Introduction à l’étude de la paléontologie stratigraphique/Tome 2/Chapitre Ier


COURS


DE


PALÉONTOLOGIE


STRATIGRAPHIQUE




CHAPITRE PREMIER.


PHÉNOMÈNES GÉNÉRAUX ANTÉRIEURS À L’ÉPOQUE ACTUELLE.

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§ 1. De l’origine des êtres et de leur développement.


Observations générales.

S’il est nécessaire, avant d’entrer dans le domaine proprement dit de l’histoire ou du passé de notre planète, de tracer un tableau des phénomènes biologiques de nos jours et des conditions de la vie à sa surface, il est certaines questions, d’un ordre très-général, qui nous paraissent cependant devoir précéder encore ce tableau.

Ces questions se rattachent, non plus aux conditions actuelles de la vie, mais à celles qui ont dû exister à des époques antérieures, et, malgré le vague qui les entoure encore, nous ne pouvons nous soustraire à l’obligation d’en traiter ici afin de prévenir, autant que possible, les objections qu’elles pourraient faire naître. Il ne faut point d’ailleurs confondre ces propositions toujours un peu spéculatives avec les lois générales que nous exposerons plus tard et qui résultent de l’examen comparé des faits ; les unes doivent précéder l’étude des détails pour l’éclairer et la guider, les autres doivent la suivre parce qu’elles en sont la conséquence.

À cet égard nous nous inspirerons quelquefois des vues émises par un homme éminent que la science a perdu récemment et qui joignait à de vastes connaissances un véritable esprit philosophique. H. G. Bronn[1] était un savant spiritualiste ; l’étude des corps organisés, à laquelle il se livre avec tant d’ardeur et de persévérance, n’était pas un but pour lui ; c’était seulement un moyen de pénétrer les secrets de la nature, de remonter vers l’origine des choses, pour entrevoir même, s’il était possible, le plan et la fin que s’était proposé l’Ordonnateur de l’univers.

Bronn, paléontologiste profond, se préoccupait à juste titre de la recherche des lois générales ; son regard embrassait de vastes horizons, où, si parfois il semblait s’égarer, la sûreté de son jugement et l’immensité de ses connaissances positives le ramenaient bientôt aux données de l’expérience et de l’observation directe.

Son Histoire de la nature d’abord[2] et plus tard son ouvrage intitulé Des lois du développement du monde organique[3] sont des œuvres originales, d’une haute portée, qui nous révèlent toute la profondeur et l’étendue de son esprit. On ne peut trop les méditer, et le résultat de cette étude, qui exige à la vérité une attention très-soutenue et, disons-le, quelquefois même pénible, sera certainement, d’élever et d’agrandir les idées du lecteur, de lui faire entrevoir des aperçus nouveaux, des voies encore inexplorées et très-propres à compléter de plus en plus l’histoire biologique de la terre.

Il n’a manqué à ce naturaliste penseur, pour réagir davantage sur les esprits de son temps et en dehors de son propre pays, qu’une meilleure méthode dans l’exposition et l’arrangement des faits, plus de clarté dans le développement et l’enchaînement des idées et de s’exprimer dans une langue dont les difficultés ne soient pas venues s’ajouter à celles du sujet lui-même. Avec ces qualités, indépendantes de la valeur des idées son nom eût acquis une popularité que d’autres ont obtenue de leur vivant à bien moins de titres, mais que peut-être la justice tardive de l’avenir ne lui refusera pas.
Exposition.

Par un examen attentif des faunes et des flores qui ont successivement peuplé la surface du globe nous pourrons arriver, dit Bronn[4], à déterminer le moment où telle ou telle espèce animale ou végétale a commencé à paraître dans les eaux ou sur le sol émergé, en un point donné ; nous pourrons également assigner le terme de son existence, sans pour cela que la raison de son apparition ni celle de sa disparition nous soit connue. Il nous sera donc possible d’exposer d’une manière plus ou moins complète, suivant l’état de la science en chaque lieu, la série des êtres organisés qui s’y sont développés dans le temps, mais la cause même ou la loi fondamentale de cette succession nous échappera probablement toujours, parce qu’elle doit tenir au principe même de la création dont nous ne connaissons que les effets. Nous ne devons à cet égard rechercher que les probabilités, en écartant de nos spéculations les hypothèses qui nous paraissent les moins fondées.
Hypothèses sur l’origine des êtres organisés.

On a supposé longtemps que l’idée des générations équivoques ou spontanées, qui aujourd’hui encore trouve des défenseurs, bien qu’appliquée aux animaux les plus inférieurs, ceux qui se placent à la limite des deux règnes, pouvait servir à expliquer l’origine première des êtres plus élevés. On pensait que devenues successivement plus parfaites et plus compliquées par l’action d’une force inhérente à leur nature et favorisées par les conditions du milieu ambiant, ces ébauches avaient pu atteindre graduellement aux facultés plus élevées des organismes supérieurs.

Des noms, justement célèbres à d’autres titres dans les sciences, ont, dans ce siècle même, appuyé de leur autorité ces vues d’un autre âge. De Lamarck et Ét. Geoffroy Saint-Hilaire ont eu pour antagoniste dans cette voie G. Cuvier qui n’a jamais admis que les influences exercées par les différentes manières de vivre ou par d’autres causes extérieures aient pu changer une espèce en une autre, et à bien plus forte raison les caractères génériques ou ceux des familles. MM. Oken et d’Alton en Allemagne, Unger à Vienne, Grant en Angleterre, n’en ont pas moins persisté à soutenir que, puisque nous ne connaissons aucune force naturelle qui ait pu produire les espèces, il faut qu’elles soient provenues de la transformation d’une espèce antérieure voisine et ordinairement plus simple. Mais de ce que nous ne connaissons pas une chose il ne s’ensuit pas nécessairement qu’une autre soit vraie ou démontrée ; or, ici nous ne voyons qu’une simple affirmation opposée à une négation basée sur l’observation des faits actuels.

Les expériences directes exécutées dans ces derniers temps et avec les précautions les plus délicates semblent avoir démontré le peu de fondement de l’hypothèse des générations spontanées et par conséquent avoir renversé la base même de la théorie biologique des transformations ; mais nous reviendrons sur ce sujet dans le chapitre suivant, consacré à l’Espèce, et nous n’avons à rappeler ici que les données les plus générales déduites de l’observation directe.

Les organismes les plus anciens que nous connaissions, ceux que l’on trouve dans les premiers sédiments de la surface de notre planète, qui en ont conservé quelques traces, détruisent, comme ceux de la nature actuelle, l’hypothèse que les êtres les plus parfaits proviennent de modifications séculaires d’espèces antérieures moins élevées. Les mollusques et les crustacés ont assisté aux premières manifestations de la vie. Ceux-ci même sont les plus constants et les plus variés dans les couches les plus basses de la série géologique. Ainsi, sur 174 espèces que l’on comptait en 1859 dans ce que l’on a appelé la faune primordiale, tant en Europe que dans l’Amérique du Nord, il y avait 122 espèces de crustacés appartenant à 18 genres dont 2 seulement remontaient plus haut, et l’espèce aussi s’était continuée au delà des limites de cette même faune, dans laquelle se montraient en outre 18 espèces de brachiopodes. Nous ne trouvons donc encore dans la nature aucune preuve directe de l’hypothèse. La force qui a produit ces premiers organismes semble, à la vérité, s’être accrue et développée de plus en plus dans certaines directions ; mais il ne s’ensuit nullement qu’il y ait eu transformation des anciennes espèces dans les nouvelles, et celles-ci ont dû naître, comme celles-là, sans une intervention directe et nécessaire de leurs prédécesseurs.
Succession des êtres organisés.

Maintenant la succession des diverses formes animales et végétales indique une marche constante et un plan uniforme qui ne peuvent être l’effet du hasard. Chaque espèce n’a qu’une durée temporaire ; elle disparaît après avoir vécu plus ou moins longtemps dans un espace plus ou moins étendu, cédant ainsi la place à une ou à plusieurs autres dont l’organisation est souvent plus compliquée.

Les êtres contemporains, qui constituaient la faune et la flore à un moment donné de la vie de la terre, offraient un ensemble dont toutes les parties étaient solidaires les unes des autres comme de nos jours. Ceci est évident lorsqu’on considère ces faunes, non pas en un point, mais en masse, sous le rapport de leurs fonctions, de leur manière de vivre, de se nourrir, de leurs influences réciproques et de leurs relations sociales, s’il est permis de s’exprimer ainsi.

L’apparition et la disparition des êtres ont dû par conséquent suivre une loi constante pour que ces rapports ne fussent pas rompus, pour que l’équilibre ne fût pas troublé. Les animaux herbivores, en relation nécessaire avec les caractères de la flore et les animaux carnassiers auxquels ils servaient de pâture, ont dû suivre dans les diverses classes une marche parallèle de remplacement. Les grands animaux, comme les petits, ceux dont les conditions de la vie sont si précaires et dont le mode de reproduction expose à tant de chances de mort, aussi bien que ceux qui ont au contraire le plus de chances de conservation, ont toujours dû présenter des résultats analogues à ce que nous avons sous les yeux, et par conséquent se trouver dans des situations comparables pour accomplir à chaque moment l’œuvre de la création. Néanmoins il y a eu, comme nous venons de le dire, pour chaque espèce, pour la plupart des genres et pour beaucoup de familles, un moment où ces conditions ont cessé. C’est lorsque leur cycle s’est trouvé accompli, cycles inégaux pour chacun, tantôt très-longs, embrassant même tous les âges de la terre, tantôt très-limités à ce qu’il semble, ne s’étalant pas au delà de quelques milliers d’années et peut-être moins encore.

Ainsi nous n’apercevons pas de loi commune absolue quant à la durée du temps pendant lequel les types organiques ont subsisté ; mais peut-être pourrait-on reconnaître la suivante quant aux divers degrés d’organisation, savoir : que la persistance des formes en général se trouverait être en raison inverse de leur élévation dans la série. Les êtres les moins compliqués paraissent être à la fois ceux dont la durée a été la plus longue et qui se sont le plus propagés en surface. Les organismes les plus simples auraient alors mieux résisté aux changements ou aux différences de conditions extérieures que les plus compliqués.
De l’homme.

Ce plan gradué et néanmoins toujours complet que la nature a suivi jusqu’à l’apparition de l’homme n’a pas eu nécessairement pour but l’existence ni l’agrément de ce dernier. Cette idée d’une cause finale bornée, à laquelle nous voyons même encore aujourd’hui bon nombre d’esprits se rattacher, en se fondant sur l’apparence déceptive de certaines données générales que ne justifie nullement une étude plus sérieuse des faits, flattait trop notre amour-propre pour n’être pas souvent reproduite.

Mais rien jusqu’à présent ne prouve que l’homme soit la fin ou le dernier mot de la création, qu’il en soit, comme on l’a dit, le couronnement ; et en effet l’idée de créatures plus parfaites, douées d’attributs différents, se retrouve en germe, dans toutes les théogonies ; chez tous les peuples d’un développement moral assez avancé, comme le pressentiment de ce que l’avenir doit réaliser. Relativement à l’histoire de la terre, la venue de l’homme n’a rien offert de particulier ; elle ne coïncide avec aucun phénomène spécial ; elle se confond avec les autres éléments d’une faune terrestre remarquable par les dimensions gigantesques de ses principaux types dont plusieurs ont disparu, tandis que le plus grand nombre vit encore.

