Il faut que dans sept jours d’ici tu te rendes à Çrâvastî. Mais Subhadra répondit : Il n’est pas bien à vous d’avoir provoqué le Çramaṇa Gâutama à faire usage de sa puissance surnaturelle. Pourquoi cela ? Le voici : ma résidence est à Kuçinagarî, et je passe le jour auprès du grand lac Anavatapta. Or le Çramaṇa Gâutama a un disciple, nommé Çâriputtra, qui a un novice nommé Tchunda[184], et ce Çâriputtra passe aussi le jour auprès du grand lac Anavatapta. Mais les Divinités elles-mêmes qui habitent ce lac ne croient pas devoir [me] témoigner autant de respect qu’à ce Religieux. En voici un exemple. Quand j’ai parcouru Kuçinagarî pour y recueillir des aumônes, et que j’ai reçu de quoi faire mon repas, je me rends auprès du grand lac Anavatapta. Mais les Divinités du lac ne vont pas y puiser de l’eau pour moi et ne viennent pas m’en offrir. Tchunda, obéissant aux ordres de son maître, prend les haillons dont il se couvre, et se rend au grand lac Anavatapta. Alors les Divinités qui l’habitent, après avoir lavé ces haillons, aspergent leur corps de l’eau qui leur a servi à cet usage. Ce sage, dont le disciple a un disciple dont nous ne sommes pas même les égaux, est celui que vous avez provoqué à opérer des miracles supérieurs à ce que l’homme peut faire. Vous n’avez pas bien fait de le provoquer à montrer sa puissance surnaturelle ; car je sais bien que le Çramaṇa Gâutama est doué de grandes facultés surhumaines et qu’il a une grande puissance. Raktâkcha lui répondit : Ainsi tu prends le parti du Çramaṇa Gâutama ; il ne faut pas que tu viennes. Aussi, reprit Subhadra, je compte ne pas aller à Çrâvastî. « Prasênadjit, roi du Koçala, avait un frère nommé Kâla, beau, agréable à voir, gracieux, plein de foi [dans le Buddha], bon et doué d’un cœur vertueux. Un jour qu’il sortait par la porte du palais de Prasênadjit, une des femmes renfermées dans la demeure royale, qui se trouvait sur la terrasse, ayant vu le jeune prince, jeta en bas une guirlande de fleurs, qui tomba sur lui. Le monde est composé d’amis, d’ennemis et d’indifférents. On alla donc dire à Prasênadjit : Sache, ô roi, que Kâla vient de séduire une femme des appartements intérieurs. Le roi du Kôçala était violent, emporté, cruel : sans plus ample recherche, il donna aussitôt à ses gardes l’ordre suivant : Allez vite, coupez à Kâla les pieds et les mains. Le roi sera obéi, répondirent les gardes ; et bientôt après ils coupèrent les pieds et les mains du prince, au milieu même de la rue. Kâla poussa des cris violents, et il éprouva une douleur cruelle, cuisante, déchirante et terrible. En voyant Kâla, le frère du roi, ainsi maltraité, la foule du peuple se mit à pleurer. Pûraṇa et les autres ascètes vinrent aussi en cet endroit, et les amis du jeune homme leur dirent : Voici le temps d’agir, seigneurs ; faites appel à la vérité de votre croyance, pour rétablir Kâla, le frère du roi, dans son premier état. Mais Pûraṇa répondit : Celui-là est un Auditeur du Çramaṇa Gâutama ; c’est à Gâutama de le rétablir comme il était auparavant, en vertu de la loi des Çramaṇas. Alors Kâla, le frère du roi, fit cette réflexion : Dans le malheur et dans la cruelle détresse où je suis tombé, Bhagavat doit me secourir ; puis il prononça la stance suivante :

Pourquoi le maître des mondes ne connaît-il pas l’état misérable dans lequel je suis tombé ? Adoration à cet être exempt de passion, qui est plein de miséricorde pour toutes les créatures !

Rien n’échappe à la connaissance des Buddhas bienheureux[185] ; c’est pourquoi Bhagavat s’adressa ainsi au respectable Ânanda : Va, ô Ânanda, prends ton vêtement, et te faisant accompagner d’un Religieux en qualité de serviteur, rends-toi au lieu où se trouve Kâla, le frère du roi ; puis remettant à leur place les pieds et les mains du jeune homme, prononce ces paroles : Entre tous les êtres, tant ceux qui n’ont pas de pieds que ceux qui en ont deux ou plusieurs, tant ceux qui ont une forme que ceux qui n’en ont pas, tant ceux qui ont une conscience que ceux qui n’en ont pas, ou qui n’ont ni conscience, ni absence de conscience, le Tathâgata vénérable, parfaitement et complètement Buddha, est appelé le premier être. Entre toutes les lois, tant celles qui sont accomplies que celles qui ne le sont pas, le détachement est appelé la première loi. Entre toutes les assemblées, les troupes, les foules, les réunions, l’Assemblée des Auditeurs du Tathâgata est appelée la première assemblée. Maintenant, que ton corps, par l’effet de cette vérité, de cette déclaration de la vérité, redevienne tel qu’il était auparavant. Le respectable Ânanda ayant répondu : Seigneur, il sera fait ainsi, prit son vêtement, et se faisant accompagner par un Religieux, en qualité de serviteur, il se rendit au lieu où se trouvait Kâla, le frère du roi ; puis quand il y fut arrivé, il remit à leur place les pieds et les mains du jeune prince, et prononça ces paroles : Entre tous les êtres [etc. comme ci-dessus, jusqu’à :] le Tathâgata vénérable, parfaitement et complètement Buddha, est appelé le premier être. Entre toutes les lois [etc. comme ci-dessus, jusqu’à :] le détachement est appelé la première loi. Entre toutes les assemblées [etc. comme ci-dessus, jusqu’à :] l’Assemblée des Auditeurs du Tathâgata est appelée la première assemblée. Maintenant que ton corps, par l’effet de cette vérité, de cette déclaration de la vérité, redevienne tel qu’il était auparavant. À peine ces paroles furent-elles prononcées, que le corps du prince reprit sa forme première ; et cela se fit de telle sorte, que par la puissance propre du Buddha et par la puissance divine des Dêvas, le jeune Kâla vit au même instant la récompense de l’état d’Anâgâmin, et manifesta des facultés surnaturelles. Il se retira ensuite dans l’ermitage de Bhagavat, et il se mit à lui rendre les devoirs de la domesticité. Et comme son corps avait été mis en morceaux, on changea son nom en celui de Gaṇḍaka, le serviteur de l’ermitage. Prasênadjit, le roi du Kôçala, chercha par tous les moyens possibles à le faire revenir ; mais Kâla lui dit : Tu n’as pas besoin de moi ; je ne veux servir que Bhagavat.

Cependant le roi Prasênadjit avait fait construire entre Çrâvastî et Djêtavana un édifice, pour que Bhagavat y fît ses miracles ; c’était un Mandapa, dont les quatre côtés avaient cent mille coudées de longueur ; un trône y avait été préparé pour Bhagavat. Les auditeurs des Tîrthyas avaient également fait construire un édifice pour chacun des autres ascètes. Quand le septième jour fut venu, le roi fit nettoyer le terrain qui séparait Djêtavana de l’édifice consacré à Bhagavat, en en faisant enlever les pierres, les graviers et les ordures. On y répandit un nuage d’encens et de poudres parfumées ; on y dressa des parasols des drapeaux et des étendards ; on arrosa le sol d’eau de senteur, on le sema de fleurs variées, et on éleva de place en place des reposoirs faits de fleurs.

Or le septième jour Bhagavat s’étant habillé vers le commencement de la journée, prit son manteau et son vase, et entra dans Çrâvastî pour y recueillir des aumônes. Quand il eut, en parcourant la ville, recueilli des aliments, il fit son repas ; puis ayant cessé de ramasser des aumônes, il rangea son vase et son manteau ; ayant ensuite lavé ses pieds en dehors du Vihâra, il y entra pour s’y coucher.

Ensuite le roi Prasênadjit, accompagné d’une suite de plusieurs centaines, de plusieurs milliers, de plusieurs centaines de mille de personnes, se rendit au lieu où était construit l’édifice consacré à Bhagavat ; et quand il y fut arrivé, il s’assit sur le siége qui lui était destiné. Les Tîrthyas, accompagnés également d’une grande foule de peuple, se rendirent de leur côté à leur édifice ; et quand ils y furent arrivés, ils s’assirent chacun sur son siége, et parlèrent ainsi à Prasênadjit, le roi du Kôçala : Sache, ô roi, que nous sommes arrivés ; où est maintenant le Çramaṇa Gâutama ? Attendez un moment, répondit le roi ; Bhagavat va bientôt venir. Alors Prasênadjit appela un jeune homme qui se nommait Uttara : Va, lui dit-il, trouver Bhagavat ; et quand tu l’auras abordé, salue en notre nom, en les touchant de la tête, les pieds de Bhagavat ; souhaite-lui peu de peine, peu de maladies ; souhaite-lui la facilité dans l’effort, les moyens, la force, le plaisir, l’absence de tout reproche et des contacts agréables, et parle-lui ainsi : Voici, seigneur, ce qu’a dit Prasênadjit, le roi du Kôçala : Les Tîrthyas, seigneur, sont arrivés ; le moment fixé pour ce que veut faire Bhagavat est venu. Uttara promit au roi d’obéir ; et s’étant rendu à l’endroit où se trouvait Bhagavat, il l’aborda, et après avoir échangé avec lui les paroles agréables et bienveillantes de la conversation, il s’assit de côté ; puis il parla ainsi, de sa place, à Bhagavat : Prasênadjit, le roi du Kôçala, salue, en les touchant de la tête, les pieds de Bhagavat. Il lui souhaite peu de peines, peu de maladies ; il lui souhaite la facilité dans l’effort, les moyens, la force, le plaisir, l’absence de tout reproche et des contacts agréables. — Que le roi Prasênadjit soit heureux, ô jeune homme ; et sois-le aussi toi-même ! — Voici, seigneur, ce qu’a dit Prasênadjit, le roi du Kôçala : Les Tirthyas, seigneur, sont arrivés ; le moment fixé pour ce que veut faire Bhagavat est venu.

Cela dit, Bhagavat répondit ainsi au jeune Uttara : Jeune homme, j’y vais sur-le-champ. Et il bénit Uttara de telle sorte, que le jeune homme, s’élevant de la place même où il était, partit à travers les airs, en se dirigeant du côté où se trouvait Prasênadjit. Le roi vit le jeune Uttara qui arrivait en traversant les airs ; et dès qu’il l’eut vu, il s’adressa ainsi aux Tîrthyas : Voilà Bhagavat qui vient d’opérer un miracle supérieur à ce que l’homme peut faire ; opérez-en donc un aussi à votre tour. Mais les Tîrthyas répondirent : Grand roi, il y a ici une foule immense de peuple ; comment sauras-tu si le miracle est opéré par nous ou par le Çramaṇa Gâutama ?

Alors Bhagavat entra dans une méditation telle, que dès que son esprit s’y fut livré, on vit sortir du trou dans lequel se place le verrou [de la porte] une flamme qui allant tomber sur l’édifice destiné à Baghavat, le mit en feu tout entier. Les Tîrthyas aperçurent l’édifice de Bhagavat qui était la proie des flammes, et à cette vue ils dirent à Prasênadjit, le roi du Kôçala : L’édifice où Bhagavat doit faire ses miracles, ô grand roi, est tout entier la proie des flammes ; va donc l’éteindre. Mais le feu, avant que l’eau l’eût touché, s’éteignit de lui-même sans avoir brûlé l’édifice ; et cela eut lieu par la puissance propre du Buddha et par la puissance divine des Dêvas. En ce moment le roi Prasênadjit dit aux Tîrthias : Bhagavat vient d’opérer, à l’aide de sa puissance surnaturelle, un miracle supérieur à ce que l’homme peut faire ; opérez-en donc un aussi à votre tour. Mais les Tîrthyas répondirent : Grand roi, il y a ici une foule immense de peuple ; comment sauras-tu si le miracle est opéré par nous ou par le Çramaṇa Gâutama ?

Alors Bhagavat fit apparaître une lumière éclatante comme l’or, qui remplit le monde entier d’une noble splendeur. Prasênadjit, le roi du Kôçala, vit l’univers entier illuminé par cette noble splendeur, et à cette vue il dit encore une fois aux Tîrthyas : Bhagavat vient d’opérer, à l’aide de sa puissance surnaturelle, un miracle supérieur à ce que l’homme peut faire ; opérez-en donc un aussi à votre tour. Mais les Tîrthyas répondirent : Grand roi, il y a ici une foule immense de peuple ; comment sauras-tu si le miracle est opéré par nous ou par le Çramana Gâutama ?

Gaṇḍaka, le serviteur de l’ermitage, ayant apporté du continent nommé Uttarakuru un pied de Karṇikâra[186], vint le placer en face de l’édifice où Bhagavat devait faire ses miracles. Ratnaka, le serviteur de l’ermitage, ayant apporté du Gandhamâdana un pied d’Açôka[187], vint le placer derrière l’édifice où Bhagavat devait faire ses miracles. Alors Prasênadjit, le roi du Kôçala, parla ainsi aux Tîrthyas : Bhagavat vient d’opérer, à l’aide de sa puissance surnaturelle, un miracle supérieur à ce que l’homme peut faire ; opérez-en donc un aussi à votre tour. Mais les Tîrthyas lui firent la même réponse qu’ils lui avaient déjà donnée.

Ensuite Bhagavat posa ses deux pieds sur la terre avec intention ; et aussitôt eut lieu un grand tremblement de terre. Ce grand millier des trois mille mondes[188], cette grande terre fut ébranlée de six manières différentes : elle remua et trembla, elle fut agitée et secouée, elle bondit et sauta. La partie orientale s’abaissa, et l’occidentale se souleva ; le midi se souleva, le nord s’abaissa ; puis le mouvement contraire eut lieu. Le centre se souleva, les extrémités s’abaissèrent ; le centre s’abaissa, les extrémités se soulevèrent. Le soleil et la lune brillèrent, resplendirent, éclairèrent. Des apparitions variées et merveilleuses se firent voir. Les Divinités de l’atmosphère répandirent sur Bhagavat de divins lotus, bleus, rouges, blancs, ainsi que des poudres d’Aguru[189], de Santal, de Tagara[190], des feuilles de Tamâla[191], et des fleurs divines de Mandârava[192]. Elles firent résonner les instruments célestes, et firent tomber une pluie de vêtements.

Alors les Rĭchis firent cette réflexion : Pourquoi a lieu ce grand tremblement de terre ? Cette idée leur vint à l’esprit : Sans doute ceux qui suivent la même règle religieuse que nous aurons provoqué aujourd’hui le Çramana Gâutama à faire usage de sa puissance surnaturelle. Convaincus de cela, les cinq cents Rĭchis partirent pour Çrâvastî. Quand ils se mirent en chemin, Bhagavat bénit la route de façon qu’ils achevèrent au même instant le voyage[193]. Ils virent de loin Bhagavat orné des trente-deux signes caractéristiques d’un grand homme, qui ressemblait à la loi revêtue d’un corps ; au feu du sacrifice qu’on aurait aspergé de beurre ; à la mèche d’une lampe placée dans un vase d’or ; à une montagne d’or qui aurait marché ; à un pilier d’or qui serait rehaussé de divers joyaux ; ils virent, en un mot, le bienheureux Buddha, dont la grande et haute intelligence, pure et sans tache, se manifestait au dehors ; et l’ayant vu, ils furent comblés de joie. En effet, la possession de la quiétude ne cause pas à l’homme qui pratique le Yoga depuis douze années un bonheur aussi parfait ; la possession d’un enfant n’en donne pas autant à celui qui n’a pas de fils ; la vue d’un trésor n’en procure pas autant à un pauvre, l’onction royale n’en donne pas autant à celui qui désire le trône, que n’en assure la première vue d’un Buddha aux êtres chez qui les Buddhas antérieurs ont fait croître des racines de vertu. Alors ces Rĭchis se rendirent au lieu où se trouvait Bhagavat ; et quand ils y furent arrivés, ayant salué en les touchant de la tête les pieds de Bhagavat, ils se tinrent de côté ; et de la place où ils se tenaient debout, ils lui parlèrent ainsi : Puissions-nous, seigneur, sous la discipline de la loi bien renommée, embrasser la vie religieuse et recevoir l’investiture et le rang de Religieux ! Puissions-nous, étant devenus mendiants en présence de Bhagavat, accomplir les devoirs de la vie religieuse ! Bhagavat alors leur dit, de sa voix qui a le son de celle de Brahmâ : Approchez, ô Religieux, accomplissez les devoirs de la vie religieuse ! Et à peine eut-il prononcé ces paroles, qu’ils se trouvèrent rasés, couverts du vêtement religieux, portant à la main le vase qui se termine en bec d’oiseau, ayant une barbe et une chevelure de sept jours, et avec l’extérieur décent de Religieux qui auraient reçu l’investiture depuis cent ans. Approchez, leur dit [encore] le Tathâgata ; et rasés, le corps couvert du vêtement religieux, sentant les vérités porter le calme dans tous leurs sens, ils se tinrent debout, puis s’assirent avec la permission du Buddha[194].

Ensuite Bhagavat, honoré, respecté, vénéré, adoré avec des hommages tels qu’en rendent les hommes et les Dieux ; entouré de personnages vénérables comme lui ; suivi de sept espèces de troupes et d’une grande foule de peuple ; Bhagavat, dis-je, se rendit au lieu où se trouvait l’édifice élevé pour lui ; et quand il y fut arrivé, il s’assit en face de l’Assemblée des Religieux, sur le siége qui lui était destiné. Aussitôt du corps de Bhagavat s’échappèrent des rayons, qui éclairèrent la totalité de l’édifice d’une lumière de couleur d’or. En ce moment Lûha sudatta, le maître de maison, s’étant levé de son siége, ayant rejeté sur une épaule son vêtement supérieur et posé à terre son genou droit, dirigea vers Bhagavat ses mains réunies en signe de respect, et lui parla ainsi : Que Bhagavat modère son ardeur ; je lutterai avec les Tîrthyas dans l’art d’opérer, à l’aide d’une puissance surnaturelle, des miracles supérieurs à ce que l’homme peut faire ; je confondrai les Tîrthyas par la loi ; je satisferai les Dêvas et les hommes ; je comblerai de joie les cœurs et les âmes des gens de bien. — Ce n’est pas toi, maître de maison, qui as été provoqué par eux à faire des miracles, mais bien moi qui l’ai été. C’est moi qui dois, à l’aide de ma puissance surnaturelle, opérer des miracles supérieurs à ce que l’homme peut faire. Il ne serait pas convenable que les Tîrthyas pussent dire : Le Çramaṇa Gâutama n’a pas, pour opérer des miracles supérieurs à ce que l’homme peut faire, la puissance surnaturelle que possède un de ses Auditeurs, un maître de maison, qui porte un vêtement blanc[195]. Va t’asseoir, maître de maison, sur ton siége ! Lûha sudatta se rassit en effet sur son siége. La prière qu’il avait exprimée le fut également par Kâla, le frère du roi ; par Rambhaka, le serviteur de l’ermitage ; par la mère de Rĭddhila[196], dévote qui servait une Çramanâ ; par Tchunda, le serviteur d’un Çramaṇa, et par la Religieuse Utpalavarṇâ[197].

« Ensuite le respectable Mahâ Mâudgalyâyana[198] s’étant levé de son siége, ayant rejeté sur une épaule son vêtement supérieur, et posé à terre son genou droit, dirigea vers Bhagavat ses mains réunies en signe de respect, et lui parla ainsi : Que Bhagavat modère son ardeur ; je lutterai avec les Tîrthyas dans l’art d’opérer, au moyen d’une puissance surnaturelle, des miracles supérieurs à ce que l’homme peut faire ; je confondrai les Tîrthyas par la loi ; je satisferai les Dêvas et les hommes ; je comblerai de joie les cœurs et les âmes des gens de bien. — Tu es capable, ô Mâudgalyâyana, de confondre les Tîrthyas par la loi ; mais ce n’est pas toi qui as été provoqué par eux à faire des miracles, c’est moi-même qui l’ai été. C’est moi qui dois, au moyen de ma puissance surnaturelle, opérer des miracles supérieurs à ce que l’homme peut faire, et cela dans l’intérêt des créatures ; c’est moi qui dois confondre les Tîrthyas, satisfaire les Dêvas et les hommes, combler de joie les cœurs et les âmes des gens de bien. Va, Mâudgalyâyana, te rasseoir sur ton siége ! Et Mahâ Mâudgalyâyana alla s’y rasseoir en effet.

« Alors Bhagavat s’adressa au roi du Kôçala, Prasênadjit, et lui dit : Qui demande, ô grand roi, que le Tathâgata opère des miracles supérieurs à ce que l’homme peut faire, et cela dans l’intérêt des créatures ? Aussitôt Prasênadjit, le roi du Kôçala, s’étant levé de son siége, ayant rejeté sur une épaule son vêtement supérieur, et posé à terre son genou droit, dirigea vers Bhagavat ses mains réunies en signe de respect, et lui parla ainsi : C’est moi, seigneur, qui prie Bhagavat d’opérer, au moyen de sa puissance surnaturelle, des miracles supérieurs à ce que l’homme peut faire ; que Bhagavat opère des miracles dans l’intérêt des créatures ; qu’il confonde les Tîrthyas ; qu’il satisfasse les Dêvas et les hommes ; qu’il comble de joie les cœurs et les âmes des gens de bien ! « Alors Bhagavat entra dans une méditation telle, qu’aussitôt que son esprit s’y fut livré, il disparut de la place où il était assis, et que s’élançant dans l’air du côté de l’occident, il y parut dans les quatre attitudes de la décence, c’est-à-dire qu’il marcha, qu’il se tint debout, qu’il s’assit, qu’il se coucha. Il atteignit ensuite la région de la lumière ; et il ne s’y fut pas plus tôt réuni, que des lueurs diverses s’échappèrent de son corps, des lueurs bleues, jaunes, rouges, blanches, et d’autres ayant les plus belles teintes du cristal. Il fit apparaître en outre des miracles nombreux ; de la partie inférieure de son corps jaillirent des flammes, et de la supérieure s’échappa une pluie d’eau froide. Ce qu’il avait fait à l’occident, il l’opéra également au midi ; il le répéta dans les quatre points de l’espace ; et quand, par ces quatre miracles, il eut témoigné de sa puissance surnaturelle, il revint s’asseoir sur son siége ; et dès qu’il y fut assis, il s’adressa ainsi à Prasênadjit, le roi du Kôçala : Cette puissance surnaturelle, ô grand roi, est commune à tous les Auditeurs du Tathâgata.

Une seconde fois encore, Bhagavat s’adressa ainsi à Prasênadjit, le roi du Kôçala : Qui demande, ô grand roi, que le Tathâgata opère, au moyen de la puissance surnaturelle qui lui est propre, des miracles supérieurs à ce que l’homme peut faire, et cela dans l’intérêt des créatures ? Alors le roi Prasênadjit s’étant levé de son siége [etc. comme ci-dessus, jusqu’à :] lui parla ainsi : C’est moi, seigneur, qui prie Bhagavat d’opérer, au moyen de la puissance surnaturelle qui lui est propre, des miracles supérieurs à ce que l’homme peut faire, et cela dans l’intérêt des créatures. Que Bhagavat confonde les Tîrthyas ; qu’il satisfasse les Dêvas et les hommes ; qu’il comble de joie les cœurs et les âmes des gens de bien !

En ce moment Bhagavat conçut une pensée mondaine. Or c’est une règle que quand les Buddhas bienheureux conçoivent une pensée mondaine, tous les êtres, jusqu’aux fourmis et aux autres insectes, connaissent avec leur esprit la pensée du Bienheureux ; mais quand ils conçoivent une pensée supérieure au monde, cette pensée est inaccessible aux Pratyêka Buddhas eux-mêmes, à plus forte raison l’est-elle aux Çrâvakas. Or Çakra, Brahmâ et les autres Dieux firent alors cette réflexion : Dans quelle intention Bhagavat a-t-il conçu une pensée mondaine ? Et aussitôt cette idée leur vint à l’esprit : C’est qu’il désire opérer de grands miracles à Çrâvastî, dans l’intérêt des créatures. Alors Çakra, Brahmâ et les autres Dieux, ainsi que plusieurs centaines de mille de Divinités, connaissant avec leur esprit la pensée de Bhagavat, disparurent du monde des Dêvas avec autant de facilité qu’en mettrait un homme fort à étendre son bras fermé, ou à fermer son bras étendu, et vinrent se placer en face de Bhagavat. Là ayant fait trois fois le tour du Tathâgata, en le laissant à leur droite, Brahmâ et d’autres Dieux saluèrent ses pieds, en les touchant de la tête ; et allant se placer à sa droite, ils s’y assirent. Çakra et d’autres Dieux, après lui avoir témoigné les mêmes respects, allèrent se placer à sa gauche et s’y assirent. Les deux rois des Nâgas, Nanda et Upananda, créèrent un lotus à mille feuilles, de la grandeur de la roue d’un char, entièrement d’or, dont la tige était de diamant, et vinrent le présenter à Bhagavat. Et Bhagavat s’assit sur le péricarpe de ce lotus, les jambes croisées, le corps droit, et replaçant sa mémoire devant son esprit. Au-dessus de ce lotus, il en créa un autre ; et sur ce lotus Bhagavat parut également assis. Et de même devant lui, derrière lui, autour de lui, apparurent des masses de bienheureux Buddhas, créés par lui, qui s’élevant jusqu’au ciel des Akanichṭhas[199], formèrent une assemblée de Buddhas, tous créés par le Bienheureux. Quelques-uns de ces Buddhas magiques marchaient, d’autres se tenaient debout ; ceux-là étaient assis, ceux-ci couchés ; quelques-uns atteignaient la région de la lumière, et produisaient de miraculeuses apparitions de flammes, de lumière, de pluie et d’éclairs ; plusieurs faisaient des questions, d’autres y répondaient et répétaient ces deux stances :

« Commencez, sortez [de la maison], appliquez-vous à la loi du Buddha ; anéantissez l’armée de la mort, comme un éléphant renverse une hutte de roseaux.

Celui qui marchera sans distraction sous la discipline de cette loi, échappant à la naissance et à la révolution du monde, mettra un terme à la douleur[200].

« Bhagavat disposa tout de telle sorte, que le monde tout entier put voir sans voile cette couronne de Buddhas, tout le monde, depuis le ciel des Akanichthas jusqu’aux petits enfants ; et cela eut lieu par la puissance propre du Buddha et par la puissance divine des Dêvas.

En ce moment Bhagavat s’adressa ainsi aux Religieux : Soyez-en convaincus, ô Religieux, le miracle de cette masse de Buddhas qui s’élèvent régulièrement les uns au-dessus des autres va disparaître en un instant. Et en effet, les Buddhas disparurent aussitôt. Après avoir ainsi témoigné de sa puissance surnaturelle, il se retrouva sur le siége qu’il occupait auparavant, et aussitôt il prononça les stances suivantes :

L’insecte brille tant que ne paraît pas le soleil ; mais aussitôt que le soleil est levé, l’insecte est confondu par ses rayons et ne brille plus[201].

« De même ces sophistes parlaient, pendant que le Tathâgata ne disait rien ; mais maintenant que le Buddha parfait a parlé, le sophiste ne dit plus rien dans le monde, et son auditeur se tait comme lui.

« Ensuite Prasênadjit, le roi du Kôçala, parla ainsi aux Tîrthyas : Bhagavat vient d’opérer, au moyen de sa puissance surnaturelle, des miracles supérieurs à ce que l’homme peut faire ; opérez-en aussi à votre tour. Mais les Tîrthyas gardèrent le silence à ces paroles, ne songeant qu’à partir. Deux fois le roi Prasênadjit leur tint le même langage. Alors les Tîrthyas se poussant les uns les autres, se dirent entre eux : Lève-toi, c’est à toi de te lever ; mais aucun d’eux ne se leva.

« Or en ce temps-là se trouvait dans cette assemblée Pâñtchika[202], le grand général des Yakchas. Cette réflexion lui vint à l’esprit : Voilà des imposteurs qui tourmenteront longtemps encore Bhagavat et l’Assemblée des Religieux. Plein de cette idée, il suscita un grand orage, accompagné de vent et de pluie, qui fit disparaître l’édifice destiné aux Tîrthyas. Ceux-ci, atteints par le tonnerre et par la pluie, se mirent à fuir dans toutes les directions. Plusieurs centaines de mille d’êtres vivants, chassés par cette pluie violente, se rendirent au lieu où se trouvait Bhagavat ; et quand ils y furent arrivés, ayant salué ses pieds en les touchant de la tête, ils s’assirent de côté. Mais Bhagavat disposa toutes choses de façon qu’il ne tomba pas même une seule goutte d’eau sur cette assemblée. Alors ces nombreuses centaines de mille d’êtres vivants firent entendre ces paroles de louange : Ah Buddha ! ah la Loi ! ah l’Assemblée ! ah que la loi est bien renommée ! Et Pâñtchika, le général des Yakchas, disait aux Tîrthyas : Et vous, imposteurs, réfugiez-vous donc auprès de Bhagavat, auprès de la Loi, auprès de l’Assemblée des Religieux ! Mais eux s’écrièrent en fuyant : Nous nous réfugions dans la montagne ; nous cherchons un asile auprès des arbres, des murs et des ermitages.

« Alors Bhagavat prononça, dans cette occasion, les stances suivantes :

« Beaucoup d’hommes, chassés par la crainte, cherchent un asile dans les montagnes et dans les bois, dans les ermitages, et auprès des arbres consacrés.

« Mais ce n’est pas le meilleur des asiles ; ce n’est pas là le meilleur refuge, et ce n’est pas dans cet asile qu’on est délivré de toutes les douleurs.

« Celui, au contraire, qui cherche un refuge auprès du Buddha, de la Loi et de l’Assemblée, quand il voit avec la sagesse les quatre vérités sublimes,

« Qui sont la douleur, la production de la douleur, l’anéantissement de la douleur et la marche qui y conduit, et la voie formée de huit parties, voie sublime, salutaire, qui mène au Nirvâṇa,

« Celui-là connaît le meilleur des asiles, le meilleur refuge ; dès qu’il y est parvenu, il est délivré de toutes les douleurs.

« Alors Pûraṇa fit la réflexion suivante : Le Çramaṇa Gâutama va m’enlever mes Auditeurs. Plein de cette idée, il s’enfuit en disant : Je vais vous exposer le fond de la loi, et il se mit à répéter ces propositions hétérodoxes : Le monde est périssable ; il est éternel ; il est périssable à la fois et éternel ; il n’est ni périssable ni éternel ; l’âme, c’est le corps ; autre chose est l’âme, autre chose est le corps. Telles étaient, pour le dire en un mot, les propositions hétérodoxes qu’il communiquait [à ses disciples]. Aussi l’un se mit à dire : Le monde est périssable. Un second reprit : Il est éternel et périssable ; l’âme, c’est le corps ; autre chose est l’âme, autre chose est le corps. C’est ainsi que livrés aux discussions, aux querelles, divisés d’opinions, ils se mirent à disputer entre eux. Pûraṇa lui-même eut peur, et il prit la fuite. Au moment où il s’en allait, il fut rencontré par un eunuque, qui en le voyant récita cette stance :

« D’où viens-tu donc, les mains ainsi pendantes, semblable à un bélier noir dont on aurait brisé la corne ? Ignorant la loi promulguée par le Djina, tu brais comme l’âne du Kôla (Kalinga ?). Pûraṇa lui répondit : Le moment du départ est venu pour moi ; mon corps n’a plus ni force ni vigueur. J’ai connu les êtres ; ils ont en partage le plaisir et la peine. La science des Arhats est [seule] en ce monde, sans voiles ; j’en suis bien éloigné. L’obscurité est profonde ; celui qui la dissipe tombe dans le désir[203]. Dis-moi donc, être vil, où se trouve l’étang aux eaux froides ? L’eunuque reprit à son tour : Voici, ô le dernier des Çramaṇas, l’étang froid, qui est rempli d’eau et couvert de lotus ; est-ce que tu ne le vois pas, méchant homme ? Toi, tu n’es ni un homme, ni une femme, reprit Pûraṇa ; tu n’as ni barbe, ni mamelles ; ta voix est saccadée comme celle d’un jeune Tchakravâka ; aussi te nomme-t-on Vâtahata (battu par le vent)[204].

