Introduction à l’étude de la paléontologie stratigraphique/Tome 1/Chapitre VIII/B

4. Paléozoologie


Nous réunirons, dans cette section, ce que nous avons à dire sur les travaux des zoologistes du commencement de ce siècle, qui ont traité des animaux fossiles d’une manière plus ou moins étendue et à des points de vue différents. Nous rappellerons d’abord quelques publications particulières à certaines familles et à certains genres d’invertébrés, puis nous passerons aux ouvrages plus importants, dans lesquels les fossiles ont été considérés, soit comme faisant partie de la série animale, soit en eux-mêmes et d’une manière spéciale.
Bélemnites.

Sage[1], remontant jusqu’à Ehrhart[2], qui regardait les Bélemnites comme des coquilles voisines du Nautile et de la Spirule, semble adopter sa manière de voir ; il croit les reconnaître dans les dactyli Idæi de Pline, et en distingue onze formes particulières. J. A. de Luc[3] les considère aussi comme des céphalopodes, mais il diffère du précédent quant à leurs rapports avec les Orthocératites. Faure Biguet[4] se prononça aussi dans ce sens ; mais, par une étude plus attentive et plus détaillée avec des matériaux plus nombreux, il commença à distinguer les espèces. Il en caractérisa 20, rangées sous les désignations de comprimées, cylindriques et coniques, provenant toutes des environs de Die et de Lyon, mais sans aller toutefois jusqu’à en faire l’application à la connaissance des divers terrains d’où elles provenaient. Il décrivit également cinq espèces de Rhyncholytes. De son côté, Beudant[5], sur une donnée tout à fait insuffisante, faisait des Bélemnites des pointes d’oursins, renouvelant ainsi l’idée qu’émettait Klein en 1734.
Rudistes.

L’étude des Rudistes devait naître en France, car nos provinces du sud-ouest et du sud-est présentent des types plus variés et des individus plus nombreux jusqu’à présent qu’en aucun autre pays ; cependant, à l’exception de l’espèce figurée par de Sauvages en 1746, et de celles des Corbières, prises pour des Orthocératites et des Huîtres par Picot de Lapeirouse trente-cinq ans après, il faut arriver au commencement du xixe siècle pour voir les naturalistes s’en occuper d’une manière un peu suivie. Hors de France, nous ne trouvons que le fossile décrit par le docteur Thomson[6] sous le nom de Cornucopia, qui se rapporte à cette famille ; il est très-abondant dans les calcaires du cap Passaro, en Sicile. En 1801, de Lamarck[7] place près des Chames certaines formes qu’il nomme Radiolites, rapprochement qui semble le plus naturel encore aujourd’hui, et d’autres, les Orthocératites de Picot de Lapeirouse, parmi les céphalopodes, en les désignant sous le nom d’Hippurites. En 1809[8], il réunit ses Radiolites avec la Calcéole et les Cranies aux ostracées, les Hippurites restant entre les Orthocères et les Bélemnites. Dans l’Extrait du Cours, il modifie peu sa classification ; mais, en 1819, dans l’Histoire naturelle des animaux sans vertèbres[9], il établit la famille des Rudistes, comprenant les genres Sphérulite, Calcéole, Birostrite, Discine et Cranie, et la place entre les ostracées et les Brachiopodes. Trois de ces genres ont dû rentrer dans cette dernière famille, et un, le genre Birostrite, a dû disparaître, comme n’ayant été formé qu’avec des moules de coquilles connues sous les deux premiers noms. Quant aux Hippurites qui restèrent parmi les céphalopodes, elles se trouvèrent singulièrement placées entre les Nodosaires et la Spirule.

De la Métherie[10] avait créé le nom de Sphérulite pour une espèce large et déprimée (S. agariciformis), et Bruguières désignait ces corps sous le nom d’Acardes. Denys de Montfort, en 1808, désigna certaines espèces d’Hippurifes sous le nom de Batholites, et Desmarest[11] créa le nom d’Ichthyosarcolite pour un corps qu’il croyait faire le passage des Hippurifes de Lamarck aux Orthocératites, et qu’il rangeait, par conséquent aussi, avec les mollusques céphalopodes. Mais personne ne s’occupait du gisement de ces fossiles ; on ne supposait pas, même en 1817, que cette circonstance pût avoir quelque intérêt, et, cependant, si la famille des rudistes, aujourd’hui rendue plus homogène par les changements qu’elle a subis, est une des plus extraordinaires de la classe des acéphales, elle n’est pas moins digne de l’attention du paléontologiste, car, malgré la variété des types qui la constituent, leurs dimensions souvent énormes et la multiplicité des individus qui forment des couches puissantes à eux seuls, elle est jusqu’à présent propre à la formation crétacée dans l’ancien comme dans le nouveau monde. Elle est donc aussi précieuse pour le géologue que les trilobites du terrain de transition, que les Bélemnites et les Ammonites du terrain secondaire, que les Nummulites du terrain tertiaire inférieur.
Ammonites, Térébratules.

Les Ammonites[12] et les Térébratules[13] n’ont pas été l’objet de travaux assez importants pour que nous nous y arrêtions ici.

Gyrogonites.
De petits corps sphériques ou ellipsoïdaux, couverts de stries très-délicates, régulières, hélicoïdes, se réunissant aux deux extrémités de l’axe, avaient été signalés, dès 1785, par Dufourny de Villiers[14], dans les meulières supérieures des environs de Paris, associés avec des coquilles lacustres. En 1801, de Lamarck[15], les prenant pour une coquille de mollusque sub-uniloculaire, les désigna sous le nom de Gyrogonites ; Coupé[16] les décrivit assez bien sans les nommer. Brard[17] les figura aussi sous le nom de Gyrogonites ; Desmarest[18] s’en occupa également, mais ce fut Leman [19] qui reconnut leur véritable origine végétale, en les comparant à des graines de plantes aquatiques du genre Chara. Néanmoins, dix ans après, de Lamarck persistait à les placer dans le règne animal, entre les Miliolites et les Mélonies[20], sous le nom générique de Gyrogone (Gyrogona), tout en décrivant l’espèce connue alors, sous le nom de Gyrogonites medicaginula.
Indusia.

De son côté, Bosc[21] a décrit, sous le nom d’Indusia tubalata, des tubes de Phryganes constituant par leur accumulation une véritable roche aux environs de Moulins ; les étuis ou cylindres sont formés de petites coquilles agglutinées, et le tout est relié par un dépôt calcaire.
Bruguières.

J. G. Bruguières, médecin, naturaliste et voyageur, né à Montpellier en 1750, dont les travaux sur les coquilles vivantes et fossiles ont bien plus d’importance que les observations de botanique que nous avons rappelées, établit d’abord quatre divisions dans le grand genre Anomia de Linné : c’étaient les genres Crania, Anomia, Terebratula et Placuna[22]. En caractérisant le type des Térébratules, et adoptant le nom que nous avons vu proposé par Lhwyd dès 1099, il décrivit deux espèces fossiles très-remarquables des environs de Vérone, les T. pileus et cor. Dans sa coopération à l’Eneyclopédie méthodique, Bruguières avait commencé d’utiles réformes parmi la grande classe des mollusques qu’il désignait encore, avec l’illustre naturaliste suédois, sous le nom général de Vers. Plusieurs genres fossiles ont été étudiés, déterminés et classés par lui avec beaucoup de sagacité ; malheureusement une fin prématurée a laissé fort incomplet ce grand travail, qui a été repris, longtemps après, par un savant très-capable de le continuer avec succès.
Denys de Montfort, F. de Roissy, Bosc

Denys de Montfort, dans sa Conchyliologie systématique[23] et dans les quatre premiers volumes de l’Histoire naturelle des Mollusques, faisant partie des Suites à Buffon, éditées par Sonnini, a établi plusieurs genres pour des coquilles fossiles, particulièrement de la classe des céphalopodes où se trouvaient compris alors la plupart des rhizopodes actuels. Ces genres, soumis à un examen plus sévère, ont dû être rejetés presque tous par les conchyliologistes consciencieux, et disparaître de la nomenclature générale où ils ne méritaient pas de figurer. F. de Roissy, en continuant ce dernier ouvrage dans un meilleur esprit, n’a pas laissé que d’y mentionner tout ce qui était connu à l’état fossile sur les genres dont il a eu à traiter. On peut en dire autant de l’Histoire naturelle des coquilles, de Bosc, qui fait partie des Suites à Buffon[24].
Lamoureux.

Dans son Exposition méthodique des genres de polypiers[25], Lamoureux a décrit et figuré un assez grand nombre de vrais polypiers et d’autres corps fossiles, remontés plus tard dans la série zoologique et compris sous le nom de bryozoaires. Ce travail, s’il n’a pas eu une bien grande influence sur les progrès de la zoophytologie, n’en a pas moins eu le mérite d’appeler l’attention sur des corps fossiles, très-négligés depuis Guettard, et d’en faire connaître un assez grand nombre, provenant de la grande oolithe du Calvados.
de Lamarck.