Par ses caractères physiques l’homme se rattache évidemment à tout ce qui l’environne comme è tout ce qui l’a précédé ; mais il s’en distingue si nettement à d’autres égards, que certains anthropologistes ont pu être tentés de créer un règne à part, le règne humain.

Si le mystère de son origine doit rester constamment voilé pour lui, les êtres plus parfaits, destinés à lui succéder pourront comprendre la raison de leur propre essence. Ainsi auront apparu, dans trois phases principales de l’histoire de la terre, d’abord des êtres possédant seulement ce qui était nécessaire à la conservation de l’espèce pendant un temps déterminé, ne jouant qu’un rôle passif dans la nature et inconscients des résultats auxquels ils concourent, puis d’autres doués de facultés plus élevées, de la pensée qui crée, de l’intelligence qui conçoit, de la réflexion qui combine et qui juge, de l’application qui exécute et qui perfectionne, du sentiment moral qui dirige, ayant en outre la conscience de leur propre existence et celle des phénomènes du monde extérieur ; enfin d’autres êtres plus complets encore auxquels seront peut-être réservées la science, du passé et de l’avenir en ce qui les concerne et l’explication de ces redoutables problèmes autour desquels depuis tant de siècles l’humanité s’agite, sans qu’ils paraissent encore plus près d’être résolus qu’au jour de sa naissance.

Quant au rôle que l’homme était appelé à jouer dans l’économie générale de la nature, soit comme réagissant sur les phénomènes physiques ou sur les êtres organisés qui l’entourent, soit comme concourant aussi au maintien de l’équilibre dont nous parlions tout à l’heure, c’est un point essentiel sur lequel nous aurons occasion de revenir à plusieurs reprises.
Causes générales de l’harmonie de la nature.

L’exécution de ce plan admirable et si parfaitement suivi depuis l’origine des choses peut être considérée comme l’effet immédiat de l’activité systématique, continue, d’un créateur qui a calculé et pesé l’ordre d’apparition, le degré d’organisation et la distinction de ces innombrables espèces d’animaux et de végétaux, qui les a créées séparément, suivant le temps et le lieu qui leur convenaient, ou bien ce peut être le résultat d’une force naturelle inconnue, ayant produit les espèces végétales et animales suivant des lois propres à son activité, coordonné et déterminé l’arrangement de leurs rapports généraux et spéciaux.

Dans ce dernier cas, on conçoit que cette force vitale a dû être soumise à l’influence des forces inorganiques ou des actions physiques et chimiques, présidant au développement progressif ainsi qu’aux modifications de la surface du globe, et réglant de la sorte les conditions de la vie pour les êtres qui devaient s’y établir, et dont le nombre, la variété et la perfection devaient s’accroître avec le temps.

On peut seulement expliquer de cette manière comment le développement du monde organique a pu marcher d’un pas égal à celui du monde inorganique, et cette force hypothétique, quelque nom qu’on lui donne, se trouverait alors en parfaite harmonie avec l’économie entière de la nature. Mais, d’un autre côté, nous reconnaîtrons que la succession des êtres dans le temps a dû se faire suivant des lois propres à l’organisme lui-même.

« Un créateur, dit G. Bronn (page 514), qui présiderait au développement de la nature organique par les seuls effets de l’attraction et de l’affinité, répondrait en même temps à une idée beaucoup plus sublime, que si nous admettions qu’il prenne continuellement, pour l’introduction et le changement des plantes et des animaux, dans les milieux aquatiques et atmosphériques de la terre, les mêmes soins que prend un jardinier pour la culture de son jardin.

« Ainsi nous croyons que toutes les espèces d’animaux et de végétaux ont été créées originairement par une force naturelle aujourd’hui inconnue[5] ; qu’elles ne doivent pas leur origine à une transformation successive de quelques formes primitives, et que cette force a été dans la connexion la plus intime et la plus nécessaire avec les forces et les événements et qui ont réglé le développement de la surface du globe[6]). »
Hypothèses sur le développement des êtress.

En considérant l’ordre d’apparition de certains animaux, quelques personnes ont pensé que la succession des êtres organisés pouvait répondre au développement de l’imparfait au parfait, ou, plus exactement, du simple au composé. MM. Sedgwick, H. Miller, Agassiz et Bronn ont émis quelques idées dans ce sens, tandis que MM. R. Owen, Ale. d’Orbigny, Ed. Forbes et plusieurs autres les ont combattues.

Quelques auteurs ont cru reconnaître dans des types anciens de végétaux et d’animaux des points de départ communs pour des séries de formes plus récentes, qui se divisent en branches et en rameaux développés en divers sens. Certains types de reptiles ont paru se prêter à ces idées ; mais il semble y avoir dans ces spéculations plus d’imagination de la part des auteurs que d’observations réelles, que de faits étudiés directement et de conséquences rigoureusement déduites[7].

En 1849, M., Agassiz[8] distingue les types antérieurs du règne animal dans leurs relations avec les types actuels sous les dénominations de progressifs, prophétiques, synthétiques et embryoniques. Ces derniers, qui ont paru les plus importants, ont été adoptés par plusieurs zoologistes éminents. Ils comprennent les types qui offrent des caractères que les groupes voisins du système, mais d’une période ordinairement plus récente, ne possèdent que pendant l’état embryonnaire ou la jeunesse des individus. Bronn ayant fait voir qu’il en existait des exemples dans la nature actuelle, on n’aurait point dans ce principe une loi de succession.

M. Agassiz a publié sur ce sujet trois autres mémoires[9], dans le premier desquels il a discuté le rapport qui existe entre le degré d’organisation des êtres et la nature du milieu ambiant pour faire ressortir l’influence qu’a dû avoir ce dernier ; dans le deuxième, il a traité des relations entre la distribution géographique des groupes d’animaux et la perfection de leur organisation comparée à ceux qui ont dû correspondre à des conditions plus ou moins différentes de celles de nos jours ; enfin, dans le troisième, il compare les uns aux autres les nombres des types génériques et spéciaux des différents embranchements du règne animal dans, les périodes anciennes, pour montrer qu’en tous temps il y a eu un grand nombre de formes variées.

Dans son Index palæontologicus, G. Bronn[10] avait mis plus de précision dans des considérations analogues.

En 1854, Ed. Forbes[11] s’occupa d’une loi qu’il désigna par l’expression de loi des développements contrastants dans des directions opposées. Au lieu de voir un développement continu et régulier de l’organisme dans la série des âges, il concevait qu’à partir de la période permienne et redescendant jusqu’à la période silurienne il y avait eu un accroissement considérable de divers types ou de ce qu’il appelait des idées génériques, et au-dessus, à partir de la période tertiaire inférieure jusqu’à l’époque actuelle, il y aurait en un accroissement comparable du développement des types. Mais on ne peut pas voir en ceci une loi ; c’est un fait seulement dans lequel il faut encore prendre en considération cet autre, non moins réel, du développement tout aussi particulier de l’organisme secondaire, qui a ses types également nombreux et aussi bien caractérisés que ceux qui les ont précédés et ceux qui les ont suivis. Le ralentissement, le temps d’arrêt, la diminution même si sensible des phénomènes de la vie animale, pendant ce que nous appelons là période permienne et une grande partie de celle du trias, avaient depuis longtemps d’ailleurs frappé les géologues, et restent aujourd’hui encore une circonstance remarquable dans/l’histoire du globe.


§ 2. Des changements physiques survenus dans les conditions de la vie.


Après avoir rappelé quelques hypothèses sur l’origine et le développement des organismes considérés en eux-mêmes, cherchons quelles ont pu être les conditions extérieures ou les milieux ambiants dans lesquels ce développement a eu lieu.

L’extérieur de la terre, dit Bronn, est un grand livre ; ses couches en sont les feuillets ; les pétrifications ou les fossiles, les lettres de l’alphabet ; le contenu, l’histoire de la création, dont aucun témoin oculaire ne nous a transmis le récit. Ces feuillets sont plus ou moins mêlés, déchirés on altérés, et les caractères que la nature y a tracés plus ou moins effacés. Il faut donc les restaurer souvent par la pensée comme les papyrus et les palimpsestes de l’antiquité humaine, relativement si moderne.

L’alphabet de ce livre est resté longtemps inconnu, sans interprétation réelle, comme les hiéroglyphes de l’Égypte, comme les caractères cunéiformes de la Perse ; le merveilleux, l’impossible, l’absurde même, ont tour à tour été invoqués pour son explication. Ce ne fut que lorsqu’on chercha à l’interpréter en le comparant avec celui de la nature actuelle que l’on vit que la langue des anciens âges de la terre, que les anciennes lois qui avaient dû présider au développement des êtres organisés, ne différaient pas de celles de nos jours. Les caractères seuls de l’alphabet avaient, comme à l’ordinaire, subi avec le temps quelques modifications dont il était d’ailleurs facile de suivre et d’apprécier l’importance, et que nous devons chercher à préciser.

Premier état de l’enveloppe terrestre.Lorsque, par suite du refroidissement graduel de la masse fluide du globe, une croûte solide se fut formée à sa surface, lorsque les vapeurs aqueuses se fut fondé en partie condensées et que les bassins des mers eurent été peuplés, il s’en fallut de beaucoup que les choses restassent stationnaires. Des modifications incessantes se produisaient, soit par l’effet de la continuation du refroidissement, soit par les réactions fréquentes de la masse fluide interne sur son envelopper soit enfin par l’action des êtres organisés, dont le nombre et la diversité croissaient à mesure que les circonstances devenaient plus favorables. Ces changements, qui influaient si profondément sur les conditions de la vie, peuvent se rapporter à trois sortes de causes principales : les causes chimiques, les causes physiques et les causes météorologiques.

Les premières causes, dit Bronn, ont dû agir sur toute la surface de la terre à la fois ; les secondes, exercer leur influence sur certaines zones seulement ; les troisièmes, ne produire que des effets locaux. La plupart de ces changements se trouvent également répartis dans la suite des temps ou montrent une énergie décroissante. Les uns sont continus, les autres périodiques ; seulement la différence des climats dans les zones équatoriales, polaires et intermédiaires, n’a pu se manifester qu’après un abaissement fort avancé de la température de la surface. Or, comme tous ces changements, conséquences nécessaires du refroidissement graduel de la terre, ont toujours procédé dans le même sens, en augmentant la somme de leurs effets, quoique diminuant d’énergie chacun en particulier, le savant paléontologiste de Bonn y trouve la confirmation d’un principe sur lequel nous avons souvent insisté nous-même : savoir, que les animaux qui peuplaient les eaux, comme les végétaux qui couvraient la terre, n’ont jamais changé subitement et universellement, mais peu à peu, diversement, dans des localités différentes, soit au-dessus, soit au-dessous du niveau des mers.