« Ensuite le mendiant Pûraṇa, s’étant attaché au cou une jarre pleine de sable, se précipita dans le lac froid et y trouva la mort. Cependant les autres mendiants, qui le cherchaient, ayant rencontré dans le chemin une courtisane, lui adressèrent cette question : Femme, n’as-tu pas vu, venant par ici, un certain Pûraṇa vêtu de la ceinture de la loi et portant un vase, selon l’usage de ceux qui se tiennent dans les cimetières ? La courtisane répondit : Condamné au séjour des tourments, condamné à l’Enfer, votre Pûraṇa, qui court les mains pendantes, périt avec ses pieds et ses mains blanches[205]. Femme, dirent les mendiants, ne parle pas ainsi ; cela n’est pas bien dit à toi : il accomplit la loi le solitaire qui est vêtu de la ceinture de la loi. Comment peut-il être sage, reprit la courtisane, celui qui, portant les signes de la virilité, se promène nu dans les villages, aux yeux du peuple ? Celui qui suit la loi couvre le devant de son corps d’un vêtement ; [sinon] le roi doit lui couper les oreilles avec le glaive[206].

Ensuite les mendiants se dirigèrent vers l’étang aux eaux froides ; et là ils virent Pûraṇa Kâçyapa mort et ayant fait son temps. Ils l’en retirèrent, et l’ayant placé dans un autre endroit, ils s’éloignèrent.

Cependant Bhagavat produisit une figure magique de Buddha, qui portait les trente-deux signes caractéristiques d’un grand homme, qui était rasée et couverte du vêtement religieux. Or c’est une règle que les Buddhas bienheureux discutent avec la figure magique qu’ils ont créée. Mais si c’est un Çrâvaka qui produit une figure magique, cette figure parle lorsque parle le Çrâvaka, et elle se tait lorsqu’il se tait. Quand un seul parle, toutes les figures magiques créées par lui parlent en même temps. Quand un seul garde le silence, toutes le gardent également. Bhagavat au contraire fait une question à sa figure magique, et cette figure en donne la solution ; car c’est là une règle pour les Tathâgatas vénérables, parfaitement et complètement Buddhas.

« Quand cette grande foule de peuple eut été ainsi favorablement disposée, Bhagavat, qui connaissait l’esprit, les dispositions, le caractère et le naturel de tous ceux qui l’entouraient, leur fit une exposition de la loi propre à leur faire pénétrer les quatre vérités sublimes, de sorte que parmi ces nombreuses centaines de mille d’êtres vivants, les uns reçurent avidement et comprirent les formules de refuge et les préceptes de l’enseignement[207], les autres virent face à face la récompense de l’état de Çrôta âpatti, celle des Sakrĭd âgamins et celle des Anâgâmins. Quelques-uns étant entrés dans la vie religieuse, obtinrent l’état d’Arhat, par l’anéantissement de toutes les corruptions ; d’autres firent croître les semences qui devaient un jour produire par eux l’Intelligence des Çrâvakas, ou celle des Pratyêka Buddhas. Enfin, cette réunion tout entière fut absorbée dans le Buddha, plongée dans la Loi, entraînée dans l’Assemblée. Quand Bhagavat eut ainsi disposé cette réunion d’hommes, il se leva de son siége et se retira.

Ils sont heureux les hommes qui, dans le monde, cherchent un refuge auprès du Buddha ; ils parviendront au Nirvâṇa, pour prix des respects qu’ils lui auront témoignés.

Ceux qui rendront, ne fût-ce que quelques honneurs, au Djina[208], chef des hommes, après avoir habité les divers cieux, obtiendront le séjour immortel[209]. »

Les succès de Çâkya excitaient cependant la jalousie de ses adversaires, et l’on rencontre dans le Divya avadâna plus d’une trace des sentiments de joie avec lesquels les Brâhmanes accueillaient l’espérance de le voir vaincu. Une légende déjà citée m’en fournit un exemple auquel j’ai fait plus haut allusion, mais seulement en passant. Çâkya avait prédit à un marchand qu’il aurait un fils qui devait se faire Religieux buddhiste. Un Brâhmane, que le marchand consulte, interprète d’une façon insidieuse cette prédiction ; et le marchand, effrayé de l’avenir, veut faire avorter sa femme, qui meurt par suite de ses tentatives. Quand les Brâhmanes de Râdjagrĭha apprennent que cette femme est morte, ils se répandent par la ville et vont dans les rues et sur les places publiques, rappelant la prédiction faite par Çâkya, l’accusant de mensonge et d’impuissance, et terminant ainsi leurs discours : « Maintenant, voilà cette femme morte : voilà qu’on la transporte au cimetière de la froide forêt ; celui qui n’a pas même la racine de l’arbre, comment pourrait-il avoir des branches, des feuilles et des fleurs ?[210] » Cela n’empêche pas le Buddha de sauver l’enfant que la mère portait dans son sein ; mais pour nous de pareils détails sont une preuve de l’espèce d’hostilité avec laquelle les Brahmanes et en général les Religieux des autres sectes accueillaient les prétentions de Çâkyamuni.

À ce texte je crois utile d’en ajouter un autre qui nous montre jusqu’où allait quelquefois le ressentiment des Brahmanes contre le solitaire de la race de Çâkya.

« Lorsque, dit la légende de Mêndhaka, Bhagavat eut accompli de grands miracles dans la ville de Çrâvastî, les Dêvas et les hommes furent remplis de joie, les cœurs des gens de bien furent comblés de satisfaction. Alors les Tîrthyas, dont la puissance était brisée, se retirèrent dans les contrées voisines [de l’Inde centrale] ; quelques-uns se rendirent dans la ville de Bhadram̃kara[211] et s’y établirent. Là ces Religieux apprirent que le Çramana Gautama se dirigeait vers la ville ; et troublés à cette nouvelle, ils se dirent les uns aux autres : Nous avons été chassés autrefois du Madhyadêça par le Çramana Gautama ; s’il vient maintenant ici, il nous en chassera certainement de même ; cherchons donc un moyen d’éviter ce malheur. S’étant rendus dans la salle où le peuple va demander du secours, ils se mirent à crier : Justice ! justice ! Aussitôt le peuple se dit : Qu’est-ce que cela ? Allons voir ce qui se passe ; et il dit aux Tîrthyas : Pourquoi ces cris ? Nous vous voyons parfaitement heureux, et nous n’apercevons pas de quel malheur vous pouvez vous plaindre. Seigneurs, répondirent les Tîrthyas, il s’agit d’un malheur qui va fondre sur nous. Le Çramana Gautama s’avance, frappant avec le tranchant de la foudre, et privant les pères de leurs enfants, et les femmes de leurs maris. Or, seigneurs, s’il vient ici, il faudra que nous quittions la place, au moment même où il s’y établira. Restez, s’écria le peuple, vous ne devez pas vous en aller. Mais les Tîrthyas répondirent : Non, nous ne resterons pas, parce que vous ne voudrez pas nous écouter. Parlez, reprit le peuple, nous écouterons. Il faut, dirent alors les Tîrthyas, qu’après avoir fait sortir tout le peuple du pays de Bhadram̃kara, on abandonne la ville, on passe la charrue sur les pâturages, on renverse les bornes des champs, on coupe les arbres à fleurs et à fruits, et on empoisonne les fontaines. Seigneurs, s’écria le peuple, restez, nous exécuterons tout ce que vous ordonnez. Les Tîrthyas se retirèrent, et aussitôt on fit sortir tout le peuple du pays de Bhadram̃kara ; la ville fut abandonnée ; la charrue fut traînée sur les pâturages, les bornes des champs renversées, les arbres à fleurs et à fruits coupés, et les eaux empoisonnées.

« En ce moment Çakra, l’Indra des Dêvas, fit cette réflexion : Il ne serait pas convenable à moi de souffrir que l’on ne rendît pas les devoirs de l’hospitalité à Bhagavat, à celui qui pendant trois Asam̃khyêyas de kalpas a su, au moyen de cent mille œuvres difficiles, remplir les devoirs des six perfections, et qui est parvenu à la science suprême. Bhagavat, qui est supérieur à tous les mondes, qui est universellement vainqueur, va donc ainsi parcourir une contrée déserte ! Pourquoi ne déploierais-je pas mon zèle, afin que Bhagavat, accompagné de l’Assemblée de ses disciples, éprouve le contact du bonheur ? Aussitôt il donne aux fils des Dêvas, maîtres des vents, l’ordre qui suit : Allez dans le pays où se trouve la ville de Bhadram̃kara et desséchez-y les eaux empoisonnées. Il donne ensuite aux fils des Dêvas, maîtres de la pluie, l’ordre suivant : Remplissez les sources d’une eau vivifiante. Il dit aux Dêvas qui forment la suite des quatre grands rois [du ciel] : Allez vous établir dans les campagnes de Bhadram̃kara. Et aussitôt les fils des Dêvas, maîtres des vents, desséchèrent les eaux empoisonnées ; les fils des Dêvas, maîtres de la pluie, remplirent d’une eau vivifiante les creux, les fontaines, les puits, les étangs et les lacs. Les Dêvas qui forment la suite des quatre grands rois [du ciel] s’établirent dans tout le pays où est située la ville de Bhadram̃kara et les campagnes devinrent riches et florissantes. Cependant les Tîrthyas, réunis aux habitants de la ville, envoyèrent des espions dans le pays : Allez, leur dirent-ils, et voyez quel est l’état des campagnes. Arrivés près de Bhadram̃kara, les espions virent les campagnes extraordinairement florissantes ; et à leur retour ils dirent aux Tîrthyas : Seigneurs, nous n’avons jamais vu les campagnes aussi riches, ni aussi florissantes. Les Tîrthyas dirent alors au peuple : Seigneurs, celui qui change ainsi pour vous les objets matériels changera bien aussi vos dispositions. — Pourquoi cela ? — Soyez-nous entièrement dévoués, ou bien vous nous voyez pour la dernière fois, nous partons. Le peuple leur répondit : Restez, seigneurs ; que vous fait donc le Çramaṇa Gâutama ? C’est un Religieux mendiant, et vous êtes aussi des Religieux qui vivez d’aumônes. Est-ce qu’il vous enlèvera les aumônes qui vous sont destinées ? Les Tîrthyas répondirent : Nous resterons à condition qu’il sera convenu que personne n’ira voir le Çramaṇa Gâutama, et que celui qui se rendra auprès du Çramaṇa sera condamné à une amende de soixante Kârchâpaṇas[212]. Le peuple y consentit et accepta la convention. Quelque temps après, Bhagavat ayant traversé la campagne, entra dans la ville de Bhadram̃kara, et il s’y établit dans le pavillon du sud.

Or il y avait en ce temps-là dans Bhadram̃kara la fille d’un Brahmane de Kapilavastu, laquelle était mariée à un homme du pays. Du haut de l’enceinte [qui entourait la ville], elle aperçut dans l’obscurité Bhagavat ; et elle fit cette réflexion : Le voilà ce bienheureux, la joie de la famille des Çâkyas, qui, après avoir abandonné sa maison et la royauté, est entré dans la vie religieuse ; le voilà aujourd’hui dans les ténèbres ! S’il y avait ici une échelle, je prendrais une lampe et je descendrais. En ce moment Bhagavat, connaissant la pensée qui s’élevait dans l’esprit de cette femme, créa miraculeusement une échelle. Aussitôt la femme, contente, joyeuse, ravie, ayant pris une lampe et étant descendue par l’échelle, se rendit au lieu où se trouvait Bhagavat. Quand elle y fut arrivée, ayant placé sa lampe en face de Bhagavat et ayant salué ses pieds en les touchant de la tête, elle s’assit pour entendre la loi. Alors Bhagavat, connaissant quels étaient l’esprit, les dispositions, le caractère et le naturel de cette femme, lui fit l’exposition de la loi propre à faire pénétrer les quatre vérités sublimes, de telle sorte qu’elle se sentit de la foi en la formule par laquelle on cherche un refuge auprès du Buddha. Bhagavat ajouta ensuite : Va, jeune femme, rends-toi au lieu où demeure Mêṇḍhaka, le maître de maison ; et quand tu l’auras trouvé, annonce-lui que tu viens de ma part, et reporte-lui ces paroles : Maître de maison, c’est à ton intention que je suis venu ici ; et toi, tu fermes la porte de ta maison ! Est-il convenable de recevoir un hôte comme tu fais ? Et s’il te répond : Je suis retenu par la convention arrêtée entre les gens du pays, tu lui diras : Ton fils porte attachée sur les reins une bourse qui renferme cent pièces d’or ; s’il en prend cent ou mille pièces, la bourse se remplit toujours ; elle ne s’épuise jamais ; et tu ne peux donner soixante Kârchâpanas pour venir me voir !

La jeune femme ayant répondu à Bhagavat qu’elle ferait ce qu’il lui ordonnait, partit aussitôt et se rendit à l’endroit où quelqu’un lui avait indiqué que demeurait Mêṇḍhaka. Quand elle fut en sa présence, elle lui parla ainsi : Bhagavat m’envoie vers toi. Le marchand répondit aussitôt : Je salue le bienheureux Buddha. Maître de maison, reprend la jeune femme, voici ce que dit Bhagavat : C’est à ton intention que je suis venu ici ; et toi, tu fermes la porte de ta maison ! Est-il convenable de recevoir un hôte comme tu fais ? Jeune femme, reprit le maître de maison, le peuple est convenu que personne n’irait voir le Çramana Gâutama ; celui qui ira vers lui sera condamné à une amende de soixante Kârchâpaṇas. Maître de maison, répondit la jeune femme, voici ce que dit Bhagavat : Ton fils porte attachée sur les reins une bourse qui renferme cent pièces d’or ; s’il y prend cent ou mille pièces, la bourse se remplit toujours ; elle ne s’épuise jamais ; et tu ne peux donner soixante Kârchâpaṇas pour venir me voir ! Le maître de maison se dit alors à lui-même : Personne ne le saura, car Bhagavat seul sait tout : je vais aller le voir. Ayant donc laissé soixante Kârchâpaṇas à la porte de sa maison, il descendit par l’échelle que lui avait indiquée la fille du Brahmane, et il se dirigea vers l’endroit où se trouvait Bhagavat. Quand il y fut arrivé, ayant salué ses pieds en les touchant de la tête, il s’assit en face de lui pour entendre la loi. Alors Bhagavat, connaissant quels étaient l’esprit, les dispositions, le caractère et le naturel de Mêṇḍhaka le maître de maison, lui fit l’exposition de la loi propre à faire pénétrer les quatre vérités sublimes, de telle sorte qu’après l’avoir entendue, le maître de maison vit face à face la récompense de l’état de Çrôta âpatti. Quand il eut vu la vérité, il dit à Bhagavat : Seigneur, le corps du peuple qui habite la ville de Bhadram̃kara, recevra-t-il des lois comme celles que je viens d’entendre ? Maître de maison, répondit Bhagavat, la totalité du peuple, après s’être réunie en foule auprès de toi, les recevra. Alors Mêṇḍhaka le maître de maison quitta Bhagavat, après avoir salué ses pieds en les touchant de la tête, et se rendit à sa demeure. Ayant ensuite fait dresser au milieu de la ville un monceau de Kârchâpaṇas, il récita cette stance :

Que celui qui veut voir le Djina vainqueur de la passionn et du péché, affranchi de tout lien, incomparable, miséricordieux et pur, accoure vite avec un cœur constant et bien affermi ; je lui donnerai l’argent nécessaire.

À ces mots le peuple s’écria : Maître de maison, c’est donc un bonheur que la vue du Çramaṇa Gâutama ? Oui, un bonheur, répondit Mêṇḍhaka. Si cela est, reprit la foule, le peuple seul a fait une convention, que le peuple la casse maintenant : qui peut l’en empêcher ? Ayant donc déclaré non avenue la convention, les habitants commencèrent à sortir [de la ville]. Mais comme ils se pressaient les uns contre les autres, ils ne pouvaient sortir. Alors le Yakcha qui porte la foudre, prenant pitié de cette foule destinée à être convertie, lança le tonnerre et abattit une portion du rempart. Plusieurs centaines de mille d’habitants sortirent alors, les uns poussés par un empressement naturel, les autres excités par les anciennes racines de vertu qui étaient en eux. S’étant rendus auprès de Bhagavat, ils saluèrent ses pieds et s’assirent en face de lui[213]. »

Le passage que je viens de citer le dernier me conduit naturellement à parler des moyens qu’employait Çâkya pour convertir le peuple à sa doctrine. Ces moyens étaient la prédication, et, suivant les légendes, les miracles. Laissons pour un moment de côté les miracles, qui ne valent pas mieux que ceux que lui opposaient les Brâhmanes. Mais la prédication est un moyen tout à fait digne d’attention, et qui, si je ne me trompe, était inouï dans l’Inde avant la venue de Çâkya. J’ai déjà insisté, dans la première section de ce Mémoire, sur la différence de l’enseignement buddhique comparé avec celui des Brâhmanes. Cette différence est tout entière dans la prédication, laquelle avait pour effet de mettre à la portée de tous des vérités qui étaient auparavant le partage des castes privilégiées. Elle donne au Buddhisme un caractère de simplicité, et, sous le rapport littéraire, de médiocrité qui le distingue de la manière la plus profonde du Brâhmanisme. Elle explique comment Çâkyamuni fut entraîné à recevoir au nombre de ses auditeurs des hommes que repoussaient les classes les plus élevées de la société. Elle rend compte de ses succès, c’est-à-dire de la facilité avec laquelle se répandit sa doctrine et se multiplièrent ses disciples. Enfin elle donne le secret des modifications capitales que la propagation du Buddhisme devait apporter à la constitution brâhmanique, et des persécutions que la crainte d’un changement ne pouvait manquer d’attirer sur les Buddhistes, du jour où ils seraient devenus assez forts pour mettre en péril un système politique principalement fondé sur l’existence et la perpétuité des castes. Ces faits sont si intimement liés entre eux, qu’il suffit que le premier se soit produit, pour que les autres se soient, avec le temps, développés d’une manière presque nécessaire. Mais les circonstances extérieures ont pu favoriser ce développement ; les esprits ont pu se trouver plus ou moins heureusement préparés ; l’état moral de l’Inde, en un mot, a pu seconder l’empressement du peuple à écouter les enseignements de Çâkya. Voilà ce que les Sûtras qui nous font assister aux premiers temps de la prédication du Buddhisme peuvent seuls nous apprendre, et c’est le sujet sur lequel il importe d’arrêter en ce moment notre attention.

J’ai dit tout à l’heure que le moyen employé par Çâkya pour convertir le peuple à sa doctrine était, outre la supériorité de son enseignement, l’éclat de ses miracles. Les preuves de cette assertion se rencontrent à chaque page des Sûtras, et je vois souvent répétée cette espèce de maxime : « Les miracles opérés par une puissance surnaturelle attirent bien vite les hommes ordinaires[214]. » À ce moyen répondent toujours les sentiments de bienveillance et de foi qu’éveille chez ceux qui viennent à écouter, ou seulement à voir le Buddha, l’influence des actions vertueuses qu’ils ont accomplies dans des existences antérieures. C’est là un des thèmes favoris des légendaires ; il n’y a pas, à vrai dire, une seule conversion qui ne soit préparée par la bienveillance que l’auditeur du Buddha se sent pour lui et pour sa doctrine ; et Çâkya se plaît à raconter longuement devant ses disciples les actions qu’ils ont faites jadis pour avoir mérité de renaître de son temps, d’assister à sa prédication et de se sentir touchés de bienveillance en sa faveur. Cette bienveillance, ou pour le dire plus clairement, cette espèce de grâce, est le grand mobile des conversions les plus inexplicables d’ailleurs ; c’est le lien par lequel Çâkya rattache le présent nouveau qu’introduit sa doctrine à un passé inconnu qu’il explique dans l’intérêt de sa prédication. On comprend sans peine l’action que devait exercer un semblable moyen sur l’esprit d’un peuple chez lequel la croyance à la loi de la transmigration était aussi généralement admise. En partant de cette croyance, sur laquelle il s’appuyait pour autoriser sa mission, Çâkya paraissait plutôt exposer le passé que changer le présent ; et l’on ne peut douter qu’il ne s’en soit servi pour justifier des conversions que condamnaient les préjugés des hautes castes auxquelles il appartenait par la naissance. Mais ce mobile de la grâce est essentiellement religieux, et il est de ceux dont les légendaires ont pu et sans doute ont dû exagérer l’emploi après coup et quand le Buddhisme eut acquis une importance qu’il n’avait certainement pas encore au temps de Çâkya. Des motifs plus humains ont dû vraisemblablement agir sur les esprits, et favoriser la propagation d’une croyance dont les débuts annoncent seulement une de ces sectes qui ont de tout temps été si nombreuses dans l’Inde et dont le Brâhmanisme tolère l’existence en les méprisant. Ces motifs sont individuels ou généraux ; j’en vais rapporter quelques-uns qui sont empruntés aux Sûtras et aux légendes du recueil souvent cité dans ces recherches.

J’ai parlé plus haut du fils d’un Brâhmane auquel son père avait voulu, mais en vain, donner une éducation conforme à sa naissance, et qui n’avait pu même apprendre à lire, ni à écrire. Ce jeune Brâhmane, chose remarquable, se trouve excellent pour faire un Buddhiste, et il apprend bien vite d’un Religieux sectateur de Çâkya ce que sont les voies des actions vertueuses, ainsi que la théorie de l’origine et de l’anéantissement des causes successives de l’existence. Cet enseignement suffit pour lui inspirer le désir d’embrasser la vie religieuse, désir qu’il exprime par la formule rapportée plus haut. La seule précaution que prenne le jeune homme, c’est de ne pas revêtir le costume des Buddhistes dans la ville même où il est connu comme Brâhmane ; mais il demande à son maître de se retirer dans la campagne, et c’est là qu’il se livre au double exercice spirituel qui doit lui donner la science de la Loi, savoir la méditation et la lecture[215]. Une conversion de ce genre est parfaitement naturelle, et il paraît qu’il a toujours été plus facile dans l’Inde d’embrasser le rôle commode et indépendant de l’ascète que de rester dans la société, où le joug pesant de la caste enchaîne l’homme pendant tous les instants de sa vie. Aussi regardé-je l’aveu de la légende comme très-précieux pour l’histoire des premiers temps du Buddhisme ; il est avéré pour nous que la doctrine de Çâkya était devenue, probablement assez vite, une sorte de dévotion aisée qui recrutait parmi ceux qu’effrayaient les difficultés de la science brâhmanique.

En même temps que le Buddhisme attirait à lui les Brahmanes ignorants, il accueillait avec un empressement égal les pauvres et les malheureux de toutes les conditions. La curieuse légende de Pûrṇa, dont il sera question plus bas, en fournit un exemple. Pûrṇa, fils d’un marchand et d’une esclave, revenait de son septième voyage sur mer ; il avait amassé des richesses immenses, et son frère aîné, voulant l’établir, lui parle ainsi : « Mon frère, indique-moi un homme riche ou un marchand dont je puisse demander la fille, pour toi. Pûrṇa lui répond : Je ne désire pas le bonheur des sens ; mais si tu me donnes ton autorisation, j’embrasserai la vie religieuse. Comment ? reprend son frère, quand nous n’avions à la maison aucun moyen d’existence, tu n’as pas songé à embrasser la vie religieuse ; pourquoi y entrerais-tu aujourd’hui[216] ? » Il était donc admis que les pauvres et ceux qui n’avaient aucun moyen d’existence pouvaient se faire mendiants, et le Buddhisme, pour augmenter le nombre de ses adeptes, n’avait qu’à profiter de cette disposition des esprits. Voici encore une autre preuve de ce fait. Un ascète de la caste brâhmanique, expliquant à sa manière la prédiction qu’avait faite Çâkya sur un enfant qui n’était pas encore né, s’exprime ainsi : « Quand Gâutama l’a dit : L’enfant embrassera la vie religieuse sous ma loi, il a dit vrai ; car quand ton fils n’aura plus ni de quoi manger, ni de quoi se vêtir, il ira auprès du Çramaṇa Gâutama pour se faire mendiant[217]. » Ce passage ne nous rappelle-t-il pas le joueur malheureux de la comédie indienne qui, dégoûté du jeu par la mauvaise fortune qui le poursuit, se décide à renoncer au monde pour se faire Religieux buddhiste, et qui s’écrie : « Alors je marcherai tête levée sur la grande route[218] ? » Cette sorte de prédestination des pauvres à l’adoption de la doctrine nouvelle se représente à chaque instant dans les Sûtras et dans les légendes. Une des histoires tibétaines traduites en allemand par M. Schmidt, mais primitivement composées sur des originaux sanscrits, nous montre un Dieu qui aspire à se faire Religieux buddhiste, et qui se plaint que sa condition élevée lui rende difficile l’accomplissement de ses désirs. « Je veux me faire Religieux, dit-il, et pratiquer la sainte doctrine ; mais il est difficile d’embrasser la vie religieuse, si l’on renaît dans une race élevée et illustre ; cela est facile, au contraire, quand on est d’une pauvre et basse extraction[219]. »

Une grande et soudaine infortune est souvent aussi, pour celui qui l’éprouve, un motif décisif de quitter le monde et de se faire Religieux buddhiste. Quand le jeune Kâla, frère de Prasênadjit, roi du Kôçala, est mutilé par ordre du roi, et qu’il est guéri miraculeusement par Ânanda, il se retire dans l’ermitage de Bhagavat et se destine à le servir[220]. Nous possédons une légende consacrée tout entière au récit des malheurs de Svâgata, le fils d’un marchand, lequel, après être tombé au dernier degré de l’abaissement et de la misère, se convertit au Buddhisme en présence de Çâkyamuni[221]. La facilité avec laquelle ce dernier admettait au nombre de ses disciples les hommes repoussés par les premières classes de la société indienne était, de la part des Brâhmanes et des autres ascètes, un sujet fréquent de reproches ; et on voit, dans la légende même qui vient d’être citée, les Tîrthyas se moquer amèrement de Bhagavat, au sujet de la conversion de Svâgata. Mais Çâkya se contente de répondre : « Samantaprâsâdikam mê çâsanam. « Ma loi est une loi de grâce pour tous[222] ; et qu’est-ce qu’une loi de grâce pour tous ? C’est la loi sous laquelle d’aussi misérables mendiants que Durâgata et d’autres se font Religieux[223]. » Paroles remarquables dont l’esprit a soutenu et propagé le Buddhisme, qu’il animait encore à Ceylan au commencement de notre siècle, lorsqu’un Religieux, disgracié par le roi pour avoir prêché devant la caste misérable et méprisée des Rhodias, lui répondait, presque comme eût fait le Buddha Çâkyamuni lui-même : « La religion devrait être le bien commun de tous[224]. »

On peut compter encore au nombre des causes qui devaient amener à Çâkya de nombreux prosélytes le despotisme des rois et la crainte qu’inspiraient leurs violences. La légende de Djyôtichka en fournit un exemple frappant. Djyôtichka était un personnage riche et qu’une puissance surnaturelle comblait d’une inépuisable prospérité. Le roi Adjâtaçatru fit plusieurs tentatives pour s’emparer de ses biens, mais aucune ne réussit. Ce furent autant d’avertissements pour Djyôtichka, qui forma dès lors le projet de se faire Religieux à la suite du Buddha, projet qu’il exécuta en distribuant aux pauvres tous ses biens[225].

Enfin, s’il en faut croire les légendes, la grandeur des récompenses que Çâkya promettait pour l’avenir à ceux qui embrassaient sa doctrine était la cause puissante des conversions les plus nombreuses et les plus rapides. Le recueil intitulé Avadâna çâtaka, auquel j’ai déjà fait plusieurs emprunts, se compose exclusivement de légendes, rédigées d’après un modèle unique, et dont l’objet est de promettre la dignité de Buddha parfaitement accompli à des hommes qui n’avaient témoigné à Çâkya que les respects les plus vulgaires. J’en vais citer une qui suffira pour faire juger des autres.

Le bienheureux Buddha était l’objet des respects, des hommages, des adorations et du culte des rois, des ministres des rois, des hommes riches, des habitants des villes, des chefs de métiers, des chefs de marchands, des Dêvas, des Nâgas, des Yakchas, des Asuras, des Garuḍas, des Gandharvas, des Kinnaras et des Mahôragas. Honoré par les Dêvas et par les autres êtres qui viennent d’être énumérés, le bienheureux Buddha, plein de sagesse, doué de grandes vertus, qui recevait le vêtement religieux, le vase aux aumônes, le lit, le siége, les médicaments destinés aux malades et les autres choses nécessaires à la vie, et qui devait désormais instruire d’une manière parfaite les hommes et les Dêvas, lesquels, profitant de l’apparition récente du Buddha, saisissaient l’occasion de boire l’essence des commandements ; le bienheureux, dis-je, se trouvait avec l’Assemblée de ses Auditeurs à Çrâvastî, à Djêtavana, dans le jardin d’Anâtha piṇḍika. Au temps où Bhagavat n’avait pas encore paru dans le monde, le roi Prasênadjit honorait les Dêvas, en leur offrant des fleurs, de l’encens, des guirlandes, des parfums et des substances onctueuses. Mais quand Bhagavat eut paru dans le monde, le roi Prasênadjit, converti par la prédication du Sûtra intitulé Dahara sûtra[226], eut foi dans l’enseignement de Bhagavat. Alors, le cœur plein de joie et de contentement, ayant abordé trois fois Bhagavat, il l’honora en lui offrant des lampes, de l’encens, des parfums, des guirlandes et des substances onctueuses.

Or, il arriva un jour que le jardinier de l’ermitage ayant pris un lotus qui venait de s’ouvrir, entra dans Çrâvastî pour le porter au roi Prasênadjit. Un homme qui suivait les opinions des Tîrthikas l’aperçut, et lui dit : Holà ! ce lotus est-il à vendre ? Oui, répondit le jardinier. Cette réponse inspira au passant le désir de l’acheter ; mais en ce moment survint dans cet endroit Anâtha piṇḍika, le maître de maison, qui offrit pour le lotus le double du prix qui en était demandé. Les deux acheteurs se mirent à enchérir l’un sur l’autre, tellement qu’enfin ils allèrent jusqu’à cent mille pièces. Alors le jardinier fit cette réflexion : Le maître de maison Anâtha piṇḍika n’est pas un homme léger ; c’est un personnage grave : il faut qu’il y ait ici un motif [pour qu’il insiste tant]. C’est pourquoi, sentant un doute s’élever dans son esprit, il demanda à l’homme qui suivait les opinions des Tîrthikas : Pour qui donc enchéris-tu ainsi ? Pour le bienheureux Nârâyana, répondit le passant. Et moi j’enchéris pour le bienheureux Buddha, reprit le maître de maison. Quel est celui que tu appelles Buddha ? dit le jardinier. Le maître de maison se mit alors à lui exposer en détail les qualités du Buddha. Le jardinier lui dit alors : Maître de maison, et moi aussi j’irai adresser mon hommage à Bhagavat. Le maître de maison, prenant donc avec lui le jardinier, se rendit au lieu où Bhagavat se trouvait. Le jardinier vit le bienheureux Buddha, orné des trente-deux signes caractéristiques d’un grand homme et dont les membres étaient parés des quatre-vingts marques secondaires, entouré d’une splendeur qui s’étendait à la distance d’une brasse, répandant un éclat qui surpassait celui de mille soleils, semblable à une montagne de joyaux qui serait en mouvement, entièrement parfait ; et à peine l’eut-il vu qu’il jeta son lotus devant Bhagavat. Le lotus ne fut pas plutôt jeté que prenant aussitôt la grandeur de la roue d’un char, il s’arrêta au-dessus de Bhagavat. À la vue de ce prodige, le jardinier, comme un arbre dont on aurait coupé la racine, tomba aux pieds de Bhagavat ; puis réunissant ses mains en signe de respect, après avoir réfléchi attentivement, il se mit à prononcer cette prière : Puissé-je, par l’effet de ce principe de vertu, de la conception de cette pensée, de l’offrande que j’ai faite de ce présent, puissé-je, dans le monde aveugle, privé de conducteur et de guide, devenir un jour un Buddha, devenir celui qui fait franchir [le monde] aux êtres qui ne l’ont pas franchi, qui délivre ceux qui n’ont pas été délivrés, qui console les affligés, qui conduit au Nirvâṇa complet ceux qui n’y sont pas arrivés ! Alors Bhagavat, connaissant la succession des œuvres et celle des motifs qui dirigeaient le jardinier, laissa voir un sourire.