Le chevalier Monnet de Lamarck, né à Bazantin (Somme), en 1744 et mort en 1829, est un des savants qui ont jeté le plus i d’éclat sur le Muséum d’histoire naturelle par son enseignement et ses nombreuses publications. Botaniste d’abord, il devint ensuite zoologiste éminent, sans cependant avoir poussé très-loin les études anatomiques. Il s’occupa plus particulièrement des animaux invertébrés, à la comparaison et à la classification méthodique desquels il n’a cessé de travailler pendant les vingt premières années de ce siècle. Esprit élevé, philosophique, trop philosophique même, il a souvent cherché, dans des théories abstraites sur l’origine et la succession des êtres, à développer et à propager des doctrines déjà anciennes, qui ont été vivement combattues et sont encore, aujourd’hui, soutenues par quelques adeptes, tant en France qu’à l’étranger.

Mais en nous bornant à signaler dans le vaste domaine que de Lamarck a parcouru ce qui se rattache à notre sujet, nous rappellerons que c’est dans les Annales du Muséum, vol. I à XIV, publiés de 1802 à 1809, que ce savant a fait réellement connaître d’une manière scientifique, par de bonnes descriptions accompagnées de planches, la faune tertiaire du bassin de la Seine[26]. Ce que l’on avait essayé auparavant était sans valeur, et ces mémoires sont la base fondamentale de tout ce qui a été fait depuis sur un sujet que les recherches ultérieures ont agrandi au delà de toutes prévisions. Il fallait un esprit aussi éminemment classificateur que le sien, pour ranger en aussi peu de temps, avec les données que l’on possédait alors, une telle masse de faits appartenant aux débris d’animaux invertébrés de ce bassin.

Le Tableau de la classe des Mollusques, dans le Système des animaux sans vertèbres, publié en 1801 était déjà un grand pas pour la classification générale. Mais les genres y prennent leur rang d’une manière qui laissait quelquefois à désirer quant à leurs vrais rapports naturels. Ainsi, comme nous venons de le dire, les Hippurites sont placés parmi les céphalopodes ou plutôt les coquilles univalves multiloculaires, comme il les appelle, avec certains rhizopodes, tandis que la Carinaire et l’Argonaute sont réunis aux gastéropodes ou avec les coquilles univalves à ouverture entière sans canal à la base. Les céphalopodes à coquilles polythalames se trouvent aussi placés à une très-grande. distance des céphalopodes nus. Ces classements peu naturels furent d’ailleurs en partie modifiés dans ses travaux subséquents.

L’Histoire naturelle des animaux sans vertèbres[27] a beaucoup ajouté aux mémoires publiés dans les Annales du Muséum, non-seulement pour tous les fossiles tertiaires du bassin de la Seine et d’autres parties de la France, mais encore pour les polypiers, les échinodermes et les mollusques du terrain secondaire, de sorte que cet ouvrage doit rester comme le point de départ de tout ce que l’on a fait depuis.
Travaux de G. Cuvier.

Georges Cuvier est né à Montbéliard, le 23 août 1769, l’année même où naquirent Napoléon, Alex. de Humboldt, Wellington et Chateaubriand, c’est-à-dire plus de génies qu’il n’en faudrait pour illustrer tout un siècle !

Jusqu’à présent les panégyristes de Cuvier ont été des zoologistes, et il nous appartient, moins qu’à tout autre, d’appeler ici des éloges qu’ils ont donnés à l’illustre naturaliste pour ses travaux d’anatomie comparée sur les animaux vivants et fossiles, et nous nous inclinerons toujours, avec un profond respect, devant une renommée si justement acquise. Mais, en ce qui concerne son importance géologique, son influence sur les progrès de la théorie de la terre, on nous permettra de ne point partager entièrement l’opinion des naturalistes qui à diverses reprises ont prononcé son éloge et de ne pas admettre avec l’un, qu’il a créé dans la géologie un nouvel ordre d’idées dont les développements féconds ont changé le caractère de sa philosophie ; avec l’autre, que les restes d’animaux vertébrés ont donné, entre les mains de Cuvier, les lois les plus assurées de la géologie positive ; avec un troisième, que l’idée d’une création entière détruite et perdue venait donc enfin d’être conçue dans son ensemble, etc.

Toutes ces phrases, dues à des plumes savantes et même éloquentes, ne sont que de brillantes hyperboles pour quiconque a étudié un peu l’histoire des sciences et cultivé suffisamment la géologie positive. Mais, avant de considérer Cuvier au point de vue du géologue, considérons-le au point de vue du zoologiste, et cherchons à donner une idée de l’immensité des services qu’il a rendus à la connaissance des animaux vertébrés fossiles.
Paléozoologie.

Le mémoire sur les restes d’Éléphants fossiles, comparés aux vivantes, a été lu dans la première séance publique de l’Institut, le 1er novembre 1796. L’auteur y démontre qu’ils proviennent viennent d’une espèce distincte de celles qui vivent aujourd’hui, et il annonça qu’il établirait la même distinction pour les débris fossiles de Rhinocéros, d’Ours et de Cerfs.

En 1812, les nombreux mémoires que Cuvier avait publiés successivement dans les Annales du Muséum furent réunis en un corps d’ouvrage, dont une seconde édition fut publiée de 1821 à 1824, sous le nom de Recherches sur les ossements fossiles[28]. C’est à celle-ci qui fut précédée du Discours sur les révolutions de la surface du globe, que nous devons nous arrêter.

« Le premier objet de l’ouvrage, dit M. Flourens[29], juge si compétent sur cette matière, est la comparaison des espèces fossiles avec les espèces vivantes, et cette comparaison porte principalement sur deux classes d’animaux vertébrés : les mammifères et les reptiles. L’auteur commence cette histoire comparative des espèces des anciens mondes et des espèces du monde actuel par les pachydermes ; il continue par les ruminants, les carnassiers, les rongeurs, les édentés, les cétacés, et finit par les reptiles. »,

Le résultat fondamental de ces recherches est qu’aucune espèce fossile de ces deux classes n’aurait son analogue parmi les espèces vivantes, ou, en d’autres termes, que toute espèce fossile est une espèce éteinte. Quoi qu’il en soit de l’exactitude absolue de cette assertion, l’auteur, pour se prononcer, a dû revoir et étudier avec le soin le plus minutieux toutes les espèces découvertes jusqu’alors dans les couches de la terre, tous les os, dents ou fragments connus, et les comparer attentivement pour reconstruire, avec ces éléments disséminés, l’ensemble des caractères de chaque espèce, et arriver ainsi, par une marche analytique rigoureuse, à des lois précises sur la coordination de toutes les parties d’un animal.

Nous venons de dire que Cuvier avait distingué d’abord des éléphants vivants la seule espèce d’éléphant fossile connue alors, par son crâne allongé, le front concave, les alvéoles des défenses très-longues, la mâchoire inférieure obtuse, les dents mâchelières plus larges, parallèles, marquées de rubans il plus serrés. C’est l’Elephas primigenius de Blumenbach, c’est le Mammouth de la Sibérie, dont les débris se retrouvent, aussi dans tout le nord de l’Europe, et qui est peut-être le même que celui de l’Amérique septentrionale. Cuvier créa, comme on l’a vu, le genre Mastodonte avec des ossements ressemblant beaucoup à ceux de l’Éléphant, mais dont il diffère essentiellement par ses dents molaires tuberculeuses ou mamelonnées. Il a pu distinguer plusieurs espèces dans ce genre qui n’a aucun représentant dans la nature actuelle.

L’Hippopotame, au contraire, qui existe encore, lui a présenté plusieurs espèces éteintes, et il en est de même du genre Rhinocéros dont une des espèces perdues, le R. tichorhinus, caractérisé par ses narines cloisonnées, et qui portait deux cornes, était contemporain de l’Elephas primigenius avec lequel on le rencontre presque partout. Une autre espèce d’Italie, également bicorne, manquait aussi d’incisives. Les autres espèces fossiles restèrent indéterminées faute de matériaux suffisants.

La distinction du cheval fossile est moins satisfaisante, et le genre Sus n’avait pas encore été rencontré dans des couches antérieures à l’époque actuelle.