Examinons actuellement quelles sont les diverses causes qui ont concouru à modifier les conditions de la vie avant l’époque actuelle.
Causes chimiques

Composition de l’atmosphère.

On a pensé que, lors de l’apparition des premiers êtres organisés, la composition de l’atmosphère différait de celle de nos jours, et qu’elle doit avoir perdu depuis de l’azote, du carbone et de l’oxygène entrés immédiatement ou médiatement dans la composition des corps organisés et des roches, tandis que la masse d’eau répandue dans l’atmosphère devait être plus considérable, et que cette atmosphère, plus dense, plus chaude et plus humide était moins favorable à la vie. Le sodium, le potassium, le fer et les autres substances révélées récemment par l’analyse spectrale dans l’atmosphère du soleil, ont du se trouver aussi dans celle qui enveloppait la terre à son origine.
Azote.

L’azote n’étant connu qu’à l’état gazeux, ou combiné dans les corps organisés, nous ne comprenons pas sous quelle autre forme il pourrait avoir existé. On doit donc penser que c’est à l’atmosphère que l’organisme animal l’a emprunté. La quantité de ce gaz a dû être proportionnelle à la masse d’organismes développés à un moment donné ; en supposant, que, par la décomposition des organismes antérieurs qui le contenaient sous forme d’ammoniaque, il en soit retourné une certaine quantité à l’atmosphère, d’un autre côté, une partie de l’oxygène ayant été aussi enlevée à l’atmosphère par la même cause, on peut admettre que la proportion relative première des deux gaz y sera restée la même.
Carbone.

Quant au carbone, nous devons supposer également que tout ce qui est contenu dans l’anthracite, la houille, les lignites, les bitumes, la tourbe, la terre végétale, dans les roches solides, sous forme de matière organique accidentelle, dans les animaux et les végétaux vivants, aussi bien que dans l’acide carbonique de toutes les roches calcaires sédimentaires (l’acide carbonique ne paraissant pas avoir pu se combiner avec la chaux incandescente en présence de l’acide silicique, sans doute abondant dans la masse fluide originaire), tout ce carbone, disons-nous, fixé ainsi par l’action des forces vitales, a dû être enlevé à l’atmosphère. Aujourd’hui, l’acide carbonique est encore apporté de l’intérieur et versé au dehors par les orifices des volcans, les émanations particulières, les sources thermales et d’autres circonstances qui concourent à son remplacement, mais qui ont dû être plus efficaces, alors que les communications entre l’intérieur et l’extérieur étaient plus fréquentes et plus continues qu’elles ne le sont actuellement. M. Bischof n’est pas éloigné de penser que la fixation du carbone, par les corps organisés, a pu être compensée par les émanations provenant de l’intérieur[12].

L’acide carbonique entrant aujourd’hui dans la composition de l’atmosphère pour 0,0006, M. Liebig[13] a calculé que tout le carbone fixé dans les couches de la terre sous forme de houille et de lignite devait être moindre que celui de l’atmosphère. Mais, d’un autre côté, M. Bischof évalue déjà celui que contient le bassin houiller de Saarbruck à 1/41 de celui de l’atmosphère[14]. M. Rogers estime que celui de tous les bassins houillers du globe est six fois plus considérable que la masse actuelle, ou formerait 0,0036 de l’atmosphère. Mais on conçoit que ces données ne peuvent être que très-vagues encore, lorsqu’on songe combien sont incomplètes nos connaissances sur l’épaisseur, le nombre et l’étendue superficielle des couches de combustibles enfouies dans les terrains de sédiment des diverses époques.

On sait que M. Ad. Brongniart, qui, dès 1828, avait émis le premier sur ce sujet des vues très-justes, évaluait à 0,05 ou 0,08 la proportion d’acide carbonique contenue dans l’air à l’époque houillère ; plus récemment, M. Bischof s’est arrêté à la proportion de 0,06[15].

Le carbone contenu dans les minéraux et les végétaux vivants n’augmenterait pas sensiblement celui de l’atmosphère s’il y était disséminé ; mais, suivant encore M. Bischof, celui qui entre dans la composition de tous les calcaires serait 36 fois aussi considérable que l’atmosphère entière. Aussi Bronn en fait-il abstraction, parce que les phénomènes de la vie paraissant s’être manifestés presque au moment où les eaux ont persisté à la surface, ils auraient été impossibles, dans l’état actuel de nos connaissances, sous de pareilles conditions atmosphériques, et il en revient à la proportion de 0,00 il 0,08.

Depuis les observations de Bonnet en 1749 et surtout depuis celles de Priestley, qui, en 1771, démontrait en Angleterre l’absorption par les plantes du carbone de l’acide carbonique de l’air, observations complétées à Genève par Sénebier, qui fit voir que l’oxygène mis en liberté rentrait dans l’atmosphère, puis en Hollande par Ingen-Housz, qui montra que l’action directe du soleil était indispensable à l’évolution complète du phénomène, M. T. de Saussure et beaucoup de chimistes, dans ces derniers temps, se sont occupés de cette question importante des fonctions des végétaux relativement à la composition de l’air.

Des expériences directes ont prouvé que des végétaux prospéraient mieux dans une atmosphère artificielle contenant 0,05 à 0,08 d’acide carbonique sous l’influence de la lumière solaire, tandis qu’à l’ombre 0,01 seulement leur convenait mieux. Des fougères et des Pelargonium ont végété avec force dans une atmosphère contenant 0,05 d’acide carbonique, tandis que si cette proportion s’élevait jusqu’à 0,50 elle leur devenait nuisible[16]. Des crapauds et des poissons ont pu vivre dans un mélange d’air contenant 0,05 d’acide carbonique. « Une petite quantité. de ce gaz, disent MM. Regnault et Reiset, ne trouble en rien la respiration, car nous nous sommes assurés qu’un animal peut séjourner pendant longtemps et sans éprouver de malaise apparent dans une atmosphère renfermant plus de la moitié de son volume d’acide carbonique, pourvu que cette atmosphère contienne une quantité suffisante d’oxygène. Plusieurs de nos expériences préliminaires peuvent être citées à l’appui de ce fait[17]. »

D’un autre côté, des expériences plus récentes de M. F. Leblanc ont fait voir que la proportion de 1 % d’acide carbonique dans l’air produisait au bout de quelque temps sur les hommes qui le respiraient un malaise sensible, bien qu’on puisse encore travailler dans une exploitation de mine qui en contient 4 %. La proportion de 30 % amènerait infailliblement la mort.

Si des animaux ont pu vivre et se développer dans une atmosphère plus riche que la nôtre en acide carbonique, les reptiles ont dû lui être mieux adaptés que les oiseaux et les mammifères[18]. Quoique les recherches précédentes de MM. Begnault. et Reiset[19] ne conduisent pas nécessairement à cette conclusion, les reptiles respirant moins, consomment plus lentement. l’oxygène, sans être pour cela moins sensibles à l’action de l’acide carbonique.
Oxygène.

L’oxygène ne semble pas au premier abord fort important à considérer ici, la quantité dépensée ne paraissant pas d’abord être très-grande et ayant dû être ensuite compensée par divers motifs : tel entre autre que la transformation des végétaux en charbon qui l’a mis en liberté ; néanmoins on ne peut pas se dissimuler que son extrême affinité pour le carbone, les métaux oxydables et l’hydrogène a pu dans l’origine influer sensiblement sur sa proportion dans l’atmosphère. Cette circonstance a même tellement frappé certains esprits, qu’ils ont été jusqu’à nier sa présence à l’état libre, non-seulement dans l’atmosphère primitive, mais encore bien longtemps après et jusqu’à la fin de la période houillère[20], sans s’embarrasser comment auraient vécu les animaux et les végétaux des grandes époques silurienne, dévonienne et carbonifère ; ils font alors naître et végéter toutes les plantes de cette dernière dans une atmosphère d’acide carbonique et d’azote, et ce n’est que par suite de l’action des végétaux fixant le carbone et rejetant l’oxygène que ce gaz aurait fini par entrer dans la composition de l’air, tandis que l’acide carbonique aurait été de plus en plus réduit. Il est inutile d’ajouter que la difficulté de concevoir les phénomènes mènes de la vie animale et végétale sans oxygène est infiniment plus grande pour nous que celle de nous rendre compte pourquoi il a pu rester en quantité si notable, malgré son avidité pour se combiner sous des conditions de température en apparence très-favorables.
Résultats généraux.

Nous aurons occasion de revenir plus loin sur quelques autres éléments de la composition primitive de l’atmosphère ; mais, en ne considérant ici que les trois gaz dont nous avons parlé comme en faisant essentiellement partie, nous voyons que l’oxygène et l’azote, de même que l’hydrogène fixé par les plantes qui l’empruntaient à l’eau, y retournent après la décomposition des corps organisés dans la constitution desquels ils étaient entrés. Il y a donc, si l’on peut s’exprimer ainsi, une sorte de fond de roulement constamment employé pour subvenir aux besoins des forces vitales, entrant dans les combinaisons infiniment variées qu’elles déterminent pour retourner ensuite à la masse commune. Mais il n’en est pas de même du carbone qui, une fois fixé sous forme de graphite, d’anthracite, de houille, de lignite, de tourbe, de bitume, etc., ne retourne plus à la masse commune d’où il a été soustrait par le mouvement vital des plantes, et qui doit, par conséquent, en avoir été appauvri d’autant. Il en a été de même de tout le carbone fixé à la chaux par l’action vitale des animaux marins qui a donné lieu à la plus grande partie des calcaires sédimentaires de tous les âges.

On doit donc reconnaître l’énorme influence que les deux règnes ont eue sur la composition primitive de l’atmosphère pour la modifier en ce qui concerne sa teneur en acide carbonique, et, si l’on considère que les sources d’où ce gaz émane de l’intérieur ont dû diminuer d’âge en âge pour être réduites aux proportions où nous les voyons aujourd’hui, il semble qu’un moment doit venir où la quantité sera si minime, qu’elle ne pourra plus suffire, ni pour alimenter la végétation, ni pour fournir aux rhizopodes, aux polypiers, aux radiaires, aux mollusques et aux crustacés les éléments nécessaires à leur sécrétion calcaire. Nous faisons ici abstraction des animaux vertébrés comme ne présentant qu’une proportion moindre de cette substance que nous apprécierons plus loin.
Restitution du carbone à l’atmosphère.

Or, si nous jetons un coup d’œil sur les phénomènes qui nous entourent et sur ceux qui nous ont précédés, nous n’apercevons aucune cause physique naturelle qui restitue à l’atmosphère l’acide carbonique qui lui a été ainsi soustrait, qui non-seulement tende à rétablir l’ancien équilibre, mais encore puisse assurer aux êtres à venir des conditions que, dans l’état de nos connaissances, nous devons regarder comme indispensables à leur existence.