Or c’est une règle que quand les Buddhas bienheureux viennent à sourire, alors s’échappent de leur bouche des rayons de lumière bleus, jaunes, rouges et blancs ; les uns descendent en bas, les autres montent en haut. Ceux qui descendent en bas, se rendant au fond des Enfers Sâm̃djîva, Kâlasûtra, Sâm̃ghâta, Râurava, Mahârâurava, Tapana, Pratâpana, Avîtchi, Arbuda, Nirarbuda, Aṭata, Hahava, Huhava, Utpala, Padma, Mahâpadma[227], tombent froids dans ceux de ces Enfers qui sont brûlants, et chauds dans ceux qui sont froids. Par là sont calmées les diverses espèces de douleurs dont souffrent les habitants de ces lieux de misère. Ils font alors les réflexions suivantes : Serait-ce, amis, que nous sommes sortis des Enfers pour renaître ailleurs ? Afin de faire naître en eux la grâce, Bhagavat opère un miracle ; et à la vue de ce miracle, les habitants de l’Enfer se disent entre eux : Non, amis, nous ne sommes pas sortis de ces lieux pour renaître ailleurs ; mais voici un être que nous n’avions pas vu auparavant ; c’est par sa puissance que les diverses espèces de douleurs qui nous tourmentaient sont apaisées. Sentant le calme renaître dans leur âme à la vue de ce prodige, ces êtres, achevant d’expier l’action dont ils devaient être punis dans les Enfers, sont métamorphosés en Dêvas et en hommes, conditions dans lesquelles ils deviennent des vases capables de recevoir les vérités. Ceux de ces rayons qui s’élèvent en haut, se rendant chez les Dêvas Tchâturmahârâdjikas, Trayastrim̃ças, Yâmas, Tuchitas, Nirmâṇaratis, Paranirmita vaçavartins, Brahma kâyikas, Brahma purôhitas, Mahâbrahmâs, Parîttâbhas, Apramâṇâbhas, Âbhâsvaras, Parîttaçubhas, Apramâṇa çubhas, Çubhakrĭtsnas, Anabhrakas, Puṇyaprasavas, Vrĭhatphalas, Avrĭhas, Atapas, Sudrĭças, Sudarçanas, Akanichṭhas[228], font résonner ces paroles : Cela est passager, cela est misère, cela est vide ; et ils font entendre ces deux stances :

Commencez, sortez [de la maison] ; appliquez-vous à la loi du Buddha ; anéantissez l’armée de la mort, comme un éléphant renverse une hutte de roseaux.

Celui qui marchera sans distraction sous la discipline de cette loi, échappant à la naissance et à la révolution du monde, mettra un terme à la douleur.

Ensuite ces rayons, après avoir enveloppé l’univers formé du grand millier des trois mille mondes, reviennent derrière Bhagavat. Si le Buddha désire expliquer une action accomplie dans un temps passé, les rayons viennent disparaître dans son dos. Si c’est une action future qu’il veut prédire, ils disparaissent dans sa poitrine. S’il veut prédire une naissance dans l’Enfer, ils disparaissent sous la plante de ses pieds ; si c’est une naissance parmi les animaux, ils disparaissent dans son talon ; si c’est une naissance parmi les Prêtas (les âmes des morts), ils disparaissent dans le pouce de son pied ; si c’est une naissance parmi les hommes, ils disparaissent dans son genou ; s’il veut prédire une royauté de Balatchakravartin, ils disparaissent dans la paume de sa main gauche ; si c’est une royauté de Tchakravartin, ils disparaissent dans la paume de sa main droite ; si c’est une naissance parmi les Dêvas, ils disparaissent dans son nombril. S’il veut prédire à quelqu’un qu’il aura l’Intelligence d’un Çrâvaka, ils disparaissent dans sa bouche ; si c’est l’Intelligence d’un Pratyêka Buddha, ils disparaissent dans ses oreilles ; si c’est la science suprême d’un Buddha parfaitement accompli, ils disparaissent dans la protubérance qui couronne sa tête.

Or les rayons [qui venaient d’apparaître], après avoir fait trois fois le tour de Bhagavat, disparurent dans la protubérance qui couronne sa tête. Alors le respectable Ânanda réunissant les mains en signe de respect, parla ainsi à Bhagavat :

Une masse de rayons variés, mélangés de mille couleurs, vient de sortir de la bouche de Bhagavat, et elle a éclairé complètement tous les points de l’espace, comme ferait le soleil à son lever.

Puis il ajouta les stances suivantes :

Non, ce n’est pas sans motif que les Djinas, qui ont triomphé de l’ennemi, qui sont exempts de légèreté, qui ont renoncé à l’orgueil et au découragement, et qui sont la cause du bonheur du monde, laissent voir un sourire semblable aux filaments jaunes du lotus.

Ô héros ! ô loi qui avec ton intelligence connais le moment convenable, daigne, ô Çramaṇa, ô toi l’Indra des Djinas, daigne avec les fermes, excellentes et belles paroles du héros des Solitaires, dissiper les doutes qui se sont élevés dans l’esprit de tes Auditeurs livrés à l’incertitude.

Non, ce n’est pas sans motif que les Buddhas parfaits, que ces chefs du monde, qui sont aussi pleins de fermeté que l’Océan, ou que le Roi des montagnes, laissent voir un sourire. Mais pour quelle raison ces sages pleins de constance laissent-ils voir ce sourire ? C’est là ce que désire entendre de ta bouche cette grande foule de créatures.

Bhagavat dit alors à Ânanda : C’est bien cela, ô Ânanda : c’est cela même ; ce n’est pas sans motif, ô Ânanda, que les Tathâgatas vénérables, parfaitement et complètement Buddhas, laissent voir un sourire. Vois-tu, ô Ânanda, l’hommage que vient de m’adresser ce jardinier plein de bienveillance ? — Oui, seigneur. — Eh bien, ô Ânanda, ce jardinier, par l’effet de ce principe de vertu, de la conception de cette pensée, de l’offrande qu’il a faite de ce présent, après avoir pratiqué l’Intelligence de la Bôdhi, dans laquelle il doit s’exercer pendant trois Asam̃khyêyas de Kalpas, après avoir accompli entièrement les six perfections qui sont manifestées par la grande miséricorde, ce jardinier, dis-je, deviendra dans le monde un Buddha parfaitement accompli sous le nom de Padmôttama, un Buddha doué des dix forces, des quatre intrépidités, des trois soutiens de la mémoire qui ne se confondent pas, et enfin de la grande miséricorde. Or ce qui est ici l’offrande d’un présent, c’est la bienveillance que ce jardinier a éprouvée pour moi.

C’est ainsi que parla Bhagavat, et les Religieux transportés de joie approuvèrent ce que Bhagavat avait dit[229]. »

Le sujet que les extraits précédents ont fait connaître touche de si près à la question de l’influence exercée par la prédication de Çâkya sur le système des castes, qu’on a vu déjà l’esprit brahmanique reprocher à Çâkyamuni de chercher trop bas ses disciples. Un semblable reproche était inspiré, sans aucun doute, par le sentiment de l’orgueil blessé ; il en coûtait à la première caste de voir des hommes d’une basse extraction élevés au rang des ascètes qu’elle avait, légalement parlant, le privilége à peu près exclusif d’offrir aux hommages et à l’admiration de la multitude. L’expression de ce sentiment prouverait, s’il était encore besoin de le faire, quelles racines profondes la division du peuple en castes à jamais séparées avait jetées dans l’Inde, au moment où parut Çâkya. Pour nous, qui n’avons jamais mis un seul instant en doute l’antériorité du Brâhmanisme à l’égard du Buddhisme, les reproches que les Brâhmanes adressaient à Çâkya nous apprennent à la fois et comment ce dernier se conduisait en présence du principe absolu des castes, et comment ses adversaires accueillaient ses usurpations. Cette double instruction se trouve, sous une forme parfaitement claire, dans une légende que je vais analyser et dont je traduirai les parties les plus caractéristiques.

Un jour Ânanda, le serviteur de Çâkyamuni, après avoir longtemps parcouru la campagne, rencontre une jeune fille Mâtangî, c’est-à-dire de la tribu des Tchâṇḍâlas, qui puisait de l’eau, et il lui demande à boire. Mais la jeune fille, craignant de le souiller de son contact, l’avertit qu’elle est née dans la caste Mâtanga, et qu’il ne lui est pas permis d’approcher un Religieux. Ânanda lui répond alors : « Je ne te demande, ma sœur, ni ta caste ni ta famille ; je te demande seulement de l’eau, si tu peux m’en donner[230]. » Prakrĭti, c’est le nom de la jeune fille, qui suivant la légende était destinée à se convertir à la doctrine du Buddha, se sent aussitôt éprise d’amour pour Ânanda, et elle déclare à sa mère le désir qu’elle a de devenir sa femme. La mère, qui prévoit l’obstacle que doit mettre à cette union la différence des castes (car Ânanda était de la race militaire des Çâkyas et cousin du Buddha), la mère, dis-je, a recours à la magie pour attirer le Religieux dans sa maison, où l’attend Prakrĭti parée de ses plus beaux habits. Ânanda, entraîné par la force des charmes que la Mâtangî met en usage, se rend en effet dans cette maison ; mais reconnaissant le danger qui le menace, il se rappelle Bhagavat et l’invoque en pleurant. Aussitôt le Buddha, dont la science est irrésistible, détruit par des charmes contraires les charmes de la Tchâṇḍâlî, et Ânanda sort librement des mains des deux femmes. Prakrĭti toutefois ne se décourage pas ; elle pense à s’adresser à Çâkyamuni lui-même, et va l’attendre sous un arbre, près d’une des portes de la ville par laquelle il doit sortir après avoir mendié pour obtenir son repas. Çâkyamuni se présente en effet, et il apprend de la bouche de la jeune fille l’amour qu’elle ressent pour Ânanda et la détermination où elle est de le suivre. Profitant de cette passion pour convertir Prakrĭti, le Buddha, par une suite de questions que Prakrĭti peut prendre dans le sens de son amour, mais qu’il fait sciemment dans un sens tout religieux, finit par ouvrir à la lumière les yeux de la jeune fille et par lui inspirer le désir d’embrasser la vie ascétique. C’est ainsi qu’il lui demande si elle consent à suivre Ânanda, c’est-à-dire à l’imiter dans sa conduite ; si elle veut porter les mêmes vêtements que lui, c’est-à-dire le vêtement des personnes religieuses ; si elle est autorisée par ses parents : questions que la loi de la Discipline exige qu’on adresse à ceux qui veulent se faire mendiants buddhistes. La jeune fille répond à tout affirmativement. Çâkyamuni exige en outre le consentement formel des père et mère, qui viennent en effet lui affirmer qu’ils approuvent tout ce qu’elle désire ; et c’est alors que distinguant le véritable objet de son amour, la jeune fille reconnaît sa première erreur, et déclare qu’elle est décidée à entrer dans la vie religieuse. Alors Çâkya, pour la préparer à recevoir la Loi, se sert de la formule magique (Dhâraṇî) qui purifie l’homme de tous ses péchés et des souillures qu’il a contractées dans les misérables existences auxquelles l’a condamné la loi de la transmigration[231]. Je laisse maintenant parler la légende.

« Les Brâhmanes et les maîtres de maison de Çrâvastî apprirent qu’une jeune fille de la caste Tchâṇḍâla venait d’être admise par Bhagavat à la vie religieuse, et ils se mirent à faire entre eux les réflexions suivantes : Comment cette fille de Tchâṇḍâla pourra-t-elle remplir les devoirs imposés aux Religieuses et à celles qui les suivent ? Comment la fille d’un Tchâṇḍâla pourra-t-elle entrer dans les maisons des Brâhmanes, des Kchattriyas, des chefs de famille et des hommes riches[232] ? Prasênadjit, le roi du Kôçala, apprit également cette nouvelle, et ayant fait les mêmes réflexions que les habitants de Çrâvastî, il se fit atteler un bon char sur lequel il monta ; et entouré d’un grand nombre de Brâhmanes et de maîtres de maison, tous habitants de Çrâvastî, il sortit de la ville et se dirigea vers Djêtavana, là où est situé l’ermitage d’Anâtha piṇḍika[233]. » Le texte nous représente ensuite le roi entrant dans l’ermitage avec les Brâhmanes, les Kchattriyas et les maîtres de maison, et se rendant auprès de Bhagavat. Chacun, en l’abordant, lui disait le nom et la famille de son père et de sa mère. Alors Bhagavat connaissant les pensées qui s’étaient élevées dans l’esprit du roi et de sa suite, convoqua l’Assemblée de ses Religieux, et se mit à leur raconter une des anciennes existences de la fille du Tchâṇḍâla. Il expose alors l’histoire d’un roi de cette caste, nommé Triçangku[234], qui vivait dans une épaisse forêt située sur le bord du Gange. « Ce roi, ô Religieux, se rappelait les Vêdas, que dans une existence antérieure il avait lus avec les Angas, les Upângas, les Rahasyas, avec les Nighaṇṭus, les Kâitabhas, avec les différences qui distinguent les lettres les unes des autres, enfin avec les Itihâsas qui forment un cinquième Vêda[235]. » Ce roi eut un fils nommé Çârdûla karṇa, auquel il enseigna tout ce qu’il avait appris lui-même dans une existence antérieure. Quand il le vit parfaitement habile dans toutes les cérémonies, maître des Mantras du Vêda qu’il avait lus en entier, il songea à le marier avec une jeune fille vertueuse, instruite et belle. Il y avait alors à Utkaṭâ, capitale d’un district au nord de la forêt de Triçangku, un Brâhmane nommé Puchkarasârin, qui jouissait du revenu de ce district, lequel lui avait été concédé par le roi Agnidatta. Il était d’une noble famille de Brâhmanes, et pouvait dire le nom de ses père et mère jusqu’à la septième génération. Il possédait les Mantras et avait lu les trois Vêdas avec tout ce qui en dépend, et les Itihâsas qui forment un cinquième Vêda. Ce Brâhmane avait une fille nommée Prakrĭti. Triçangku forma le dessein de la demander pour son fils Çârdûla karṇa, et il se rendit dans un bois, afin d’y attendre le Brâhmane qui devait y venir pour réciter les Mantras brâhmaniques. « Triçangku, le roi des Tchâṇḍâlas, vit bientôt le Brâhmane Puchkarasârin, qui ressemblait au soleil levant, qui brillait de splendeur comme le feu, qui était comme un sacrifice qu’entourent les Brâhmanes, comme Dakcha environné de ses filles, comme Çakra au milieu de la foule des Dêvas, comme l’Himavat avec ses plantes médicinales, comme l’Océan avec ses joyaux, comme la lune avec ses Nakchatras, comme Vâiçravaṇa parmi la troupe des Yakchas, comme Brahmâ, enfin, au milieu des Dêvas et des Dêvarchis[236]. » Il s’avança aussitôt à sa rencontre et lui dit : C’est moi, seigneur Puchkarasârin ; sois le bienvenu. Je vais te dire ce qui m’amène, écoute. À ces mots le Brâhmane Puchkarasârin répondit ainsi à Triçangku, le roi des Tchâṇḍâlas : Il ne t’est pas permis, ô Triçangku, d’employer avec un Brâhmane le salut de Seigneur. Seigneur Puchkarasârin, reprit Triçangku, je puis employer avec un Brâhmane cette espèce de salut. » Puis il demande à Puchkarasârin sa fille Prakrĭti pour le jeune Çârdûla karṇa. Le Brâhmane n’eut pas plutôt entendu cette proposition, que transporté de fureur, les sourcils froncés, le cou gonflé par la colère, les yeux hors de la tête, il répondit à Triçangku : « Hors d’ici, misérable Tchâṇḍâla. Comment celui qui mange du chien, comme toi, ose-t-il parler ainsi à un Brâhmane qui a lu le Vêda ? Insensé ! tu ne connais pas Prakrĭti, et tu as de toi-même une bien haute opinion ! Ne reste pas plus longtemps ici, si tu ne veux t’attirer malheur. Tu n’es qu’un Tchâṇḍâla, et moi je suis de la caste des Dvidjas. Comment oses-tu, misérable, demander l’union du plus noble avec l’être le plus vil ? Les bons, en ce monde, s’unissent avec les bons, les Brâhmanes avec les Brâhmanes. Tu demandes une chose impossible en voulant t’allier avec nous, toi qui es méprisé dans le monde, toi le dernier des hommes. Les Tchâṇḍâlas s’unissent ici-bas avec les Tchâṇḍâlas, les Puchkasas avec les Puchkasas, et ainsi font les Brâhmanes, les Kchattriyas, les Vâiçyas et les Çûdras, chacun dans leur caste ; mais nulle part on ne voit les Brâhmanes s’allier aux Tchâṇḍâlas. » À ce discours, qui dans l’original est en vers, et que j’ai un peu abrégé, Triçangku répondit ainsi : « Il n’y a pas entre un Brâhmane et un homme d’une autre caste la différence qui existe entre la pierre et l’or, entre les ténèbres et la lumière. Le Brâhmane en effet n’est sorti ni de l’éther ni du vent ; il n’a pas fendu la terre pour paraître au jour, comme le feu qui s’échappe du bois de l’Araṇi[237]. Le Brâhmane est né d’une matrice de femme, tout comme le Tchâṇḍâla. Où vois-tu donc la cause qui ferait que l’un doit être noble et l’autre vil ? Le Brâhmane lui-même, quand il est mort, est abandonné comme un objet vil et impur ; il en est de lui comme des autres castes : où est alors la différence ? » Triçangku continue ensuite, en reprochant aux Brâhmanes leurs vices et leurs passions ; il blâme avec force les moyens qu’ils emploient pour les satisfaire, et entre autres l’hypocrisie avec laquelle ils osent se prétendre purs, en commettant les actions les plus noires. « Quand ils veulent manger de la viande, voici le moyen qu’ils emploient : ils tuent les animaux en prononçant des Mantras, parce que, disent-ils, les brebis ainsi immolées vont droit au ciel. Mais si c’est là le chemin du ciel, pourquoi donc ces Brâhmanes n’immolent-ils pas aussi avec des Mantras eux et leurs femmes, leurs père et leur mère, leurs frères et leurs sœurs, leurs fils et leurs filles[238] ? Non, il n’est pas vrai que l’eau lustrale et que les Mantras fassent monter au ciel les chèvres et les brebis ; toutes ces inventions sont des moyens employés par ces méchants Brâhmanes pour satisfaire leur désir de manger de la viande[239]. »

Le Brâhmane cherche à se défendre en racontant le mythe de l’origine des quatre castes, que la tradition fait naître de quatre parties du corps de Brahmâ ; et quand le Tchâṇḍâla lui a répondu, Puchkarasârin lui demande s’il est versé dans les sciences brahmaniques. Alors le roi Triçangku le satisfait sur ce point par une énumération détaillée des Vêdas, de leurs divisions, des sacrifices et des autres objets dont la connaissance est d’ordinaire réservée aux seuls Brâhmanes. Tout ce morceau est d’un grand intérêt, et il prouve que les Buddhistes n’ignoraient rien de ce qui faisait le fond de l’éducation indienne. Pour en tirer toutefois quelques conséquences historiques, il faudrait connaître exactement l’époque à laquelle il a été rédigé ; car s’il est postérieur aux événements qui ont forcé les Buddhistes de quitter l’Inde, il n’est plus étonnant qu’il renferme, touchant la littérature et les sciences brâhmaniques, des détails aussi variés et aussi précis.

Mais il ne s’agit pas en ce moment de rassembler les lumières que peut jeter sur cet objet particulier la légende dont je viens de faire quelques extraits ; il importe de montrer comment Çâkyamuni s’affranchissait des obstacles qu’élevaient devant lui les divisions de la société indienne partagée en castes hiérarchiquement distribuées. Son but avoué était de sauver les hommes des conditions misérables de l’existence qu’ils traînent en ce monde, et de les soustraire à la loi fatale de la transmigration. Il convenait que la pratique de la vertu assurait pour l’avenir à l’homme de bien le séjour du ciel et la jouissance d’une existence meilleure. Mais ce bonheur ne passait aux yeux de personne pour définitif : devenir Dieu, c’était renaître pour mourir un jour ; et c’est à la nécessité de la renaissance et de la mort qu’il fallait échapper pour jamais. Quant à la distinction des castes, elle était aux yeux de Çâkyamuni un accident de l’existence de l’homme ici-bas, accident qu’il reconnaissait, mais qui ne pouvait l’arrêter. Voilà pourquoi les castes paraissent dans tous les Sûtras et dans toutes les légendes que j’ai lues, comme un fait établi, contre lequel Çâkya ne fait pas une seule objection politique. Cela est si vrai, que quand un homme attaché au service d’un prince voulait embrasser la vie religieuse, Çâkya ne le recevait qu’après que le prince y avait donné son assentiment. Une légende de l’Avadâna çataka nous en fournit un exemple tout à fait caractéristique : « Va, ô Ânanda, dit Çâkya à son serviteur, et dis au roi Prasênadjit : Accorde-moi cet homme qui est à ton service ; je lui ferai embrasser la vie religieuse. Ânanda se rendit en conséquence au lieu où se trouvait Prasênadjit, roi du Kôçala ; et quand il fut arrivé, il lui parla ainsi au nom de Bhagavat : Accorde, seigneur, à Bhagavat la permission de recevoir cet homme dans la vie religieuse ! Quand le roi sut qu’il s’agissait de Bhavyarûpa, il accorda au Religieux ce qu’il lui demandait[240]. » Ce respect de Çâkya pour la puissance royale a même laissé sa trace dans le Buddhisme moderne ; et c’est une des règles fondamentales de l’ordination d’un Religieux, qu’il réponde par la négative à cette question : « Es-tu au service du roi[241] ? » Dans une autre légende on voit le roi Prasênadjit du Kôçala, qui envoie à Râdjagriha un messager, pour inviter Bhagavat à venir au milieu de son peuple, à Çrâvastî. Voici la réponse que Çâkyamuni fait à l’envoyé : « Si le roi Bimbisâra me le permet, je me rendrai auprès de Prasênadjit[242]. »

Çâkya admettait donc la hiérarchie des castes ; il l’expliquait même, comme faisaient les Brâhmanes, par la théorie des peines et des récompenses ; et chaque fois qu’il instruisait un homme d’une condition vile, il ne manquait pas d’attribuer la bassesse de sa naissance aux actions coupables que cet homme avait commises dans une vie antérieure. Convertir un homme, quel qu’il fût, c’était donc pour Çâkya lui donner le moyen d’échapper à la loi de la transmigration ; c’était le relever du vice de sa naissance, absolument et relativement : absolument, en le mettant sur la voie d’atteindre un jour à l’anéantissement définitif, où, comme le disent les textes, cesse la loi de la renaissance ; relativement, en en faisant un Religieux, comme Çâkyamuni lui-même, qui venait prendre rang, suivant son âge, dans l’assemblée des Auditeurs du Buddha. Çâkya ouvrait donc indistinctement à toutes les castes la voie du salut, que la naissance fermait auparavant au plus grand nombre ; et il les rendait égales entre elles et devant lui, en leur conférant l’investiture avec le rang de Religieux. Sous ce dernier rapport il allait plus loin que les philosophes Kapila et Patañdjali, qui avaient commencé une œuvre à peu près semblable à celle qu’accomplirent plus tard les Buddhistes. En attaquant comme inutiles les œuvres ordonnées par le Vêda, et en leur substituant la pratique d’un ascétisme tout individuel, Kapila avait mis à la portée de tous, en principe du moins, sinon en réalité, le titre d’ascète, qui jusqu’alors était le complément et le privilége à peu près exclusif de la vie de Brâhmane. Çâkya fit plus : il sut donner à des philosophes isolés l’organisation d’un corps religieux. Là se trouve l’explication de ces deux faits, la facilité avec laquelle a dû dans le principe se propager le Buddhisme, et l’opposition que le Brâhmanisme a naturellement faite à ses progrès. Les Brâhmanes n’avaient pas d’objection à lui adresser, tant qu’il se bornait à travailler en philosophe à la délivrance future de l’homme, à lui assurer l’affranchissement que je nommais tout à l’heure absolu. Mais ils ne pouvaient admettre la possibilité de cette délivrance actuelle, de cet affranchissement relatif, qui ne tendait à rien moins qu’à détruire, dans un temps donné, la subordination des castes, en ce qui touchait la religion. Voilà comment Çâkyamuni attaquait dans sa base le système indien, et pourquoi il devait arriver un moment où les Brâhmanes, placés à la tête de ce système, sentiraient le besoin de proscrire une doctrine dont les conséquences ne pouvaient leur échapper.

Je ne crois pas que ce moment fût encore arrivé à l’époque où les Sûtras que j’ai analysés plus haut ont été rédigés ; ou plutôt je pense que ces Sûtras, à quelque époque qu’ils aient été écrits, nous ont conservé une tradition antérieure à la séparation violente des Buddhistes d’avec les Brâhmanes. Ces traités nous montrent Çâkya exclusivement occupé à former des disciples, des adeptes, des imitateurs enfin de sa vie morale et exemplaire. Ce qu’il cherche avant tout, c’est à s’entourer de disciples qui répandent sa doctrine et qui convertissent les hommes à la vie religieuse, tout comme il les convertissait lui-même. Ces disciples, il les prend, ou plutôt il les reçoit de toutes les castes : Brâhmanes, guerriers, marchands, esclaves, tous sont également admissibles à ses yeux, et la naissance cesse aussi bien d’être un mérite que d’être un titre d’exclusion.

On voit maintenant, si je ne me trompe, comment il faut entendre ce célèbre axiome d’histoire orientale, que le Buddhisme a effacé toute distinction de caste. Les écrivains qui ont répété cette assertion l’ont vue vérifiée par la constitution politique des peuples chez qui règne aujourd’hui le Buddhisme. Cette vérification rencontre cependant une exception capitale, à laquelle on n’a pas fait une attention suffisante ; car si la distinction des castes est inconnue aux nations buddhistes du Tibet, du Barma et de Siam, elle n’en est pas moins très-solidement établie chez le peuple qui a le premier adopté le Buddhisme, chez les Singhalais. Je m’en réfère pour ce point au témoignage aussi unanime qu’irrécusable des voyageurs[243]. Cela ne veut pas dire qu’il y ait des castes buddhiques divisées en Brâhmanes, Kchattriyas, Vâiçyas et Çûdras ; le nombre des classes d’origine indienne est notablement réduit à Ceylan ; les plus élevées y sont à peu près inconnues, et là, comme dans l’Inde, on est ou Brâhmaṇa ou Bâuddha ; on ne peut être l’un et l’autre à la fois. Il n’en est pas moins vrai que l’existence des castes chez un peuple buddhiste est un fait très-remarquable, un de ceux qui, comme l’a justement indiqué Tolfrey[244], montrent le plus évidemment que le Buddhisme et le Brâhmanisme ont une origine commune, en d’autres termes que la doctrine de Çâkya est née au milieu d’une société dont le principe politique était la distinction des castes. Mais comment ce principe s’est-il concilié avec l’esprit de la doctrine du Buddha, c’est-à-dire quelle concession l’un a-t-il faite à l’autre ? Voici comment doivent s’être passées les choses, à en juger du moins par les effets. Le sacerdoce a cessé d’être héréditaire, et le monopole des choses religieuses est sorti des mains d’une caste privilégiée. Le corps chargé d’enseigner la loi a cessé de se perpétuer par la naissance ; il a été remplacé par une assemblée de Religieux voués au célibat, qui se recrute indistinctement dans toutes les classes. Le Religieux buddhiste, enfin, qui tient tout de l’enseignement et d’une sorte d’investiture, a remplacé le Brâhmane, qui ne devait rien qu’à la naissance, c’est-à-dire à la noblesse de son origine. Voilà sans contredit un changement fondamental, et c’en est assez pour expliquer l’opposition que les Brâhmanes ont faite à la propagation et à l’application des principes du Buddhisme. C’est qu’en effet les Brâhmanes disparaissaient dans le nouvel ordre de choses créé par Çâkya. Du moment que la naissance ne suffisait plus pour les placer au-dessus des autres castes, du moment que, pour exercer une action religieuse sur le peuple, il leur fallait se soumettre à un noviciat, recevoir une investiture qui ne leur donnait pas plus de droits qu’au dernier des esclaves, et se placer dans une hiérarchie fondée sur l’âge et le savoir, à côté des hommes les plus méprisés, les Brâhmanes n’existaient plus de fait. Au contraire, l’existence des autres castes n’était nullement compromise par le Buddhisme. Fondées sur une division du travail, que perpétuait la naissance, elles pouvaient subsister sous la protection du sacerdoce buddhique, auquel elles fournissaient toutes indistinctement des Religieux ei des ascètes. Autant les Brâhmanes devaient ressentir d’aversion pour la doctrine de Çâkya, autant les hommes des classes inférieures devaient l’accueillir avec empressement et faveur ; car si cette doctrine abaissait les premiers, elle relevait les seconds, et elle assurait dès cette vie au pauvre et à l’esclave ce que le Brâhmanisme ne lui promettait même pas pour l’autre, l’avantage de se voir, sous le rapport religieux, l’égal de son maître.

Les observations précédentes expliquent suffisamment le fait remarquable de la coexistence des castes indiennes et du Buddhisme sur le sol de Ceylan. Il n’est pas besoin de supposer, comme l’a fait l’illustre G. de Humboldt, que la distinction des castes a exercé sur le caractère des Singhalais une action moins profonde que sur celui des Indiens du continent[245] ; car on ne manquerait pas de preuves pour établir que la caste militaire est aussi jalouse à Ceylan qu’ailleurs des priviléges qu’elle doit à la naissance, et les rois singhalais ont montré, en plus d’une occasion, qu’ils comprenaient peu les principes d’égalité auxquels le sacerdoce buddhique doit son existence, et dont il s’attache à conserver le dépôt. Il y a plus : la caste militaire, celle des Kchattriyas, est toujours, dans les listes singhalaises, nommée la première, avant même celle des Brâhmanes. Là se reconnaît l’influence du Buddhisme, qui, en enlevant à la caste brâhmanique la supériorité qu’elle tenait de la naissance, a naturellement laissé le champ libre à la caste militaire. Mais cette influence, qui a pu favoriser le déplacement des grandes divisions de la société, telle que l’avaient organisée les Brâhmanes, n’a pas anéanti ces divisions, ni détruit entièrement l’esprit sur lequel elles reposent. Les castes ont continué de subsister ; seulement les divisions qui en sont l’effet sont devenues purement politiques de religieuses qu’elles étaient auparavant.

L’exemple de l’île de Ceylan permet de supposer que le phénomène de la coexistence du Buddhisme et des castes s’est également produit dans l’Inde à des époques anciennes, et la lecture des Sûtras confirme pleinement cette supposition. Pour accréditer sa doctrine, Çâkyamuni n’avait pas besoin de faire appel à un principe d’égalité, peu compris en général des peuples asiatiques. Le germe d’un changement immense se trouvait dans la constitution de cette Assemblée de Religieux, sortis de toutes les castes, qui renonçant au monde devaient habiter des monastères, sous la direction d’un chef spirituel et sous l’empire d’une hiérarchie fondée sur l’âge et le savoir. Le peuple recevait de leur bouche une instruction toute morale, et il n’existait plus un seul homme que sa naissance condamnât pour jamais à ignorer les vérités répandues par la prédication du plus éclairé de tous les êtres, du Buddha parfaitement accompli[246].