On a fait remarquer avec raison que, dans ses descriptions, Cuvier ne s’était astreint à aucun ordre bien déterminé, soit zoologique, soit géologique. Ainsi, il s’occupe d’abord des pachydermes de ce qu’il appelle le terrain meuble, avant de traiter de ceux des gypses des environs de Paris, et renverse l’ordre géologique, tandis qu’en les éloignant les uns des autres il rompt jusqu’à un certain point les affinités organiques. Il suit seulement l’ordre dans lequel ses recherches et ses découvertes ont été faites. C’est la marche que l’on peut suivre dans le travail préparatoire du cabinet, et non pas celle que l’on doit définitivement adopter dans un ouvrage où il n’est pas nécessaire de faire participer le lecteur aux tâtonnements, aux incertitudes et aux longueurs inséparables des recherches successives ; cependant, on doit reconnaître que cette manière de procéder pouvait avoir ici sa raison d’être, car aucun travail de ce genre n’ayant été entrepris, il n’était pas inutile de montrer comment, dans chaque sujet, il était arrivé de proche en proche, d’induction en induction aux conséquences les plus rationnelles et les plus frappantes. C’est une instruction profonde que l’on puise dans ces détails qui, d’ailleurs, par leur clarté et la sobriété du style, ne semblent jamais de trop à celui qui les étudie sérieusement.

Nous avons souvent eu occasion, dans le cours de ce Précis historique, de parler des travaux de Cuvier se rapportant à des animaux vertébrés fossiles de divers pays et de divers terrains ; il nous reste encore, pour compléter cette esquisse bien rapide des grands résultats qu’il a obtenus par l’application de sa méthode, à indiquer ici les découvertes qu’il a faites dans les plâtrières de nos environs. La restauration de toute une faune de vertébrés inconnus sur un aussi petit point n’est pas une des moindres merveilles de la science moderne.

Dans le cadre où nous devons nous renfermer, nous ne pouvons mieux taire, pour atteindre ce but, que de suivre d’abord son, savant historiographe, M. Flourens, sauf à ajouter ensuite les détails que nous croirons nécessaires. Les pachydermes dont nous allons parler sont presque tous de cette formation d’eau douce dont nous avons déterminé ci-dessus la position géologique, et que caractérisent particulièrement les amas de gypse. Ce sont les Palæotherium, les Anoplotherium, les Lophiodon, les Anthracotherium, les Cheropotamus, les Adapis.

« Les os de tous ces genres, dit le savant Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences[30], ou plutôt de toutes ces espèces, car la plupart de ces genres en ont plusieurs, étaient mêlés et confondus ensemble. Il a fallu commencer par les démêler ; il a fallu rapporter ensuite chaque os à son espèce ; il a fallu reconstruire enfin le squelette entier de chacune d’elles ; et c’est ici que se montre dans toute sa force, la méthode imaginée par l’auteur pour cette reconstruction.

« En fait d’espèces fossiles, les dents sont toujours la première partie à étudier et la plus importante ; car on détermine par les dents si l’animal est carnivore ou herbivore, et même, dans quelques cas, à quel ordre particulier d’herbivores ou de carnivores il appartient. M. Cuvier, ayant rétabli la série complète des dents qui se trouvaient les plus communes parmi celles qu’il avait recueillies, vit bientôt qu’elles provenaient de deux espèces différentes, dont l’une était pourvue de dents canines saillantes, et dont l’autre en manquait.

« La seule restitution des dents donnait donc ainsi deux espèces de pachydermes : l’une, à canines saillantes, est le Palæotherium ; l’autre, sans canines saillantes, ou à série de dents continues, est l’Anoplotherium. De plus, cette seule restitution montrait déjà, dans chacune de ces espèces, le type d’un nouveau genre, deux genres voisins des Tapirs et des Rhinocéros, mais deux genres entièrement perdus, car aucun pachyderme vivant ne reproduit même génériquement leur système dentaire.

« Et telle, d’un autre côté, était la rigueur des lois suivies par l’auteur, que, les dents lui ayant donné deux genres distincts, il ne pouvait douter que toutes les autres parties du squelette, la tête, le tronc, les pieds, toutes parties mêlées et confondues entre elles et avec ces dents, ne fussent aussi de deux genres déterminés. Il prévit donc aussitôt, pour chacun de ces genres, une tête, un tronc, des pieds d’une forme particulière, comme il leur avait trouvé un système dentaire propre ; et il ne tarda pas à trouver tout ce qu’il avait prévu.

« Les dents étant rétablies, il fallait s’occuper de la restitution des têtes, et bientôt il fut évident qu’il y en avait aussi de deux genres. Les pieds sont après les dents et la tête, les parties les plus caractéristiques du squelette, et leur restitution donna de même deux genres. Il ne restait donc plus qu’à rapporter chaque pied à sa tête et chaque tête à son système dentaire.

« Or, la restitution des pieds de derrière en avait donné de deux sortes, les uns à trois doigts et les autres à deux seulement ; et la restitution des pieds de devant en avait pareillement donné de deux sortes, les uns à trois doigts, les autres à deux. S’aidant tour à tour de l’analogie générale des espèces qu’il reproduit avec les espèces vivantes les plus voisines et des rapports particuliers de proportion et de grandeur des diverses parties dont il s’agit, les uns avec les autres, M. Cuvier réunit d’abord les pieds de derrière à deux doigts avec ceux de devant qui en ont deux ; il réunit ensuite les pieds de derrière à trois doigts à ceux de devant qui en ont trois aussi ; et, toujours guidé par la même analogie, par les mêmes rapports, il réunit les premiers au système dentaire sans canines saillantes, et les seconds au système dentaire à canines saillantes.

« Il réunit successivement ainsi, pour chaque genre, tous les os du crâne, du tronc, des extrémités ; il refait enfin leur squelette entier ; et à peine ce grand travail est-il terminé, que, par un hasard singulier, un squelette à peu près complet de l’un d’eux, trouvé à Pantin, vient confirmer tous les résultats déjà obtenus. Dans ce squelette si heureusement découvert, tous les os étaient réunis, joints ensemble, comme les avait réunis Cuvier ; et la nature n’avait pas agi autrement que n’avaient agi et les lois admirables saisies par lui et sa sagacité merveilleuse. »

Une première espèce de chaque genre étant ainsi reconstruite, et en quelque sorte, de nouveau rendue à la lumière, leur nombre ne tarda pas à s’accroître. Cuvier compta bientôt jusqu’à six espèces d’Anoplotherium. L’A. commune, de grandeur naturelle, a fourni le plus grand nombre d’os épars dans les plâtrières ; sa tête est un peu moindre que celle de l’Ane ; l’A. secundarium, un peu plus petit que le précédent ; l’A. gracile (sous-genre Xiphodon), à museau aigu, à molaires antérieures longues et tranchantes, et de la taille d’une petite Gazelle ; l’A. leporinum (sous-genre Dichobune), tête moindre que celle du Renard et plus forte que celle d’un Lièvre ; mâchoires plus larges que celles de la précédente ; molaires moins comprimées, moins allongées aussi, à tubercules doubles des postérieures et plus mousses ; l’A. murinum, à molaires plus aiguës ; tête moindre que celle d’un Chevrotin ; l’A. obliquum, de la taille du précédent, et dont la tête est caractérisée par la branche montante de la mâchoire inférieure, moins large et se dirigeant plus obliquement.

Le caractère d’une série continue de dents, qu’on observe dans ce genre, ne se retrouve parmi les mammifères quadrupèdes que chez les insectivores, tels que les Hérissons et les Musaraignes, et celui des pieds de derrière à deux doigts n’existait que dans les ruminants ; mais chez ces animaux les métatarsiens sont réunis pour former le canon tandis qu’ils sont encore séparés dans les Anoplotherium.

Les débris de Palæotherium présentèrent aussi à Cuvier 6 espèces : le P. medium, dont les os du nez sont courts, le cylindre des molaires inférieures un peu plus ventru et les canines plus grosses ; le P. crassum, de grandeur moyenne aussi, à os du nez longs, la tête un peu plus grande que celle du Pécari ou Cochon de Siam ; le P. magnum, dont la tête égale celle des plus grands Chevaux ; le P. latum, un peu plus petit que les deux premiers ; le P. curtum, d’un tiers plus petit que le P. medium, la tête étant de la taille de celle d’un Chevreuil ; le P. minus, dont la taille est la moitié de celle du P. medium et dont les molaires antérieures d’en bas n’ont pas de double croissant. Les genres Adapis et Chéropotame ont été établis pour des restes encore peu nombreux de pachydermes provenant des mêmes gisements. Une portion de tête et de mâchoire d’une grande espèce de carnassier appartenant à un genre de la famille des Coatis, des Ratons, etc., prouve que ces nombreux pachydermes et les autres herbivores, qui vivaient sur les bords des lacs où se déposaient le gypse et les marnes, avaient un ennemi très-redoutable, car les dents, la forme très-écartée de l’arcade zygomatique et celles des crêtes sagittales et occipitales qui caractérisent ces restes dénotent une grande force et un naturel très-féroce. à ces débris de vertébrés déjà si nombreux dans nos plâtrières les recherches de Cuvier ont encore ajouté une mâchoire de chien fort incomplète, d’une espèce inconnue, une portion de tête et de mâchoire inférieure du genre des Genettes, et des os provenant de divers carnivores.