Sans se rattacher pour cela à l’ancienne hypothèse des causes finales qui de nos jours encore trouve des défenseurs, on n’en doit pas moins remarquer que si les deux règnes ont contribué passivement, pendant la série des temps géologiques, à dépouiller l’atmosphère primitive de la plus grande partie de son carbone, les végétaux tendant peut-être à augmenter la quantité relative d’oxygène, il fallait une action d’un tout autre ordre pour le lui restituer ; il fallait, non plus un simple phénomène dû à la marche ordinaire de la nature organique ou inorganique, mais l’application particulière d’une faculté qui ne s’était encore révélée dans aucun être créé avant l’homme, ce qui, nous devons le dire, ne s’est manifesté chez ce dernier que bien longtemps après qu’il se fut répandu sur la terre, que bien des siècles après qu’il eut couvert de vastes régions des produits variés de son industrie et de son intelligence.

Lorsqu’on envisage l’extension qu’a prise depuis un siècle l’emploi des combustibles fossiles sur tous les points du globe où l’on en a rencontré, extension qui semble s’accroître de jour en jour, on ne peut se refuser à voir, dans l’application que l’homme fait à ses besoins de ces trésors de force et de chaleur emmagasinés dans le sein de la terre, une sorte de prédestination au rétablissement de l’équilibre ancien depuis longtemps rompu. C’est un rôle actif qu’il a pris dans l’économie physique de la nature, et qui consiste à rendre à l’atmosphère, sous forme d’acide carbonique, par la combustion incessante de la houille et des autres composés analogues, le carbone qui semblait à jamais perdu et devenu inutile après avoir tant contribué au développement de l’organisme des temps anciens. Ainsi rendu à la liberté, il rentre dans le mouvement général, graduellement, comme il en était sorti, et l’industrie humaine devient un auxiliaire des grandes lois destinées à maintenir harmonie de la nature.

Dans ses Études sur la composition des eaux[21], M. Péligot avait cherché à se rendre compte de la quantité de gaz acide carbonique versé annuellement dans l’atmosphère par la combustion de la houille et des lignites, en supposant qu’ils continssent en moyenne 80 % de carbone, et il était arrivé au chiffre de 80 milliards de mètres cubes. Mais, ayant bien voulu, à notre prière, mettre ces résultats en rapport avec la consommation actuelle, la production de la bouille étant évaluée en Europe à 122,410,240 tonnes, dans les autres parties du globe à 10,585,888, soit en nombre rond 155 millions de tonnes ou 155 millions de quintaux métrique, notre savant confrère a trouvé que la quantité d’acide carbonique due à cette source était de 504 milliards de mètres cubes[22].

On peut ajouter que l’emploi de la chaux, d’abord restreint g aux constructions, mais de plus en plus utilisé pour l’agriculture, contribue aussi à restituer à l’air l’acide carbonique des calcaires, et ces deux applications, combinées avec une troisième dont nous parlerons plus loin, laissent entrevoir que l’homme peut avoir réellement une fonction, restée longtemps inaperçue, pour compléter celles des végétaux et des animaux, qui auraient été peu être incapables de maintenir à elles seules indéfiniment toutes les conditions indispensables à la vie.
État général de l’atmosphère

Densité, humidité, etc.

Si, d’une part, l’atmosphère beaucoup plus chargée d’humidité a favorisé la végétation sans nuire aux animaux en général, quoique certaines familles des deux règnes n’aient pas dû s’en accommoder, de l’autre, les pluies et les brouillards auront diminué l’effet calorifique des rayons solaires, rendant ainsi l’organisme plus dépendant des phénomènes propres de la terre. Mais à cette remarque de Bronn on peut objecter d’abord qu’à ce moment la température particulière du globe était certainement plus élevée qu’elle ne l’est aujourd’hui, puisque les saisons, résultant de l’action solaire, étaient comparativement peu sensibles, et ensuite que, de nos jours, sous les tropiques, certaines régions fort humides sont extrêmement favorables au développement de la végétation.

Quant à l’augmentation de pression, résultat de la plus grande densité de l’atmosphère due à la présence des gaz et des vapeurs, son effet, au moins dans certaines limites, a dû être peu prononcé, car nous voyons des animaux, et surtout des oiseaux, des poissons et des mammifères aquatiques supporter des pressions fort différentes sans en paraître affectés. Peut-être cette pression, qui d’ailleurs agit bien plus directement sur les animaux terrestres à respiration aérienne qui ne sont pas organisés pour vivre alternativement sous des effets très-différents, a-t-elle été la cause de l’apparition plus tardive de ces derniers ? C’est un sujet sur lequel nous reviendrons plus loin avec quelques détails.

D’un autre côté, M. Élie de Beaumont a fait voir[23] que l’augmentation de densité de l’atmosphère, diminuant le rayonnement de la chaleur terrestre, tendait à égaliser les climats des diverses zones en les maintenant à une température élevée, et qu’elle réagissait ainsi sur les phénomènes généraux de la vie. Une augmentation de pression de 0 m 75 à 1 mètre aurait élevé de 20° la température moyenne du globe à sa surface, ce qui a pu avoir lieu à l’époque de la végétation houillère.
Conclusion et effet généraux.

Il résulte donc des données expérimentales et de l’observation que, relativement aux conditions de la vie pendant les premières périodes de la terre, la composition originaire de l’atmosphère ne peut être déterminée d’une manière absolue, ni même approximative. Néanmoins, les organismes que nous connaissons de ces temps reculés nous montrent que ces éléments constituants, essentiels, s’ils ont présenté quelques différences quant à leurs proportions, devaient être les mêmes quant à leur nature.

L’acide carbonique contenu dans les roches calcaires, n’a pu, à aucune époque, dit Bronn (page 549), être tout entier répandu dans l’atmosphère, pas même au commencement des dépôts de sédiment, car cette quantité aurait rendu impossible la vie organique telle que nous la connaissons et telle qu’elle avait déjà commencé. Mais remarquons ici que les premiers sédiments des mers ne furent point des calcaires, mais bien des grès, des conglomérats, des schistes siliceux et argileux. La matière calcaire ne commence à se montrer, avec une certaine g abondance et en couches homogènes suivies, qu’assez tard dans la période silurienne inférieure. Elle s’accroît jusqu’au calcaire carbonifère, diminue sensiblement ensuite pendant les périodes houillère, permienne et une grande partie du trias, se montrant çà et là, par intervalles, pour reprendre son ancienne importance avec les dépôts du lias et ceux qui les ont suivis. Ces intermittences, qui sont quelquefois en rapport avec certains développements et ralentissements de la vie marine, autant du moins que nous en pouvons juger, sont-elles dues à des différences dans les proportions de l’acide carbonique de l’air, ou bien à l’abondance et à la diminution des sources qui l’amenaient de l’intérieur ? C’est ce qu’il serait difficile de dire. Quoi qu’il en soit, la plus grande consommation d’acide carbonique faite par le règne végétal ne semble correspondre ni avec un développement particulier de la vie animale, ni avec la formation de puissantes couches calcaires, au moins dans un grand nombre de cas.

Il est possible, continue notre savant guide, qu’une végétation particulière ait soutiré à l’atmosphère, avant l’apparition des organismes les plus élevés, l’excès d’acide carbonique qui s’y répandait continuellement par les émanations de l’intérieur, ou qui y préexistait, et nous verrons plus loin combien on a abusé de cette végétation imaginaire supposée antérieure à les faits observés ; mais il nous semble inutile d’ajouter que l’oxygène, devenu libre par la formation successive de la houille, aurait été employé à l’oxydation successive des métaux. Cette action, depuis cette époque, ne s’est guère exercée, sur une certaine échelle et par la voie humide, que sur le fer, et elle ne peut avoir employé qu’une faible proportion de l’oxygène de l’air[24].

Néanmoins, si la composition de l’atmosphère était différente de celle de nos jours, quant à la nature de ses éléments, ou quant à leurs proportions s’ils étaient les mêmes, elle a pu agir d’une manière favorable sur les classes de végétaux et d’animaux que nous voyons plus particulièrement représentées dans les périodes anciennes de la terre, tandis qu’elle s’opposait au développement de celles qui ont apparu ou se sont développées surtout depuis. Les changements se sont d’ailleurs toujours manifestés graduellement et, sans secousses, sans interruptions, tels qu’ils se sont produits à tous les âges. Nous avons déjà indiqué cependant qu’après la période carbonifère il y avait eu une diminution sensible dans les produits de l’activité organique, annonçant quelque modification importante dans les conditions de la vie. Les animaux les plus inférieurs qui s’assimilent le carbonate de chaux, les rhizopodes, les polypiers, les radiaires, sont rares ou manquent dans les couches permiennes et triasiques de la plupart des localités ; les couches calcaires n’y ont aussi qu’un faible développement comparé à celui des grès, des poudingues, des argiles et des sables.
Causes physiques.

Température, refroidissement graduel et ses effets.

Si la géologie ne nous apprend pas quelle était la température de la surface du globe lors des premiers dépôts de sédiment, on peut supposer qu’elle était assez basse pour que l’eau y demeurât à l’état liquide en s’accumulant dans les dépressions ; c’est comme on le sait, une température à laquelle arrive la partie supérieure d’un courant de lave peu de jours après sa sortie du cratère. Outre que cette surface aurait été alors beaucoup plus chaude qu’elle ne l’est actuellement, les conditions d’humidité et de pression ou de densité devaient être différentes, les mers plus étendues et les climats plus uniformes. Il n’y avait point de neiges sur les montagnes, qui étaient d’ailleurs peu élevées, constituant seulement des collines, peut-être comme celles du Limousin et de la Bretagne ; il n’y avait point de glaces aux pôles, et les courants atmosphériques, dont la température et l’humidité sont aujourd’hui si variables, n’ont pu acquérir les, caractères que nous leur voyons qu’à mesure que l’écorce terrestre se refroidissait, que les montagnes prenaient plus de relief, que leurs sommets, comme les extrémités de l’axe de la terre, se couvraient de neiges éternelles. Les saisons deviennent aussi de plus en plus prononcées par les contrastes et les oppositions en rapport avec l’influence solaire, qui était d’autant plus prépondérante que la chaleur propre de la terre diminuait elle-même davantage.

Tous ces effets ont dû être graduels, comme le refroidissement lui-même, et devenir de plus en plus lents, et les modifications qu’ils apportaient dans les conditions de la vie suivaient la même marche, de sorte que les changements subis par les êtres organisés et en rapport avec ces conditions devaient précisément produire des résultats que nous pouvons encore apprécier.

Si les choses se sont passées ainsi, dit Bronn, à qui nous empruntons ses considérations sur l’ancien état de notre planète, sauf à les discuter et à les commenter s’il y a lieu, le caractère essentiel des premières faunes et des premières flores a dû être leur uniformité dans toutes les zones, au moins quant aux familles, si les genres et les espèces différaient. L’abaissement successif et continu de la température aura dû occasionner l’extinction également continue et successive de ces premières formes, puis leur remplacement par d’autres adaptées à ces nouvelles conditions, mais moins nombreuses alors, suivant le paléontologiste de Bonn, parce qu’un climat tempéré ne nourrit, à surface égale, qu’un nombre d’espèces inférieur à un climat chaud, remarque dont l’exactitude n’est d’ailleurs que relative, car il se hâte d’ajouter que la diversification des climats a dû faire varier la population de telle sorte, que l’ensemble des diverses zones réunies peut offrir un aussi grand nombre de types que lorsque la température plus élevée était aussi plus égale partout.