Aussi, en relisant avec attention la légende précédemment analysée de Triçangku, je vois dans la forme polémique de ce morceau quelques motifs de soupçonner qu’il ne doit pas être rangé parmi les productions les plus anciennes du Buddhisme septentrional. La partie de cette légende qui se rapporte au Religieux Ânanda nous rappelle une tradition certainement ancienne. L’histoire de Triçangku, au contraire, a dû être ajoutée, ou tout au moins développée après coup. Le grand nombre de morceaux écrits en vers dont se compose la légende est encore à mes yeux un indice de postériorité ; sous ce rapport, ce traité ressemble beaucoup plus à un Sûtra développé qu’à une légende ordinaire. J’inclinerais donc à croire qu’il n’appartient pas, en entier du moins, à la prédication de Çâkyamuni, mais qu’il est du nombre de ces livres qui ont été rédigés dans le repos du cloître, au temps où les Buddhistes jouissaient d’assez de loisir pour rassembler et commenter leurs traditions religieuses.

Quoi qu’il puisse être de ces observations, je n’en crois pas moins notre légende antérieure au Vadjraçutchi, traité de pure polémique, dirigé contre l’institution des castes et composé par un savant Buddhiste, nommé Açvaghôcha. On doit à MM. Wilkinson et Hodgson la publication et la traduction du texte de ce petit livre, auquel est jointe une défense des castes par un Brâhmane qui vivait encore en 1839[247]. Açvaghôcha est-il le célèbre Religieux dont le nom est traduit en chinois par Ma ming (voix de cheval), et qui, suivant la liste de l’Encyclopédie japonaise, fut le douzième patriarche buddhiste depuis la mort de Çâkyamuni[248] ? ou bien n’est-ce qu’un ascète plus moderne qui porte le même nom que lui ? C’est ce que je ne saurais décider. Tout ce que nous en apprend M. Hodgson, c’est qu’il est cité au Népâl comme un Mahâ paṇḍita, et qu’il est l’auteur de deux ouvrages fort estimés, le Buddha tcharîta kâvya, et le Nandimukha sughôcha avadâna[249]. Il nous suffit que le traité de polémique dont on le dit l’auteur soit attribué à un Religieux connu, pour qu’il sorte de la catégorie des livres canoniques, auxquels appartient la légende analysée plus haut, et pour qu’il se place dans la classe des ouvrages portant des noms d’auteurs, classe plus moderne en général que celle des traités qu’on suppose émanés de la prédication même de Çâkya. À ce titre j’aurais pu me dispenser d’en parler ici, puisque je dois m’occuper plus tard des traités dont les auteurs sont connus. J’ai cru cependant que l’avantage de faire embrasser d’un coup d’œil ce que l’on sait des objections que les Buddhistes adressent aux Brâhmanes contre le système des castes compensait le défaut d’ordre, assez peu grave en réalité, que je me permets ici.

Les objections d’Açvaghôcha sont de deux sortes : les unes sont empruntées aux textes les plus révérés des Brâhmanes eux-mêmes ; les autres s’appuient sur le principe de l’égalité naturelle de tous les hommes. L’auteur montre par des citations tirées du Vêda, de Manu et du Mahâbhârata, que la qualité de Brâhmane n’est inhérente ni au principe qui vit en nous, ni au corps en qui réside ce principe, et qu’elle ne résulte ni de la naissance, ni de la science, ni des pratiques religieuses, ni de l’observation des devoirs moraux, ni de la connaissance des Vêdas. Puisque cette qualité n’est ni inhérente ni acquise, elle n’existe pas ; ou plutôt tous les hommes peuvent la posséder : car pour lui la qualité de Brâhmane, c’est un état de pureté semblable à l’éblouissante blancheur de la fleur du jasmin. Il insiste sur l’absurdité de la loi qui refuse au Çûdra le droit d’embrasser la vie religieuse, sous prétexte que sa religion, à lui, c’est de servir les Brâhmanes. Enfin ses arguments philosophiques sont dirigés principalement contre le mythe qui représente les quatre castes sortant successivement des quatre parties du corps de Brahmâ, de sa tête, de ses bras, de son ventre et de ses pieds. « L’Udumbara[250] et le Panasa[251], dit-il, produisent des fruits qui naissent des branches, de la tige, des articulations et des racines ; et cependant ces fruits ne sont pas distincts les uns des autres, et l’on ne peut pas dire : Ceci est le fruit Brâhmane, cela le fruit Kchattriya, celui-ci le Vâiçya, celui-là le Çûdra, car tous sont nés du même arbre. Il n’y a donc pas quatre classes, il n’y en a qu’une seule[252]. » Entre la légende de Triçangku et le traité d’Açvaghôcha, il y a, on le voit, une différence notable. Dans le second, le sujet est envisagé sous un point de vue aussi philosophique que le peut concevoir un homme de l’Orient ; dans le premier, il est indiqué d’une manière générale plutôt que dogmatique. Dans l’un et dans l’autre toutefois, le point capital est l’appel fait à toutes les classes par le Buddhisme, qui les admet toutes également à la vie religieuse ou, en termes plus généraux, à la culture la plus élevée de l’esprit, et qui brise ainsi la véritable barrière qui, dans le système brâhmanique, les tenait toutes sous le joug de la caste à laquelle le privilége de la naissance assurait celui du savoir et de l’enseignement.

J’ai cherché par les observations précédentes à faire apprécier le véritable caractère des Sûtras que je crois les plus anciens. Après avoir donné quelque vraisemblance à cette opinion, que ceux de ces traités qui portent le titre de Vâipulya sont postérieurs à ceux qui ne le portent pas, c’est-à-dire aux Sûtras mêmes que je viens d’analyser, j’ai essayé d’établir l’ancienneté et l’authenticité des Sûtras simples par l’examen des faits divers qu’ils nous révèlent sur l’état de la société indienne au milieu de laquelle ils ont été rédigés. Dans l’ignorance où nous sommes encore sur la date des diverses parties de la collection népâlaise, cette méthode est la seule qui puisse nous donner quelques notions approximatives touchant l’âge relatif de ces nombreux ouvrages. Il s’agit maintenant d’en faire l’application à la classe particulière des Sûtras simples, qui est, selon moi, antérieure aux Sûtras développés, et de rechercher si les traités renfermés dans cette classe appartiennent tous à la même époque.

J’ai dit, dans la première section de ce Mémoire, que tous les Sûtras passaient pour émaner directement de la prédication de Çâkyamuni : d’où il résulte qu’à s’en tenir au témoignage de la tradition et à la forme même de ces traités, qui est celle d’une conversation entre le Buddha et ses disciples, il faudrait les regarder tous comme également anciens. L’examen des Sûtras et des légendes des deux grandes collections du Divya avadâna et de l’Avadâna çataka, qui comprennent plus de cent cinquante traités différents, ne justifie pas cette supposition. On a vu plus haut que Çâkyamuni se vantait de connaître le passé et l’avenir aussi bien que le présent, et qu’il profitait de cette science surnaturelle pour instruire ses Auditeurs de ce qu’ils avaient fait dans leurs existences antérieures et du sort qui les attendait dans les existences auxquelles l’avenir les condamnait encore. Tant qu’il se contente de leur prédire qu’ils deviendront des Religieux éminents par leur sainteté, ou même des Buddhas aussi parfaits que lui, ses prédictions sont peu instructives pour nous, et elles ne nous fournissent aucun secours pour la critique et l’examen de la tradition qui attribue tous les Sûtras indistinctement au fondateur du Buddhisme. Mais quand il parle de personnages qui sont réellement historiques, quand il fixe la date de leur apparition future, ses prédictions acquièrent une valeur nouvelle, et elles nous prouvent que les Sûtras où on les rencontre sont postérieurs, pour le fonds comme pour la forme, aux événements qui y sont annoncés d’avance par une divination dont la critique ne reconnaît pas l’autorité. Cette remarque s’applique à plusieurs traités de la collection du Népâl, notamment à un Sûtra dont il va être question tout à l’heure, et où figure le nom d’un roi célèbre dans l’histoire du Buddhisme. Ce roi est Açôka, dont Çâkyamuni, en plus d’un endroit et notamment dans quelques Avadânas, parle comme s’il devait naître longtemps après lui. Je le répète, de pareilles prédictions nous apprennent au moins deux faits incontestables : c’est que le livre où on les rencontre est postérieur non-seulement à Çâkyamuni, mais encore aux événements et aux personnages dont Çâkya prédit l’existence future. Ainsi, sans rien préjuger sur l’époque à laquelle ont été rédigés les Sûtras, et en nous en tenant à une description générale de cette classe de livres, il est évident qu’il faut la diviser en Sûtras où il n’est question que de personnages contemporains de Çâkya, et en Sûtras où il est parlé de personnages qui ont paru plus ou moins longtemps après lui, soit que la date puisse en être fixée avec précision, soit qu’on n’arrive à connaître que ce point unique, savoir qu’ils sont postérieurs à Çâkya. C’est là un élément historique dont on appréciera l’importance, lorsque j’aurai rassemblé tout ce que mes lectures m’ont fourni sur l’histoire de la collection du Népâl. Remarquons toutefois dès à présent que des indications de ce genre sont étrangères aux Sûtras développés, ce qui ne prouve nullement que ces Sûtras aient été rédigés avant l’époque des personnages rappelés par les mentions dont je viens de parler, mais ce qui tient exclusivement au caractère des grands Sûtras, où il n’est plus question d’aucun événement humain, et qui sont remplis par l’histoire fabuleuse de ces gigantesques et merveilleux Bôdhisattvas, dans la contemplation et la description desquels se sont perdus et la simplicité primitive et le bon sens pratique du Buddhisme ancien.

Mais ce n’est pas tout encore, et il reste à examiner si de ce qu’un ouvrage porte ce titre de Sûtra, il en résulte qu’il doive être classé de plein droit dans une des catégories dont les recherches qui précèdent ont démontré l’existence, 1o celle des Sûtras où les événements sont contemporains de Çâkyamuni ; 2o celle des Sûtras où il est parlé de personnages qui lui sont postérieurs ; 3o enfin celle des Sûtras de grand développement où il n’est presque plus question d’événements humains. Il est évident à priori que le titre seul d’un ouvrage n’est pas, aux yeux de la critique, une garantie suffisante de son authenticité ; car l’on comprend sans peine qu’un faussaire ait pu imiter la forme des livres canoniques, pour en revêtir le fruit de ses conceptions personnelles. Je n’entends cependant pas parler ici de ces falsifications que la critique est, selon moi, trop disposée à supposer, quoiqu’elle n’en ait souvent d’autre preuve que la possibilité de leur existence. J’ai seulement en vue, en ce moment, des livres où les modifications que le cours des temps apporte à toutes les choses humaines ont pu successivement se glisser. Ce serait nier toutes les vraisemblances que de soutenir que le Buddhisme est resté à l’abri des modifications de ce genre. Bien au contraire, j’ose affirmer que l’étude approfondie et comparée de cette croyance, telle qu’elle existe chez les divers peuples de l’Asie qui l’ont adoptée, prouvera qu’elle a passé, comme toutes les religions, par des révolutions qui en ont modifié et quelquefois altéré le caractère primitif. Or si le Buddhisme (et j’entends ici désigner spécialement celui du Nord) s’est développé, étendu, régularisé ; s’il a même admis dans son sein des idées et des croyances qu’on est en droit de regarder comme étrangères à son institution primitive, il est permis de croire que quelques-uns des ouvrages placés de nos jours parmi les livres canoniques portent la trace plus ou moins reconnaissable des changements dont je supposais tout à l’heure la possibilité. Dès le commencement de cette étude, et quand M. Hodgson n’avait à sa disposition que des renseignements oraux et traditionnels qu’il n’avait pas encore eu occasion de comparer avec les textes originaux, le jugement si sûr qui le dirigeait dans ses recherches lui avait indiqué les précautions que la critique devait prendre pour arriver à l’appréciation complète et juste d’une croyance aussi ancienne et aussi vaste. D’aussi sages avertissements ne peuvent être perdus pour la critique, et ils doivent la mettre en garde contre les conséquences qu’on serait tenté de tirer de l’existence d’un titre antique, trouvé sur un livre qui peut être moderne. Je le répète, le titre n’apprend absolument rien au lecteur relativement à l’authenticité de l’ouvrage qui le porte ; car de deux choses l’une : ou l’ouvrage était destiné à mettre en lumière quelques-unes de ces idées qui ne font subir à un système que des modifications peu importantes ; ou les croyances auxquelles il servait d’expression étaient de nature à changer gravement le caractère du système. Or dans l’un comme dans l’autre cas, l’auteur devait donner à son ouvrage la forme des livres dont l’autorité était universellement et depuis longtemps reconnue.

Ces réflexions, qu’il me suffit d’indiquer sommairement, s’appliquent d’une manière rigoureuse à quelques-uns des livres de la collection népâlaise. Je suis fondé à croire que la lecture et, je devrais dire, la traduction exacte de cette collection tout entière, donnerait le moyen de les étendre à un nombre d’ouvrages plus considérable que ceux que je vais indiquer. Mais il faudrait bien des années et aussi un grand fonds de patience, pour exécuter convenablement un examen de ce genre. J’ai donc préféré à une revue rapide et nécessairement superficielle de plusieurs volumes l’analyse exacte et suffisamment détaillée d’un nombre limité de traités qui au premier coup d’œil m’avaient paru suspects.

Parmi les traités que je viens de désigner, il en est deux auxquels le titre de Sûtra n’a vraisemblablement été appliqué qu’après coup, ou, ce qui revient au même, qui, malgré leur titre de Mahâyâṇa sûtra, ou Sûtra servant de grand véhicule, ne peuvent prétendre à être classés au nombre des Sûtras primitifs, ni même des Sûtras développés. Ils portent tous deux le titre de Guṇa karaṇḍa vyûha ou Kâraṇḍa vyûha, c’est-à-dire, « Construction de la corbeille des « qualités » du saint Avalôkitêçvara ; mais l’un est écrit en prose, et l’autre en vers. La rédaction composée en prose forme un manuscrit de soixante-sept feuillets, où cent trente-quatre pages ; le poëme a cent quatre-vingt-quinze feuillets, ou trois cent quatre-vingt-dix pages, d’une moindre étendue que celle de l’autre manuscrit[253]. Il me paraît évident que, malgré les différences qui existent entre les deux livres, l’un n’est que le développement et la paraphrase de l’autre, et je pense que le plus ancien des deux est la rédaction en prose. C’est ce que nous apprend déjà la première des listes rapportées par M. Hodgson dans son Mémoire sur la littérature du Népâl. Cette liste définit comme il suit ces deux traités : « Karaṇḍa vyûha, de l’espèce des Gâthâs, histoire de Lôkêçvara Padmapâṇi en prose ; et Guṇa karaṇḍa vyûha gâthâ, développement du précédent traité en vers[254]. » Je vais donner l’analyse du plus étendu, c’est-à-dire du poëme ; puis j’indiquerai les passages où il diffère de l’autre traité. Comme, sauf quelques exceptions, il n’y a rien dans le Sûtra en prose qui ne soit dans le poëme, l’analyse de l’un comprend nécessairement celle de l’autre. D’ailleurs, le manuscrit du Karaṇḍa en prose est si incorrect, qu’il m’aurait été beaucoup plus difficile d’en donner un extrait parfaitement exact, qu’il ne me le serait de traduire intégralement le poëme.

L’ouvrage s’ouvre par un dialogue entre un savant Buddhiste Djayaçrî et le roi Djinaçrî qui l’interroge. Djayaçrî annonce que ce qu’il va exposer lui a été enseigné par son maître, le Religieux Upagupta. Il dit que le grand roi Açôka s’étant rendu dans l’ermitage de Kukkuṭa ârâma, demanda au sage Upagupta ce qu’il fallait entendre par le Triratna, ou les Trois objets précieux. Upagupta répond en lui exposant la perfection du Mahâ Buddha, ou du grand Buddha, lequel est né d’une portion de chacun des cinq Dhyâni Buddhas[255] ; celle de la Pradjñâ, appelée la Mère de tous les Buddhas, et surnommée Dharma, ou la Loi ; et enfin celle du Sam̃gha, ou de l’Assemblée, considérée sous un point de vue tout mythologique, et nommée le propre fils du Buddha. C’est là ce qu’on appelle les Trois objets précieux, objets qui méritent un culte spécial, longuement exposé. Upagupta raconte ensuite que jadis le bienheureux Çâkyamuni enseigna aux deux Bôdhisattvas Maitrêya et Sarvanivaraṇa vichkambhin les perfections du saint Avalôkitêçvara, en commençant par les miracles qu’accomplit ce dernier, lorsqu’il descendit aux Enfers pour y convertir les pécheurs, les en faire sortir et les transporter dans l’univers Sukhavatî, dont Amitâbha est le Buddha. Çâkyamuni expose qu’étant né jadis en qualité de marchand, sous l’empire de l’ancien Buddha Vipaçyin, il entendit de la bouche de ce Bienheureux le récit des qualités d’Avalôkiteçvara. Il dit comment, à l’origine des choses, apparut sous la forme d’une flamme Âdibuddha, le Buddha primitif, surnommé Svayam̃bhû, « l’être existant par lui-même, » et Âdinâtha, « le premier souverain. » On le représente se livrant à la méditation nommée la Création de l’univers. De son esprit naît Avalôkitêçvara, qui s’absorbe aussi dans une méditation semblable et qui crée de ses deux yeux la lune et le soleil, de son front Mahêçvara, de ses épaules Brahmâ, de son cœur Nârâyaṇa, et de ses dents Sarasvatî.

Avalôkitêçvara trace ensuite à chacun des Dieux qu’il a créés les limites de son autorité, et leur confie en particulier la défense et la protection de la foi buddhique. Le narrateur infère de ce récit la grande supériorité d’Avalôkiteçvara ; il en fait le premier de tous les êtres, sauf Âdibuddha, et va même jusqu’à dire que « tous les Buddhas eux-mêmes se réfugient avec foi auprès de lui. »

Çâkyamuni raconte ensuite que sous l’ancien Buddha Çikhin il a été un Bôdhisattva nommé Dânaçûra, et qu’il a appris de la bouche du bienheureux quels sont les mérites d’Avalôkiteçvara. La longue énumération de ses vertus amène quelques passages analogues à ceux que renferme le chapitre xxiv du Lotus de la bonne loi, à ceux notamment où sont indiqués les divers rôles que prend Avalôkitêçvara dans le dessein de convertir les êtres, paraissant pour les uns sous la figure du soleil, pour les autres sous celle de la lune, et ainsi des principales Divinités[256]. Le saint est représenté enseignant la loi aux Asuras, dans une caverne du Djambudvîpa, nommée Vadjra kukchi, et leur recommandant la lecture et l’étude du Karaṇḍa vyûha, dont il exalte l’efficacité.

Çâkyamuni continue son récit en disant que sous l’ancien Buddha Viçvabhû il a été un Rĭchi ayant le nom de Kchântivâdin, et qu’il a entendu de la bouche de ce Buddha tout ce qu’on lui demande aujourd’hui. Dans ce récit se trouve insérée l’histoire de Bah, ce roi puissant qui a été relégué aux Enfers par Vichṇu, et qui se repent d’avoir suivi la loi des Brâhmanes. Avalôkitêçvara lui énumère les avantages assurés à celui qui a foi aux Trois objets précieux ; il lui fait connaître les récompenses promises au fidèle et les peines qui attendent celui qui ne croit pas. Il s’établit entre lui et Bali un dialogue où le saint s’attache à éclairer et à diriger sa foi nouvelle ; il lui annonce enfin qu’il doit être un jour un Buddha. Avalôkitêçvara étend ensuite son enseignement aux Râkchasas, et on le représente se rendant à l’île de Sim̃hala (Ceylan), où il prêche aux démons femelles qui peuplent cette île la nécessité du jeûne et de la confession. Une fois les Râkchasîs converties au Buddhisme, il se transporte à Bénârès, pour rendre le même service à des êtres que leurs mauvaises actions avaient réduits à la condition misérable d’insectes et de vers. Il va ensuite dans le Magadha, où il sauve miraculeusement les habitants d’une famine terrible. Puis il vient assister à l’assemblée des Auditeurs de Viçvabhû, réunie à Djêtârâma, et leur enseigne les moyens d’arriver à la connaissance de l’état de Buddha parfaitement accompli.

Çâkyamuni expose alors que c’est à ses méditations qu’Avalôkitêçvara doit la faculté d’accomplir de si grandes choses, et que lui-même en particulier a été jadis sauvé d’un danger imminent par ce saint Bôdhisattva. À ce sujet il raconte l’histoire de Sim̃hala, fils du marchand Sim̃ha, qui s’étant embarqué pour aller à la recherche des pierres précieuses dans une île éloignée, est assailli en approchant de Tâmradvîpa (la même que Tâmraparṇa, la Taprobane des anciens), par une tempête que soulèvent les Râkchasîs, Divinités malfaisantes qui habitent cette île. Il fait naufrage avec ses compagnons, et parvient en nageant jusqu’au rivage, où paraissent les Râkchasîs, qui sous la figure de belles femmes entraînent les marchands à se livrer au plaisir avec elles. Sim̃hala, après avoir passé la nuit dans les bras d’une de ces femmes, apprend de la lampe qui les éclaire qu’il est tombé entre les mains d’une ogresse dont il sert les plaisirs et qui doit le dévorer. Il est averti que d’autres marchands naufragés comme lui ont été, depuis son arrivée, jetés dans une prison d’où les Râkchasîs les tirent chaque jour pour se repaître de leur chair. Instruit par les révélations de la lampe, il se rend avec ses compagnons sur le rivage, où lui apparaît un cheval miraculeux qui doit le transporter hors de l’île. Mais il faut qu’il se garde de retourner la tête en arrière ; celui qui, se laissant toucher par les larmes des Râkchasîs, jettera un seul regard sur le rivage, est condamné à tomber dans l’Océan, où l’attendent les ogresses pour le mettre à mort. Les compagnons de Sim̃hala consentent de grand cœur à quitter l’île avec lui ; mais infidèles à leurs promesses, ils prêtent l’oreille aux plaintes des femmes qu’ils abandonnent, et disparaissent l’un après l’autre, dévorés par les Râkchasîs. Sim̃hala seul échappe ; et malgré les poursuites de la femme qu’il a laissée dans l’île, le cheval merveilleux le transporte dans l’Inde.

Cette partie de l’ouvrage, dont je n’ai donné qu’une analyse très-succincte, est de beaucoup supérieure au reste, mais le fond en appartient à d’autres légendes buddhiques ; et je n’ai pas besoin d’appeler l’attention des lecteurs auxquels sont familiers les contes orientaux sur les ogresses et le cheval merveilleux, fictions déjà connues en Europe, et très-fréquemment racontées par les rédacteurs des légendes du Népâl[257].

La Râkchasî aux mains de laquelle Sim̃hala vient d’échapper séduit le roi Sim̃hakêçarin, et pénètre dans ses appartements intérieurs. Secondée par les autres démons qu’elle appelle de l’île Tâmradvîpa, elle dévore le roi et sa famille. Sim̃hala, qui seul sait expliquer ce désastre, est proclamé roi ; et il prend la résolution d’aller anéantir les Râkchasîs de l’île, pour y répandre le culte des Trois objets précieux. Les démons se retirent dans une forêt ; et à partir de cet événement, le pays nommé autrefois Tâmradvîpa prend le nom de Sim̃haladvîpa. Çâkyamuni faisant alors l’application de cette histoire aux personnages qui sont ses contemporains, expose à ses auditeurs que c’est lui qui était le roi Sim̃hala, et que le cheval miraculeux auquel il dut son salut était le saint Avalôkitêçvara.

Çâkyamuni continue en faisant l’exposé des qualités corporelles du Bôdhisattva, exposé qui est purement mythologique. Dans chacun de ses pores s’élèvent des montagnes et des bois où habitent des Dieux et des sages, exclusivement livrés à la pratique de la religion. C’est, dit Çâkya, pour cette raison qu’on l’appelle Dharmakâya, « qui a pour corps la Loi. » Le Bôdhisattva Vichkambhin, avec lequel s’entretient Çâkyamuni, exprime le désir de voir ce spectacle merveilleux du corps d’Avalôkita. Mais Çâkya lui répond que tout cela est invisible, et que lui-même n’a pu parvenir à contempler ainsi le saint qu’après des efforts infiniment prolongés. Ce seigneur du monde, dit-il, est comme une apparition magique ; sa forme est subtile ; il n’a même réellement ni attributs, ni forme ; mais quand il en revêt une, c’est une forme immense, multiple et la plus grande de toutes ; ainsi il se montre avec onze têtes, cent mille mains, cent fois dix millions d’yeux, etc. Vichkambhin exprime ensuite le désir de connaître la formule magique de six lettres, Vidyâ chaḍakcharî, dont Çâkya exalte l’efficacité merveilleuse[258]. Çâkya renvoie Vichkambhin à Bénarès, où Avalôkitêçvara lui apparaît miraculeusement au milieu des airs, ordonnant au précepteur qu’il a choisi de communiquer à son élève la formule de six lettres. Avalôkitêçvara se fait voir ensuite d’une manière surnaturelle à l’assemblée de Çâkyamuni, à Djêtavana ; puis, après s’être entretenu avec le Buddha sur divers sujets religieux, il se rend à Sukhavatî, pour visiter Amitâbha, le Buddha de cet univers. Le sage Vichkambhin, qui a eu ainsi l’occasion de contempler Avalôkiteçvara, revient encore à son sujet favori, qui est l’énumération des qualités de cet être divin. Çâkyamuni lui raconte alors que du temps de l’ancien Buddha Krakutchanda, il naquit, lui Çâkya, comme Bôdhisattva, sous le nom de Dânaçûra, et que dans ce temps Avalôkiteçvara obtint la possession des modes de méditation les plus élevés. Çâkya apprend ensuite à Vichkambhin l’existence de deux Tîrthas, ou étangs sacrés, situés sur le côté méridional du mont Mêru, qui ont la propriété de rapporter tous les objets qu’on jette dans leurs eaux ; et il compare à leur vertu celle du Karaṇḍa vyûha, qui est le Sûtra même qu’il expose.

Un des interlocuteurs principaux du dialogue change en cet endroit ; et c’est Ânanda, l’un des premiers disciples de Çâkya, qui s’entretient avec son maître sur divers points de la discipline. Çâkyamuni prédit, à l’occasion de cet entretien, que trois cents ans après son entrée dans le Nirvâṇa complet, c’est-à-dire après sa mort, paraîtront dans les monastères buddhiques des Religieux qui violeront les règles imposées par lui à ses Auditeurs, et qui mèneront au sein de la vie ascétique la conduite d’hommes livrés au monde. Çâkya profite de cette circonstance pour exposer les principes de morale et les règles de conduite que doivent observer les Religieux, et c’est par cette exposition qu’il conclut son entretien avec Ânanda.

Là se termine, à proprement parler, l’ouvrage ; mais il faut que les divers narrateurs dans la bouche desquels a été successivement placé ce récit reparaissent chacun à leur tour. Ainsi Upagupta, qui l’a exposé au roi Açôka, reprend la parole pour lui recommander le culte des Trois objets précieux. Açôka lui répond à son tour en lui demandant la raison pour laquelle le Bôdhisattva dont il vient de célébrer les mérites suprêmes se nomme Avalôkiteçvara. Upagupta répond que c’est parce qu’il regarde avec compassion les êtres souffrant des maux de l’existence[259]. Il ajoute à cette explication de nouveaux avis sur le culte qu’il est nécessaire de rendre au saint Avalôkita, et sur les avantages qu’assure ce culte à ceux qui le pratiquent. Le premier de tous les narrateurs, Djayaçrî, après avoir terminé cette exposition qu’il tenait de son maître, ajoute encore quelques stances sur les avantages qui attendent celui qui lit ou qui écoute réciter ce Sûtra du Karaṇḍa vyûha, et le roi Djinaçrî exprime son approbation pour tout ce qu’il vient d’entendre. Le volume se termine au feuillet 195, par le titre ainsi conçu : « Fin du roi des Sûtras, nommé la Composition de la corbeille des qualités d’Avalôkitêçvara, exposée par Djayacrî au roi Djinaçrî qui l’interrogeait. »

Ce sujet assez médiocre est exposé en vers du mètre Anuchṭubh, et dans un sanscrit qui frappe par son extrême ressemblance avec celui des Puraṇas brâhmaniques. La langue en est correcte, et je n’y ai remarqué que deux mots qui attestent la présence d’un dialecte vulgaire dérivé du sanscrit. Ces mots, que je cite en note[260], sont tels qu’ils peuvent avoir été empruntés à d’autres ouvrages, d’où ils auront passé dans le Karaṇḍa vyûha ; ils ne suffisent pas pour caractériser la langue de ce poëme et pour en faire un dialecte, ou au moins un mélange de sanscrit et de prâcrit, semblable à celui qu’on remarque dans les Sûtras développés. Ce sont de simples emprunts, qui s’expliquent par l’usage extrêmement fréquent qu’on fait de ces mots dans les livres réputés canoniques. On peut donc tenir pour certain que le Karaṇḍa vyûha est une composition qu’on doit, quant au langage, appeler classique, par opposition aux autres livres avec lesquels il partage le titre de Sûtra ; et ce n’est pas une des moindres différences qui distinguent cet ouvrage des autres Sûtras développés. Je n’oserais être aussi explicite à l’égard de la rédaction en prose ; le manuscrit en est si incorrect, que je ne puis dire si les fautes choquantes dont il est déparé ne cachent pas quelques formes pâlies ou prâcrites. La vérité est que j’en ai reconnu au plus quatre, que je rapporte en note[261] ; mais ces formes sont tout à fait caractéristiques, et elles appartiennent à la même influence que celles qui se font remarquer, par exemple, dans le Lotus de la bonne loi. Elles ne me paraissent cependant ni assez nombreuses, ni assez importantes, pour marquer au Karaṇḍa vyûha sa place parmi les ouvrages buddhiques auxquels le mélange du pâli et du sanscrit donne un caractère si reconnaissable. Si, comme d’autres indices qui seront relevés tout à l’heure nous autorisent à le croire, le Karaṇḍa en prose n’appartient pas à la prédication même de Çâkyamuni, ces formes, d’ailleurs peu nombreuses, perdent beaucoup de leur importance ; et si elles se montrent dans un livre que d’autres caractères éloignent de la catégorie des Sûtras primitifs, c’est uniquement par l’influence qu’a dû exercer sur l’auteur de ce livre la lecture des traités où de pareilles formes sont employées presque à chaque ligne.