« C’est sans doute une chose bien admirable, dit Cuvier[31], que cette riche collection d’ossements et de squelettes d’animaux d’un ancien monde, rassemblée par la nature dans les carrières qui entourent notre ville, et comme réservée par elle pour les recherches et l’instruction des âges précédents ; chaque jour on découvre de nouveaux débris, chaque jour vient ajouter à notre étonnement, en nous démontrant de plus en plus, que rien de ce qui peuplait alors le sol de cette partie du globe n’a été conservé sur notre sol actuel, et ces preuves se multiplieront, sans doute, à mesure qu’on y mettra plus d’intérêt et qu’on y donnera plus d’attention. Il n’est pas un bloc de gypse, dans certaines couches, qui ne recèle des os. Combien de millions de ces os n’ont-ils pas déjà été détruits depuis qu’on exploite les carrières et que l’on emploie le gypse pour les bâtiments ! Combien n’échappent pas encore par leur petitesse à l’œil des ouvriers mêmes les plus attentifs à les recueillir ! On peut en juger par le morceau que je vais décrire. Les linéaments qui s’y trouvent imprimés sont si légers, qu’il faut y regarder de bien près pour les saisir ; et cependant que ces linéaments sont précieux ! Ils sont l’empreinte d’un animal dont nous ne retrouvons pas d’autre trace, d’un animal qui, enseveli peut-être depuis des centaines de siècles, reparaît aujourd’hui, pour la première fois, sous les yeux des naturalistes. »

Telles sont les remarques dont Cuvier fait précéder l’un des passages les plus-curieux de son livre, celui où l’ingénieuse sagacité du naturaliste se révèle dans toute sa profondeur, jointe à une simplicité si naturelle dans l’exposition, qu’on ne sait ce que l’on doit le plus admirer, de la délicatesse de la main, de la finesse du jugement ou de la clarté de l’expression. C’est de la découverte d’un petit mammifère didelphe, voisin des Sarigues, dont il est ici question, et qui prouve « cette proposition déjà bien singulière et bien importante, dit Cuvier (p. 532), qu’il y a dans les carrières à plâtre qui environnent Paris, à une grande profondeur et sous diverses couches remplies de coquillages marins, des débris d’animaux qui ne peuvent être que d’un genre aujourd’hui entièrement particulier à l’Amérique, ou d’un autre entièrement particulier à la Nouvelle-Hollande. »

Cuvier signale encore, comme provenant du même gisement, un rongeur du genre Loir, une mâchoire inférieure d’une autre espèce et une tête d’Écureuil. Les oiseaux dont l’existence était déjà connue depuis longtemps lui ont présenté les restes de 9 espèces, dont une d’oiseau de proie, un échassier, une Bécasse, une Chouette, une espèce voisine du Pélican et un second échassier voisin de l’Ibis. Parmi les chéloniens, il a décrit des débris de Trionyx, dont les côtes, non ossifiées dans toute la longueur, ne s’articulent point par leur extrémité inférieure avec un rebord osseux, et dont la surface de la carapace est toujours chagrinée ; d’autres proviennent d’Émydes ou tortues d’eau douce. Un os frontal et un humérus de Crocodile sont les seules preuves de l’existence de reptiles sauriens sur les bords de ces anciens lacs. La classe des poissons a fourni 7 espèces : un Spare, un nouveau genre, une espèce voisine des Amia, une autre du Brochet, des Mormyres du Nil ou des Pœcilies de la Caroline, une sorte de Truite, une autre ressemblant au Cyprinodon, des Cyprins et plusieurs espèces inédites.

« Ainsi, dit Cuvier (p. 636), tous ceux de nos reptiles et de nos poissons du gypse desquels on a pu obtenir des fragments suffisants annoncent, comme nos coquilles, que les couches remplies d’os de Pulæotherium et d’autres quadrupèdes inconnus n’ont pas été formées dans l’eau de la mer, et s’accordent avec tous les autres phénomènes développés dans notre travail général sur les environs de Paris, pour prouver que la mer est venue envahir une région qui n’avait été longtemps arrosée que par les eaux douces. »

Quant aux genres Anthracotherium et Lophiodon, créés aussi par le savant anatomiste, le premier comprend des espèces de pachydermes trouvées dans les dépôts tertiaires charbonneux de Cadibona, près de Savone, et dans ceux des environs du Puy-en-Vélay, le second des animaux voisins du Tapir et provenant des dépôts lacustres d’Issel (Aude), d’Argenton (Indre), des environs d’Orléans, de Soissons, de Laon et de Bouxwiller (Bas-Bhin).

Nous n’avons point eu occasion, jusqu’à présent, de parler des ruminants et des carnassiers fossiles, qui ont également fourni de nombreux sujets d’étude ; mais généralement ils n’avaient point encore, à cette époque, présenté de types aussi curieux que les animaux dont nous avons parlé, et ce sont surtout les dépôts quaternaires ou diluviens, les brèches osseuses et les cavernes, qui ont offert le plus grand nombre de débris de ces deux ordres. Nous ne nous étendrons point davantage sur cette partie si importante des travaux de Cuvier, dont nous aurons souvent occasion de parler par la suite, il nous a suffi d’indiquer sommairement quelques-uns de ses résultats les plus essentiels représentés par la description de 168 espèces de vertébrés fossiles, répartis dans 50 genres, dont 15 au moins sont nouveaux.,
Géologie

Rapport de 1808

Considérons actuellement Cuvier comme la personnification d’une certaine école géologique, ou si l’on veut paléontologique, et voyons en quoi consiste réellement les idées qu’on lui attribue.

Dans son Rapport historique sur les progrès des sciences naturelles, depuis 1789, présenté à l’Empereur le 6 février 1808[32], il s’exprime ainsi : « Il est cependant indubitable que les couches les plus profondes, et par conséquent les plus anciennes parmi les secondaires, fourmillent de coquilles et d’autres productions qu’il a été impossible de retrouver dans aucun des parages de l’océan ; et, comme les espèces semblables à celles que l’on pêche aujourd’hui n’existent que dans les couches superficielles, on est autorisé à croire qu’il y a eu une certaine succession dans les formes des êtres vivants.

« Les houilles ou charbons de terre paraissent aussi être d’anciens produits de la vie ; ce sont probablement des restes de forêts de ces temps reculés que la nature semble avoir mis en réserve pour les âges présents. Plus utiles qu’aucun autre fossile, elles devaient naturellement attirer de bonne heure l’attention. Leur profondeur et la nature des couches pierreuses qui les renferment annoncent leur antiquité ; et les espèces, toutes étrangères, de plantes qu’elles recèlent, s’accordent avec les fossiles animaux pour prouver les variations que l’organisation a subies sur la terre.

« Il n’est pas jusqu’à l’ambre jaune qui ne recèle des insectes inconnus et qui ne se trouve quelquefois dans des fentes de bois fossiles qui ne le sont pas moins.

« À la vue d’un spectacle si imposant, si terrible même, que celui de ces débris de la vie formant presque tout le sol sur lequel portent nos pas, il est bien difficile de retenir son imagination et de ne point hasarder quelques conjectures sur les causes qui ont pu amener de si grands effets.

« Aussi, depuis plus d’un siècle, la géologie a-t-elle été si fertile en systèmes de ce genre, que bien des gens croient qu’ils la constituent essentiellement et la regardent comme une science purement hypothétique. Ce que nous en avons dit jusqu’à présent montre qu’elle à une partie tout aussi positive qu’aucune autre science d’observation ; mais nous croyons avoir montré, en même temps, que cette partie positive n’est point encore assez complète, qu’elle n’a point encore assez recueilli de faits pour fournir une base suffisante aux explications. La géologie explicative, dans l’état actuel des sciences, est encore un problème indéterminé dont aucune solution ne l’emportera sur les autres tant qu’il n’y aura pas un plus grand nombre de conditions fixées. Les systèmes ont eu cependant le mérite d’exciter à la recherche des faits, et nous devons, à cet égard, de la reconnaissance à leurs auteurs. »

Nous ne trouvons donc encore ici rien de plus que dans les Époques de la nature ; même incertitude dans les causes, même, vague dans la connaissance des effets.
Discours sur les révolutions de la surface du globe.

Cherchons maintenant à nous rendre compte de la partie, théorique des vues que Cuvier a rassemblées dans son Discours sur les révolutions de la surface du globe, publié pour la fois en 1822[33] ; peut-être y reconnaitrons-nous encore, qu’à 45 ans d’intervalle ce discours diffère bien moins qu’on ne le pense de la dernière expression des idées de Buffon.