Le refroidissement s’avançant des pôles vers l’équateur, à mesure que la chaleur propre du globe se perdait ou diminuait et que celle du soleil devenait, par suite, plus prépondérante, les animaux et les végétaux ont dû, toujours d’après Bronn, disparaître des premiers, tandis que sous le second ils auraient conservé une partie dé leurs richesses originaires. Mais ce raisonnement, tout spécieux qu’il semble d’abord, n’est pas suffisamment justifié par l’observation, et conduirait, en outre, à une hypothèse émise souvent par des personnes qui ne se rendent pas bien compte de l’état de la science à cet égard. Cette hypothèse, qui consiste à faire descendre les flores et les faunes des pôles vers l’équateur, conformément la marche du refroidissement de la surface. tombe devant la plus simple observation comparative des faits, et, si elle pouvait être admise, le principe fondamental de la distribution des êtres organisés dans les couches de la terre se trouverait complètement détruit.

Pour nous, les mêmes faunes et les mêmes flores ont été contemporaines et non successives des pôles vers l’équateur, et cela parce que l’ordre des formations géologiques qui les renferment n’est pas géographique, mais stratigraphique ; il ne s’observe pas dans l’espace, mais dans le temps. C’est ainsi que la. flore carbonifère du Spitzberg, par 80° lat. N., est contemporaine de celle d’Espagne, par 40° lat. N., comme celle de la. Nouvelle-Écosse, par 45° lat., l’est de celle de l’Alabama, par 35°. Sur ces divers points, en effet, elle a été précédée et suivie dans le Nord par des faunes et des flores comparables elles-mêmes à celles du Sud, sans avoir, pour cela, pénétré entre les tropiques. L’hypothèse du déplacement des formes par migrations, si elle s’est réalisée, n’est pas une loi, c’est tout au plus un fait local, accidentel, dont nous verrons que quelques théories modernes ont singulièrement abusé. La véritable loi, de la succession des êtres doit être assignée à une tout autre cause ; elle est fonction du temps et non de l’espace.

Quant à cet autre principe déduit par Bronn (p. 551), qu’il y a décroissance du nombre des genres et des espèces en un lieu, tandis que la diversification des faunes et des flores se manifeste dans différentes zones, et que les changements et la réduction des formes sont plus rapides vers les pôles que vers l’équateur, on peut dire que la première partie reste à démontrer. S’il y a parmi les végétaux et les animaux actuels des familles telles que les cryptogames vasculaires, les palmiers, les liliacées, les cycadées, les cupressinées, les cactées et les magnoliacées, ou les oiseaux-mouches, les perroquets, les singes, etc., propres aux régions chaudes du globe, on n’en peut pas conclure que la température détermine seule des types organiques particuliers ; car dans les deux règnes certains genres ont des espèces qui vivent sous les tropiques et d’autres sous les zones tempérées et même glaciales. Il y a d’ailleurs pour les animaux carnassiers, insectivores, frugivores et herbivores, une relation nécessaire avec les productions végétales des pays, et, par suite, entre eux.
Orographie et hydrographie.

Les massifs cristallins anciens sont peu nombreux, peu étendus et peu élevés, tandis que les hautes chaînes de montagnes ont été formées à des époques comparativement récentes, comme on en juge par les roches sédimentaires plus ou moins redressées sur leurs flancs. On peut en déduire que les bassins des mers étaient à l’origine moins profonds qu’ils ne le sont devenus depuis, que les surfaces continentales étaient moins étendues et les îles basses très-nombreuses, de sorte que la surface du globe devait offrir l’aspect d’un immense archipel. Par suite d’émersions successives, les continents se formèrent, et les ridements de l’écorce terrestre, quelles qu’en aient été la cause ou les causes, constituèrent les chaînes de montagnes. Les courants marins, résultant du mouvement général de la rotation de la terre, d’abord assez réguliers, devinrent, par suite des nouvelles terres émergées qui modifiaient leur direction, de plus en plus irréguliers, variant à chaque modification des contours de ces terres. Or, de pareils changements apportés, dans la profondeur des eaux, l’élévation, les formes et l’étendue des terres, durent affecter les animaux qui peuplaient les premières, comme l’extension et les reliefs plus prononcés des secondes établirent à leur surface un régime nouveau et de nouvelles stations pour les animaux et les plantes. Ce régime produisit les eaux douces des lacs, des marais, des tourbières, les eaux saumâtres des caspiennes et des cours d’eau de plus en plus étendus. À ces nouvelles conditions de la vie ou habitats correspondirent des familles, des genres et des espèces d’animaux et de végétaux, organisés suivant des types particuliers en rapport avec ces mêmes conditions.

Il se forma des dépôts dont les caractères, également particuliers, étaient en relation avec ces causes. Ce furent des marnes, des calcaires lacustres accompagnés de silice, des dépôts sableux, argileux, limoneux, caillouteux, torrentiels ou d’eau. tranquille. Toutes ces modifications hydrographiques, topographiques et, par suite, météorologiques, durent manifester leur influence sur les caractères des faunes et des flores, modifications fort lentes sans doute de part et d’autre et néanmoins continues, si l’on en juge par leur comparaison attentive.

Hopkins[25], l’un des savants anglais qui se sont occupés avec le plus de talent des applications de la physique à la théorie de la terre, a pensé que si un affaissement du nord de l’Europe permettait au Gulf-stream de passer au nord de l’Asie, la Sibérie pourrait jouir d’un climat presque aussi tempéré que celui de l’Europe septentrionale, et il ajoute qu’il serait de nouveau possible que les Éléphants et les Rhinocéros vécussent là où leurs os et même leurs cadavres entiers gisent actuellement dans un sol glacé.

Mais les plaines de l’extrémité nord-est de l’Europe et de l’Asie, qui sont actuellement sous les neiges pendant plus de la moitié de l’année, et privées de lumière pendant deux mois, ne, produiraient pas pour cela une végétation susceptible d’alimenter une pareille population. C’est une erreur que d’attribuer à l’action seule du Gulf-stream l’abaissement des lignes isothermes sur les côtes de l’Europe occidentale, et il y a, pour celles de la Norvège en particulier, deux causes dont les effets s’ajoutent pour y déterminer une température comparativement douce. Cet abaissement tient surtout à la direction des vents dominants qui tendent à faire participer cette région de l’ouest à l’uniformité plus grande de la température de l’Atlantique, avantage qui diminue à mesure que l’on s’avance vers l’Est, à travers l’ancien continent, et dont ne jouirait pas l’Asie septentrionale, quand même le Gulf-stream suivrait ses côtes au lieu de se replier au Sud.

M. Dana[26] a appliqué le même raisonnement aux côtes occidentales de l’Amérique centrale, en supposant un affaissement de sa partie Sud et une émersion un peu plus étendue de l’Afrique méridionale. L’élévation de la température due à cette cause ne serait pas moindre de 10° à 12°.

D’un autre côté, l’élévation et l’agrandissement des masses continentales en a rendu les climats plus extrêmes, indépendants des zones géographiques, plus secs, plus chauds en été, plus froids en hiver, en même temps que l’éloignement et la diminution des surfaces océaniques affaiblissaient l’influence égalisante dont nous parlions tout à l’heure.
Observations diverses de G. Bronn.

Le savant auteur de l’Index palæontologicus se met ensuite à traiter, sans aucune transition, des glaces polaires, et des neiges perpétuelles, de la fonte des anciens glaciers des Alpes, etc. Un pareil sujet méritait bien quelques recherches en traitant de la climatologie ancienne, et il importait de s’assurer à quel moment cet état de choses avait pu commencer.

Si l’on prend en considération les caractères généraux des roches des dernières formations secondaires et ceux des fossiles jurassiques et crétacés rencontrés sous des latitudes fort élevées dans le nord de l’Asie et de l’Amérique, de 60° à 75°, il paraîtra peu probable que les mers polaires fussent couvertes de glaces même temporaires pendant ces périodes, et à plus forte raison pendant celles qui les avaient précédées ; aussi sommes nous porté à croire que l’existence de glaces permanentes dans le voisinage des pôles ne remonte pas au delà de l’époque tertiaire.

Les chaînes de montagnes isolées, comprises entre les cinquantièmes degrés de latitude N. et S. et couronnées de neiges perpétuelles, sont toutes peu anciennes quant à leur grande élévation, qu’elles ont atteinte pour la plupart depuis l’ère crétacée, par conséquent pendant l’époque tertiaire. Ainsi, l’influence des glaces polaires, comme celle des neiges perpétuelles sur la diversité des climats et sur les changements qu’ils éprouvent dans le cours d’une année, en un point quelconque de la surface de la terre, est un phénomène relativement peu ancien.

Avec l’époque tertiaire commence, au point de vue organique, un ensemble de faits nouveaux dont les formations secondaires n’offraient point d’exemples, ou pendant lesquelles se manifestaient seulement des tendances encore mal caractérisées vers un ordre de choses différent. Des familles entières et des genres avaient cessé d’être représentés, tels que les céphalopodes à cloisons persillées, les Bélemnites, les rudistes, les Ananchytes, etc., tandis que d’autres genres ou familles et même des classes apparaissent pour la première fois, tels que les mammifères terrestres placentaires et les vrais dicotylédones. C’est à ce qu’il semble le changement organique, à la fois le plus considérable et le plus brusque, que nous offre la série des terrains, et tout porte à croire qu’il a coïncidé avec quelque modification profonde dans les conditions climatologiques ou mieux orographiques et hydrographiques de la surface de la terre.

Mais ce ne sont point évidemment les petites causes locales, quelque multipliées qu’on les suppose, invoquées par Bronn (p. 555 et suivantes), qui ont amené ces changements généraux à un moment donné, comme dans la série des temps. Elles seraient complètement insuffisantes pour en rendre compte. Ce n’est pas avec des effets limités à certains points particuliers que l’on peut s’élever à une véritable synthèse des phénomènes et à l’origine de leur cause. Ces influences bornées ont produit des résultats bornés, mais non pas nécessairement dans le même sens, dans celui du progrès, de l’élévation ou du perfectionnement des êtres, comme le présumait le savant paléontologiste de Bonn, qui fut en cela le précurseur d’un naturaliste dont nous étudierons tout à l’heure la théorie, car ces influences pouvaient tout aussi bien se manifester par des changements inverses ou de dégradation.

La diversification des êtres organisés soumis à la seule action des causes locales aurait été ici dans un sens, là dans un autre, et sur un troisième point ces êtres auraient pu rester parfaitement stationnaires ; or, c’est ce que l’on ne remarque pas. La diversification des types organiques, leur complication ou leurs perfectionnements, l’apparition des uns comme l’extinction des autres marchent parallèlement dans les deux règnes, s’avançant toujours dans le même sens et partout en même temps ou à très-peu près. Telles sont les preuves frappantes de l’existence de lois indépendantes des causes locales ou accidentelles et auxquelles la nature organique semble avoir été soumise depuis l’origine des choses, tout en restant plus ou moins dépendante des conditions physiques générales.