En même temps que le style du Karaṇḍa poétique est celui des Puraṇas, la forme extérieure et le cadre de l’ouvrage rappellent également les compilations indiennes que je viens de citer. Ici, comme dans les Purânas, le récit ne se présente pas au lecteur directement et sans préambule ; il ne lui arrive au contraire que par l’intermédiaire de narrateurs nombreux, qui le tiennent l’un de l’autre ; et ce n’est qu’après avoir franchi ces intermédiaires qu’on parvient jusqu’à Çâkyamuni, le narrateur primitif, ou plutôt le révélateur sacré. C’est là un des traits les plus importants qui distinguent le poëme de la rédaction en prose. Cette dernière commence comme tous les Sûtras : « Voici ce qui a été entendu par moi : Un jour Bhagavat se trouvait dans la grande ville de Çrâvasti, à Djêtavana, dans le jardin d’Anâtha piṇḍika, avec une grande assemblée de Religieux, avec douze cent cinquante Religieux et beaucoup de Bôdhisattvas, etc. » Je conclus de cette différence que le poëme est postérieur au Sûtra en prose ; car quoique rien ne nous apprenne les motifs qui ont engagé le narrateur à faire précéder le Sûtra proprement dit par ces deux dialogues entre Açôka et Upagupta d’une part, et Djayaçrî et Djinaçrî de l’autre, l’addition de tout cet appareil imité de la tradition est encore plus facile à comprendre que ne le serait le retranchement de ces dialogues, s’ils eussent eu une existence véritable. On ne sait encore rien, il est vrai, de Djayaçrî ni de Djinaçrî, les derniers narrateurs du poëme ; mais nous avons déjà fait remarquer que le roi Açôka et le sage Upagupta, qui sont très-célèbres dans la tradition du Nord, ont vécu longtemps après Çâkyamuni. J’ajoute encore qu’en annonçant l’apparition future de Religieux pervers, qui doivent, trois cents ans après Çâkya, altérer la pureté de la loi, notre poëme fait une prédiction dont l’effet est de le reporter dans un temps où le Buddhisme était sur son déclin. La rédaction d’ailleurs n’en est ni assez simple, ni assez dégagée de tout développement mythologique, pour qu’on le place au rang des livres dépositaires de la tradition la plus ancienne. Le saint Avalôkitêçvara, à la louange duquel il a été écrit, est, ainsi que je l’ai montré plus haut, entièrement inconnu aux rédacteurs des Sûtras et des légendes primitives. Il en faut dire autant de la formule magique de six lettres, qui n’est autre chose que la phrase si souvent citée, Om̃ maṇi padmê hum̃ ! Cette formule, que ne donne pas notre poëme, mais qui se lit deux fois dans la rédaction en prose, est tout à fait étrangère aux Sûtras primitifs. La présence de cette phrase singulière, dont l’existence se rattache si intimement, selon les Tibétains, à celle de leur saint Avalôkitêçvara, est un indice du même ordre que le développement de ce système mythologique, fondé sur la supposition d’un Buddha immatériel et primordial, dont j’ai parlé plus haut. Tout cela distingue nettement le Karaṇḍa vyûha, non-seulement des Sûtras primitifs, mais même des Sûtras développés ; et cependant l’argument que je tire aujourd’hui de ces éléments divers, pour établir la postériorité de ce poëme à l’égard des monuments de la littérature buddhique examinés jusqu’ici, ne se présente pas en ce moment avec toute la force qu’il doit recevoir plus tard de la comparaison que je compte faire de la collection sanscrite du Nord avec la collection pâlie du Sud.

La manière dont l’auteur du Karaṇḍa vyûha s’est approprié la légende relative au premier établissement des Indiens dans l’île de Sim̃hala précédemment nommée Tâmradvîpa ou Tâmraparṇa, est encore un indice que la rédaction en prose elle-même est moderne. La légende singhalaise du Mahâvam̃sa y est modifiée dans un dessein purement spécial et assez ridicule, celui de faire passer le chef des émigrants indiens, Sim̃hala, pour une ancienne forme de Çâkyamuni, et d’exalter le pouvoir surnaturel d’Avalôkitêçvara, qui se cacha sous l’apparence d’un cheval afin de le sauver. Si cette légende puérile était ancienne et commune à toutes les écoles du Buddhisme, on la retrouverait sans aucun doute dans le Mahâvam̃sa ce précieux recueil des traditions singhalaises. Mais quoique les détails de l’arrivée de l’Indien Sim̃hala sur la côte de Tâmraparṇa soient, dans le recueil singhalais précité, mêlés de quelques fables, leur ensemble présente cependant encore, aux yeux d’un lecteur impartial, plus de caractères de vraisemblance que le récit du Karaṇḍa vyûha.

Au reste, quel que soit l’âge de cette composition, son antériorité à l’égard du poëme ne m’en paraît pas moins suffisamment établie. La forme des deux ouvrages suffit à elle seule pour trancher la question ; mais c’est malheureusement là un genre de preuves qui ne s’adresse qu’au petit nombre de personnes auxquelles les deux textes originaux sont accessibles. En comparant ces deux ouvrages, on reste intimement convaincu que le Karaṇḍa vyûha en prose est le germe du Karaṇḍa vyûha en vers. Je pourrais encore produire en faveur de mon sentiment l’argument fourni par la mention que le poëme fait d’Âdibuddha, ce Buddha suprême, invention de l’école théiste, dont on ne trouve de trace que dans les traités auxquels d’autres indices nous forcent d’assigner une date moderne, et que Csoma de Cörös a des raisons de croire postérieur au xe siècle de notre ère[262]. Comme la rédaction en prose ne parle pas d’Âdibuddha, tandis qu’il est positivement nommé dans la rédaction en vers, on pourrait dire que la première est antérieure à l’autre. Mais ce serait peut-être attacher trop de valeur à un argument négatif ; et d’ailleurs la description du corps d’Avalôkitêçvara, que la rédaction en prose donne dans les mêmes termes que le poëme, est d’un caractère assez mythologique pour faire supposer que la notion d’un Buddha divin et suprême, complément indispensable du Panthéon théiste des Buddhistes, était aussi bien dans la pensée de l’auteur du Karaṇḍa en prose que dans celle de l’auteur du Karaṇḍa en vers.

J’ajouterai encore, en faveur de mon opinion sur l’antériorité de la rédaction en prose, qu’elle est à ma connaissance la seule des deux qui ait été traduite par les interprètes tibétains auxquels on doit le Kah-gyur. La version tibétaine, qu’il serait indispensable de consulter, s’il devenait nécessaire de traduire le Karaṇḍa, se trouve dans le volume même qui renferme la traduction du Lotus de la bonne loi[263]. Les noms des traducteurs qui sont indiqués à la fin de cette version sont Çâkya prabha et Ratna rakchita ; mais rien ne nous apprend la date précise de ces deux auteurs ; et comme les traductions du Kah-gyur ont été exécutées, suivant Csoma, du viie au xiiie siècle[264], c’est dans l’intervalle compris entre l’an 600 et l’an 1200 de notre ère qu’il faut placer la version du Karaṇḍa vyûha en prose. Le texte sanscrit est nécessairement antérieur à cette dernière limite ; mais nous ne pouvons ni affirmer, ni nier qu’il le soit à la première. Quant à la rédaction en vers, ou elle existait avant le viie siècle, ou elle n’a été composée qu’après le xiiie. Si l’on veut qu’elle ait existé avant l’an 600, il faudra reconnaître qu’elle n’avait pas assez d’autorité pour être admise dans la collection du Kali-gyur, où ont cependant pris place bien des ouvrages dont l’ancienneté peut être justement contestée. Si elle n’a été composée qu’après le xiiie siècle, il va sans dire qu’elle n’a pu être comprise dans une collection qui passe pour avoir été arrêtée en grande partie vers cette époque. J’avoue que si la présence dans le Kah-gyur d’une traduction du Karaṇḍa vyûha en prose est une preuve certaine que l’original sanscrit existait avant le xiiie siècle, et même une présomption assez forte qu’il avait été écrit avant le viie, ce fait que le Kah-gyur ne contient pas de version du Karaṇḍa poétique est pour moi une preuve positive de la postériorité de cette rédaction à l’égard de la première, et une présomption d’un grand poids en faveur de l’opinion qui tend à représenter le Karaṇḍa en vers comme plus moderne que le xiiie siècle. J’ajoute, pour terminer, que dans l’opinion de M. Hodgson[265], le Karaṇḍa vyûha est un des livres qui appartiennent en propre au Népâl. Cet auteur ne s’explique pas, il est vrai, sur la question de savoir s’il faut entendre ici l’ouvrage en prose ou l’ouvrage en vers, mais les citations qu’il en fait m’autorisent à croire qu’il a en vue le poëme. L’assertion de M. Hodgson s’accorde parfaitement avec les inductions exposées dans la discussion précédente. J’incline fortement à la regarder comme fondée ; et dès lors disparaissent les difficultés que faisaient naître et l’existence d’un livre aussi moderne parmi les sources népâlaises du Buddhisme, et l’absence d’une traduction tibétaine de ce poëme. Le Karaṇḍa vyûha en vers n’est plus un livre canonique, c’est au contraire un ouvrage rédigé hors de l’Inde, postérieurement à l’époque où le Buddhisme fut chassé de sa terre natale. J’ai cru que ce point méritait d’être discuté avec quelque attention, non à cause de la valeur du livre en lui-même, mais pour montrer à l’aide de quels indices on peut reconnaître si un ouvrage donné est ou n’est pas ancien et authentique.

Il importe maintenant de résumer en peu de mots les résultats de cette longue discussion.

Partant de la description des Sûtras, telle que la tradition nous l’a conservée et telle qu’on la peut faire d’après les deux Sûtras que j’ai traduits, comme spécimens de cette espèce de traités, j’ai cherché à établir :

1o Qu’il y a deux espèces de Sûtras qui diffèrent l’une de l’autre par la forme comme par le fond, savoir : les Sûtras que j’appelle simples, et les Sûtras que les Népâlais eux-mêmes, d’accord avec nos manuscrits, appellent développés ;

2o Que cette différence, marquée par des modifications importantes dans la doctrine, annonce que ces deux espèces de Sûtras ont été rédigées à des époques différentes ;

3o Que les Sûtras simples sont plus anciens que les Sûtras développés, nommés aussi quelquefois Sûtras servant de grand véhicule, c’est-à-dire qu’ils sont plus rapprochés de la prédication de Çâkyamuni ;

4o Qu’entre les Sûtras simples, il faut encore distinguer ceux qui rappellent des événements contemporains de Çâkyamuni, et ceux qui racontent des faits ou citent des personnages manifestement postérieurs à l’époque du fondateur du Buddhisme ;

5o Enfin, que tous les ouvrages qui portent le titre de Sûtra ne doivent pas, par cela seul, être rangés de plein droit dans une des trois catégories précédentes, savoir dans les deux classes des Sûtras simples, et dans la classe des Sûtras développés, mais qu’il y a des Sûtras plus modernes encore, notamment des Sûtras en vers, qui ne sont que des espèces d’amplifications d’autres Sûtras en prose, plus ou moins anciens.