En effet, le commencement de ce travail, imprimé douze ans après le rapport précédent, est encore une sorte de paraphrase des deuxième, troisième et quatrième Époques de la nature. Ce sont toujours ces aperçus généraux qui ne résument rien et n’expliquent rien. « Les déchirements, les redressements, les renversements des couches plus anciennes, dit l’auteur (p. 18), ne laissent pas douter que des causes subites et violentes ne les ait mises en l’état où nous les voyons, et même la force des mouvements qu’éprouva la masse des eaux est encore attestée par les amas de débris et de cailloux roulés qui s’interposent en beaucoup d’endroits entre les couches solides. La vie a donc souvent été troublée. sur cette terre par des événements effroyables. Des êtres vivants sans nombre ont été victimes de ces catastrophes ; les uns, habitants de la terre sèche, se sont vus engloutis par des déluges ; les autres, qui peuplaient le sein des eaux, ont été mis à sec avec le fond des mers subitement relevé ; leurs races mêmes ont fini pour jamais et ne laissent dans le monde que quelques débris à peine reconnaissables pour le naturaliste ; »

Nous retrouvons donc encore ici la phraséologie et toutes ces grandes machines, comme les appelait de Saussure, qu’invoquaient les naturalistes des xviie et xviiie siècles. Ainsi, pour Cuvier, en 1822, comme pour Buffon, en 1778, il n’y avait que des montagnes primitives, une masse considérable de dépôts sédimentaires postérieurs, renfermant des débris organiques, puis les résultats du phénomène diluvien qui tient toujours une grande place dans ce genre de spéculations, en raison de la grosseur des animaux que ses dépôts présentent, et non en raison de son importance réelle, puisque ce phénomène, tel qu’on le comprenait alors, n’était pas une époque mesurable dans la durée des temps, mais bien une action brusque, rapide, générale, interrompant momentanément l’ordre régulier de la nature ; c’était un instant de trouble et non une période. (P. 19-20.) Cuvier reproduit les erreurs, bien excusables pour Buffon et de la Métherie, que les montagnes et les roches les plus élevées sont les plus anciennes et renferment d’autant moins de fossiles ; mais, pour le collaborateur d’Alexandre Brongniart, le collègue de Ramond et d’Alexandre de Humboldt, le contemporain des observations de Buckland dans les Alpes, de pareilles assertions ne sont plus pardonnables. On savait alors que les montagnes dites primitives sont loin d’être toujours celles qui s’élèvent au-dessus des neiges perpétuelles, et tout le raisonnement qui s’applique à la composition générale des chaînes est la reproduction de ce que nous avons vu exposé par Pallas, à Saint-Pétersbourg, l’année même où parurent en France les Époques de la nature.

On y voit bien germer l’idée de la succession des êtres organisés, mais à l’état de simple raisonnement, à priori, comme faisaient les anciens, sans exemples à l’appui, sans démonstration directe, ce que cependant permettaient déjà les matériaux recueillis à cette époque.

L’examen des causes actuelles, auquel l’auteur se livre ensuite, telles que les alluvions, les dunes, les éboulements, les falaises, les dépôts au fond des lacs et de la mer, les stalactites, les lithophytes, les incrustations, les volcans, les causes astronomiques constantes, cet examen, disons-nous, est tout à fait insuffisant pour justifier ses conclusions, et sa revue rétrospective des anciens systèmes cosmogoniques est bien inférieure à ce qui avait été écrit seulement en France par de la Métherie et par. Desmarest. En outre, ici, comme dans son Histoire des sciences naturelles, Cuvier s’attache plus à faire ressortir les erreurs qu’à signaler et à distinguer les bonnes observations et les idées justes. Loin de le suivre dans cette voie, nous reproduirons au contraire les passages suivants, où d’abord, sous la forme interrogative, les questions les plus importantes à résoudre sont posées par lui avec une profonde sagacité, et où ensuite le but et l’utilité de l’étude des fossiles sont beaucoup mieux définis et mieux présentés qu’on ne l’avait encore fait.

(P, 56.) « Y a-t-il des animaux, des plantes propres à certaines couches, et qui ne se trouvent pas dans les autres ? Quelles sont les espèces qui paraissent les premières ou celles qui viennent après ? Ces deux sortes d’espèces s’accompagnent-elles quelquefois ? Y a-t-il des alternatives dans leur retour ; ou, en d’autres termes, les premières reviennent-elles une seconde fois, et alors les secondes disparaissent-elles ? Ces animaux, ces plantes, ont-ils tous vécu dans les lieux où l’on trouve leurs dépouilles, ou bien y en a-t-il qui aient été transportés d’ailleurs ? Vivent-ils encore tous aujourd’hui quelque part, ou bien ont-ils été détruits en tout ou en partie ? Y a-t-il un rapport constant entre l’ancienneté des couches et la ressemblance ou la non-ressemblance des fossiles avec les êtres vivants ? Y en a-t-il une de climat entre les fossiles et ceux des êtres vivants qui leur ressemblent le plus ? Peut-on en conclure que les transports de ces êtres, s’il y en a eu, se soient faits du N. au S., ou de l’E. À l’O., ou par irradiation ou mélange, et peut-on distinguer les époques de ce transport par les couches qui en portent les empreintes ?

« Que dire sur les causes de l’état actuel du globe, si l’on ne peut répondre à ces questions, si l’on n’a pas encore de motifs suffisants pour choisir entre l’affirmative ou la négative ? Or, il n’est que trop vrai que pendant longtemps aucun de ces points n’a été mis absolument hors de doute, qu’à peine même semblait-on avoir songé qu’il fût bon de les éclaircir avant de faire un système. « On trouvera la raison de cette singularité, si l’on réfléchit que les géologistes ont tous été ou des naturalistes de cabinet qui avaient peu examiné par eux-mêmes la structure des montagnes, ou des minéralogistes qui n’avaient pas étudié avec assez de détail les innombrables variétés des animaux et la complication infinie de leurs diverses parties ; Les premiers n’ont fait que des systèmes, les derniers ont donné d’excellentes observations ; ils ont véritablement posé les bases de.la science, mais ils n’ont pu en achever l’édifice.

« En effet, la partie purement minérale du grand problème de la théorie de la terre a été étudiée avec un soin admirable par de Saussure, et portée depuis à un développement étonnant par Werner et par les nombreux et savants élèves qu’il a formés… D’autres savants étudiaient, à la vérité, les débris fossiles des corps organisés ; ils en recueillaient et en faisaient représenter par milliers ; leurs ouvrages seront des collections précieuses de matériaux ; mais, plus occupés des animaux et des plantes, considérés comme tels, que de la théorie de la terre, en regardant ces pétrifications ou ces fossiles comme des curiosités plutôt que comme des documents historiques, ou bien, enfin, se contentant d’explications partielles sur le gisement de chaque morceau, ils ont presque toujours négligé de rechercher les lois générales de position ou de rapport des fossiles avec les couches.

« Cependant l’idée de cette recherche était bien naturelle. Comment ne voyait-on pas que c’est aux fossiles seuls qu’est due la naissance de la théorie de la terre ; que sans eux l’on n’aurait peut-être jamais songé qu’il y ait eu dans la formation du globe des époques successives et une série d’opérations différentes ? Eux seuls, en effet, donnent la certitude que le globe n’a pas toujours eu la même enveloppe, par la certitude où l’on est qu’ils ont dû vivre à la surface avant d’être ainsi ensevelis dans la profondeur. Ce n’est que par analogie que l’on a étendu aux terrains primitifs la conclusion que les fossiles fournissent directement pour les terrains secondaires, et, s’il n’y avait que des terrains sans fossiles, personne ne pourrait soutenir que ces terrains n’ont pas été formés tous ensemble. »

Cette dernière phrase n’est cependant plus exacte et montre les préoccupations du zoologiste, car la stratification et la superposition des couches de même nature ou de natures différentes, non-seulement suffisent pour faire voir qu’elles se sont déposées les unes après les autres, mais encore c’est cette même superposition qui a permis de reconnaître la succession des divers êtres organisés eux-mêmes, ou, en d’autres termes, la série des couches sédimentaires d’un pays donnée pouvait être déterminée par la simple observation directe, tandis que la succession des faunes et des flores qu’elles renferment exigeait cette constatation préalable de l’ordre chronologique des dépôts.

(P. 62.) Cuvier indique ici la préférence que dans ses recherches il a donnée aux débris de vertébrés sur ceux des invertébrés. Il avait, en effet, parfaitement le droit de choisir le champ de ses études ; mais dire que les ossements de quadrupèdes pouvaient conduire, par plusieurs raisons, à des résultats plus rigoureux qu’aucune autre dépouille de corps organisés, qu’ils caractérisent d’une manière plus nette les révolutions qui les ont affectés, que, pour les coquilles, les changements d’espèces pourraient provenir de changements légers dans la nature du liquide, que dans le fond de la mer certaines espèces et certains genres, après avoir occupé plus ou moins longtemps des espaces déterminés, ont pu en être chassés par d’autres, tandis que l’apparition des os de quadrupèdes, et surtout celle de leurs cadavres entiers, annonce que la couche même qui les porte était autrefois à sec, que c’est par eux que nous apprenons les irruptions répétées de la mer, dont les produits marins seuls ne nous auraient pas instruits, et que c’est par leur étude que nous pouvons espérer de reconnaître le nombre et les époques de ces irruptions, etc., etc., tout cela n’est pas sérieux, c’est méconnaître la nature même des choses, c’est entasser supposition sur supposition, incertitude sur incertitude, et aucun géologue pratique n’admettra les raisonnements du célèbre anatomiste, qui n’avait nul besoin d’ailleurs de ces petits paradoxes pour justifier son choix, pour motiver la direction de ses travaux. Ceux-ci avaient par eux-mêmes un but assez élevé pour qu’il ne fût pas nécessaire de l’appuyer par des raisonnements auxquels nous opposerons les remarques suivantes.