C’est ce que Bronn désigne par l’expression de loi du développement progressif indépendant et de loi du développement terripète du règne organique ; mais rien n’établit pour nous la distinction bien nette de ces deux résultats ni de leurs causes ; aussi les regardons-nous comme trop intimement liés dans l’état actuel de nos connaissances pour essayer de faire la part des uns et des autres.


§ 3. Origine et distribution des eaux douces.


Sans trop nous appesantir sur les conditions chimiques et physiques de la terre à son origine, nous devons cependant chercher à nous rendre compte des divers phénomènes qui ont eu une action directe sur les caractères de l’organisme, soit animal, soit végétal ; or, l’une des circonstances qui ont certainement le plus contribué à la diversité des espèces, des genres et des familles dans les deux règnes, comme nous pouvons en juger aujourd’hui, est la séparation des eaux douces d’avec les eaux salées ; aussi remonterons-nous, s’il est possible, à la cause de cette séparation et tâcherons-nous de déterminer le moment où elle s’est effectuée.
Caractères des premières eaux.

On a remarqué que, dans la distribution actuelle des principales substances minérales, le sodium existait à la fois en grande quantité dans les roches cristallines et dans les eaux de la mer. Dans les premières il est uni à l’oxygène, dans les secondes au chlore. La presque totalité du chlore que nous connaissons appartient à cette combinaison dissoute dans les eaux de l’Océan. Nous y comprenons naturellement celui qui entre dans la composition des sels gemmes auxquels nous attribuons une origine marine.

On peut donc, sans trop d’invraisemblance, et pour compléter ce que nous avons déjà dit de la composition de l’atmosphère (antè, p. 13), supposer au commencement que le chlore y était combiné avec l’hydrogène et le sodium, comme l’hydrogène avec l’oxygène, constituant le fonds commun, si l’on peut s’exprimer ainsi, de la masse océanique actuelle, avec les muriates de chaux, de magnésie, le sulfate de soude et quelques autres substances. On a vu quel avait dû être le rôle de l’azote et de l’acide carbonique.
Condensation des vapeurs.

L’abaissement de la température, en condensant les vapeurs composées de ces éléments, dès que la surface de la terre permit qu’elles s’y maintinssent à l’état liquide, détermina la formation d’un Océan sans bornes, peu profond, mais parsemé, comme on l’a dit, d’innombrables îlots, représentant les aspérités de la première croûte oxydée de la terre et enveloppés d’une atmosphère épaisse, dense, laissant pénétrer à peine une partie de la lumière solaire. Aussi peut-on dire que cette expression du deuxième paragraphe de la Genèse : La terre était informe et toute nue, les ténèbres couvraient la surface de l’abîme, l’esprit de Dieu était porté sur les eaux, est une belle image de l’état du globe tel que nous pouvons nous le représenter à ce moment.

Tant que dura cet état de choses on conçoit qu’il ne pouvait y avoir d’eau douce permanente ; car, en supposant que l’atmosphère fût déjà assez refroidie et purifiée des substances étrangères tenues en suspension soit à l’état de gaz, soit à l’état de vapeur, l’eau résultant de la condensation retombait toujours dans la mer, ou sur ses îlots primitifs, ne trouvant encore aucun récipient suffisant pour se conserver. S’il y en avait, leur faible étendue, leur peu de profondeur, l’élévation de la température du fond comme celle de l’air ne permettaient pas à l’eau d’y séjourner ; de sorte que ces étangs et ces lacs des premiers âges de la terre étaient purement temporaires.

Si nous en jugeons par ce que nous connaissons des êtres organisés de la période silurienne, il en fut ainsi pendant un laps de temps énorme, car nous n’y trouvons nulle part de. formes animales qui rappellent, je ne dirai pas celles de nos eaux douces actuelles, mais celles que nous connaissons dans les époques tertiaire et secondaire, lesquelles sont d’ailleurs tellement analogues à celles de nos jours, que l’on comprendrait difficilement qu’il en eût été autrement dans les époques antérieures. Toutes les formes paraissent donc être marines et rien dans les produits organiques de ces temps reculés ne trahit l’existence de terres émergées d’une certaine étendue ; les premières traces des végétaux qu’on y rencontre sont d’origine aquatique et marine, et celles de la période dévonienne appartiennent à des plantes qui ont vécu sinon dans la mer, du moins à une bien faible hauteur au-dessus de son niveau ou dans des eaux peu profondes qui n’en différaient guère.
Premières eaux douce ou saumâtres.

La première condition pour la permanence des eaux douces était donc l’existence de surfaces émergées, assez étendues assez élevées, pour que celles qui provenaient de la condensation des vapeurs aqueuses de l’atmosphère pussent s’y conserver dans des dépressions sans communication avec l’océan, et la seconde une température assez basse pour qu’il ne s’y produisit plus de vaporisation complète.

Il est probable aussi que dans les premiers temps les vapeurs aqueuses entraînaient une certaine quantité de substances étrangères, et ce ne fut qu’après une succession assez nombreuse de vaporisations et de condensations que l’eau se trouva dégagée de ces substances et fut tout à fait douce, de saumâtre qu’elle devait être d’abord. Ce ne fut même que lorsque l’atmosphère eut acquis à peu près la composition que nous lui voyons aujourd’hui, que les vapeurs aqueuses condensées devinrent réellement douces.
Conséquences de l’existence des eaux douces.

Les conditions nécessaires à l’existence permanente des eaux douces paraissent ne s’être réalisées que déjà assez tard dans l’histoire de la terre, car ce n’est qu’à l’époque carbonifère que nous en observons les effets avec certitude, et sur une grande échelle. La végétation de cette époque, d’ailleurs d’une immense durée, dénote une température comparativement encore élevée, une atmosphère humide dans laquelle nous avons supposé une proportion d’acide carbonique de 0,05 à 0,08 de son volume, et un sol également humide, presque au niveau de la mer, au moins dans beaucoup de cas. Cette végétation, que nous voyons s’être étendue du 80° lat. au 35° sans qu’elle se soit prolongée au delà, dans chaque hémisphère, jusque entre les tropiques, est un des grands phénomènes organiques de l’histoire de la terre, phénomène qui ne s’est jamais reproduit depuis avec la même généralité ni avec les mêmes caractères. Il a donc fallu, pour qu’il se manifestât, un concours de circonstances bien particulier dans les conditions physiques de la surface de notre planète. Avec une végétation qui annonce la présence des eaux douces et des eaux saumâtres, quelques animaux respirant l’air en nature, des reptiles, des insectes, des mollusques terrestres, tous encore en bien petit nombre à la vérité, prouvent aussi une modification dans sa composition et une adaptation à des fonctions physiologiques qui auparavant n’aurait pas été possible. Si les calculs approximatifs dont nous avons indiqué les résultats pouvaient être admis et que l’atmosphère de la période houillère ait perdu 36 millièmes de son volume en acide carbonique, on conçoit que les périodes suivantes se soient ressenties d’une semblable perturbation dans les conditions de la vie, comparées à celles qui les avaient précédées.

Cette fixation dans l’intérieur de la terre d’une partie constitutive de son atmosphère, à un moment donné ou mieux pendant une période dont nous avons déjà cherché à apprécier la durée (antè, 1re partie, p. 323, nota), est une circonstance sur laquelle nous avons appelé ci-dessus l’attention et sur laquelle on ne réfléchit peut-être pas assez. Le résultat accompli par la seule intervention des forces végétales porte à se demander s’il entrait dans le plan général de la nature, ou bien s’il n’est qu’un fait particulier, non essentiel à son harmonie, surtout lorsque l’on considère la pauvreté relative des faunes et des flores qui lui ont immédiatement succédé.

A-t-il fallu que l’équilibre se rétablit par l’arrivée successive de nouvelles quantités de carbone, comme il en vient encore aujourd’hui de l’intérieur ? ou bien a-t-il fallu attendre le développement graduel de nouveaux êtres en rapport avec ces nouvelles conditions ? L’affaiblissement sensible, ou l’appauvrissement général des forces organiques, remarqué depuis longtemps pendant l’ère permienne et triasique, comparé à l’exubérance de la vie pendant la période carbonifère qui l’avait précédée et la période jurassique qui l’a suivie, peut appuyer l’une et l’autre hypothèse.

Quoi qu’il en soit, ce n’est pas non plus un fait moins curieux, comme nous l’avons déjà dit (anté, p. 19), que le rôle qui semblait être destiné à l’homme dans cette question d’économie générale de la nature physique. Que faisons-nous en effet, surtout depuis un siècle et que feront ceux qui viendront après nous, si ce n’est de puiser sans cesse à ces sources de carbone retenues aujourd’hui dans la terre ? Un jour viendra sans doute où, par notre intermédiaire, l’atmosphère sera rentrée en possession de l’acide carbonique dont la végétation houillère l’avait privée. Quelles seront les conséquences du rétablissement de l’ancien état de choses ? C’est ce dont nous n’avons pas à nous préoccuper, nous qui n’avons à étudier que le passé ; mais ce qui nous paraît probable, c’est que l’homme mettra moins de temps à consommer cette réserve que la nature n’en a mis à l’accumuler.
Suite de l’accroissement des eaux douces.

Si nous continuons à suivre l’accroissement des eaux douces à la surface de la terre, nous n’en trouverons longtemps des témoignages authentiques que dans les restes de plantes, l’existence de certaines familles d’insectes lors du dépôt du lias, puis, vers le milieu de la formation jurassique, dans des couches que caractérisent des mollusques d’eau douce. Vers la fin de cette période et le commencement de la suivante, ces caractères deviennent de plus en plus prononcés ; mais c’est avec l’époque tertiaire, et surtout pendant la période tertiaire moyenne, qu’ils prennent une importance réelle, luttant dans leur extension avec les dépôts marins et alternant fréquemment avec eux. Les eaux douces ont pris réellement alors possession des continents, et ce ne sont pas seulement des restes de végétaux et d’animaux qui nous le prouvent, mais des dépôts de caractères particuliers, non moins remarquables par leur épaisseur que par l’étendue des surfaces qu’ils occupent.

Dans la production des couches d’eau douce, les calcaires jouent un très-grand rôle et souvent aussi la silice ; mais dans l’un ni dans l’autre cas on ne peut regarder ces substances que comme ayant été apportées de l’intérieur de la terre, plus ou moins directement ; de sorte que ce sont des dépôts plutôt chimiques que mécaniques, et dans lesquels, sauf pour les schistes siliceux et les terres à diatomacées, l’action vitale n’a point été, comme pour les calcaires marins, un intermédiaire agissant sur l’acide carbonique et la chaux pour produire des masses puissantes de roches calcaires presque exclusivement composées de débris organiques.

L’importance du rôle des eaux douces à la surface du globe, longtemps nulle, puis très-faible, s’est donc accrue proportionnellement à l’étendue des terres émergées, et les produits organiques, soit animaux, soit végétaux, se sont accrus et modifiés dans le même sens, c’est-à-dire avec le développement de ces mêmes eaux douces, la diminution de la chaleur propre du sphéroïde, l’élévation des continents et des îles et l’action toujours de plus en plus prédominante de la chaleur solaire sur la température de la surface en ses divers points.