  1. Je dois rappeler ici, une fois pour toutes, l’observation qui a été faite en plus d’une occasion par MM. A. Rémusat et Schmidt : c’est que Çâkya est le nom de la race (branche de la caste militaire) à laquelle appartenait le jeune prince Siddhârtha de Kapilavastu, qui, ayant renoncé au monde, fut appelé Çâkyamuni, « le solitaire des Çâkyas, » et qui, parvenu à la perfection de science qu’il s’était proposée comme idéal, prit le titre de Buddha, « l’éclairé, le savant. » Dans le cours de ces Mémoires, je l’appelle tantôt Çâkya, c’est-à-dire le Çâkya, tantôt Çâkyamuni, c’est-à-dire le solitaire des Çâkyas ; mais je ne me sers jamais du terme de Buddha seul sans le faire précéder de l’article, parce que ce terme est, à proprement parler, un titre. On doit s’attendre à trouver ce titre expliqué de plus d’une façon dans les livres buddhiques ; et en effet, le commentateur de l’Abhidharma kôça, ouvrage dont il sera parlé plus tard, l’interprète d’autant de manières qu’on peut donner de sens au suffixe ta, caractéristique du participe passé buddha, de budh (connaître). Ainsi on l’explique par des similitudes de ce genre : épanoui comme un lotus (Buddha vibuddha), celui en qui s’est épanouie la science d’un Buddha, ce qui est, au fond, expliquer le même par le même ; éveillé, comme un homme qui sort du sommeil (Buddha prabuddha). On le prend encore dans un sens réfléchi : il est Buddha, parce qu’il s’instruit lui-même (budhyate). Enfin on y voit même un passif : il est Buddha, c’est-à-dire connu, soit par les Buddhas, soit par d’autres, pour être doué de la perfection de toutes les qualités, pour être délivré de toutes les imperfections. (Abhidharma kôça vyâkhyâ, f. 2 b du man. Soc. Asiat.) Cette dernière explication, qui est la plus mauvaise de toutes, est justement celle que préfère le commentateur précité. Il me paraît que Buddha signifie « le savant, l’éclairé, » et c’est exactement de cette manière que l’entend un commentateur singhalais de Djina Alam̃kâra, poëme pâli sur les perfections de Çâkya : Pâliyam pana Buddhoti kenatthena Buddho budjdjhi ta satchtchâniti Buddhoti âdinâ vuttam, c’est-à-dire : « Dans quel sens dit-on, dans le texte, Buddha ? Le Buddha a connu les vérités, c’est pour cela qu’on l’appelle Buddha, etc. » (Fol. 13 a de mon ms.) Ce commentaire n’est, on le voit, que le commencement d’une glose plus étendue, où l’on devait trouver d’autres explications du mot Buddha. Nous pouvons nous en tenir à celle-ci ; elle me paraît préférable à l’explication du Lalita vistara : « Il enseigne aux êtres ignorants cette roue nommée la roue de la loi ; c’est pour cela qu’on le nomme Buddha. » (Fol. 228 b de mon man.) La traduction des Tibétains, saint parfait (Sangs-rgyas), est prise dans l’idée qu’on se fait des perfections d’un Buddha ; ce n’est pas une traduction, et la transcription mutilée des Chinois, Fo (pour Fo to), est peut-être encore préférable. Je dois ajouter que c’est d’après ce titre de Buddha que les sectateurs de Çâkya sont nommés par les Brahmanes Bâuddhas, c’est-à-dire Buddhistes. Le Vichṇu purâṇa, au lieu de tirer ce dérivé du mot déjà formé Buddha, l’explique en le déduisant immédiatement de la racine budh : « Connaissez (budhyadhvam), s’écriait le Buddha aux Démons qu’il voulait séduire. Cela est connu (budhyatê), répondirent ses auditeurs. » (Vishṇu purâṇa, p. 339 et 340.)
  2. Le mot de bienheureux ne rend qu’une partie des idées exprimées par le terme de Bhagavat, sous lequel nous voyons Çâkyamuni désigné le plus ordinairement dans les Sûtras, et en général dans tous les livres sanscrits du Népâl. C’est un titre que l’on n’accorde qu’au Buddha, ou à l’être qui doit bientôt le devenir. Je trouve dans le commentaire d’un traité de métaphysique, intitulé Abhidharma kôça vyâkhyâ, des détails qui nous apprennent la valeur véritable de ce titre, qui est d’un aussi fréquent usage chez les Buddhistes que chez les Brahmanes. À l’occasion du titre de Bhagavat qui se trouve joint par un texte à celui de Buddha, le commentateur précité rappelle une glose des livres dits Vinaya, ou de la Discipline, pour prouver que l’addition de ce titre n’est ni arbitraire ni superflue. Un Pratyêka Buddha (sorte de Buddha individuel dont il sera parlé plus bas) est Buddha, et non Bhagavat. Comme il s’est instruit par ses efforts individuels (svayam̃bhûtvât), il peut être appelé Buddha, éclairé ; mais il n’a pas droit au titre de Bhagavat, parce qu’il n’a pas rempli les devoirs de l’aumône et des autres perfections supérieures. Celui-là seul, en effet, qui possède la magnanimité (mahâtmyavân), peut être appelé Bhagavat. Le Bôdhisattva (ou Buddha futur) qui est arrivé à sa dernière existence est Bhagavat et non Buddha, car il a rempli les obligations d’un dévouement sublime ; mais il n’est pas encore complètement éclairé (anabhisam̃buddhatvât). Le Buddha parfait est à la fois Buddha et Bhagavat. (Abhidharma kôça vyâkhya, f. 3 a du man. de la Soc. Asiat.) On trouve cependant des exceptions aux principes posés par ces définitions ; ainsi, dans un Sûtra dont je donnerai la traduction plus bas, on voit un Pratyêka Buddha surnommé Bhagavat, le Bienheureux ; mais c’est sans doute parce que ce personnage, qu’on avait représenté comme un Bôdhisattva, c’est-à-dire comme un Buddha futur, ne se sent pas le courage d’achever en faveur des hommes le cours de ses épreuves, et qu’il se contente de devenir Pratyêka Buddha ; peut-être ne reçoit-il le titre de Bhagavat qu’en mémoire de sa première destination, celle de Bôdhisattva.
  3. Csoma, Analysis of the Sher-chin, etc., dans Asiat. Researches, t. XX, p. 435.
  4. Mém. de l’Acad. des sciences de Saint-Pétersbourg, t. IV, p. 126 sqq.
  5. Divya avadâna, f. 98 b, man. Soc. Asiat., f. 125 a de mon man. Il importe de comparer ce morceau avec celui qu’a traduit M. Schmidt d’après le mongol (Mém. de l’Acad. des sciences de S.-Pétersb., t. II, p. 15), avec la légende du roi Da-od (Tchandra prabha), telle que la donne M. Schmidt dans son recueil récemment publié (Der Weise und der Thor, p. 165, trad. all.), et avec le passage traduit peu exactement, à ce que je soupçonne, par Klaproth dans le Foe koue ki, p. 246 et 247. Plus tard je rapprocherai le présent Sûtra du Parinibbâṇa sutta des Singhalais, dont M. Tournour a déjà donné des fragments du plus haut intérêt et traduit avec une rare exactitude. (Journ. As. Soc. of Bengal, t. VII, p. 991 sqq.) On trouvera que le Sutta pâli est plus étendu et plus riche en détails intéressants ; mais il ne faudrait pas conclure de là que les Buddhistes du Nord ont perdu le souvenir des événements qui font le sujet de ce morceau. Si nous possédions en sanscrit les volumes de la Bibliothèque tibétaine intitulés Mahâ parinirvâṇa sûtra [Csoma, Asiat. Res., t. X, p. 487), nous y retrouverions, sans aucun doute, toutes les circonstances racontées dans le Sutta pâli. On peut déjà voir combien les livres tibétains renferment de détails précieux sur la mort de Çâkyamuni, en lisant le grand et beau fragment extrait par Csoma de Cörös du tome XI du Dul-va, et traduit avec ce soin qu’il a porté dans tous ses travaux. (Asiat. Res., t. XX, p. 309 sqq.) Je n’ai pu retrouver dans la collection de M. Hodgson l’original de ce passage ; mais je n’en reste pas moins intimement convaincu que le récit tibétain du Dul-va est la version littérale d’un texte primitivement rédigé en sanscrit.
  6. Le mot Tchâitya est un terme d’un sens assez étendu que j’ai cru devoir conserver ; il désigne tout lieu consacré au culte et aux sacrifices, comme un temple, un monument, un lieu couvert, un arbre où l’on vient adorer la divinité. Dans ce Sûtra, dont les données sont contemporaines de l’établissement du Buddhisme, il n’est certainement pas question de ces Tchâityas purement buddhiques, ou de ces monuments nommés à Ceylan Dhâtu gabbhas (Dâgabs), qu’on élève au-dessus des reliques d’un Buddha ou de quelque autre personnage illustre. Voilà pourquoi l’ancien commentateur du Parinibbâṇa sutta avertit que les Tchâityas des Vadjdjis (Vrĭdjis) ne sont pas des édifices buddhiques. (Turnour, Journ. As. Soc. of Bengal, t. VII, p. 994.)
  7. Ce lieu est cité dans le Sutta pâli rappelé tout à l’heure, et M. Turnour le désigne comme la salle du couronnement des Mallas. (Journ. As. Soc. of Bengal, t. VII, p. 1010.)
  8. On sait que le Djambudvîpa est un des quatre continents en forme d’îles dont les Buddhistes, imitant ici les Brahmanes, croient la terre composée ; c’est pour eux le continent indien. (A. Rémusat, Foe koue ki, p. 80 sqq.)
  9. Ce mot, qui signifie « la durée d’une période du monde, » est encore une notion qui est commune aux Buddhistes et aux Brahmanes. On peut voir, sur les diverses espèces de Kalpas et sur leur durée, un Mémoire spécial de M. A. Rémusat (Journ. des Sav., année 1831, p. 716 sqq.), et surtout l’exposé que M. Schmidt a fait de la théorie des Kalpas (Mém. de l’Acad. de S.-Pétersb., t. II, p. 58 sqq.).
  10. Je ne puis, dans l’absence d’un commentaire, me flatter d’avoir bien rendu ces formules, qui sont des résumés de notions que je n’ai pas vues ailleurs. (Voy. les additions à la fin du volume.)
  11. Le titre de Tathâgata est un des plus élevés de ceux qu’on donne à un Buddha ; le témoignage unanime des Sûtras et des légendes veut que Çâkyamuni l’ait pris lui-même dans le cours de son enseignement. On peut voir les explications qu’en ont proposées les savants qui se sont occupés du Buddhisme mongol et chinois, notamment M. Schmidt (Mém. de l’Acad. des sciences de S.-Pétersbourg, t. I, p. 108) et M. A. Rémusat (Foe koue ki, p. 191). D’après notre plan, qui est de consulter avant tout les sources indiennes, les interprétations que nous devons placer au premier rang sont celles qu’on trouve dans les livres du Népâl, ou que l’on connaît d’après M. Hodgson, et celles que M. Turnour a extraites des livres de Ceylan. Les explications qu’on doit aux deux auteurs que je viens de nommer sont assez nombreuses, et je crois suffisant d’y renvoyer le lecteur ; il y verra par quels procédés plus ou moins subtils les Buddhistes ont essayé de retrouver dans ce titre l’idéal de perfection qu’ils supposent à un Buddha. (Hodgson, Europ. Specul. on Buddh., dans Journ. As. Soc. of Beng., t. III, p. 384. Turnour, Mahâvamso, Introd., p. LVI.) Csoma, d’après les livres tibétains, est d’opinion que Tathâgata signifie « celui qui a parcouru sa carrière religieuse de la même manière que ses devanciers. » (Csoma, Asiat. Researches, t. XX, p. 424.) Ce sens est aussi satisfaisant sous le rapport du fond que sous celui de la forme ; il nous montre dans le terme de Tathâgata un titre par lequel Çâkya voulut autoriser ses innovations de l’exemple d’anciens sages dont il prétendait imiter la conduite. Les textes sur lesquels s’appuie M. Hodgson donnent à ce titre un sens plus philosophique ; je ne cite que le premier : « parti ainsi, » c’est-à-dire parti de telle manière qu’il ne reparaîtra plus dans le monde. La différence qui distingue ces deux interprétations est facile à saisir ; la seconde est philosophique, la première est historique, si toutefois on peut s’exprimer ainsi : c’est une raison de croire que la première est la plus ancienne. Suivant les Buddhistes du Sud, Tathâgata (Tathâ âgata) signifie « celui qui est venu comme, de la même façon que les autres Buddhas ses prédécesseurs ; » ou encore Tathâgata revient à Tathâ gata, « celui qui a marché ou qui est parti comme eux. » On voit qu’on peut, sans faire violence aux termes, retrouver l’interprétation des Tibétains dans la seconde de celles que M. Turnour a empruntées aux Singhalais. Or, si l’on admet le principe de critique dont je ferai plus tard de nombreuses applications, savoir qu’il faut chercher les éléments vraiment anciens du Buddhisme dans ce que possèdent en commun l’école du Nord et celle du Sud, il y aura tout lieu de regarder la version donnée par Csoma comme la première et la plus authentique. (Voy. les additions à la fin du volume.)
  12. Ânanda était cousin germain de Çâkyamuni et son serviteur bien-aimé ; il avait pour frère Dêva datta, l’ennemi mortel de Çâkya son cousin. (Csoma, Asiat. Res., t. XX, p. 308, note 21.) Parmi les renseignements curieux que nous donne le Foe koue ki sur ce personnage, il faut consulter une note très-détaillée de M. A. Rémusat, (Foe koue ki, p. 78 et 79.) La ressemblance purement accidentelle de ce nom, qui signifie joie, avec l’adjectif ananta (infini) avait trompé M. Schmidt, qui avait cru ces deux mots synonymes, et qui regardait la traduction mongole du titre d’Âyuchmat (doué d’un grand âge) comme une répétition du mot Ânanda. (Mongol. Gram., p. 157 ) Plus tard, en traduisant les textes tibétains, M. Schmidt a bien reconnu lui-même la véritable valeur du titre honorifique d’Âyuchmat (Mém. de l’Acad. des sciences de S.-Pétersbourg, t. IV, p. 186) ; aussi fais-je cette remarque uniquement pour les lecteurs qui s’en tiendraient à l’énoncé de la Grammaire mongole, sans le rapprocher de la traduction qu’a donnée le même auteur du Vadjra tchhêdika tibétain.
  13. Mâra est le démon de l’amour, du péché et de la mort ; c’est le tentateur et l’ennemi du Buddha. Il en est souvent question dans les légendes relatives à la prédication du Çâkyamuni devenu ascète. (Klaproth, Foe koue ki, p. 247, Schmidt, Geschichte der Ost-Mongol, p. 311. Mém. de l’Acad. des sciences de S.-Pétersbourg, t. II, p. 24, 25 et 26.) Il joue notamment un grand rôle dans les dernières luttes que soutint Çâkya pour parvenir à l’état suprême de Buddha parfaitement accompli. (Csoma, Life of Shakya dans Asiat. Researches, t. XX, p. 301, note 15.) Le Lalita vistara donne de curieux détails sur ses conversations supposées avec Çâkyamuni. (Lalita vistara, ch. XVIII, f. 133 a de mon man.)
  14. Voici encore un nouveau titre du Buddha. Il me semble qu’ici gâta ne peut signifier qu’une de ces deux choses : « qui est arrivé, » ou « qui est parti. » La première explication est la plus vraisemblable, quoiqu’elle s’accorde moins bien que la seconde avec celle que je viens d’admettre, d’après Csoma, pour Tathâgata. Je pense donc que le mot Sugata signifie « celui qui est bien ou heureusement venu. » M. Turnour est d’avis que ce titre signifie ou l’heureuse arrivée, ou l’heureux départ de Buddha. (Mahâvamso, Index, p. 24.) (Voy. les additions à la fin du volume.)
  15. Uruvilvâ est un des lieux les plus fréquemment cités dans les légendes buddhiques, parce que c’est là que pendant six années Çâkyamuni se soumit aux plus rudes épreuves, pour parvenir à l’état suprême de Buddha. C’était un village situé près de la rivière de Nâiram̃djanâ, que Klaproth retrouve dans le Niladjan, torrent qui est l’affluent le plus considérable du Phalgu. On sait que le Phalgu est une rivière qui traverse le Magadha, ou le Bihar septentrional, avant de se jeter dans le Gange. (Klaproth, Foe koue ki, p. 224. Fr. Hamilton, The History, Antiquities, etc., of East India, t. I, p. 14.) L’arrivée de Çâkyamuni à Uruvilvâ, après qu’il eut quitté la montagne de Gayâçîrcha, est un des morceaux les plus intéressants du Lalita vistara. (Lalita vistara, f. 131 a de mon man.) Le mot Bôdhi est le nom que les Buddhistes donnent au figuier (ficus religiosa) sous lequel Çâkya atteignit la Bôdhi, ou l’intelligence, et d’une manière plus générale, l’état de Buddha parfaitement accompli. Je pense que ce nom de Bôdhi n’a été donné au figuier qu’en mémoire de cet événement, et c’est à mes yeux une dénomination buddhique plutôt que brâhmanique.
  16. Les termes dont se sert le texte sont Bhikchu (mendiant ou religieux) et Upâsaka (dévot). Je reviendrai sur ces termes dans la section de ce Mémoire relative à la discipline.
  17. Voyez, relativement à cette expression, une note que son étendue m’a forcé de rejeter à la fin du volume. Appendice no I.
  18. Le titre de Çramaṇa signifie « l’ascète qui dompte ses sens ; » il est à la fois brâhmanique et buddhique ; j’y reviendrai dans la section de la Discipline.
  19. Les Gandharvas sont les Génies et les musiciens de la cour d’Indra, qui sont bien connus dans la mythologie brâhmanique ; ils ont été adoptés et conservés dans l’ancien panthéon des Buddhistes.
  20. Subhadra est le dernier Religieux qui ait été ordonné par Çâkyamuni lui-même. Il en est souvent question dans les Suttas et dans les livres pâlis des Singhalais. (Tournour, Journ. As. Soc. of Beng., t. VII, p. 1007 et 1011. Mahâvamso, p. 11.) Je pense que c’est ce nom propre que les Chinois transcrivent ainsi : Su pa to lo. (Landresse, Foe koue ki, p. 385.) Hiuan thsang nous apprend qu’au viie siècle, il existait près de Kuçinagara un Stûpa qui portait son nom. Fa hian, deux siècles avant lui, nommait ce sage Siu po. (Foe koue ki, p. 235), et Klaproth affirme, d’après les livres chinois, que c’était un Brâhmane qui vécut jusqu’à cent vingt ans. (Ibid., p. 239.) Je soupçonne qu’il y a quelque inexactitude dans la traduction que M. A. Rémusat a donnée du passage de Fa hian relatif à ce Brâhmane, et qui est ainsi conçue : « Là où Siu po, longtemps après, obtint la loi. » Ce n’est pas longtemps après le Nirvâṇa de Çâkya que Subhadra se convertit au Buddhisme, mais du vivant même de Çâkya. J’oserai donc engager les personnes qui ont accès au texte chinois du Foe koue ki à vérifier si l’on ne pourrait pas traduire : « Là où Siu po, dans un âge avancé, obtint la loi. » Les livres sanscrits du Nord s’accordent avec les textes pâlis du Sud à nous représenter Subhadra comme très-vieux quand il reçut l’ordination de Çâkyamuni.
  21. Le mot Çrâvaka signifie auditeur ; j’y reviendrai dans la section de la Discipline.
  22. L’expression dont se sert ici le texte, Djîvitasam̃skârân adhichṭhâya, n’est pas claire ; je l’ai traduite conjecturalement. Le radical sthâ, précédé du adhi, a dans le sanscrit buddhique le sens de bénir : cela est surabondamment prouvé par les versions tibétaines. (Csoma, Asiat. Res., t. XX, p. 425 et pass.) Si tel était ici le sens de ce terme, il faudrait traduire : « Après avoir béni les éléments de ma vie, je renonce à l’existence. »
  23. J’ai vainement cherché, dans les livres sanscrits du Népâl qui sont à ma disposition, le sens de ce nom, qui désigne les Dieux de la région des désirs. Les Singhalais traduisent ce mot par « sensuel, livré aux désirs des sens, » et ils le dérivent, avec juste raison, de kâma, « désir, » et de avatchara, « qui va. » (Clough, Singhal. Diction., t. II, p. 828, col. 2, comp. à p. 51, col. 1.) L’orthographe Kâma watcharâ doit donc être abandonnée, parce qu’elle ne se prête à aucun sens. (Schmidt, Mém. de l’Acad. des sciences de S.-Pétersbourg, t. II, p. 24.) Voyez pour les nombreuses sous-divisions des étages célestes, les Mémoires de M. Schmidt (Mém. de l’Acad. des sciences de S.-Pétersbourg, t. I, p. 89 sqq. ; t. II, p. 21 sqq.) et de M. A. Rémusat (Essai sur la cosmog. buddh., dans Journal des Savants, année 1831, p. 597 sqq.)
  24. Le titre d’Arhat est un des degrés les plus élevés de la hiérarchie morale et scientifique du Buddhisme ; j’y reviendrai dans la section de la Discipline.
  25. Ces formules, appelées Çaraṇa gamana, sont au nombre de trois : Buddham çaraṇam gatchhâmi, Dharmam çaraṇam gatchhâmi, Sam̃gham çaraṇam gatchhâmi, c’est-à-dire : « Je cherche un refuge auprès du Buddha, auprès de la Loi, auprès de l’Assemblée. »
  26. Rapprochez ce texte d’une note de Klaproth relative au même sujet, Foe koue ki, p. 217 sqq.
  27. On appelle ainsi l’être qui n’a plus qu’une existence humaine à parcourir avant de devenir Buddha. Il sera question plus d’une fois de ce titre dans le cours de ce Mémoire.
  28. Le mot Lôkântarika désigne les êtres qui habitent la région intermédiaire entre le monde où nous vivons et les mondes voisins, dont la réunion forme ce qu’on appelle le grand millier des trois mille mondes. (Schmidt, Mém. de l’Acad. des sciences de S.-Pétersbourg, t. II, p. 54.) Cette région est celle où sont situés les Enfers, que les Singhalais nomment Lôkântara (Clough, Sing. Diction., t. II, p. 611, col. 2, Cf. Journ. Asiat., t. VIII, p. 80.)
  29. Je trouve relativement à cette manière de faire tourner la roue de la loi, c’est-à-dire de répandre la doctrine, un passage du Mémoire de Des Hautesrayes intitulé : Recherches sur la religion de Fo, qui s’y rapporte directement : « Que ceux qui ignoraient les quatre saintes distinctions, c’est-à-dire les quatre degrés distincts de contemplation, ne pouvaient être délivrés des misères du monde ; que pour être sauvé il fallait faire tourner trois fois la roue religieuse de ces quatre distinctions, ou des douze œuvres méritoires. » (Journ. As., t. VII, p. 167.) Cela revient à dire, si je ne me trompe, que les quatre distinctions, envisagées sous trois aspects différents, donnent la somme de douze points de vue de ces quatre distinctions. Les saintes distinctions de Des Hautesrayes sont probablement les quatre vérités sublimes (Âryasatijâni) dont il sera parlé plus bas, et il est souvent question dans les textes des trois tours qu’il faut donner à ces quatre vérités, sans quoi l’on ne peut arriver à l’état suprême de Buddha parfaitement accompli. Je suppose que les trois aspects ou tours sont : 1o la détermination du terme même qu’on examine, terme qui est une des quatre vérités ; 2o celle de son origine ; 3o celle de sa cessation. On trouvera des détails très-précis sur l’expression de faire tourner la roue de la loi, dans une note de M. A. Rémusat. (Foe koue ki, p. 28.) Le seul point que je crois contestable, c’est l’opinion où est ce savant que cette expression dérive de l’emploi que faisaient les disciples de Çâkya des roues à prières si connues chez les Buddhistes du Nord. Je pense au contraire que ces roues, qui sont tout à fait inconnues aux Buddhistes du Sud, n’ont été inventées que pour reproduire d’une manière matérielle le sens figuré de cette expression sanscrite, qui est, comme on sait, empruntée à l’art militaire des Indiens.
  30. Le texte se sert du mot Upasthâna çâlâ, que je traduis avec le dictionnaire de Wilson, donnant à upasthâna le sens d’assemblée. M. Turnour, d’après les autorités singhalaises qui sont entre ses mains, explique ainsi ce terme : « La salle ou l’appartement qui, dans chaque Vihâra ou monastère, était réservé à l’usage personnel du Buddha. » (Journ. As. Soc. of Beng., t. VII, p. 996.) Ce sens est également légitime, et il se justifie très-bien par la signification connue du préfixe upa avec les radicaux sthâ et as.
  31. Le texte se sert ici du terme difficile de Sam̃skâra, qui a plusieurs acceptions, et entre autres celles de conception et de composé ; j’y reviendrai plus bas dans la section de ce Mémoire consacrée à la Métaphysique.
  32. Voy. les additions à la fin du volume.
  33. Je crois que les huit parties dont se compose cette voie ou cette conduite sublime (Âryamârga), sont les huit qualités dont je trouve l’énumération dans le Mahâvastu : la vue, la volonté, l’effort, l’action, la vie, le langage, la pensée, la méditation droites, ou justes et régulières. (Mahâvastu, f. 357 a de mon man.) Ces qualités sont toutes exprimées par un terme dans la composition duquel entre l’adjectif samyatch. Cette énumération appartient à toutes les écoles buddhiques.
  34. Kuçigrâmaka est la ville que les textes pâlis de Ceylan nomment Kusinârâ, et que Hiuan thsang, au viie siècle de notre ère, appelle en chinois Kiu chi na kie lo, transcription qui suppose un primitif sanscrit Kuçinagara ; nous la verrons ailleurs nommée Kuçinagarî. La différence, au reste, est de peu d’importance, puisqu’elle porte uniquement sur le mot grâma, qui désigne un bourg ou une ville située dans un pays de culture, mais non fortifiée, et sur nagara, nom qu’on donne ordinairement à une ville défendue par quelques travaux ou par un fort. Ce qui, au temps de Çâkya, n’était qu’un grand bourg, a pu devenir plus tard une ville fermée. Le terme pâli Kusinârâ signifie, à ce que je crois, « l’eau de Kuçi ou du bourg abondant en Kuça » (poa cynosuroides). Cette désignation vient sans doute de ce que cet endroit n’était pas très-éloigné de la rivière Hiranyavatî, dont les eaux fertilisaient la campagne. Csoma de Cörös, qui avait été averti par le mot tibétain rtsa-tchan du vrai sens de kuçi, qu’il traduit bien par l’anglais grassy, « abondant en gazon, » a cru à tort que Kuçinagarî était une ville de l’Assam (Asiat. Res., t. XX, p. 91) ; mais Klaproth a relevé cette erreur, en montrant que ce lieu devait être situé sur la rive orientale de la Gaṇḍaki (Foe koue ki, p. 236), et Wilson croit en reconnaître l’emplacement dans la petite ville de Kesia (Journ. Roy. Asiat. Soc., t. V, p. 126), où l’on a découvert une image colossale de Çâkia. (Liston, Journ. Asiat. Soc. of Bengal, t. VI, p. 477.) Fr. Hamilton en a donné un dessin accompagné d’une inscription incomplète. (The History, etc., of East India, t. II, p. 357.)
  35. M. Turnour nous apprend que, suivant les Buddhistes du Sud, un Buddha, comme un roi souverain, a le col formé d’un os unique, de sorte qu’il est obligé de tourner son corps tout entier pour voir les objets qui ne se trouvent pas immédiatement devant lui. (Journ. Asiat. Soc. of Beng., t. VII, p. 1003, note.)
  36. Je donne ici sur ce nom quelques détails que le défaut d’espace m’a empêché de placer la première fois qu’il s’est présenté. Vâiçâlî est une ville anciennement célèbre par ses richesses et son importance politique, dont le nom paraît souvent dans les prédications et les légendes de Çâkya. Elle était située dans l’Inde centrale, au nord de Pâṭaliputtra, et sur la rivière Hiraṇyavatî, la Gaṇḍaki des modernes. (Klaproth, Foe koue ki, p. 244.) Hiuan thsang nous apprend qu’elle était en ruines au commencement du viie siècle de notre ère. Wilson a bien vu que cette ville devait être la Viçâlâ du Râmâyaṇa (éd. Schlegel, texte, l. I, c. 47, st. 13 ; trad. lat., t. I, p. 150) ; mais la récension Gâuḍa, telle que la donne Gorresio, écrit ce nom Vâiçâli (t. I, c. 48, st. 14), ainsi que Carey et Marshmann (Râmâyaṇa, t. I, p. 427), exactement comme les livres buddhiques que j’ai sous les yeux. Entre ces deux orthographes, je n’hésite pas à préférer celle de Vâiçâlî, qui a pour elle la transcription déjà ancienne du pâli Vêçâli. (Clough, Pâli Gramm. and Vocab., p. 24, st. 2.) Il est clair que si au temps de la rédaction des livres pâlis, ce nom se fût prononcé Viçâlî et non Véçâlî (pour Vâiçâlî), on l’eût transcrit Visâli dans ces livres. L’adoption de l’orthographe buddhique, que nous offrent deux éditions du Râmâyana, et que confirment également le Vichṇu purâṇa et le Bhâvagata (l. IX, c. 2, st. 33), a en outre l’avantage de faire cesser la confusion signalée par Wilson (Vichṇu purâṇa, p. 353, note) entre la Viçâlâ, qui est la même qu’Udjdjayanî, et la Viçâlâ (pour Vâiçâlî) du Râmâyaṇa. Longtemps avant qu’on pût se servir des livres buddhiques pour éclaircir la géographie de cette partie de l’Inde, Hamilton avait bien vu que Vâiçâlî (qu’il écrit Besala) devait se trouver dans le pays situé au nord du Gange, presque en face de Patna, et confinant au Mithila. (Genealog. of the Hindus, Introd., p. 38.) C’en est assez, je pense, pour réfuter l’opinion de Csoma, qui cherchait Vâiçâlî sur l’emplacement d’Allahabad, anciennement Prayâga. (Asiat. Res., t. XX, p. 62 et 86.) Auprès de cette ville était un jardin, dont une femme, nommée par Fa hian An pho lo, et par Hiuan Thsang An meou lo (Foe koue ki, p. 242 et 245), fit don à Çâkyamuni. Wilson, par un rapprochement que je ne me permets pas de juger, a proposé de voir dans le nom de cette femme, Ahalyâ, la vertueuse épouse de Gâutama. (Journ. of the Roy. Asiat. Soc., t. V, p. 128 et 129.) Je pense, pour ma part, que les syllabes chinoises An pho lo, ou bien An meou lo sont la transcription du nom de Ambapâli, célèbre courtisane de Vâiçâlî, dont il est question dans les légendes, et sur laquelle M. Tournour nous a donné des détails très-curieux. (Journ. Asiat. Soc. of Bengal, t. VII, p. 999.) Le Parinibbâṇa sutta des Singhalais fait de cette donation un récit extrêmement intéressant. J’ajoute ici que Fa hian, auquel la tradition de ce dernier séjour de Çâkyamuni à Vâiçâlî était bien connue, puisqu’il la rapporte à peu près dans les mêmes termes que notre texte, dit, avec son exactitude ordinaire, que Çâkya, sur le point d’entrer dans le Nirvâṇa, sortit de Vâiçâlî par la porte occidentale. Cela est parfaitement vrai, puisqu’il se dirigeait à l’Occident, vers Kuçigrâmaka, que je crois être la même ville que la Kusinârâ des livres pâlis.
  37. Les Mallas étaient les habitants du pays où était situé Kuçigrâmaka, dans la contrée que baigne la Gaṇḍakî. Ce sont probablement eux qui sont mentionnés par le Digvidjaya du Mahâbhârata (t. I, p. 347, st. 176), et qui sont placés au pied de l’Himalaya, dans la partie orientale de l’Hindoustan. (Wilson, Vishṇu pur., p. 188, notes 38 et 52.) On sait que ce pays, notamment les districts de Gorakpour, de Beltiah et de Baknih, conservent encore aujourd’hui des traces très-précieuses de l’ancienne prédominance du Buddhisme.
  38. Shorea robusta.
  39. Ce mot signifie vieillard ; j’en parlerai plus bas, dans la section de la Discipline.
  40. Ce terme, ainsi que les suivants, Sakrĭd âgâmin, Anâgâmin, Bôdhi, etc., sera expliqué plus bas, dans la section de la Discipline.
  41. Divya avadâna, f. 144 b, man. Soc. Asiat., f. 182 a de mon man. Bkah-hgyur, section Mdo, vol. a ou XXX, f. 76 b. Csoma, Anal. of the Sherchin, etc., dans Asiat. Res., t. XX, p. 483.
  42. L’expression que je traduis ici est drĭchtâiva dharmê : ces mots me paraissent signifier « la condition ou l’objet étant seulement vu, aussitôt que l’objet est vu, sur le vu même de l’objet. » Je n’affirme cependant pas que ce doive être là l’unique signification de ces deux mots. Quand drĭchṭa est opposé à son contraire adrĭchṭa, il peut signifier le monde visible, le monde actuel, par opposition à l’autre monde, au monde invisible.
  43. Je ne trouve rien qui explique ce mot de Çangkhaçila (pierre de conque) ; il désigne peut-être la nacre qui tapisse les coquilles.
  44. Un Kôṭi vaut dix millions.
  45. Voyez, relativement à cette expression, une note que son étendue m’a forcé de rejeter à la fin du volume. Appendice no II.
  46. Le mot de Pratyêka Buddha est le titre le plus élevé après celui de Buddha ; le Pratyêka Buddha est un être qui, seul et par ses propres efforts, est parvenu à la Bôdhi, ou à l’intelligence supérieure d’un Buddha, mais qui, suivant l’expression de M. A. Rémusat, « ne peut opérer que son salut personnel, et auquel il n’est pas donné d’atteindre à ces grands mouvements de compassion qui profitent à tous les êtres vivants. » (Foe koue ki, p. 165.) Notre légende confirme complètement les données de cette définition. Je renvoie à la note de M. A. Rémusat pour l’explication complète de ce terme, que nous reverrons plus d’une fois ; et j’ajoute seulement que les Tibétains rendent ainsi ce titre : « Celui qui est Buddha par lui-même. »
  47. Phaseolus radiatus.
  48. Il sera parlé de ce titre dans la section de la Discipline.
  49. C’est le nom de l’ancienne capitale du Magadha, où régnait Bimbisâra, père d’Adjâtaçatru, et aussi celui de la nouvelle ville, que ce dernier prince bâtit au nord de la première. (Klaproth, Foe koue ki, p. 266 et 267.) Il faut lire les intéressantes remarques dont cette ville célèbre a été l’objet de la part de Wilson. (Journ. Roy. Asiat. Soc., t. V, p. 130 et 131.) En rappelant que Râdjagrĭha avait été la capitale de Djarâsandha, l’un des anciens rois du Magadha, contemporain de Krichṇa, il renvoie à la description des ruines de cette ville, qui a été donnée par un Djâina au service du colonel Mackenzie, et insérée dans deux recueils dont je ne puis consulter qu’un seul. (Quart. Orient. Magaz., juillet 1823, p. 71 sqq.) Cette description, qui est fort détaillée, prouve ce qu’un voyageur intelligent pourrait faire de découvertes curieuses dans les provinces où a régné le Buddhisme. Voyez encore The History, etc., of East India, t. I, p. 86, et Lassen, Indische Alterthumskunde, t. I, p. 136, note.
  50. Le nom de Sukhavatî signifie « la terre fortunée. » M. Schmidt, d’après des autorités qui me sont inconnues, identifie cette terre avec le plus élevé des étages célestes, qu’on nomme Âkanichṭha. (Geschichte der Ost-Mongol, p. 323.) Les livres que j’ai à ma disposition ne disent absolument rien de ce rapprochement, dont je ne puis vérifier l’exactitude.
  51. Je ne possède aucun détail particulier sur ce Bôdhisattva qui est cité dans le Vocabulaire pentaglotte chinois (sect. IX, art. III), dans une légende traduite par A. Rémusat (Foe koue ki, p. 120), et dans le Lotus de la bonne loi, où il suit immédiatement, comme ici, Avalôkitêçvara, et où son nom est écrit Mahâsthâma prâpta. (Le Lotus, etc., p. 2.)
  52. M. A. Rémusat pense, d’après les autorités chinoises, qu’Adjita (en chinois A yi to) était l’un des disciples de Çâkyamuni pendant son existence humaine, d’où l’on doit conclure qu’il ne prendra le nom de Mâitrêya que quand il paraîtra en qualité de successeur de Çâkya (Foe koue ki, p. 33) ; mais M. Landresse a, je crois, mieux reconnu la véritable valeur du mot Adjita, qu’il prend pour un simple titre de Mâitrêya (Foe koue ki, p, 323, note). J’examinerai plus bas jusqu’â quel point on peut croire qu’il ait paru, au même temps que Çakya, un ou plusieurs Bôdhisattvas dans l’Inde. Quant à présent, je me contente de remarquer que si Adjita était le nom humain de Mâitrêya, il y aurait lieu de se demander pourquoi ce nom n’est pas le seul qui paraisse dans les Sûtras développés, où ce personnage figure comme un des auditeurs du Çâkyamuni. Il résulte évidemment du Lotus de la bonne loi qu’Adjita n’est qu’une épithète.
  53. Csoma de Cörös a déjà donné une courte analyse de ce Sûtra. (Asiat. Researches, t. XX, p. 439 et 440.)
  54. Ci-dessus, Premier Mémoire, p. 13.
  55. Ci-dessus, Second Mémoire, sect. I, p. 46 sqq.
  56. En appelant orthodoxe la littérature des Brâhmanes, je me place au point de vue indien, et je pense qu’il n’y a rien dans l’emploi de cette expression qui soit contraire à l’histoire, puisque pris à son origine, le Buddhisme était hétérodoxe, en ce qu’il niait l’autorité des Vêdas brâhmaniques. Je désirerais que cette observation pût me mettre à l’abri du jugement sévère que M. Schmidt a porté contre cette opinion, lorsque s’appuyant sur l’immense extension qu’a prise et conservée le Buddhisme, il déclare « tout à fait contraire à la philosophie et presque risible » l’emploi de ces expressions d’orthodoxe et d’hétérodoxe, « dont se servent avec beaucoup de gravité les Anglais, et que répètent avec tant de naïveté des savants français et allemands. » M. Schmidt n’a pas plus d’indulgence pour la dénomination de sectaires qu’on a quelquefois appliquée aux Buddhistes, et qu’il déclare non moins absurde. (Mém. de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg, t. II, p. 45, note.)