La plus simple réflexion fait voir que les animaux invertébrés marins ou d’eau douce, qui ont vécu dans le milieu et le plus ordinairement à la place même, où se sont formés les sédiments qui les renferment, et qui nous traduisent, par conséquent, toutes les conditions physiques ou les circonstances environnantes, que ces invertébrés, disons-nous, ont une bien autre valeur et un bien autre caractère de précision que des débris de quadrupèdes terrestres ou amphibies. Ces derniers, en effet, ont vécu dans d’autres conditions, à un moment et à une distance du lieu de leur enfouissement que rien ne nous permet de fixer rigoureusement, car l’habitat et la contemporanéité des mammifères terrestres trouvés dans des couches marines ou lacustres reste toujours à prouver, et on l’admet plutôt par la difficulté d’éprouver le contraire que par la démonstration du fait lui-même, tandis que les restes d’animaux aquatiques portent avec eux la démonstration.

Les restes de mammifères fossiles sont d’ailleurs, dans le plus grand nombre des cas, de même que les coquilles fluviatiles, lacustres et terrestres avec lesquelles on les trouve, restreints à des bassins limités, sans relations directes entre eux, et dont le parallélisme des couches ne peut pas être déterminé avec la même rigueur que celui des couches marines, continues, au contraire, comme les eaux de mer où elles se sont déposées.

Les quadrupèdes fossiles ne sont guère connus que par les excavations artificielles ; ils sont toujours, comparativement, plus ou moins rares ; sans elles on ne les connaîtrait pas, et l’on ne peut pas faire ouvrir des carrières partout où cela serait supposé nécessaire. Nous avons déjà insisté sur cette circonstance, à laquelle il faut en ajouter une autre plus importante encore, c’est la continuité des horizons ou niveaux géologiques déterminés par la présence, sur d’immenses étendues, des mêmes animaux aquatiques marins qui se sont reproduits et multipliés à profusion, sous l’empire des mêmes conditions, qui ont cessé partout en même temps ou à très-peu près comme ils avaient commencé, et qui nous offrent ainsi un chronomètre naturel d’une certitude que ne peuvent, jamais avoir pour l’observateur les débris de mammifères et de reptiles épars ou accumulés çà et là par des causes irrégulières, locales, indépendantes des phénomènes de la sédimentation ou qui n’en sont qu’un résultat secondaire. Ce raisonnement semble se présenter si naturellement à l’esprit, qu’on s’étonne de l’importance accordée à l’opinion inverse, d’autant plus que dès 1808 et 1810, Cuvier et Alex. Bronguiart, ainsi que nous l’avons dit, avaient été les premiers à constater toute la valeur des invertébrés comme moyen de repère dans la détermination du synchronisme des dépôts marins, ou de leur continuité sur d’assez grandes étendues.

Les pages suivantes (64-96), consacrées à démontrer qu’il y a peu d’espérance de découvrir de nouvelles espèces de grands quadrupèdes, prouvent encore les préoccupations zoologiques de l’auteur et l’idée incomplète qu’il se faisait de la géologie positive et de l’immensité des temps écoulés. Il ne s’occupe guère que de deux périodes : l’une comprenant ce que nous appelons aujourd’hui les faunes quaternaire, tertiaires supérieure et moyenne ; l’autre, qui était plus ancienne, les couches lacustres et gypseuses de Montmartre, etc. Les vues de Cuvier sont donc ici très-courtes, parce qu’il prend un sujet très-limité, par rapport aux généralités qu’il en voudrait déduire. En 1820, la connaissance des terrains secondaire et de transition était assez avancée pour rendre ses prétentions injustifiables et pour ne pas admettre la suprématie des vertébrés dans l’étude des terrains. En parlant avec dédain des géologues de cabinet, il ne se montre ici, lui-même, qu’un paléontologiste de cabinet, et n’eût pas pu tracer le moindre profil stratigraphique avec toutes ses connaissances ostéologiques. À quoi lui eussent-elles servi pour faire une simple coupe de la Salpêtrière à Meudon, par exemple ? Or, l’application directe est la pierre de touche de l’utilité d’une science, et ici un fragment de coquille, d’échinide, de polypier, que l’on est toujours plus ou moins sur de rencontrer sous son marteau, est un indice infiniment plus certain que ces rares débris de quadrupèdes.

Il est donc évident pour nous que Cuvier ne comprenait pas la paléontologie dans son véritable sens, lorsqu’il cherchait à l’appliquer, c’est-à-dire qu’il n’accordait pas aux divers corps organisés fossiles une importance proportionnée à leur utilité réelle dans l’étude de la géologie sédimentaire, ni dans l’histoire générale de la vie à la surface du globe, puisque les mammifères terrestres n’apparaissent que fort tard dans cette histoire et que les reptiles à la vérité plus anciens sont toujours plus ou moins rares. En cela il était moins avancé que Buffon.

Si Cuvier eût travaillé seul ou entouré de zoologistes et de ses élèves, on comprendrait qu’il se fût isolé dans sa propre et haute personnalité, comme cela se voit souvent ; mais ayant travaillé avec le savant qui le premier a le mieux compris en France les vrais rapports de la zoologie fossile avec la géologie proprement dite, cela se conçoit moins. Comment l’esprit fin et sagace d’Alexandre Brongniart avec qui Cuvier faisait des excursions géologiques n’a-t-il pas réagi sur les idées de ce dernier ! Brongniart n’était pas pour Cuvier ce qu’étaient Daubenton, l’abbé Bexon et autres, pour Buffon ; il était beaucoup plus que cela, comme nous le dirons tout à l’heure, mais son action n’a point été effective ou du moins assez continue.

(P. 97.) Les principes de détermination que donne ensuite Cuvier. sont de la pure zoologie comparée, et il termine l’exposé des résultats généraux de ses recherches en disant : « C’est ainsi que nous avons déterminé et classé les restes de plus de 150 mammifères ou quadrupèdes ovipares. Considérés par rapport aux espèces, plus de 90 de ces animaux sont bien certainement inconnus jusqu’à ce jour des naturalistes ; 11 ou 12 ont une ressemblance si absolue avec des espèces connues, que l’on ne peut guère conserver de doute sur leur identité ; les autres présentent avec des espèces connues beaucoup de traits de ressemblance, mais la comparaison n’a pu encore en être faite d’une manière assez scrupuleuse pour lever tous les doutes.

« Considérés par rapport aux genres, sur les 90 espèces inconnues il y en a près de 60 qui appartiennent à des genres nouveaux ; les autres espèces se rapportent à des genres ou sous-genres connus.

« Il n’est pas inutile de considérer aussi ces animaux par rapport aux classes et aux ordres auxquels ils appartiennent. Sur les 150 espèces, un quart environ sont des quadrupèdes ovipares, et toutes les autres des mammifères. Parmi celles-ci, plus de la moitié appartiennent aux animaux à sabots non ruminants.

« Toutefois, il serait encore prématuré d’établir. sur ces nombres aucune conclusion relative à la théorie de la terre, parce qu’ils ne sont point en rapport nécessaire avec les nombres des genres ou des espèces qui peuvent être enfouis dans nos couches. ».

(P. 112.) Quant à l’ordre d’apparition des espèces connues, il résulte des recherches précédentes que les quadrupèdes ovipares se sont montrés avant les vivipares, et qu’ils sont même plus abondants, plus forts et plus variés dans les anciennes couches qu’à la surface actuelle du globe. Les Monitors de la Thuringe sont les plus anciens ; mais Cuvier, qui semble avoir peu de confiance dans les déterminations stratigraphiques de l’école de Werner, ajoute : « Si les schistes cuivreux qui les renferment au milieu de toutes sortes de poissons que l’on croit d’eau douce sont au nombre des plus anciens lits du terrain secondaire ? » Or on sait que la véritable position de ces schistes cuivreux était établie bien avant Werner, et il y avait déjà plus de 60 ans, lorsque Cuvier émettait encore ce doute.

Les Ichthyosaures, les Plésiosaures, les Tortues, plusieurs Crocodiles existent dans les divers dépôts jurassiques, le grand saurien et la Tortue de Maestricht dans la craie supérieure, et nous en avons cité sur bien d’autres points dans des couches différentes, de sorte qu’il existait des terres émergées et des eaux douces pendant le dépôt de ces dernières. À une seule exception près, les mammifères ne s’étaient pas encore montrés. Cuvier signale des restes de mammifères marins, Phoques et Lamantins, dans le calcaire grossier des environs de Paris. Mais, lors de la première édition du Discours que nous analysons, les restes d’Anoplotherium et de Lophiodon trouvés depuis dans le calcaire grossier supérieur de Nanterre ne lui étaient pas connus.