La géographie physique nous fait connaître la répartition actuelle des eaux douces, laquelle, comparée à celle de certains moments de l’époque tertiaire, nous montre que nos lacs sont moins nombreux et moins étendus dans quelques régions, mais que nos fleuves et nos rivières ont un cours beaucoup plus considérable, par suite des reliefs plus prononcés du sol et de l’éloignement des rivages.


§ 4. Température à laquelle ont pu vivre les premiers organismes.


Si, après avoir cherché à nous rendre compte des principales conditions physiques que présentait le développement de la vie à la surface ancienne de la terre, nous nous rapprochons davantage des phénomènes biologiques, nous examinerons d’abord quelle est la température maximum à laquelle la vie a pu commencer à se manifester.

Il a fallu, comme on l’a déjà dit, que l’état thermométrique de la partie consolidée permit à l’eau d’y demeurer liquide après sa condensation, et d’agir sur les roches cristallines primitives pour former des dépôts arénacés ou argilo-arénacés avec leurs détritus résultant de leur décomposition et de leur désagrégation. La croûte oxydée, en vertu de la faible conductibilité des roches, pouvait être fort peu épaisse, puisque, ainsi que nous l’avons rappelé, on peut marcher impunément sur un courant de lave peu de jours après sa sortie du cratère, alors qu’il est encore incandescent et même fluide à une faible profondeur.

Les glaces polaires, avons-nous dit, n’existaient pas, la température des mers était plus égale aux diverses latitudes et aux diverses profondeurs. Par suite de la chaleur du fond, celle de la surface ne pouvait en aucune saison s’abaisser sensiblement au-dessous de celle de la masse. Les brumes qui devaient se former au coucher du soleil empêchaient la perte par le rayonnement. L’augmentation de température avec la profondeur était en rapport avec celle de la masse, et toutes les sources étaient thermales. Le peu d’étendue des terres et le peu de relief du sol devait rendre ces dernières peu abondantes et peu nombreuses.

Les êtres organisés, analogues à ceux de nos jours, n’ont pu commencer à vivre dans ces eaux que lorsque leur température était au-dessous de 100° et même de 80°. Ainsi, la végétation actuelle se développe sous des températures moyennes qui atteignent 28° cent., quelquefois 40° à 48"[27], si le sol n’est pas complètement privé d’humidité. Des animaux terrestres vivent dans les mêmes conditions.
Végétaux aquatiques.

On sait que des plantes aquatiques végètent dans des sources très-chaudes. Ainsi, l’Ulva labyrinthiformis, Linn., (U. thermalis) vit dans les ruisseaux d’Albano à une température de 85°. Des gazons de Marchantia et de Lycopodium, dans l’île d’Amsterdam, végètent dans des eaux à 85°. À Manille, un Aspalathus (légumineuse) et un Vitex (Gattilier) plongent leurs racines dans des eaux aussi chaudes. Ce sont en général des mousses, des graminées et des plantes stolonifères qui se plaisent dans ces conditions, où elles vivent d’ailleurs mieux qu’elles ne se reproduisent.
Animaux aquatiques.

Parmi les animaux, les mollusques vivent et se propagent dans des eaux douces et salées à 45° et même à 6D° cent. Le Gammarus locusta, petite crevette d’eau douce, vit dans le ruisseau d’Albano avec les Ulves que nous avons citées. Certains insectes vivent dans les eaux thermales d’Aix à 40° et 45°, des coléoptères et des Hydrobius dans les eaux chaudes de Bade (Argovie), des Paludines dans celles à 44° des monts-Euganéens, la Limnæa peregra, le Melanopsis buccinoides, l’Helicina Prevostina dans celles de Voeslau (Autriche), à 21°. En Algérie, on cite de petits crustacés du genre Cypris, des Écrevisses et des conferves dans des ruisseaux où l’on ne peut tenir la main, et, à peu de distance au-dessous, des poissons du genre Barbe et des Crapauds là où la température est encore fort élevée. D’autres poissons sont signalés dans des localités dont les eaux ont de 40° à 75°, des tortues dans des eaux de 40° à 44°, etc. Nous pourrions multiplier beaucoup ces exemples, que l’on trouve dans les relations des voyageurs et des naturalistes les plus habitués à bien observer ; mais ceux-ci suffisent pour atteindre notre but[28].
Animaux terrestres.

Parmi les animaux terrestres, les reptiles sont ceux qui s’accommodent le mieux d’une haute température, quoique les oiseaux et les mammifères soient aussi plus nombreux et plus variés sous les tropiques. Ainsi, les végétaux, surtout ceux qui ne se propagent guère au moyen de graines, et les animaux des classes inférieures jusqu’aux reptiles, pouvaient vivre sous des températures de 80° à 40° cent. Néanmoins, dans l’état actuel des choses, les êtres organisés qui se trouvent dans ces conditions sont en si petite quantité, toutes proportions gardées avec ceux qui naissent et se développent sous des températures moins hautes, qu’on ne peut pas considérer ces mêmes conditions comme réellement favorables au développement de l’organisme, car les plus élevés s’y montrent à peine et n’y acquièrent jamais de dimensions considérables. Il faudrait donc admettre des modifications plus ou moins profondes dans la composition ou les fonctions des organes, si l’on voulait supposer que des végétaux et des animaux, aussi nombreux que ceux des faunes et des flores anciennes, aient pu naître, croître et se reproduire sous l’empire de circonstances atmosphériques ou dans des milieux très-différents de ceux qui nous entourent.

D’un autre côté, les organismes animaux et végétaux de ces temps reculés, quoique de familles et de genres souvent très-distincts de ceux de nos jours, ne nous offrent aucune preuve qu’ils se soient développés dans des conditions très-différentes de celles que nous voyons, et certains genres mêmes, qui ont pu traverser toute la série des âges de la terre, sans avoir éprouvé la plus légère modification, montrent assez qu’il faut encore chercher ailleurs que dans les agents physiques extérieurs les vrais motifs de l’extinction et du renouvellement des êtres.


§ 5. Apparition simultanée des animaux et des végétaux.


Actions compensatrices des animaux et des végétaux.


Les animaux convertissent l’oxygène de l’atmosphère en acide carbonique, et les végétaux s’approprient au contraire le carbone de ce dernier en rejetant l’oxygène ; tel est le premier principe général de l’économie organe-chimique de la nature. C’est une de ces lois de solidarité harmonique qui semblent être indispensables à son équilibre, car il en résulte qu’une riche population de l’un des règnes n’aurait pu subsister longtemps sans rendre l’atmosphère irrespirable ou insuffisante à l’autre, à moins qu’il n’eût existé un agent différent, remplaçant le règne absent, supposition purement gratuite et que rien ne justifie. Il ne s’ensuit point d’ailleurs que les proportions rigoureuses des éléments constituants de l’atmosphère aient été aux époques anciennes absolument les mêmes qu’aujourd’hui, et l’on a vu en effet que l’acide carbonique, par exemple, pouvait être plus abondant et favoriser l’accroissement de la végétation sans nuire notablement à l’existence des animaux et surtout des animaux aquatiques, les seuls connus de ces temps anciens.

Cette compensation, nécessaire pour les animaux et les végétaux terrestres, paraît l’être moins-dans les mers, où il n’y a qu’un petit nombre d’algues et de fucoïdes, et une si prodigieuse quantité d’animaux de toutes les classes, se mangeant les uns les autres. Les plus grands de ces animaux même, tels que les cétacés, qui ne sont point herbivores comme les grands mammifères terrestres, ne se nourrissent que d’organismes comparativement fort petits. Si les phénomènes respiratoires s’y compensent, ce ne peut être qu’au moyen des algues, des laminariées, des fucus, des conferves microscopiques, dont la croissance et la multiplication sont si rapides et dont on ne retrouve naturellement aucune trace à l’état fossile. Si, au premier abord, quelques données récentes, dont nous parlerons plus loin, semblent affaiblir ces généralités, n’oublions pas que ces nouvelles acquisitions de la science ne se rapportent qu’aux êtres les plus inférieurs de l’échelle organique, vivant dans des conditions encore peu connues, qui seront même toujours soustraites à l’observation directe de l’homme.

Lorsqu’il n’y avait que des animaux invertébrés aquatiques ou des poissons et des reptiles, il n’était pas aussi indispensable que l’activité végétale fût dans la proportion que nous lui voyons de nos jours, et, si elle était la même, l’atmosphère a dû perdre sensiblement de son acide carbonique. Mais on peut encore trouver une compensation d’un autre ordre, car, comme il y avait beaucoup moins de terres émergées à l’époque houillère, par exemple, qu’il n’y en a eu depuis, il y avait, toutes proportions gardées, moins de surface de végétation agissant sur la composition de l’atmosphère, alors aussi qu’il y avait très-peu d’animaux respirant l’air en nature.
Matières organisés assimilables formées par les plantes seules.

Les plantes seules ont la propriété de produire de la matière organisée ; les animaux ne peuvent se nourrir que de cette subtance ; les premiers ont donc pu vivre et se propager seuls dans l’eau contenant de l’acide carbonique, tandis que les animaux n’ont pu exister sans le secours des végétaux, qui ont dû les précéder. Les végétaux marins, tels que les algues et les fucus, ne semblent pas devoir plus suffire à la nourriture qu’à la respiration des animaux marins ; ceux qui ont dû et qui doivent subvenir plus efficacement à l’alimentation d’une grande partie, de ces derniers, ce sont les diatomacées, les desmidiées, etc., rangées d’abord parmi les animaux, mais replacées depuis dans le règne végétal, comme nous le dirons plus loin, et sans lesquelles, en effet, les découvertes récentes ne se comprendraient pas. On sait aussi, d’après les recherches de M. Ch. Schmidt, que les Bacillaria ont, ainsi que les plantes, la cellulose pour base de leurs tissus, et non des combinaisons comme les animaux, de sorte que ces corps forment de la matière organique à l’instar des végétaux. Les mollusques acéphales se nourrissent aussi presque exclusivement de petits organismes.

De même qu’il semble rationnel de supposer que les plantes ont dû précéder les animaux qui ne pouvaient subsister qu’en, s’assimilant une matière organique déjà préparée, de même on ne comprendrait pas que les animaux herbivores n’aient pas, dans chaque classe et dans chaque embranchement, précédé les carnassiers, s’ils n’ont pas été créés en même temps.
Développement consécutif des êtres.

Les êtres destinés à servir de nourriture à d’autres ont dû nécessairement devancer ceux-ci. Quelle que soit la cause qui a, présidé à leur apparition, il est peu probable qu’ils aient été créés à l’état adulte, et, d’un autre côté, ceux qui devaient s’en nourrir seraient morts de faim s’ils avaient, à leur tour, été créés plus tôt. Il a fallu, de plus, que, dès l’origine, les proportions numériques fussent établies pour que l’équilibre pût se maintenir ; si les carnassiers d’une classe quelconque, par exemple, eussent été en nombre tel qu’ils aient pu détruire tous les herbivores ou les granivores de la même classe ou d’une autre, ils n’eussent pas tardé à succomber eux-mêmes, et, de proche en proche, toute la création eût été détruite. Cette pondération de l’ensemble des forces organiques, qui s’est maintenue à travers les diverses époques et malgré les innombrables modifications des êtres dans le temps, n’est pas un résultat moins merveilleux que la création et la succession elles-mêmes.