  57. M. Schmidt a donné, d’après les livres mongols, une très-bonne description du préambule d’un Sûtra développé. (Ueber einige Grundlehren des Buddh., dans Mém. de l’Acad. des sciences de Saint-Pétersbourg, t. 1, p. 242, 243.)
  58. On peut voir dans une note du Foe koue ki (p. 33 et 34) le résumé sommaire de la légende relative à la venue future de Mâitrêya en qualité de Buddha.
  59. Les dieux Tuchitas, ou joyeux, sont également connus des Brâhmanes, auxquels les Buddhistes en ont vraisemblablement emprunté le nom. Dans la cosmogonie buddhique, ils habitent le quatrième des six cieux superposés au-dessus de la terre, dont l’ensemble forme le monde des désirs. (A. Rémusat, Essai sur la cosmogonie buddhique, dans Journal des Savants, année 1831, p. 610.)
  60. Saddharma Langkâvatâra, f. 59 b.
  61. Chap. I, p. 2 et pass.
  62. Chap. XXVI, f. 245 a, texte, et p. 279, trad.
  63. Foe koue ki, p. 101.
  64. Divya avadâna, f. 275 b, man. Soc. As.
  65. Tibet. Gramm., p, 193. Déjà M. Schmidt, antérieurement à Csoma, considérait Mañdjuçrî comme la source de l’inspiration divine. (Geschichte der Ost-Mongol, p. 310.) Depuis, il a plus nettement encore marqué son rôle dans la cosmogonie métaphysique du Buddhisme septentrional. (Ueber einige Grundlehr. des Buddh., dans Mém. de l’Acad. des sciences de S.-Pétersbourg, t. I, p. 100.)
  66. Voyez les observations de cet auteur à la fin de son Histoire des Mongols orientaux (p. 424), et surtout celles qu’il a consignées dans son premier Mémoire sur quelques points fondamentaux du Buddhisme. (Mém. de l’Acad. des sciences de S.-Pétersbourg, t. 1, p. 110 sqq.) Le seul point sur lequel je m’éloignerais de son sentiment, c’est l’opinion où il est qu’Avalôkitêçvara doit avoir été un des auditeurs de Çakyamuni. (Ibid., t. I, p. 244 ; t II, p. 13.) Les remarques développées dans mon texte tendent à prouver que ce nom est tout à fait étranger aux Sûtras qui me paraissent émanés le plus directement de la prédication de Çâkya, et que je crois être les plus anciens.
  67. Foe Koue ki, p. 117.
  68. M. Schmidt établit qu’ils sont très-souvent mentionnés par les Buddhistes mongols ; et dans le fait, Pallas (Sammlung. hist. Nachricht., t. II, p. 86 et 87) et M. Schmidt (Geschichte der Ost-Mongol, p, 473) avaient cité, quoique avec quelques altérations, les noms des cinq Buddhas surhumains. (Mém. de l’Acad. des sciences de S.-Pétersbourg, t. I, p. 95, note 7.)
  69. Asiat. Researches, t. XVI, p. 440 sqq. C’est à dessein que je limite ainsi ce résumé ; on sait que M. Schmidt a exposé touchant les Dhyâni Buddhas une opinion différente, sur laquelle je reviendrai tout à l’heure.
  70. Des sept Buddhas, les trois premiers appartiennent à des âges antérieurs à celui où nous vivons ; les quatre suivants ont paru dans notre système actuel ; Çâkyamuni est le quatrième, et Mâitrêya doit lui succéder. (Sapta Buddha stôtra, dans Asiat. Res., t. XVI, p. 453 sqq. ; comp. avec Schmidt, Mém. de l’Acad. des sciences de S.-Pétersbourg, t. I, p. 105 et 106.) M. Schmidt est d’opinion que ces trois Buddhas peuvent avoir paru dans la période d’accroissement de ce système. (Mém., etc., t. II, p. 65.) Wilson a montré (Asiat. Res., t. XVI, p. 455) que le culte spécial rendu à sept Buddhas pris parmi la foule innombrable des anciens personnages de ce nom n’était pas une particularité du Buddhisme népâlais. J’ajoute que nous le retrouverons aussi dans le Buddhisme du Sud ; mais je dois ajourner ce que j’ai à dire sur ce point, jusqu’au moment où je m’occuperai des prédécesseurs de Çâkya, pour l’esquisse historique du Buddhisme.
  71. Notices, etc., dans Asiat. Researches, t. XVI, p. 440 sqq.
  72. Ibid., p. 442.
  73. Ibid., p. 441.
  74. Hodgson, Europ. Specul. on Buddh., dans Journ. Asiat. Soc. of Bengal, t. III, p. 503. (Voy. les additions à la fin du volume.)
  75. Hodgson, Quot. from orig. Sanscr. Author., dans Journ. Asiat. Soc. of Bengal, t. V, p. 76, note. Voyez encore Quart. Orient. Magaz., t. IX, p. 221, note, année 1827. Telle est la relation que les Buddhistes du Népâl établissent entre les cinq Dhyâni Buddhas et le monde actuel. Celle qu’admet M. Schmidt, et qu’il expose avec autant de talent que de science dans ses deux premiers Mémoires sur quelques dogmes fondamentaux du Buddhisme (Mém. de l’Acad. des sciences de S.-Pétersbourg, t. I, p. 104 sqq. et 223 sqq.), est tout à fait inconnue aux Buddhistes du Népâl. Suivant cette théorie, chaque Buddha possède trois natures distinctes, dont chacune appartient à un monde distinct comme elle. La première nature est celle de l’abstraction, de l’état absolu, de l’être en soi ; elle n’existe telle que dans le premier monde, dans celui du vide : c’est Buddha dans le Nirvâṇa. La seconde nature est la manifestation du Buddha au sein de la puissance et de la sainteté ; elle paraît dans le second monde : c’est le Dhyâni Buddha. La troisième est sa manifestation sous une forme humaine ; elle paraît dans le troisième monde : c’est le Mânuchi Buddha. De cette manière le Buddha appartient à la fois aux trois mondes, car il est essentiellement illimité. M. Schmidt appuie cette théorie d’un passage remarquable du Suvarṇa prabhâsa, dont je ne possède malheureusement pas le texte, mais qui doit, je n’en doute pas, avoir été composé primitivement en sanscrit. Je n’ai jusqu’ici rencontré, dans les livres qui sont à ma disposition, aucun texte qui ait un rapport direct à cette doctrine, sur laquelle je reviendrai quand je parlerai des Buddhas antérieurs à Çâkya. Je puis cependant déjà dire que c’est, selon moi, aller un peu loin, que de présenter cette théorie comme l’expression du Buddhisme pur et comme propre à toutes les écoles, excepté celle du Népâl. Je ne crains pas d’avancer qu’elle est inconnue, ainsi que les Buddhas dont elle s’occupe, aux Buddhistes de Ceylan, et à la forme la plus ancienne du Buddhisme septentrional.
  76. Quot. from orig. Sanscr. Author., dans Journ. Asiat. Soc. of Bengal, t. V, p. 71 sqq.
  77. M. Schmidt nous apprend, dans plus d’un passage de ses Mémoires, qu’il en faut dire autant des livres mongols, où l’existence des cinq Buddhas surhumains est fréquemment rappelée, tandis que celle de l’Âdibuddha des Népâlais n’est citée nulle part. (Mém. de l’Acad. des sciences de S.-Pétersbourg, t. I, p. 97 sqq. et 212 sqq.) Cet auteur a bien vu que la notion d’un Dieu suprême représenté par Âdibuddha était étrangère au Buddhisme primitif ; et il a réfuté avec succès, quoiqu’un peu sévèrement, la théorie que M. Ab. Rémusat avait établie sur l’existence de cette notion empruntée au Buddhisme théiste du Népâl. (Ueber einige Grundlehr. des Buddh., dans Mém. de l’Acad. des sciences de S.-Pétersburg, t. II, p. 3 sqq.) Je crois qu’il ne peut plus exister de doutes sur ce point depuis que Csoma de Cörös a établi, par l’autorité des livres tibétains, que la croyance à un Âdibuddha n’avait pas été introduite dans l’Inde centrale avant le x de notre ère. (Note on the Kâla chakra, dans Journ. Asiat. Soc. of Bengal, t. II, p. 57 sqq. Anal. of the Sherchin, etc., dans Asiat. Researches, t. XX, p. 488.)
  78. Le Lotus de la bonne loi, chap. XXII, f. 220 a du texte ; p. 251 de la traduction.
  79. Le Lotus de la bonne loi, chap. XXIV, f. 233 b et 234 a du texte ; p. 267 de la traduction.
  80. Quot. from orig. Sanscr. Author., dans Journ. Asiat. Soc. of Bengal, t. V, p. 72 et 82.
  81. Le Lotus de la bonne loi, ch. xxi, fol. 207 b du texte, p. 238 sqq. de la traduction.
  82. Çârdûla karṇa, dans Divya avadâna, fol. 218 a, man. Soc. Asiat.
  83. Avadâna çataka, f. 53 a.
  84. Kôṭikarṇa, dans Divya Avad., f. 1. Pûrṇa, ibid., f. 20 b. Mâitrakanyaka, f. 327 b. Pâm̃çu pradâna, f. 178 a. Avad. çat., f. 6 b, 31 b, 49 b, 55 b, 80 b, 112 b, 169 b, 242 b.
  85. Mâitrakanyaka, dans Divya avadâna, fol. 327 b.
  86. Avadâna çataka, f. 31 b.
  87. Pûrṇa, dans Divya avad., f. 20 b.
  88. Mâitrakanyaka, ibid., f. 327 b.
  89. Pûrṇa, ibid., f. 20 b. Mâitrakanyaka, ibid., f. 327 b.
  90. Mâitrêya, ibid., f. 28 b.
  91. Pûrṇa, ibid., f. 20 b. Açôka, ibid., f. 66 a. Prâtihârya, ibid., f. 69 b et pass.
  92. Pûrṇa, ibid., f. 20 b.
  93. Supriya, dans Divya avad., f. 46 a. Divya avad., f. 39 b, 148 b, 150 a.
  94. Kôṭikarṇa, ibid., f. 1 a. Mâitrakanyaka, ibid., f. 327 b.
  95. Pûrṇa, ibid., f. 20 b. Dharma rutchi, ibid., f. 114 a. Samudra, dans Avad. çat., f. 190 b.
  96. Dharmarutchi, ibid., f. 114 b.
  97. Kôṭikarṇa, ibid., f. 1. Avad. çat., f. 6 b, 49 b.
  98. Mâitrêya, ibid., f. 30 b.
  99. Açôka, ibid., f. 67 a. Prâtihârya, ibid., f. 79 a et b. Avad. çat., f. 14 b. Kapphina, dans Avad. çat., f. 211 a.
  100. Lalita vistara, chap. I, f. 68 b de mon manuscrit.
  101. Pûrṇa, dans Divya avad., f. 20 a sqq.
  102. Je dis Açôka, sans distinguer s’il s’agit de Kâlâçôka ou de Dharmâçôka, ne voulant pas donner à la tradition du Nord plus de précision qu’elle n’en a véritablement. J’établirai en effet dans mon Esquisse historique que les textes du Nord confondent généralement en un seul personnage les deux Açôkas que distinguent les textes pâlis du Sud. Voyez, en attendant, une preuve de ce fait dans le recueil de M. Schmidt. (Der Weise und der Thor, trad., p. 218.) J’ajoute seulement ici que, pour les Singhalais, l’Açôka dont il est question dans le texte serait Kâlâçôka.
  103. Pâm̃çu pradâna, dans Divya avad., f. 178 a et b. Le même fait est raconté, quoiqu’en des termes un peu différents, par une légende de l’Uligerün Dalai, qui est identique pour le fonds à celle dont j’extrais ce passage, et qu’a traduite M. Schmidt. (Mém. de l’Acad. des sciences de S.-Pétersbourg, t. II, p. 28.) Cette légende se trouve plus complète et avec plus de détails dans le recueil de légendes tibétaines (Der Weise und der Thor, p. 386 sqq.), qui est, ainsi que nous l’a appris depuis longtemps M. Schmidt, l’original tibétain de l’Uligerün Dalai mongol. (Forschung. Mongol. und Tibet., p. 175.)
  104. Avadâna çataka, f. 79 b.
  105. Benfey, Indien, p. 200 et 201, extrait de l’Encyclopédie d’Ersch et Gruber.
  106. Je n’ai aucun moyen de m’exprimer avec plus de précision sur cette question curieuse. Je rappellerai seulement que la haute raison de Colebrooke lui avait déjà inspiré des doutes sur l’antiquité du culte de Krĭchṇa, et que ce savant était bien près de déclarer postérieur à l’établissement du Buddhisme le développement des fables et des légendes qui ont fait un Dieu du fils de Dêvakî. (Miscell. Essays, t. II, p. 197.) On trouvera peut-être plus tard que l’extension considérable qu’a prise le culte de Krĭchṇa n’a été qu’une réaction populaire contre celui du Buddha, réaction qui a été dirigée ou pleinement acceptée par les Brâhmanes.
  107. Quot. from orig. Sanscr. Auth., dans Journ. Asiat. Soc. of Bengal, t. V, p. 31. Dès 1830, M. Schmidt avait, d’après les écrivains mongols, établi ce point comme un fait désormais à l’abri de toute contestation. (Mém. de l’Acad. des sciences de Saint-Pétersbourg, t. I, p. 119.)
  108. Je citerai entre autres les Sûtras et Avadânas intitulés : Çârdûla karṇa, Brâhmaṇa dârikâ, Stuti Brâhmaṇa, Indra Brâhmaṇa, Dharma rutchi, Djîjôtichka, Sahasôdgata, Tchandra prabha, Sam̃gha rakchita, Nâga kumâra, Pâm̃çu pradâna, Rûpavatî, Mâkandika, Tchandra, et dans l’Avad. çat. Upôchadha, Sôma, Râchṭra pâla, Subhûti.
  109. Pûrṇa, dans Divya avad., f. 23 a et 24 a. Rûpavatî, ibid., f. 215 a. Subhûti, dans Avad. çat., f. 221 a.
  110. Prâtihârya, dans Divya avad., f. 74 a.
  111. Pâm̃çu pradâna, ibid., f. 174 a. Vîtâçôha, ibid., f. 205 a. Rûpavatî, ibid., f. 215 a.
  112. Mâitrêya, ibid., f. 29 a. Cela est positivement affirmé de Çâriputtra, fils de Tichya, Brâhmane, habitant Nâlanda près de Râdjagrĭha : Gurukulê Vêdamantrân adhîyati, « il lit les Mantras des Vêdas dans la maison de son précepteur spirituel. » (Mahâvastu, f. 264 a de mon man.). On voit par cet exemple (et j’en pourrais citer beaucoup d’autres semblables) qu’il n’est pas exact de dire, comme l’a fait M. Schmidt, que les anciens Sûtras buddhiques ne citent pas les Vêdas, et n’y font pas même la moindre allusion. (Mém. de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg, t. II, p. 43.) Mais cette assertion peut être vraie quand on parle des Sûtras développés, qui, suivant les remarques exposées plus haut, sont beaucoup plus vides de détails historiques. Voyez encore une autre mention des Vêdas dans l’analyse de la traduction tibétaine du Vinaya par Csoma. (Asiat. Res., t. XX, p. 85.)
  113. Tchûḍâ pakcha, dans Div. avad., f. 276 b.
  114. Tchûḍâ pakcha, dans Divya avad., f. 277 a.
  115. Rûpavatî, dans Divya avad., f. 213 a.
  116. Lalita vistara, f. 9 b de mon man.
  117. Mâitrêya, dans Divya avad., f. 29 a.
  118. Stuti Brâhmaṇa, ibid., f. 35.
  119. Rûpavatî, ibid., f. 214 a. Lêkuñtchika, dans Avad. çat., f. 234 a.
  120. Lalita vistara, f. 56 a et 57 a de mon man. Divya avadâna, f. 193 a.
  121. Lalita vistara, f. 58 a sqq. de mon man. Je ne doute pas que cet Asita ne soit le sage Brâhmane dont Fa hian parle et qu’il nomme A i. (Foe koue ki, p. 198, et Klaproth, ibid., p. 208 sqq.) Sans le Lalitla vistara, il eût été bien difficile de retrouver sous la transcription chinoise A i le sanscrit Asita. On connaît, dans les listes d’anciens sages brâhmaniques, un Rĭchi du nom d’Asita ; mais outre que je n’ai jusqu’ici trouvé aucun renseignement qui nous le fasse positivement connaître, je suis hors d’état d’affirmer si c’est le même que celui dont parlent les Buddhistes. Je rencontre seulement son nom dans le Bhâgavata Purâṇa. (L. VI, ch. XV, st. 12 a.) Il n’est pas non plus probable que l’Asita cité par le Lalita vistara soit le génie qui, selon les Brâhmanes, préside à la planète Saturne.
  122. Indra Brâhmaṇa, dans Div. avad., f. 36 a.
  123. Kôṭikarṇa, ibid., f. 7 a.
  124. Supriya, dans Divya avad., f. 46 a. Prâtihârya, ibid., f. 77 et 78 a. Djyôtichka, ibid., f. 140 b. Kanaka varṇa, ibid., f. 149 a. Sahasôdgata, ibid., f. 151 a. Sam̃gha rakchita, ibid., f. 169 a et b. Nâga kumâra, ibid., f. 172 a. Vitâçôka, ibid., f. 207 a. Çârdûla karṇa, ibid., f, 119 a. Tchûḍa pakcha, ibid., f. 277 b. On voit dans notre texte le son de la voix de Çâkyamuni désigné par le terme de voix de Brahmâ, ce qui est une preuve nouvelle du fait que j’ai dessein d’établir. À cette preuve doit se joindre celle que fournit le mot Brahmapatha kôvida, « habile dans la voie de Brahmâ, » que le Lalita vistara donne à Çâkyamuni quand il n’était encore que Bôdhisattva. (Lalita vistara, f. 6 a de mon man.)
  125. Mândhâtrĭ, dans Divya avad., f. 99 b.
  126. Id. ibid., f. 102 a.
  127. Lalita vistara, f. 10 sqq de mon man.
  128. Cette ville est certainement la plus célèbre de toutes celles qui sont citées dans les Sûtras du Nord, et en général dans les livres buddhiques de toutes les écoles. Elle était la résidence de Çuddhôdana, roi des Çâkyas ; et c’est dans un jardin de plaisance qui en dépendait que Siddhârtha, depuis Çâkyamuni, vint au monde. Klaproth, dans une note très-substantielle et fort intéressante, a établi qu’elle devait être située sur les bords de la rivière Rôhinî, l’un des affluents de la Raptî, et non loin des montagnes qui séparent le Népal du district de Gorakpour. (Foe koue ki, p. 199 sqq. Wilson, Journ. Roy. Asiat. Soc., t. V, p. 123.) Quand nos légendes (et cela est assez rare) parlent de la position de cette ville, elles le font en termes vagues ; ainsi la légende de Rudrâyaṇa dit de Çâkyamuni « qu’il est né sur le flanc de l’Himavat, au bord de la rivière Bhâgîrathi, non loin de l’ermitage du Richi Kapila. » (Divya avad., f. 411 b de mon man.) La Bhâgîrathi étant le Gange dans la plus grande partie de son cours, il faudrait chercher Kapilavastu beaucoup plus à l’ouest ou plus au sud que ne le placent les itinéraires des voyageurs chinois : l’expression de la légende ne doit donc être prise que pour une indication approximative. Fa hian nous apprend qu’au temps de son voyage dans l’Inde, cette ville était déserte et ne comptait plus qu’une dizaine de maisons. (Foe koue ki, p. 198.)
  129. Lalita vistara, f. 13 b de mon man. Je relèverai dans l’Esquisse historique les noms des rois contemporains de Çâkyamuni, en y ajoutant les détails dont ces noms se trouvent accompagnés dans les légendes. La réunion de ces détails forme un tableau unique dans l’histoire de l’Inde ancienne, vers le septième ou le sixième siècle avant notre ère.
  130. Il n’est pas facile de déterminer, d’après nos manuscrits, quelle doit être l’orthographe de ce nom propre, qui joue un grand rôle dans les légendes relatives à la vie et à la prédication de Çâkya. On pourrait rassembler autant d’autorités pour l’orthographe Bimbasâra que pour celle de Bimbisâra. J’ai consulté, afin de sortir de cette petite difficulté, les versions tibétaines du Kah-gyur, et elles m’ont paru trancher la question en faveur de l’orthographe de Bimbisâra. Ce nom y est traduit Gzugs-tchansñing-po, « l’essence de l’être qui a un corps. » Ce titre, peu clair en lui-même, fut donné au jeune prince par son père Mahâpadma, en mémoire de ce qu’au moment où l’enfant vint au monde, le corps de la reine sa mère resplendit comme le disque du soleil à son lever. (Hdulva, vol. ka ou I, fol. 5 a.) L’emploi du suffixe tchan après gzugs indique un possessif ; c’est donc Bimbi et non Bimba que les interprètes tibétains ont eu sous les yeux. J’ajoute que l’orthographe de Bimbisâra est celle qu’ont adoptée les Buddhistes du Sud, ainsi qu’on le peut voir dans le Mahâvam̃sa de M. Turnour.
  131. Djyôtichka, dans Divya avad., f. 134 a.
  132. Avadâna çat., f. 36 a.
  133. Je n’ai jusqu’ici trouvé aucun renseignement précis sur la position de cette ville. La légende de Rudrâyaṇa, qui fut converti au Buddhisme par l’influence de Bimbisâra, roi de Râdjagrĭha, nous apprend que Rôruka était à l’orient de cette dernière ville, et qu’elle rivalisait par ses richesses avec la célèbre Pâṭaliputtra, la Palibothra des Grecs, postérieurement à l’invasion d’Alexandre. (Div. avad., f. 306 a.) Elle ne devait pas être fort éloignée de Râdjagrĭha, et c’est probablement dans la partie orientale du Bihar qu’il faudrait la chercher ; mais je ne trouve aujourd’hui sur nos cartes que Row dont le nom offre quelque analogie avec celui de Rôruka. Je n’ai d’ailleurs aucun renseignement sur cette localité.
  134. Rudrâyaṇa, dans Divya avad., f. 315 a.
  135. Prâtihârya, dans Divya avad., f. 75 a.
  136. Mathurâ est presque aussi célèbre dans les légendes des Buddhistes que dans les livres des Brahmanes. Cette ville, qui est située sur la rive droite de la Yamunâ, fut visitée, au commencement du ve siècle, par Fa hian, qui y trouva le Buddhisme florissant. (Foe koue ki, p. 99 et 102.)
  137. Voyez, sur ce mot et sur celui de Kârchâpâṇa qui vient plus bas, une note qui a été rejetée à la fin du volume, Appendice, no III.
  138. Pâm̃ça pradâna, dans Divya avad., f. 175 b. Le recueil des légendes tibétaines publié récemment par M. Schmidt reproduit le fonds de ce récit ; mais en l’abrégeant beaucoup, il lui ôte une partie de son intérêt. (Der Weise und der Thor, p. 385, trad. all.)
  139. Tchampâ est une ville anciennement célèbre qui joue déjà un rôle important dans les traditions de Mahâbhârata. Fa hian la visita au commencement du ve siècle. (Foe koue ki, p. 328 et 329.) Il est probable qu’elle était située, sinon sur l’emplacement de Tchampapour ou Tchampenagar, ville voisine de Bhâgalpour, du moins non loin de là. (Wilson, Journ. Roy. Asiat. Soc., t. V, p. 134.)
  140. Pâm̃çu pradâna, dans Div. avad., f. 183 b.
  141. Kunâla, dans Divya avadâna, f. 200 b.
  142. Mânava dharma çâstra, l. V, st. 5.
  143. Tchûḍâ pakcha, dans Divya avad., f. 281 b et pass.
  144. Lalita vistara, ch. xii, fol. 79 b, et 80 a de mon manuscrit. Une circonstance analogue se trouve rapportée dans une des légendes tibétaines du recueil récemment publié par M. Schmidt. (Der Weise und der Thor, p. 334 et 335, trad. all.)
  145. Lalita vistara, ch. xii, fol. 87 a.
  146. Kôṭikarṇa, dans Divya avad., fol. i et pass.
  147. Id. ibid., fol. 5 b.
  148. Ce fait n’a pas échappé à M. Benfey. (Indien, p. 201, extrait de l’Encyclopédie d’Ersch et Gruber.)
  149. Lalita vistara, f. 25 a de mon man. Csoma, Life of Shakya, dans Asiat. Res., t. XX, p. 287.
  150. Lalita vistara, ch. xvi, f. 125 b sqq. de mon manuscrit. Il se met d’abord sous la discipline d’Ârâda Kâlâma, et ensuite sous celle de Rudraka, fils de Râma, qui résidait près de Râdjagriha. Les livres pâlis nomment le premier de ces Brâhmanes Alâra Kâlâma. (Turnour, Journ. Asiat. Soc. of Bengal, t. VII, p. 1004.)
  151. Lalita vistara, f. 135 b de mon man.
  152. Outre Viçvâmitra, dont la légende est bien connue par le Râmâyaṇa, les anciens Itihâsas que citent les commentateurs des Vêdas, ou des traités formant des espèces d’appendices à ces anciens livres, parlent d’un guerrier de la race des Kurus qui devint Brâhmane. (Comment. sur le Nirukta, Ire partie, p. 49 b de mon manuscrit.)
  153. Voyez dans le Foe koue ki, p. 309, une note dans laquelle je me suis efforcé d’expliquer cette difficulté. Les analyses de Csoma nous apprennent que Mâudgalyâyana, en s’adressant aux Çâkyas de Kapilavastu, leur disait « Gâutamâḥ » ou « Gâutamides. » (Asiat. Res., t. XX, p. 74 ; et Journ. Asiat. Soc. of Bengal, t. II, p. 386 sqq.) Mais cela prouve seulement que les Çâkyas prenaient le nom de Gâutamas. L’origine de ce titre reste inconnue, et l’explication que j’en propose n’est encore qu’une conjecture. Un fait curieux, quoiqu’il ne nous avance pas beaucoup sur la question d’origine, c’est que, de nos jours encore, il existe dans le district de Gonikpour, c’est-à-dire dans le pays même où est né Çâkyamuni, une branche de la race des Radjpouts, qui prend le nom de Gâutamides. (History, etc., of East India, t. II, p. 458.) Fr. Hamilton, auquel on doit la connaissance de ce fait, a rassemblé touchant ces Radjpouts Gâutamides des détails un peu confus. Il n’explique pas comment une famille de Kchattriyas peut se dire issue d’un saint brahmanique.
  154. Lalita vistara, f. 129 a et b de mon man.
  155. Lalita vistara, f. 139 b de mon man. Le Mahâvastu cite les noms de ces cinq premiers disciples qui sont appelés « de bonne caste. » Il n’est pas sans intérêt de les comparer avec les transcriptions qu’en donnent les Chinois. (Foe koue ki, p. 310.) Le premier cité est Âdjñâta Kâuṇḍinya : les Chinois le nomment A jo kiao tchhinju, et disent très-bien que A jo (Âdjñâta) signifie sachant, et que Kâuṇḍinya est le nom de famille de ce Brâhmane ; on connaît en effet une famille brâhmanique des Kâuṇḍinyas. Le second est Açvadjit, chez les Chinois O pi, ou selon Hiuan thsang, A chy pho chy. (Foe koue ki, p. 267.) Son nom est exactement rendu par « maître du cheval. » Ce Religieux était de la famille de Çâkya. Le troisième est Bhadraka ou Bhadrika, chez les Chinois Po thi. Quelque éloignée que cette transcription paraisse être de l’original, sans doute parce qu’elle passe à travers le milieu du pâli, elle n’en est pas moins rendue très-probable par la traduction de « petit sage » qu’en donnent les Chinois. La notion de petit est en effet dans le suffixe ka de Bhadruka. On dit que ce personnage était également de la famille de Çâkya, et l’on trouve la légende de sa conversion au Buddhisme dans l’Avadâna çataka. (f. 214 b.) Le quatrième est Vâchpa, que les Chinois connaissent sous le nom de Daçabala Kâçyapa ; mais ils lui donnent aussi le nom de Pho fou, qui ne peut être autre chose que Vâchpa, d’autant plus que Pho fou est traduit en tibétain par Rlangs-pa, ce qui est exactement le sens du sanscrit vâchpa (vapeur) ; ce Religieux tenait à Çâkya par ses oncles maternels. Le cinquième est Mahârâta, ou plutôt Mahânâma, comme l’écrit Csoma. (Asiat. Researches, t. XX, p. 293.) Les Chinois transcrivent exactement ce nom Ma ha nan (Foe koue ki, p. 203) ; ils lui donnent encore celui de Keou li thai tseu, « le prince royal Keou li. » Mahânâma était le fils ainé du roi Amitôdana et le cousin germain de Çâkya. (Mahâvastu, f. 356 a de mon man. Csoma, Asiat. Researches, t. XX, p. 293.)
  156. Lalita vistara, f. 139 b de mon man.
  157. Mahâvastu, f. 356 a de mon man. L’endroit où Çâkya retrouva ses cinq premiers disciples est très-célèbre dans les légendes ; on le nomme Rĭchipatana Mrĭgadâva, « le lieu où sont tombés les Rĭchis dans le Bois des antilopes. » Voici comment le Lalita vistara expose l’origine de cette dénomination : « Dans ce temps-là il y avait à Vârâṇasi, dans le Bois des antilopes, au lieu nommé Rĭchipatana, cinq cents Pratyêka Buddhas qui y vivaient. Ayant appris la nouvelle, ils s’élevèrent en l’air à une hauteur de sept empans, et entrant dans l’élément de la lumière, ils s’évanouirent semblables à des météores. Ce qu’il y avait dans leur corps de bile, de phlegme, de chair, d’os, de muscles et de sang, tout cela fut consumé par le feu, et leurs corps purs tombèrent à terre. On dit alors : Les Rĭchis sont tombés ici ; de là vint ensuite à ce lieu le nom de Rĭchipatana, la chute des Rĭchis. » (Lalita vistara, f. 12 b et 13 a.) Le même texte donne une mauvaise explication du nom de Mrĭgadâva, « Bois des antilopes. » La voici : Abhayadattâçtcha tasmin mrĭgâh prativasanti, « les gazelles y habitent en possession de la sécurité, » comme si Mrĭgadâva était formé des éléments qui se trouvent dans datta, savoir , et dans vasanti, savoir va. Fa hian, au commencement du ve siècle de notre ère, visita ce lieu célèbre ; il le nomme dans sa relation « le parc des cerfs de l’Immortel. » (Foe koue ki, p. 304.) Par l’Immortel il faut entendre un Pratyêka Buddha, qui en apprenant que le fils du roi Çuddhôdana allait devenir Buddha, entra lui-même dans le Nirvâṇa. C’est, comme on le voit, notre légende très-légèrement transformée.
  158. Le terme de Tîrthya, ou Tîrthika, ou encore Tîrthakara, signifie littéralement « celui qui fait le pèlerinage des étangs sacrés. » C’est le titre par lequel les livres buddhiques désignent d’une manière générale les ascètes et les Religieux brâhmaniques. Je crains que M. Schmidt n’ait confondu ce mot avec celui de Târkika, « raisonneur, sophiste, » quand il a cru pouvoir avancer que le mot sanscrit Târtika était écrit par les Mongols Tirtika. (Mém. de l’Acad. des sciences de Saint-Pétersbourg, t. II, p. 44 et note.) Je ne vois pas pourquoi le Tirtika mongol ne serait pas simplement la transcription du sanscrit Tîrthika. M. Schmidt est, je crois, plus heureux quand il réduit le mot mongol Tars ou Ters à n’être qu’une altération de ces deux mots sanscrits ; seulement, c’est de Tîrthika qu’il faut le tirer. Cette remarque me paraît mettre à néant toutes les hypothèses par lesquelles on a voulu retrouver les Parses dans les Ters des auteurs mongols.
  159. Nâgara avalambikâ, dans Divya avadâna, f. 38 a. Svâgata, ibid., f. 86 b.
  160. Nâgara avalambikâ, dans Divya avadâna, f. 38 b. Klaproth a déjà constaté qu’il existait au temps de Çâkyamuni plusieurs Brâhmanes du nom de Kâçyapa, qui sont souvent cités dans les légendes, savoir, Mahâ kâçyapa, Uruvilvâ kâçyapa, Gayâ kâçyapa et Nadî kâçyapa. Suivant les textes consultés par Klaproth, ces trois derniers Kâçyapas étaient frères, et on doit les distinguer de Mahâ kâçyapa. (Foe koue ki, p. 292.) Il y faut ajouter le Daçabala kâcyapa, autrement nommé Vâchpa, dont nous avons parlé tout à l’heure en énumérant les cinq premiers disciples de Çâkya, dont il faisait partie. À la mort de Çâkya, ce dernier Kâçyapa était un des quatre plus grands auditeurs de Çâkya qui existassent dans l’Inde. (Csoma, Asiatic Researches, t. XX, p. 315.)
  161. Supriya, dans Divya avad., f. 44 a. Prâtihârya, ibid., f.74 a. Dharma rutchi, ibid., f. 113 a. Djyôtichka, ibid., f. 137 a.
  162. Supriya, dans Divya avad., f. 44 a. Kanaka varṇa, ibid., f. 146 b. Avad. çat., f. 81 b, 101 a, 106 b, 120 b, 122 a, 127 b.
  163. Rûpavatî, dans Divya avad., f. 212 a.
  164. Açôka, dans Divya avad., f. 211 a.
  165. Rûpavalî, dans Divya avad., f. 115 b.
  166. Mongol. Gramm., p. 192 sqq. Le récit de l’Uligerün dalai se trouve naturellement reproduit dans la traduction allemande du recueil original tibétain publié par M. Schmidt. (Der Weite und der Thor, p. 21 sqq.)
  167. Cette distinction n’a pas échappé à M. Benfey. (Indien, p. 199, col. 2.)
  168. Dharma rutchi, dans Divya avadâna, f. 120 a et b.
  169. Ce morceau curieux se trouve reproduit avec quelques variantes dans le recueil tibétain dont M. Schmidt vient de publier une traduction allemande. (Der Weise und der Thor, p. 71 sqq.) Voyez encore les noms de ces six ascètes brâhmanes cités par Csoma de Cörös dans ses notes sur la vie de Çâkya. (Asiat. Res., t. XX, p. 298 et 299.) Il est fort intéressant de comparer ce que nous apprend M. Rémusat de ces hérétiques ; on verra par là combien les textes buddhiques chinois renferment de documents précieux, et avec quel soin cet orientaliste éminent les avait étudiés. (Foe koue ki, p. 149.) Le premier se nomme, suivant les Chinois, Fou lan na kie cha ; c’est exactement Pûraṇa Kâçyapa ; c’est de sa mère qu’il tenait son second nom, qui signifie « le « descendant de Kâçyapa. » Le second Brâhmane est Mo kia li kiu che li ; c’est Maskarin, fils de Gôçâli : il est probable que ce nom a passé par une forme pâlie ; autrement on ne pourrait expliquer l’absence du s dans la transcription chinoise. Le troisième est Chan tche ye pi lo tchi ; c’est Sam̃djayin, fils de Vâiraṭṭî : M. Rémusat s’est approché de très-près de ces deux noms. Le quatrième est A khi to hiue che khin pho lo ; c’est Adjita Kêçakambala, ou Adjita, qui n’avait pour vêtement que sa chevelure. M. Rémusat a bien deviné Kambala. Le cinquième est Kia lo kieou tho kia tchin yan ; c’est Kakuda, de la famille Kâtyâyana. Le sixième est Ni kian tho jo thi tseu ; c’est Nirgrantha, fils de Djñâti : ici encore je trouve une trace d’origine pâlie dans l’absence des deux r. M. Rémusat explique parfaitement ce nom propre : « Ni kian tho signifie exempt de liens : c’est le titre commun des Religieux hétérodoxes ; celui-ci tenait de sa mère le nom de Jo thi. » Cette légende est célèbre chez toutes les écoles buddhiques, et on en trouve un extrait dans l’exposé de la religion barmane donné par Fr. Buchanan, d’après San Germano (Asiat. Res., t. VI, p. 267 sqq.) M. Schmidt croit qu’il est hors de doute que ces six maîtres représentent les six principales écoles philosophiques des Brâhmanes. (Mém. de l’Acad. des sciences de S.-Pétersbourg, t. II, p. 44.) Mais rien ne prouve que cette coïncidence entre le nombre de six maîtres et l’existence des six sectes indiennes soit autre chose qu’un rapport accidentel. Je dois seulement ajouter, avant de terminer, que le souvenir de Pûraṇa et des autres maîtres a laissé quelques traces dans la tradition buddhique ; car à l’occasion du mot précepteur, le Dharma kôça vyâkhyâ s’exprime ainsi : « Il y a deux espèces de maîtres, le faux et le vrai ; le faux comme Pûraṇa et les autres, le vrai, c’est-à-dire le Tathâgata. » (Dharma kôça vyâkhyâ, f. 6 b man. Soc. As.)
  170. L’expression dont se sert ici le texte appartient en propre au sanscrit buddhique ; les manuscrits la donnent avec quelques variantes : Uttarê manuchyadharme rĭddhiprâtihâryam vidarçayitum, ou bien Uttarimanuchyadharme, etc., ou encore Anuttarimanuchya… etc. Si on lit uttarê, il faudra traduire mot à mot : « faire apparaître une transformation surnaturelle dans la loi supérieure de l’homme ; » si on lit uttari (forme d’ailleurs insolite), on dira : « faire apparaître une transformation surnaturelle dans la loi d’un homme supérieur, et j’ajoute que la leçon anuttari changera peu à ce dernier sens ; ce sera seulement « un homme sans supérieur » qu’on devra dire. La leçon la plus ordinaire dans nos manuscrits est celle d’uttari ; c’est aussi celle que suivent les textes pâlis de Ceylan. La première des deux traductions que je viens de proposer me paraît confirmée par les mots tibétains de la version de ce texte : Mihi tchhos-blamahi rzu-hphrul, « miracles de la loi supérieure de l’homme. » Ce sens est exprimé en d’autres termes dans la légende publiée par M. Schmidt : Miki bla-mahi tchhos-kyi tchho-liphrul-la hdjug-go, suivant M. Schmidt ; in der magischen Verwandiungskunst aus der Lehre des Lama (Oberhauptes) der Menschen. (Der Weise und der Thor, texte tibétain, p. 58, et trad. all., p. 71.) Cette traduction me paraît introduire à tort le terme de Lama, qui est une conception assez moderne et propre aux Tibétains. Il est vrai que le mot Lama (bla-ma) signifie supérieur, comme l’uttari sanscrit qu’il remplace : c’est un point que je ne conteste pas ; je demande seulement que dans une légende dont les éléments sont contemporains de Çâkyamuni, on ne remplace pas le mot supérieur par celui de Lama. L’expression tibétaine, interprétée littéralement, me semble donner ce sens : « Entré dans une métamorphose de la loi du supérieur de l’homme, » sens qui revient sans doute à celui-ci : « Entré dans une métamorphose légale (c’est-à-dire qui est la condition) de celui qui est supérieur à l’homme. » J’ai suivi le dernier sens, quelque vague qu’il soit encore, parce qu’il se rapproche le plus de l’expression originale ; mais je me suis permis dans ma traduction un peu de liberté, afin de rendre la pensée plus claire. (Cf. Spiegel, Kammavâk. p. 38.)
  171. Le texte dit : Na kadâtchid avatârô labdaḥ ; cela peut aussi se traduire : « je n’ai jamais pu trouver l’occasion. » Le premier sens me paraît préférable ; c’est celui que la Pradjñâ pâramitâ donne aux termes avatâra et avatârana : on pourrait très-bien le justifier par des autorités brâhmaniques.
  172. J’ai abrégé ce passage, qui dans le texte est la reproduction littérale du paragraphe précédent, sauf les noms propres.
  173. La traduction tibétaine des légendes relatives à la Discipline nous apprend que le roi Bimbisâra avait reçu le titre de Çrêṇya ou de Çrêṇika, parce qu’il était expert dans tous les arts. (Csoma, Analys. of the Dul-va, dans Asiat. Researches, t. XX, p. 46.)
  174. C’est le Dieu dont les Chinois transcrivent ainsi le nom ; Pi leou le tcha ou Pi lieou li ; ils y voient avec raison le sens de « grandeur accrue, » mais c’est probablement de la grandeur physique qu’il s’agit ici ; car on sait que les Kumbhâṇḍas sont des dieux difformes. Ce Dieu réside dans le quatrième des cieux étagés sur le mont Mêru, du côté du midi. (Rémusat, Foe koue ki, p. 139 et 140.)
  175. Les Chinois transcrivent ce nom ainsi : Pi lieou po tcha ou Pi lieou pho tcha ; mais la note de M. A. Rémusat, qui me fournit ces transcriptions, n’en donne pas le véritable sens. Le mot Virûpâkcha signifie « celui qui a les yeux difformes. » Ce Dieu réside au quatrième ciel du mont Mêru, du côté de l’occident. (Rémusat, Foe koue ki, p. 140.)