(P. 115.) « Il est à remarquer, dit-il plus loin, que ces calcaires grossiers, ceux dont on se sert à Paris pour bâtir, sont les derniers bancs qui annoncent un séjour long et tranquille de la mer sur nos continents. Après eux on trouve bien encore des terrains remplis de coquilles et d’autres produits de la mer ; mais ce sont des terrains meubles, des sables, des marnes, des grès, des argiles, qui indiquent plutôt des transports plus ou moins tumultueux qu’une précipitation tranquille ; et, s’il y a quelques bancs pierreux et réguliers un peu considérables au-dessous et au-dessus de ces. terrains de transport, ils donnent généralement des marques d’avoir été déposés dans l’eau douce.

« Presque tous les os connus de quadrupèdes vivipares sont donc, ou dans ces terrains d’eau douce, ou dans ces terrains de transport, et par conséquent il y a tout lieu de croire que ces quadrupèdes n’ont commencé à exister, ou du moins à laisser de leurs dépouilles dans les couches que nous pouvons sonder, que depuis l’avant-dernière retraite de la mer, et pendant l’état de choses qu’a précédé sa dernière irruption.

« Mais il y a aussi un ordre dans la disposition de ces os entre eux, et cet ordre annonce encore une succession très-remarquable entre leurs espèces. D’abord, tous les genres inconnus aujourd’hui, les Palæotherium, les Anoplotherium, etc., sur le gisement desquels on a des notions certaines, appartiennent aux plus anciens des terrains dont il est ici question, à ceux qui reposent immédiatement sur le calcaire grossier, quelquefois dans le calcaire grossier lui-même. Les plus célèbres des espèces inconnues qui appartiennent à des genres connus ou à des genres très-voisins de ceux que l’on connaît, comme les Éléphants, les Rhinocéros, les Hippopotames, les Mastodontes fossiles, ne se trouvent point avec ces genres plus anciens. C’est dans les seuls terrains de « transport qu’on les découvre, tantôt avec des coquilles de mer, tantôt avec des coquilles d’eau douce, mais jamais dans des bancs pierreux réguliers. Tout ce qui se trouve avec ces espèces est ou inconnu comme elles ou au moins douteux.

« Enfin, les os d’espèces qui paraissent les mêmes que les nôtres ne se déterrent que dans les derniers dépôts d’alluvions formés sur les bords des rivières, sur les fonds d’anciens étangs ou marais, dans les-couches de tourbe, dans les, lentes et les cavernes de quelques rochers, etc. »

Ainsi, à l’époque où Cuvier écrivait, il confondait ou mettait ensemble les dépôts tertiaires moyens, supérieurs et quaternaires ; il ne connaissait guère, en fait de terrain tertiaire, que celui des environs de Paris, et tient peu de compte de ce qui avait été fait en Italie et en Angleterre ; il ne semble connaître ni les travaux de W. Smith sur le terrain secondaire de cette île, ni ceux de Buckland et de Webster sur le terrain tertiaire, ni la carte générale de Greenough, etc. Quant à sa conclusion (p. 121), elle est d’ailleurs très-large et très-réservée à la fois, et bien différente de celle que l’on émettrait actuellement. « On m’accordera, dit-il, qu’il y a eu au moins une et très-probablement deux successions dans la classe des quadrupèdes avant celle qui peuple aujourd’hni la surface de nos contrées. »

Notre illustre anatomiste traite ensuite la question des espèces perdues qui ne sont pas des variétés des espèces vivantes, et le prouve péremptoirement par la stabilité des caractères fondamentaux de l’espèce. « Il n’y a donc dans les faits connus, dit-il en terminant (p. 132), rien qui puisse appuyer le moins du monde l’opinion que les genres nouveaux que j’ai découverts ou établis parmi les fossiles, non plus que ceux qui l’ont été par d’autres naturalistes, les Palæotherium, les Anoplotherium, les Mégalonyx, les Mastodontes, les Ptérodactyles, les Ichthyosaures, les Plésiosaures, etc., aient pu être les souches de quelques-uns des animaux d’aujourd’hui, lesquels n’en différeraient que par l’influence du temps ou du climat ; et, quand il serait vrai, ce que je suis loin de croire, que les Éléphants, les Rhinocéros, les Cerfs gigantesques, les Ours fossiles ne diffèrent pas plus de ceux d’à présent que les races des chiens ne diffèrent entre elles, on ne pourrait pas conclure de là l’identité d’espèces, parce que les races des chiens ont été soumises à l’influence de la domesticité, que ces autres animaux n’ont ni subie ni pu subir.

« Au reste, lorsque je soutiens que les bancs pierreux contiennent les os de plusieurs genres, et les couches meubles ceux de plusieurs espèces qui n’existent plus, je ne prétends pas qu’il ait fallu une création nouvelle pour produire les espèces aujourd’hui existantes. Je dis seulement qu’elles n’existaient pas dans les lieux où on les voit à présent, et qu’elles ont dû y venir d’ailleurs. »

Cuvier expose ici l’hypothèse des migrations géographiques dont les personnes peu familiarisées avec la connaissance des terrains ont souvent abusé. Elle consiste à supposer qu’un continent s’étant abaissé, ou sa surface ayant été envahie par les eaux, les animaux qui vivaient sur cette surface ont été enfouis dans les nouveaux sédiments, puis que dans le même temps une région voisine s’est élevée au-dessus du niveau de la mer, ce qui a permis à des animaux qui vivaient plus loin d’émigrer pour venir habiter cette terre nouvellement émergée ; si alors l’ancien continent vient à être de nouveau porté au-dessus des eaux et mis en relation avec l’une des terres précédentes, la population de celle-ci s’établira sur les anciennes qui avaient été enfouies lors de la première submersion.

En supposant cette hypothèse fondée, on voit encore qu’elle ne serait applicable qu’aux animaux terrestres qui peuvent se déplacer, et par conséquent à une assez petite partie de l’histoire de la terre. Quant aux reptiles, leur migration serait peu probable ; et, si celle des poissons est plus admissible, la plus grande quantité des animaux inférieurs n’en est pas susceptible directement, comme le prouve leur distribution et leur limitation géographiques actuelles. Ce ne serait que par le transport des germes que ces migrations et ce repeuplement pourraient avoir lieu, et le phénomène serait d’ailleurs, pour les animaux aquatiques, inverse de celui qui est supposé par l’auteur pour les animaux terrestres.

Mais depuis que cette idée a été émise, rien n’est venu en démontrer la réalité. Toutes les données acquises, et elles sont aujourd’hui bien autrement nombreuses que celles que Cuvier avait à sa disposition, ont prouvé au contraire que, sauf quelques circonstances particulières très-restreintes et faciles à expliquer, le grand fait de la succession non interrompue des êtres dans le temps, l’absence du retour aux mêmes formes, est l’expression de la loi générale qui régit la nature, loi sur laquelle Cuvier ne pouvait avoir que des idées très-vagues et fort incomplètes, car il lui manquait encore trop d’anneaux pour placer bout à bout et réunir toute la série des chaînons plus ou moins brisés et discontinus des âges de la terre.

(p. 135) Cuvier s’attache ensuite à démontrer qu’il n’y a point d’os humains fossiles ; que les os de l’homme se conservent aussi bien que ceux des animaux quand ils se trouvent dans les mêmes conditions. « Tout porte à croire, dit-il (P.142), que l’espèce humaine n’existait point dans le pays où se découvrent les os fossiles, à l’époque des révolutions qui ont enfoui ces os, car il n’y aurait eu aucune raison pour qu’elle échappât tout entière à des catastrophes aussi générales, et pour que ses restes ne se retrouvassent pas aujourd’hui comme ceux des autres animaux ; mais je n’en veux pas conclure, poursuit-il, que l’homme n’existait pas du tout avant cette époque. Il pouvait habiter quelques contrées peu étendues, d’où il a repeuplé la terre après ces événements terribles ; peut-être aussi les lieux où il se tenait ont-ils été entièrement abîmés, et ses os ensevelis au fond des mers actuelles, à l’exception du petit nombre d’individus qui ont continué son espèce. »

Ainsi nous voilà, en 1822, retombés en plein déluge biblique avec les variantes obligées, tout comme aux xviie et xviiie siècles ! Encore une de ces vieilles racines que l’éminent naturaliste du xixe siècle n’a pu extirper, encore une de ces vagues hypothèses traditionnelles à l’influence de laquelle son esprit, ordinairement si positif et si pratique, n’a pu se soustraire. Est ce un doute de sa part, là où il n’y avait en effet aucune preuve ? il serait très-naturel et motivé ; si c’est une concession, nous ne l’en féliciterons pas.