Dans les deux règnes aussi, les êtres parasites, qui naissent, se développent et vivent aux dépens des autres de même classe ou de classes différentes, n’ont pu commencer à paraître qu’après ceux sur ou dans lesquels ils devaient se fixer, vivre, puis se reproduire. Il y a donc encore ici un enchaînement forcé par la nature même des choses. L’existence des premiers est subordonnée à celle des seconds, et quelquefois d’une manière telle, qu’une espèce parasite dépend absolument d’une seule espèce de plante, et ceci est plus frappant encore pour certains helminthes ou vers intestinaux, qui exigent la présence de plusieurs espèces déterminées, dans l’intérieur desquelles ils doivent accomplir des évolutions ou métamorphoses successives, avant d’atteindre la dernière forme sous laquelle ils peuvent se reproduire.
Solidarité des fonctions de la nature.

C’est ainsi que l’état physique et chimique général de la surface de la terre se trouve, à beaucoup d’égards, lié aux fonctions de l’organisme. Les deux règnes concourent à maintenir la composition de l’atmosphère, et, d’un autre côté, la plante est une condition de vie pour la plante, plus souvent encore pour l’animal herbivore, comme celui-ci l’est pour le carnivore, et ce dernier même quelquefois pour le carnassier plus fort ou plus courageux[29]. Ces relations essentielles deviennent innombrables si l’on observe que, fréquemment, les plantes et les animaux ne sont attachés qu’à un très-petit nombre d’espèces qui leur servent d’aliment et dont l’apparition a dû les précéder. « Ainsi, dit M. Dumas[30], c’est dans le règne végétal que réside le grand laboratoire de la vie organique ; c’est là que les matières animales et végétales se forment, et elles s’y forment aux dépens de l’air ; des végétaux, ces matières passent toutes formées dans les animaux herbivores, qui en détruisent une partie et qui accumulent le reste dans leurs tissus ; des animaux herbivores, elles passent toutes formées dans les animaux carnivores, qui en détruisent ou en conservent suivant leurs besoins ; enfin, pendant la vie de ces animaux ou après leur mort, ces matières organiques, à mesure qu’elles se détruisent, retournent à l’atmosphère d’où elles proviennent. Ainsi se forme ce cercle mystérieux de la vie organique à la surface du globe, cercle éternel dans lequel elle s’agite et se manifeste, mais où la matière ne fait que changer de place.

« Et si l’on ajoute à ce tableau, déjà si frappant par sa simplicité et sa grandeur, continue le célèbre chimiste, le rôle incontesté de la lumière solaire, qui seule a le pouvoir de mettre en mouvement cet immense appareil inimité jusqu’ici, que le règne végétal constitue et où vient s’accomplir la réduction des produits oxydés de l’air, on sera frappé du sens de ces paroles de Lavoisier :

« L’organisation, le sentiment, le mouvement spontané, la vie n’existent qu’à la surface de la terre et dans des lieux exposés à la lumière[31]. On dirait que la fable du flambeau de Prométhée était l’expression d’une vérité philosophique qui n’avait point échappé aux anciens. Sans lumière, la nature était sans vie ; elle était morte et inanimée ; un Dieu bienfaisant, en apportant la lumière, a répandu sur la surface de la terre l’organisation, le sentiment et la pensée. »

Enfin nous reproduirons encore le passage suivant, qui, sous une forme moins sévère et presque poétique, exprime la même idée avec autant de grâce que d’exactitude.

« Il n’y a que l’air qui nous environne dont la circulation continue unit comme par un lien commun tout ce qui couvre la terre. L’acide carbonique que nous exhalons est dispersé par lui sur tout le monde, du soir au matin. Le Dattier qui croît sur les bords du Nil l’aspire, les Cèdres du et Liban s’en emparent pour élever jusqu’aux cieux leurs têtes altières. Les Cocotiers de Taïti en poussent plus rapidement ; les Palmiers et les Bananiers du Japon y prennent leurs fleurs. L’oxygène que nous respirons vient d’être distillé par les Magnolias de la Susquehanna, les grands arbres qui ombragent l’Orénoque et les rives de l’Amazone. Les Rhododendrons géants de l’Himalaya, les Roses et les Myrtes du Cachemir, les Cannelliers de Ceylan et les antiques forêts qui s’élèvent au sein de l’Afrique, bien loin dans les montagnes de la Lune, contribuent pour leur part à la production de cet agent de la vie humaine. Enfin, les pluies qui viennent arroser nos pays sont dues aux glaces polaires, et du Lotus qui flotte sur les eaux du Nil émanent des vapeurs humides qui vont couvrir de neige le sommet des Alpes[32]. »


  1. Henry-Georges Bronn, né à Ziegelhausen, conseiller et professeur à l’université d’HeideIberg, est mort dans cette ville le 5 juillet 1862, à l’âge de soixante-deux ans.
  2. Handbuch einer Geschichte der Natur, 1re et 2e parties, 1841-42.
  3. Untersuchungen über die Entwickelungs Geselze der organischen Welt, in-8o. Stuttgart, 1858.
  4. Essai d’une réponse à la question de prix proposée par l’Académie des sciences (Supplément aux Comptes rendus de l’Académie des sciences, vol. II, p. 511 ; 1861). — C’est à ce travail couronné par l’Académie en 1856, et dont l’ouvrage précédent est une traduction allemande, que se rapportent nos citations.
  5. Il ne faudrait pas conclure de cette expression que les forces productrices de la nature fussent épuisées et qu’aucune combinaison nouvelle ne puisse être réalisée ; il est beaucoup plus probable au contraire qu’il n’y a pas plus d’arrêt dans le présent qu’il n’y en a eu dans le passé.
  6. Nous croyons utile de rappeler ici ce que nous avons déjà dit (Discours d’ouverture, vol. I, p. viii), que la paléontologie, prise dans sa véritable acception, avait, plus qu’aucune autre science, le droit et même le devoir de sonder le mystère de l’origine des êtres, et cela parce qu’elle possède les documents que la connaissance du passé et du présent a mis et met journellement à la disposition de l’homme. Devant les faits organiques et inorganiques, soit zoologiques, botaniques et physiologiques, soit chimiques, physiques et géologiques, devant ce tableau des diverses parties de la nature qu’elle doit consulter et invoquer incessamment pour s’éclairer, qui pourrait lui contester cette prérogative ? que deviennent en effet ces prétendus systèmes, ces spéculations des philosophes raisonnant en dehors de l’observation directe, dans le vide de leurs entités ? ces pures et stériles abstractions du moi et du non moi, etc. ? combien de grandes et belles intelligences ont ainsi consumé en vain un temps et des facultés qui eussent pu être si fructueusement employés au progrès des sciences et de l’humanité !
  7. Voy. R. Owen, Geological transact., 1841. Mém. sur les Labyrinthodontes, etc.
  8. Proceed. amer. Assoc., vol. II, p. 432 ; 1849.
  9. Amer. Journ. of Sc. de Silliman ; vol. IX, p. 369 ; 1850. ─ The christian Examiner, vol. XLVIII, p. 181 ; 1850. ─ Amer. Journ. of Sc de Silliman, vol. XVII, p. 903 ; 1854.
  10. Vol. II, p. 894, 789 et passim ; 1848-49.
  11. Quart. Journ. geol. Soc. of London, p. 19-81 ; 1854.
  12. D’autres causes, telles que la décomposition des roches, ont concouru à soustraire l’acide carbonique à l’atmosphère. Ainsi Ebelmen a calculé que 1 mètre cube de feldspath, en se décomposant, pouvait fixer 98 mètres cubes d’acide carbonique, et que si l’on admet qu’il y en ait 4/10000 dans l’atmosphère, de mètre cube de feldspath fixerait l’acide carbonique de 245,000 mètres cubes d’air atmosphérique. Les masses d’argile ainsi produites par la décomposition des silicates sous l’influence de l’acide carbonique, fixé alors à l’état de carbonates de potasse, de soude ou de chaux, montrent combien il en a été soustrait à l’ancienne atmosphère (Ann. des Mines, vol. VIII, 1845).
  13. Organische Chemie, etc., p. 20 ; 1840. — Cette proportion, évaluée d’abord à 4/1000 par Thégard en 1812, a été plus récemment, admise par MM. Dumas et Boussingault comme variant entre 4 et 6 dix-millièmes.
  14. On a fait divers calculs sur la quantité d’acide carbonique fournie à la végétation. D’après la quantité actuelle contenue dans l’atmosphère et l’activité de la végétation de nos forêts, certaines couches de houille exigeraient un laps de 500,000 ans, et toute la période houillère aurait demandé un laps de temps de 9 millions d’années (K. Müller, les Merveilles du Monde végétal). On a vu (anté, vol. I, p. 326) qu’un hectare de haute futaie de 100 ans réduit à l’état de bouille ne produirait qu’une couche de 15 millimètres d’épaisseur.
  15. Lehrb. der chemisch. und phys. Geologie, vol. I, II, p. 101 et passim.
  16. Daubeny, Assoc. for the advancement of science, l’Institut, vol. XVII, p. 319 ; 1849.
  17. Ann. de chimie et de physique, 3e sér., vol. XXVI, p. 402.
  18. Jameson’s Edinburgh Journ., vol. XXXIH, p. 65 ; 1842.
  19. Loc. cit., p. 516.
  20. Compt. rend., vol. LVI, p. 261 ; 1865. Cycle du développement de la vie organique de la surface du globe, par M. Duponchel.
  21. Ann. de chim. et de phys., vol. XLIV, 3e sér.
  22. Voy. R. Hunt, Statist. of the geol. Survey.Situation de l’industrie houillêre(, p. 1 ; 1862.
  23. L’Institut, p. 260 ; 1858.
  24. Suivant Ebelmen, il suffirait que les roches stratifiées continssent 1 p. 100 de protoxyde de fer pour que celui-ci absorbât tout l’oxygène de l’air.
  25. London geol. Journ., vol. VIII, p. 24-55 ; 1852.
  26. Amer. Journ. de Silliman, vol. XVI, p. 391, 1834.
  27. Adanson, Hist. natur. du Sénégal, p. 26, 131 ; 1757.
  28. Boué, Bull. Soc. géol. de France, 2e sér., vol. IX, p. 441 ; 1852. ─ P. Gervais, l’Institut, vol. XVII, p. 12 ; 1848. — Neu. Jahrb. de Leonhard et Bronn, p. 640 ; 1849. — G. Bronn, Geschichte der Natur, vol. II, p. 45 ; 1843.
  29. G. Bronn, Geschichte der Natur, vol. II, p. 164.
  30. Essai de statistique chimique des êtres organisés, p. 6, in-8, 1842.
  31. On verra plus loin que certains organismes très-inférieurs semblent échapper à cette loi.
  32. North british Review, in F. Maury, Géographie physique de la mer, traduction française, p. 82, 1858.