  176. Dhanada, ou le Dieu des richesses, a aussi un autre nom, celui de Vâiçravaṇa, qui paraît souvent dans les légendes buddhiques, et que les Chinois transcrivent Pi cha men, « le glorieux. » Ce Dieu réside au quatrième ciel du mont Mêru, du côté du nord. (Rémusat, Foe koue ki, p. 139.)
  177. Ce nom est ainsi transcrit par les Chinois : Thi theou laï to, ou Thi ta lo thö, « le protecteur du royaume. » Il semble que la transcription chinoise parte d’un original pâli et non sanscrit. Ce Dieu réside au quatrième des cieux étagés sur le mont Mêru, du côté de l’orient. (Rémusat, Foe koue ki, p. 139.)
  178. L’expression dont se sert ici le texte est encore spéciale au sanscrit buddhique : Sudântâir indryâir asam̃kchôbhitêryâpathapratchâraḥ, littéralement « s’avançant dans la voie d’une démarche non émue par ses sens bien maîtrisés. » Wilson donne cependant îryâ avec le sens de wandering about, en parlant d’un Religieux mendiant ; mais ce terme a certainement, dans le sanscrit buddhique, une signification plus étendue, par exemple celle de « manière d’être, posture. » Nous verrons en effet plus bas que l’on compte quatre îryâ patha ou manières d’être, et que ces manières sont la marche, l’action de se tenir debout, d’être assis et d’être couché. On en fait dans les légendes un mérite particulier à Çâkyamuni, et le mot îriâ forme l’élément principal de deux épithètes qui figurent dans la série des titres du Tathâgata : Praçântêryâpatha, « qui a la voie d’une démarche calme, » et Sarvâiryâpata tcharyâviçêcha samanvâgata, « doué de la pratique des diverses espèces de postures. » (Lalita vistara, f. 222 a de mon man.) Les Chinois connaissent également la valeur de ce terme, qui est sinon transcrit, du moins défini dans un passage d’une note de M. A. Rémusat, relative à la discipline. (Foe koue ki, p. 60.) Les Singhalais connaissent également cette expression, et Clough la définit ainsi : « A general term expressing existence, either sitting, standing, reclining or walking. (Singhal. Diction., t. II, p. 70, col. 2.) Les textes pâlis nous apprennent qu’Ânanda parvint à la perfection d’Arhat dans un moment où il ne pratiquait aucun des quatre îryâ patha, c’est-à-dire qu’il n’était ni couché, ni assis, ni debout, ni marchant. (Turnour, Examin. of pâli Buddh. Ann., dans Journ. Asiat. Soc. of Beng., t. VI, p. 517.) La traduction que j’en donne ici ne préjuge rien sur le sens que peut avoir dans d’autres passages ce terme, dont la présente note fixe suffisamment la signification générale. J’en trouve dans le Mahâvastu (f. 265 a de mon man.) un exemple qui prouve qu’on l’applique à d’autres personnages que le Buddha, et qu’on en fait un emploi assez fréquent. La première fois que Çâriputtra, qui n’est pas encore converti au Buddhisme, rencontre un Religieux, il s’écrie : Kalyâṇâ punar iyam pravradjitasya îryâ, « Elle est belle en effet, la démarche du Religieux. » Comme le Religieux en question est représenté parcourant Râdjagrĭha, la traduction de ce mot par démarche est certainement ici la plus exacte. (Voyez les additions, à la fin du volume.)
  179. Nous avons encore ici une expression difficile tout à fait propre aux Buddhistes, c’est le terme âvêṇika, qu’on trouve ordinairement joint à Dharma. Je n’ai jusqu’ici rencontré nulle part l’explication de cet adjectif, et c’est par conjecture que je le traduis comme je fais, le prenant pour un dérivé du mot avêṇi, qui ne forme pas une tresse, ou qui ne se confond pas à la manière de plusieurs fleuves se réunissant en un seul. » Ce qui me suggère cette interprétation, c’est un passage de l’Avadâna çataka (f. 4 a), où il est question des trois secours de la mémoire qui ne se confondent pas. Ces secours sont probablement les moyens supérieurs que possède le Buddha de se rappeler le passé, de connaître le présent et de prévoir l’avenir ; et sans doute que par smrĭti (mémoire) il faut entendre l’esprit en général, ainsi que le font d’ordinaire les Buddhistes. Le Buddha, en effet, possède une connaissance distincte des trois parties de la durée, dont le spectacle ne se confond pas dans son esprit. Dans un autre endroit de l’Avadâna çataka (f. 7 a), on parle des cinq conditions distinctes (âvêṇika) qui se rencontrent chez une femme d’une nature éclairée ; ce second passage ne présente rien qui contredise le sens que je crois pouvoir déduire du premier.
  180. Le voyageur chinois Fa hian raconte en détail la légende à laquelle il est fait allusion ici, et A. Rémusat la développe dans d’excellentes notes. (Foe koue ki, p. 124 sqq.) Sâm̃kâçya est une ville anciennement connue des auteurs brâhmaniques. Le Râmâyana (liv. I, ch. LXX, st. 3 b, Schlegel ; et ch. LXXII, st. 3 b, Gorresio) cite ce nom comme il est écrit ici, et Wilson pense qu’il faut le rétablir dans le Vichṇu purâṇa. (p. 390, note 5.) Les Buddhistes de Ceylan nomment cette ville Sâm̃kassa, par suite d’une altération propre au pâli. (Clough, Pâli Gramm. and Vocab., p. 24, st. 4 b.) Au commencement du ve siècle de notre ère, Fa hian étendait ce nom au royaume, ou plus exactement au district dont Sâm̃kâçya était la capitale ; mais au viie siècle, ce district, suivant Hiuan thsang, avait déjà changé de nom. A. Rémusat place Sâm̃kâçya près de Farrakhabad, et Wilson près de Manpury. (Journ. Roy. Asiat. Soc., t. V, p. 121.) Les ruines de cette ville autrefois célèbre ont été retrouvées en 1842 par M. Al. Cunningham, sur l’emplacement du village de Sâm̃kassa, qui est situé sur la rive septentrionale de la Kâlînadî. (Journ. Roy. Asiat. Soc., t. VII, p. 241.) Le nom et les conditions géographiques sont ici d’accord.
  181. Ce lac est, comme l’a établi Klaproth, le même que le Râvaṇa hrada (Foe koue ki, p. 37), et le nom que lui donnent nos légendes confirme l’explication que j’avais déjà proposée du nom qu’il porte en pâli, Anavatatta, et chez les Chinois, A neou tha. La légende de ce miraculeux voyage de Çâkya est racontée en détail dans le Dul-va tibétain analysé par Csoma de Cörös. (Asiat. Res., t. XX, p. 65.)
  182. Fa hian fait allusion à cette légende fabuleuse. (Foe koue ki, p. 124 et 171. A. Rémusat, ibid., p. 129.) Elle se trouve également rapportée en substance dans l’historien mongol Ssanang Setzen. (Schmidt, Geschichte der Ost-Mongolen, p. 15.)
  183. Cela ne pouvait avoir lieu qu’en vertu d’un miracle, si le lac Anavatapta est en réalité le Râvaṇa hrada.
  184. Le mot que je traduis par novice est Çrâmaṇêra ; je reviendrai sur ce titre dans la section de la discipline. Tchunda fut un des premiers disciples de Çâkya ; au moment de sa mort, il passait pour un de ses quatre Auditeurs les plus instruits. (Csoma, Asiat. Res., t. XX, p. 315.) On trouve son nom cité par le Vocabulaire pentaglotte, dans la liste des anciens personnages respectables, sect. XXI.
  185. Le texte se sert ici d’une expression spéciale au sanscrit buddhique : Asam̃môchadharmâṇo Buddhâḥ. C’est uniquement par conjecture que j’en donne cette traduction.
  186. Pterospermum acerifolium. C’est là encore un voyage miraculeux, ainsi que celui de Ratnaka. On sait que l’Uttarakuru est un des quatre Dvîpas ou continents en forme d’îles que reconnaissent les Buddhistes ; l’Uttarakuru est au Nord. Les Buddhistes l’ont certainement emprunté à la géographie mythique des Brâhmanes. (Lassen, Ind. Alter., t. I, p. 511.)
  187. Jonesia Asoka. Le Gandhamâdana est une montagne placée au sud du Mêru, ou encore une des sept chaînes de Bhârata varcha. On peut voir à la table du Vichṇu purâṇa de Wilson les diverses applications de cet ethnique. C’est encore un emprunt que les Buddhistes ont fait aux Brâhmanes.
  188. Voyez, sur cette expression et sur le système du monde chez les Buddhistes, les savants éclaircissements de M. Schmidt. (Mém. de l’Acad. des sciences de S.-Pétersbourg, t. II, p. 53 sqq.) et le Mémoire spécial de M. A. Rémusat. (Journ. des Savants, année 1831, p. 670 sqq.)
  189. Aquilaria agallocha.
  190. Tabernœmontana coronaria.
  191. Xanthocymus pictorius.
  192. Erythrina fulgens ? C’est le Mandâra auquel on donne ce nom.
  193. Je ne suis pas certain d’avoir saisi le sens de cette expression : Êkâyanô mârgô dhichthitaḥ. Faut-il traduire plus simplement : « Bhagavat bénit la route sur laquelle ils s’avançaient tous ensemble ? »
  194. Je ne suis pas sûr d’entendre ce passage, où se trouve une négation qui n’est pas dans la version tibétaine, telle que la donne un passage de l’histoire de Pûrṇa, laquelle sera traduite plus bas : Nâiva sthitd Buddhamanôrathêna, ce qui semble signifier : « Ils ne restèrent pas debout, conformément au désir du Buddha. » La version tibétaine s’exprime ainsi : Sangs-rgyas-dgongs-pas lus-gzugs-bkab-par-gyur, ce qui paraît signifier : « Avec la permission du Buddha, ils couvrirent leur corps. »
  195. C’est là une expression tout à fait caractéristique, et qui ne peut bien se comprendre que si l’on se rappelle que les Religieux buddhistes devaient porter un vêtement teint en jaune au moyen d’une terre ocreuse. Ce détail est exposé avec beaucoup d’intérêt dans le célèbre drame du Mrĭtch tchhakaṭî. (Act. VIII, p. 213 et 216, édit. Calc.) Le texte désigne la couleur en question par le mot kachâya, « jaune brun, » celui même qu’emploient nos légendes buddhiques. On voit par notre Sûtra que le blanc était la couleur du vêtement des personnes laïques, comparé à celui des Religieux, qui était jaune ; et ce passage jette du jour sur un récit de l’histoire singhalaise, d’après lequel un roi qui veut dégrader des Religieux coupables les dépouille de leur manteau jaune et leur ordonne de se vêtir d’étoffes blanches. (Turnour, Journ. Asiat. Soc. of Bengal, t. VI, p. 737. Upham, The Mahâvansa, etc., t. II, p. 91.) M. G. de Humboldt avait déjà fait la même remarque à l’occasion de quelques monuments du Buddhisme javanais ; et il avait très-judicieusement conjecturé que le blanc devait être la couleur des laïques, par opposition à la couleur jaune, qui est celle des Religieux. (Ueber die Kawi-Sprache, t. I, p. 250.)
  196. Je n’ai pas rencontré ce nom ailleurs ; mes deux manuscrits sont si fautifs, que je serais tenté de supposer que Rĭddhila est une orthographe vicieuse de Râhula, le fils de Yaçôdharâ. On sait en effet que ce fut une des premières femmes qui embrassèrent la vie religieuse. (Asiat. Res., t. XX, p. 308, note 21.) Je n’ai cependant pas cru devoir changer le texte.
  197. Ce nom signifie : « Celle qui a la couleur du lotus bleu. » C’est probablement la même que la Religieuse dont parle Fa hian, et qu’il nomme Yeou pho lo. M. A. Rémusat avait bien reconnu dans cette transcription le sanscrit utpala. (Foe koue ki, p. 124 et 131.) Le recueil publié récemment par M. Schmidt renferme une curieuse légende sur cette Religieuse. (Der Weise und der Thor, p. 206 sqq.) Il semblerait, d’après une note de Csoma (Asiat. Res., t. XX, p. 308, note 21), qu’Utpalavarṇa, avant d’être Religieuse, avait été la troisième femme de Çâkyamuni. Mais dans un autre endroit de la Vie de Çâkya, Csoma désigne sa troisième épouse par un nom tibétain qui signifie : « Née de la gazelle. » (ibid., p. 290.) Les Singhalais connaissent également cette Religieuse, et le Dîpavam̃sa en cite deux de ce nom parmi les femmes qui se convertirent les premières au Buddhisme. (Turnour, Journ. Asiat. Soc. of Beng., t. VII, p. 933.) Une de ces deux femmes peut avoir été l’épouse de Çâkya, quand il n’avait pas encore quitté le monde.
  198. Ce Religieux est, avec Çâriputtra, le premier des disciples de Çâkyamuni. J’écris son nom Mâudgalyâyana, contrairement à l’autorité de la version tibétaine du Saddharma puṇḍarîka, qui lit ce mot avec un nga au lieu d’un dga, et contrairement aussi à l’opinion de Csoma, qui croit, je ne sais sur quel fondement, que ce terme signifie le Mongol, faisant ainsi remonter l’existence de ce nom de peuple jusqu’au vie siècle au moins avant notre ère. (Asiat. Researches, t. XX, p. 49.) Lassen a déjà suffisamment fait justice de cette singulière hypothèse. (Zeitschrift für die Kunde des Morgenland., t. III, p. 158.) L’autorité de la version tibétaine du Saddharma et l’opinion de Csoma de Cörös sont déjà contredites par ce seul fait, que dans la version tibétaine du Vinaya vastu, je trouve ce nom propre écrit en tibétain de la manière suivante : Mohu-dgal-gyi bu, « le fils de Mohudgal, » ce qui est une transcription suffisamment exacte de Mudhala. (Hdul-va, t. kha ou ii, f. 64 ; t. da ou xi, f. 55.) J’en rencontre une orthographe encore meilleure dans les légendes tibétaines publiées par M. Schmidt : Mâu-dgal-ya-na. Der Weise und der Thor, texte, p. 92.) Ajoutons que l’orthographe des textes pâlis appuie celle que je préfère. En effet, le nom pâli de Moggalâna résulte de la contraction de dga en gga. Si l’original eût eu nga, le pâli n’aurait eu rien à changer, et il eût écrit Mongallâna. Il est toutefois juste de dire que la confusion de dga et de nga est extrêmement facile, tant pour la prononciation que pour l’écriture. B. Hamilton a déjà remarqué que le nom actuel de la ville de Monghir, qu’il transcrit, d’après les natifs, Mungger, est écrit Mudga giri dans une ancienne inscription trouvée sur les lieux. (History, Antiquities, etc., of Eastern India, t. II, p. 45.) Notre Religieux est le sage même que les Chinois nomment Mou kian lian, suivant l’orthographe de M. A. Rémusat. (Foe koue ki, p. 32.) Il passe pour avoir été celui des disciples de Çâkya qui s’était acquis la plus grande force surnaturelle. (Sumâgadhdâ avad., f. 6 a.) Le grand géographe Ritter en a fait un artisan, et l’a nommé « le Dédale de la haute antiquité indienne ; » je ne puis pas croire que ce rapprochement soit sérieux. (Erdkunde, t. V, p. 821.) Klaproth se trompe comme Csoma, quand il avance que la forme sanscrite de ce nom propre est Manggalyam ; mais il a le mérite d’approcher, avec le secours des Chinois, de la véritable signification du nom que portait le Brahmane, auteur de la race dont était issu Mâudgalyâyana. (Foe koue ki, p. 68, note a.) Ce patronymique dérive en effet de Mudgala, où l’on reconnaît mudga, le phaseolus Mungo ; ici encore, dans ce nom populaire, nga remplace le dgâ sanscrit. Le Harivam̃ça cite un Mudgala, fils de Viçvâmitra, qui a pu être le chef de la famille à laquelle appartenait Mâudgalyâyana (Langlois, Harivamsa, t. I, p. 123 et 148) ; et dans la liste des vingt-quatre Gôtras, ou familles brahmaniques, que donne le grand Dictionnaire de Râdhâ kant deb, on trouve le nom de Mâudgalya, c’est-à-dire « le descendant de « Mudgala. » (Çabda kalpa druma, t. I, p. 813 et 814.) Quand les légendes parlent de ce personnage, elles font toujours précéder son nom de l’épithète honorifique de Mahâ, « grand ; » mais quand c’est Çâkyamuni qui lui adresse la parole, il ne fait jamais usage de ce titre. J’ai remarqué la même distinction en ce qui touche le nom de Kâcyapa.
  199. C’est le nom du huitième des cieux superposés de la quatrième contemplation. Ce mot, qui doit se lire ainsi, et non Aghanichta, comme on l’a écrit d’après le Vocabulaire pentaglotte, signifie littéralement « celui qui n’est pas le plus petit, » c’est-à-dire « le plus grand. » (Foe koue ki, p. 146. Schmidt, Mém. de l’Acad. des sciences de S.-Pétersbourg, t. I, p. 103.)
  200. Ces deux maximes sont célèbres dans toutes les écoles buddhiques, et nous les retrouverons mot pour mot dans celle du Sud chez les Singhalais ; je chercherai alors à établir qu’elles ont été primitivement conçues en pâli, et de là traduites en sanscrit. Csoma en a donné la traduction d’après une version tibétaine, qui diffère de la mienne pour le second vers : Dhunîta mrĭtyunaḥ sâinyam naḍâgâram iva kuñdjaraḥ. « Triomphez de l’armée du maître de la mort (les « passions), qui ressemblent à un éléphant dans cette demeure de boue (le corps). » Ou bien : « Domptez vos passions, comme un éléphant foule tout sous ses pieds dans un lac fangeux. » Je ne pense pas que l’original sanscrit se prête à aucune de ces deux traductions, et je crois même qu’on pourrait retrouver celle que je propose dans la version tibétaine. (Csoma, Asiat. Res., t. XX, p. 79.)
  201. Mes deux manuscrits sont ici très-fautifs ; j’ai cherché le sens le plus vraisemblable.
  202. Voy. les additions, à la fin du volume.
  203. Cette dernière phrase est certainement altérée ; je me suis attaché à la traduire tout à fait littéralement. Cela n’affecte heureusement pas le sens général des paroles que prononce Pûraṇa au moment où il se décide à quitter la vie. Je pense que l’étang aux eaux froides est une expression analogue à celle de la froide forêt, que l’on voit toujours citée dans les légendes, quand on parle de porter un mort au cimetière. Cet étang est celui dans lequel Pûraṇa veut se noyer, projet qu’il exécute en effet.
  204. J’avoue que je ne saisis pas cette allusion ; le mot Vâtahata est-il une épithète du Tchakravâka, nom de l’Anas casarca ?
  205. Est-ce ici une allusion à la pâleur de ces membres dans la mort ?
  206. Pûraṇa était donc un mendiant nu, et les mots « vêtu de la ceinture de la loi » sont une expression mystique indiquant sa nudité.
  207. Il y a ici quatre mots que j’ai omis, parce qu’ils brisent évidemment la phrase, où ils paraissent s’être introduits comme une glose dans un texte ; les voici : Mûrdhânaḥ kchântayô lâukikâ agradharmâḥ.
  208. Voy. les additions, à la fin du volume.
  209. Prâtihârya sûtra, dans Divya avad., f. 69 b sqq. man. Soc. Asiat., f. 88 a sqq. de mon man. Bkah-hgyur, sect. Hdul-va, vol. da ou XI, p. 230 sqq. Csoma, Asiat. Res., t. XX, p. 90. La version tibétaine diffère notablement du texte sanscrit, et de plus l’exemplaire du Kahgyur qui la renferme est ici très-mal imprimé et presque illisible. Cette difficulté, jointe à ce que le tibétain m’est moins familier que le sanscrit, m’a privé de l’usage de cette version. La fin de ce morceau est manifestement altérée dans nos deux manuscrits ; de plus, elle renferme des allusions à des idées qui ne reparaissent pas ailleurs : c’est, de tous les Sûtras, le plus difficile que j’aie encore rencontré.
  210. Djyôtichka, dans Divya avad., f. 131 a.
  211. Je n’ai jusqu’ici rien trouvé dans les légendes qui indique dans quelle partie de l’Inde il faut chercher cette ville ; c’est probablement au nord ou à l’ouest du Kôçala. Je ne connais pas positivement quelle est la forme ancienne du nom actuel de Bahraitch, qui est celui d’un district ou d’une ville au nord d’Aoude et à l’est de la rivière Devha (Dvivâha) ; peut-être n’est-elle autre que Bhadram̃kara ou Bhadrakara, dont Bahraitch peut bien être une altération provinciale. Au reste, le nom de Bhadrakara est déjà connu dans la nomenclature géographique de l’Inde ; Wilford l’a extrait d’une liste de noms de peuples qui fait partie du Brahmâṇḍa purâṇa. Les Bhadrakâras y sont compris au nombre des tribus habitant le Madhyadêça, ou l’Inde centrale. (Asiat. Res., t. VIII, p. 336, éd. Calc.)
  212. On peut, d’après les observations faites dans la note rejetée à l’Appendice no III, évaluer cette somme à environ soixante sous, pesant chacun 11,375 grammes, c’est-à-dire à peu près 3 francs 40 centimes, avec une légère fraction en plus.
  213. Meṇḍhaka, dans Divya avadâna, f. 61 a sqq.
  214. Sahasôdgata, dans Divya avadâna, f. 156 a.
  215. Tchûḍa pakcha, dans Divya avadâna, f. 277 a.
  216. Pûrṇa, dans Divya avadâna, f. 17 b.
  217. Djyôtichka, ibid., f. 13 a.
  218. Mrĭtch tchhakaṭî, acte II, p. 83 du texte de Calcutta. Wilson, Hindu Theatre, t. I, p. 56.
  219. Der Weise und der Thor, p. 40 et 41, trad. allemande.
  220. Prâtihârya, dans Divya avad., f. 75 b.
  221. Svâgata, ibid., f. 88 b.
  222. Je crois pouvoir traduire par grâce le mot prasâda, parce que l’idée de grâce est celle qui répond le mieux à l’un des emplois les plus ordinaires du sanscrit prasâda et de ses dérivés. Ce terme signifie en général : faveur, bienveillance, approbation ; les Tibétains le rendent d’ordinaire par un mot qui veut dire foi. Je n’aurais pas hésité à conserver cette interprétation, si elle ne laissait pas dans l’ombre le sens très-remarquable que j’assigne, d’après un grand nombre de textes, à prasâda. Les livres buddhiques ont d’ailleurs, pour exprimer l’idée de foi, un mot propre, celui de çraddâ. Le terme de prasâda me paraît avoir une double acception, suivant le sujet auquel il s’applique. Absolument parlant, il signifie la bienveillance, la faveur. Relativement et considéré dans les hommes qui viennent à rencontrer le Buddha, prasâda exprime ce sentiment de bienveillance qu’ils éprouvent pour lui ; dans ce cas, il me paraît nécessaire de conserver le mot de bienveillance ; car ce n’est pas encore la foi, ce n’en est que le commencement. Envisagé dans le Buddha, prasâda est la faveur avec laquelle il accueille ceux qui viennent à lui, et de là vient que le Buddha est appelé prâsâdika, « gracieux, favorable. » La formule remarquable qui a donné lieu à cette note devrait donc se traduire ainsi : « Ma foi est favorable, gracieuse pour tous, » ce qui est exactement le sens que donne ma version. Cette acception spéciale du mot prasâda est exprimée, si je ne me trompe, d’une manière parfaitement claire dans le passage suivant : « Le roi, en se promenant dans le jardin, vit le bienheureux Prabôdhana, ce Buddha parfaitement accompli, favorable, et fait pour qu’on recherche sa faveur, etc. » (Avad. çat., f. 41 b.) Les mots du texte sont prâsâdikam, prasâdanîyam, auxquels répondraient les deux mots latins propitium, propitiandum, et dont ma traduction ne donne qu’un commentaire bien faible à côté de la belle concision de l’original. Je crois que la traduction tibétaine mdzes-ching, dgah-bar mdzad, c’est-à-dire « gracieux, fait pour réjouir, » ne rend que d’une manière imparfaite le sens qui résulte du rapprochement des deux dérivés de ce terme unique prasâda. (Bkah-hgyur, sect. Mdo, vol. ha ou XXIX, f. 68 b.) Ne semblerait-il pas que le traducteur tibétain a dérivé prasâdanîya de prasâdana, « l’action de témoigner sa faveur ? » mais cette dérivation me paraît moins régulière que celle qui tire prasâdanîya de la forme causale de pra-sad.
  223. Svâgata, dans Divya avad., f. 89 a. Le texte joue ici sur le terme de Svâgata, « le bienvenu, » qui est le nom du héros de la légende, en le changeant en celui de Durâgata, « le malvenu, » nom qu’on lui donne fréquemment dans le cours du récit, chaque fois qu’il lui arrive de faire partager son infortune à ceux au milieu desquels il se rencontre. Le terme que je traduis par misérable mendiant, est krôḍamallaka ; je ne trouve pas d’autre sens pour ce composé que celui de « qui porte une besace au côté, » de krôḍa (flanc) et malla, qui dans le sanscrit de Ceylan signifie sac, besace (Clough, Singh. Dict., t. II, p. 524, col. I), ou encore du sanscrit mallaka (pot, vase). Les sens les plus ordinaires de porc (krôḍa) et lutteur (malla) ne m’ont pas fourni de traduction satisfaisante. Dans une autre légende de l’Avadâna çataka, celle de Bhadrika, ce terme est écrit kôṭṭamallika (f. 216 a), ce qui signifie peut-être mendiant de ville. Le tibétain le traduit par sprang-bo (mendiant). Cette version, sans nous donner le sens de krôḍa, justifie mon interprétation. (Mdo, vol. ha ou XXIX, f. 363 b.)
  224. Davy, Account of the inter. of Ceylon, p. 131, et Forbes, Elev. years in Ceylon, t. I, p. 75, note.
  225. Djyôtichka, dans Divya avad., f. 140 b.
  226. Le terme de Dahara sûtra, que j’ai cru nécessaire de conserver, paraît signifier « le Sûtra de l’enfant ; » ne serait-ce pas une faute pour Dahra sûtra, « le Sutra de l’incendie ? » Voy. les additions, à la fin du volume.
  227. Il faut comparer cette liste des seize Enfers, dont les huit premiers sont brûlants et les huit derniers glacés, avec la liste que donne M. Landresse d’après les Chinois. Les noms des huit premiers sont très-vraisemblablement traduits, et non transcrits ; du moins c’est d’après la définition qui accompagne chacun de ces noms que je crois pouvoir proposer la synonymie suivante : Sam̃djîva est le Siang ti yo, Kâlasûtra est He ching ti yo, Sâm̃ghâta est Touy ya ti yo, Râurava est Kiao wen ti yo, Mahârâurava est Ta kiao wen ti yo, Tapana est Tchao tchy ti yo, Pratâpana est Ta tchao tchy ti yo, Avîtchi est Wou kian ti yo. Les huit noms suivants sont des transcriptions ; je complète ici la synonymie commencée dans la note du Foe koue ki, à laquelle je renvoie. Arbuda est O feou to, Nirarbuda est Ny lay feou to, Aṭata est O tcha tcha, Hahava est Hiao hiao po, Huhava est ’Eou heou, Utpala est Yo po lo, Padma est Po teou mo ; à Mahâpadma répond Fen to li, transcription de Puṇḍarîka, « grand lotus blanc. » (Foe koue ki, p. 298 et 299.)
  228. Sur les vingt-trois ordres de Divinités habitant les étages célestes qui, à partir des Quatre grands rois et des Dieux qui leur sont soumis, s’élèvent au-dessus de la terre, voyez les recherches de MM. Schmidt et A. Rémusat. (Mém. de l’Acad. des sciences de S.-Pétersbourg, t. II, p. 24 suiv. A. Rémusat, Essai sur la cosmogr. des Buddhistes, dans Journ. des Savants, année 1831, p. 609 et 610, et p. 668 sqq.) Mais il est surtout intéressant de comparer cette liste à celle que M. Hodgson a depuis longtemps exposée, d’après les Buddhistes du Népâl. (Sketch of Buddhism, dans Transact. of the Roy. Asiat. Soc., t. II, p. 233 et 234.) La liste de M. Hodgson place entre les Akanichṭhas, c’est-à-dire les plus élevés de tous les Dieux, et les Sudarçanas, dix, ou selon d’autres, treize étages, dont je n’ai pas trouvé la moindre trace dans les Sûtras que je regarde comme les plus anciens. Ce sont des cieux de Bôdhisattvas qui me paraissent être une invention moderne analogue à celle de l’Âdibuddha, ou peut-être même un produit spécial du Buddhisme népâlais. Ce qu’il y a de certain, c’est que la liste du Vocabulaire pentaglotte ne connaît rien de cette addition de dix ou de treize cieux, et qu’elle embrasse, depuis la section XLIX jusqu’à la section LIII inclusivement, la série même que donne notre Sûtra, sauf le dernier article (le séjour de Mahêçvara) qu’ajoute le Vocabulaire. Il faut seulement faire subir au plus grand nombre des articles de ces cinq sections des corrections très-considérables, les mots sanscrits y étant, comme à l’ordinaire, reproduits avec une extrême inexactitude. Ce qui achève d’assurer toute l’authenticité désirable à la liste de notre Sûtra, c’est qu’elle se trouve, sauf quelques différences de noms, et hormis un seul article, dans la liste singhalaise telle que la donne Upham d’après des autorités pour la plupart orales. (The Mahâvansi, etc., t. III, p. 135 sqq.) Voyez sur les noms de ces Dieux une note spéciale, Appendice, no IV.
  229. Avadâna çataka, in-f° 16 a sqq.
  230. Çârdûla karṇa, dans Divya avadâna, f. 217 a.
  231. Çârdûla karṇa, dans Divya avadâna, f. 219 a.
  232. Le recueil tibétain de M. Schmidt renferme une légende extrêmement curieuse où des reproches du même genre sont faits par les hautes castes à l’occasion de l’investiture que Çâkyamuni accorde à de misérables mendiants. (Der Weise und der Thor, p. 283, trad. all.)
  233. Divya avadâna, f. 220 a.
  234. Le nom de Triçangku nous est déjà connu par les traditions brâhmaniques, et notamment par le bel épisode du Râmâyana. (Éd. Schlegel, l. I, ch. lvii sqq., et trad. lat., t. I, p. 175 sqq., éd. Gorresio, ch. lix sqq., t. I, p. 231 sqq.) La légende de ce prince est également rapportée par le Vichṇu purâṇa (Wilson, p. 371, note 7) et par le Bhâgavata purâṇa. (L. IX, ch. vii.) Malgré les différences qui se remarquent entre ces trois récits, une tradition commune leur sert de base ; cette tradition, c’est que Triçangku, qui appartenait à la famille des Ikchvakides, fut privé de la dignité royale par la malédiction des Vaçichthides ou de leur père, et changé en Tchâṇḍâla. C’est également le seul point par lequel la légende buddhique se rattache au récit des Brâhmanes. Les Buddhistes ont fait de Triçangku un roi des Tchâṇḍâlas ; c’est encore là un emprunt fait à la tradition brahmanique.
  235. Divya avadâna, f. 220 b.
  236. Çârdûla karṇa, dans Divya avadâna, f. 221 b.
  237. Premna spinosa.
  238. Cet argument paraît familier aux adversaires des Brâhmanes, car on le trouve rapporté par le Vichṇu purâṇa, au chapitre relatif à l’hérésie des Djâinas. (Wilson, Vichṇu pur., p. 340.)
  239. Divya avadâna, f. 122 b.
  240. Avadâna çataka, f. 42 b.
  241. Kammavâkya, p. 6 et 17, éd. Spiegel.
  242. Avadâna çataka, f. 135 a.
  243. Valentia, Voyages and Travels, t. I, p. 488, in-4°. Davy, Acc. of the inter. of Ceylon, p. 111. Forbes, Eleven years in Ceylon, t. I, p. 70 et 72. Upham, Mahâvansi, etc., t. III, p. 331. On trouve dans ces auteurs des listes des castes encore existantes à Ceylan.
  244. Valentia, Voyages, etc., t. I, p. 496.
  245. Ueber die Kawi-Sprache, t. I, p. 87.
  246. Voyez à ce sujet les excellentes observations de M. Schmidt. (Mém. de l’Acad. des sciences de S.-Pétersbourg, t. I, p. 252.)
  247. The Wujra soochi or Refutation of the arguments upon which the Brahmanical institution of caste is founded, by the learned Boodhist Ashwa Ghochu ; also the Tunku by Soobojee Bapoo being a Reply to the Wujra soochi, 1839, in-8° imprimé dans l’Inde, mais sans nom de lieu. La traduction et l’avertissement occupent 100 pages ; le texte, lithographié en assez gros caractères dêvanâgaris, en a 60. La traduction du Traité d’Açvaghôcha avait déjà paru dans le t. III des Trans. of the Roy. Asiat. Soc., p. 160. L’emploi du mot Vadjra me donne à penser que ce traité est moderne.
  248. A. Rémusat, Mél. asiat., t. I, p. 120 sqq. Tout ce qui a été dit dans l’Essai sur le pâli (p. 55) de l’identité possible du nom chinois Ma ming avec le nom singhalais du prince Mahindu Kumâra, ne peut plus subsister aujourd’hui, qu’on sait si positivement que le mot de Bôdhisattva est non pas un nom propre, mais le titre d’un Buddha vivant.
  249. Transact. of the Roy. Asiat. Soc., t. III, p. 161, et Wujra soochi, p. 6, note.
  250. Ficus glomerata.
  251. Artocarpus integrifolia.
  252. Wujra soochi, p. 11 et 12 de la traduction, p. 10 du texte.
  253. Le manuscrit du Guṇa karaṇḍa vyûha, composé en prose, appartient à la Bibliothèque royale : celui du poëme fait partie de la bibliothèque de la Société Asiatique.
  254. Hodgson, Notices of the languages, etc., dans Asiat. Res., t. XVI, p. 428.
  255. Dans ce passage, le grand Buddha est représenté comme naissant de la réunion des cinq Buddhas, qui ne peuvent être ici que ceux de la contemplation : c’est du moins la seule manière dont je puisse entendre la stance où ce Buddha suprême est défini comme suit : Tat yathâdisamudbhûtô dharmadhâtusvarûpakaḥ pañtchabuddhâm̃çasam̃djâto djagadîças Tathâgataḥ. (Guṇa karaṇḍa vyûha, f. 3 b, man. Soc. Asiat.)
  256. Le Lotus de la bonne loi, ch. xxiv, f. 230 b sqq., p. 263 sqq.
  257. La légende analysée dans mon texte se retrouve dans Hiuan thsang, d’où elle a été extraite par M. Landresse. (Foe koue ki, p. 338 et 339.)
  258. C’est la fameuse formule « Ôm̃ maṇi padmê hûm̃, » dont le saint Avalôkîtêçvara est réputé l’auteur. Aussi ne la rencontre-t-on ni dans les ouvrages, ni chez les peuples auxquels Avalôkitêçvara est inconnu, c’est-à-dire ni dans les Sûtras simples du Nord, ni dans ceux de Ceylan. M. Schmidt a bien vu qu’elle ne devait pas appartenir au Buddhisme primitif, puisqu’elle a pour auteur le Bôdhisattva Avalôkitêçvara. (Geschichte der Ost-Mongol, p. 319.) Mais plus tard il semble avoir voulu attribuer, au moins par conjecture, quelque influence à ce saint sur le Buddhisme de Ceylan et de l’Inde transgangétique. (Mém. de l’Acad. des sciences de S.-Pétersb., t. I, p. 110.) Je montrerai plus tard, en examinant les livres des Buddhistes du Sud, qu’aucun de ceux qui sont à ma disposition ne parle même une seule fois d’Avalôkiteçvara ni de sa formule. Il faut voir pour cette prière les travaux des savants qui se sont le plus occupés du Buddhisme, et en particulier de Klaproth (Nouv. Journ. Asiat., t. VII, p. 185 sqq.), de Schmidt (Mém. de l’Acad. des sciences de S.-Pétersb., t. I, p. 112 sqq.), de Rémusat (Foe koue ki, p. 118), et de Hodgson (Journ. Asiat. Soc. of Bengal, t. IV, p. 196 sqq.).
  259. On voit par là que les Buddhistes du Nord considèrent le nom d’Avalôkiteçvara comme formé de deux mots, un participe et un substantif, savoir, Îçvara, « le seigneur, » et avalôkita, « qui a regardé en bas. » Il est évident qu’ils donnent au participe non le sens passif (regardé), mais le sens actif (qui a regardé). Je ne crois pas que cet emploi du participe en ta, lequel est positivement autorisé par Pâṇini, quand il s’agit d’une action commençante (l. III, (c. iv, p. 71 et 72), puisse être admis dans le sanscrit classique pour le radical lôk. Mais ce ne serait pas la première fois que la langue des livres buddhiques s’éloignerait de celle des compositions brâhmaniques. Il n’est pas douteux que les peuples orientaux, qui ont connu le nom d’Avalôkitêçvara et qui ont eu à le traduire dans leurs idiomes, n’aient assigné à la première des parties dont il se compose le sens actif que je signale ici. Klaproth a, dans une dissertation spéciale, mis le fait hors de doute relativement aux Tibétains et aux Mongols (Nouv. Journ. Asiat., t. VII, p. 190), et M. Rémusat l’a également établi plus d’une fois en ce qui touche les Chinois. (Foe koue ki, p, 56, 117 et 119.)
  260. Ces mots sont les formes suivantes de l’adjectif tâyin (protecteur) pour le sanscrit trâyin, qui a perdu son r, d’après le principe du pâli ; savoir, tâyinê, dat. sing. f. 19 a ; tâyninâm, gén. plur. f. 80 a et 179 a ; puis le terme pôchadha pour upôchatha, terme tout à fait pâli, qui désigne à la fois le jeûne imposé aux Religieux buddhistes et les six jours qui suivent la nouvelle lune. Ce terme, qui rappelle le sanscrit upôchaṇa (jeûne), est même plus altéré que le pâli, puisqu’il a perdu sa voyelle initiale, qui se conserve toujours, autant que je puis le croire, dans le pâli de Ceylan. La fréquente répétition de ce terme suffit pour expliquer comment il a pu subir une modification aussi forte.
  261. Voici les seules traces de formes pâlies que j’aie rencontrées dans le Karaṇḍa vyûha en prose : sântaḥpura parivârêhi au lieu de parivârâiḥ, f. 20 a ; paramâṇuradjasya au lieu de radjasah, f. 23 a ; djîvanta pour djîvan, f. 25 b ; vichkam̃bhim (nom propre), au lieu de vichkam̃bhinam̃, f. 44 b.
  262. Analysis of the Sher-chin, etc., dans Asiat. Researches, t. XX, p. 488.
  263. Csoma, Analysis of the Sher-chin, etc., dans Asiat. Researches, t. XX, p. 440.
  264. Analysis of the Dul-va, dans Asiat. Res., t. XX, p. 42.
  265. Sketch of Buddhism., dans Transact. Roy. Asiat. Soc., t. II, p. 250.