Il pouvait d’ailleurs dire que l’établissement de l’homme, dans les pays où l’on avait cité des animaux terrestres fossiles, était postérieur non-seulement au phénomène par suite duquel ces os ont été enfouis, mais encore à celui qui a émergé les couches où ils se trouvent, et qui sont les dernières formées. On ne possédait alors aucune donnée sur la contemporanéité de ces animaux avec l’espèce humaine ; les allusions indirectes au texte de la Genèse n’étaient donc nullement nécessaires.

En recherchant dans la formation des deltas, des dunes et des tourbières, etc., les preuves physiques du peu d’ancienneté de l’état actuel des continents, thèse que nous avons vue si longuement développée par de Luc, Cuvier se borne à citer. quelques points des côtes de l’Europe ; mais nous avons rappelé (antè p. 323) quelques-unes des évaluations modernes relatives à l’ancienneté des alluvions des grands fleuves, évaluations qui laissent bien loin derrière elles, tout en les confirmant, celles des périodes de Buffon. Ici, Cuvier, au lieu d’agrandir la question, la restreint aux proportions les plus exiguës, en la ramenant à des recherches sur les résultats artistiques ou scientifiques des anciens, et aux chroniques de quelques peuples. Quant aux traditions des Égyptiens, des Juifs et des Grecs, elles semblent être si peu anciennes ou si peu complètes, lorsqu’on cherche à remonter à celles de l’Inde, de la Chine et d’autres nations dont les origines nous sont inconnues, qu’on ne peut rien conclure de pareils documents.

Si les monuments astronomiques ne portent pas de dates très-reculées, cela prouve seulement ou l’ignorance des peuples, ou que les observations les plus anciennes ne nous sont point parvenues. Les populations de la Polynésie, de l’Australie, de l’Afrique centrale, les Sauvages de l’Amérique, etc., pourraient avoir vécu des milliers d’années avant les Chaldéens sans qu’aucun germe de science se fût développé chez elles. Par conséquent, l’absence ou le peu d’ancienneté des recherches scientifiques ne peut pas être une preuve de la nouveauté d’un peuple ; il n’y a ici aucune relation entre la cause présumée et l’effet.

De ce que la culture des sciences ne remonte pas bien haut dans l’histoire de l’humanité, on n’est pas en droit d’en conclure que l’espèce humaine n’est pas fort ancienne. Nous ignorons complètement les conditions et la longueur de temps exigées pour que, de l’ignorance profonde où sont encore aujourd’hui certains peuples, ils puissent arriver, par exemple, à la connaissance du mouvement de Sirius. Les monuments de l’art, ceux de l’industrie et les traditions nous semblent encore très-insuffisants pour déterminer l’ancienneté absolue de la race humaine en général, et nous sommes toujours obligés d’interroger les phénomènes de la nature si nous voulons trouver quelques éclaircissements à cet égard[34].

Cependant Cuvier consacre cent vingt pages de son livre à prouver, par des recherches historiques, astronomiques, et par la discussion de documents de diverses natures, la nouveauté des continents, et que l’antiquité excessive attribuée à certains peuples n’a rien d’historique. Nous pensons que ces documents ne prouvent absolument rien pour le fond de la question. Si l’on tient compte, au contraire, de cette croyance générale à un déluge, que l’on retrouve dans la tradition de tous les peuples, et si l’on étudie attentivement les caractères de ce phénomène supposé général et ceux des dépôts qui se sont évidemment formés depuis, c’est-à-dire si l’on compare des effets comparables et de même ordre, qui partout montrent clairement une successivité réelle, on aura des motifs bien autrement concluante et concordants pour reporter à des milliers de siècles plus loin qu’on ne le fait le phénomène dont les traditions nous ont conservé le souvenir.

Nous arriverons ainsi, sinon à obtenir une évaluation numérique absolue, ce qui ne sera peut-être jamais possible, du moins à des données d’ancienneté relative concordantes et ayant un degré de probabilité satisfaisant. Que prouvent ces traditions ? un fait d’accord avec l’observation ; mais elles ne prouvent rien quant au temps. Il peut et il doit même y avoir un laps ou un hiatus incommensurable pour nous entre ce fait et les données scientifiques, archéologiques ou autres qui le rappellent seulement. Cet hiatus nous est prouvé par les résultats de l’observation des faits naturels en opposition avec le peu d’ancienneté que l’on voudrait attribuer à l’état actuel des choses, résultats qui, seuls, nous offrent des chronomètres en rapport avec la durée du temps.

Voyons maintenant quelles sont les conclusions de Cuvier. « Je pense donc, dit-il (p. 290), avec MM. de Luc et de Dolomieu, que s’il y a quelque chose de constaté en géologie, c’est que la surface de notre globe a été victime d’une grande révolution, dont la date ne peut remonter beaucoup au delà de cinq ou six mille ans ; que cette révolution a enfoncé et fait disparaître le pays qu’habitaient auparavant les hommes et les espèces des animaux aujourd’hui les plus connus ; qu’elle a au contraire mis à sec le fond de la dernière mer et en a formé les pays aujourd’hui habités ; que c’est depuis cette révolution que le petit nombre des individus épargnés « par elle se sont répandus et propagés sur les terrains nouvellement mis à sec, et que, par conséquent, c’est depuis cette époque seulement que nos sociétés ont repris une marche progressive, qu’elles ont formé des établissements, élevé des monuments, recueilli des faits naturels et combiné des systèmes scientifiques.

« Mais ces pays aujourd’hui habités, et que la dernière révolution a mis à sec, avaient déjà été habités auparavant, sinon par des hommes, du moins par des animaux terrestres ; par conséquent, une révolution précédente, au moins, les avait mis sous les eaux, et si l’on peut en juger par les différents ordres d’animaux dont on y trouve des dépouilles, ils avaient peut-être subi jusqu’à deux ou trois irruptions de la mer. »

Nous avons reproduit ces passages pour montrer combien, dès qu’il sortait de ses études spéciales, Cuvier se trouvait au-dessous de ce que l’on savait de son temps, non-seulement en Europe, mais encore en Amérique. Invoquer ici de Luc et de Dolomieu, c’est n’être pas plus avancé que les professeurs de géologie du Collège de France et du Muséum d’histoire naturelle dont nous parlerons tout à l’heure. Ces conclusions ne sont encore qu’une de ces formules variées quant à la forme, et à l’abri desquelles les anciens auteurs se croyaient obligés de mettre leurs observations pour les faire accepter. Où sont, en effet, les preuves de cette révolution qui aurait déprimé et fait disparaître les pays habités par les hommes, avec les espèces d’animaux aujourd’hui les plus connus ? de cette révolution qui aurait mis à sec le fond de la mer et formé les pays actuellement habités ? Où sont les indices de ce mouvement de bascule en sens inverse de deux portions de la croûte terrestre à cette époque ? Comment un esprit aussi positif, aussi logique, aussi sagace que celui de Cuvier, lorsqu’il s’agit de reconstruire tout un animal avec quelques fragments d’os, a-t-il pu s’égarer ainsi en se mettant à la suite des rêveurs de tous les temps ?

S’il y a quelque chose de démontré pour quiconque suit sur une carte la distribution des dépôts les plus récents, c’est leur coordination géographique et orographique avec ceux qui les ont immédiatement précédés ; c’est que la mer n’a été pour rien dans cette dernière révolution, puisque, excepté dans son voisinage immédiat ou à une faible distance des côtes actuelles, le long de quelques fleuves et non loin de leur embouchure, les. dépôts quaternaires, ceux avec des débris de grands mammifères qui préoccupaient tant et à si juste titre le célèbre anatomiste, ces dépôts, disons-nous, ne renferment aucun débris marin de cette courte période. En outre, loin de se coordonner avec d’anciens rivages, ils rayonnent constamment à partir des reliefs actuels du sol. Aucun fond de mer d’une certaine étendue n’a été émergé alors, et l’auteur eût été sans doute fort embarrassé de citer quelques myriamètres carrés qui fussent dans ce cas.

Toutes ses assertions sont donc sans fondement en tant qu’elles s’appliquent au dernier cataclysme dont les animaux quaternaires et peut-être l’homme ont été témoins. Elles prouvent en outre combien, il y a quarante ans, on se faisait une idée peu exacte des phénomènes les plus à notre portée, les plus faciles à apprécier, sinon quant à leur cause première, du moins quant à leurs effets. Attribuer à la mer les dépôts de cailloux roulés et les sables à ossements de nos vallées, et les dépôts argile-sableux des plateaux dans lesquels il n’y a aussi que des coquilles fluviatiles et terrestres dont les analogues vivent encore aux environs, ou bien des coquilles fossiles roulées provenant des roches en place qui bordent la vallée, c’est prouver qu’on n’a jamais examiné une sablière de la plaine de Grenelle ni la plus petite exploitation de terre à brique de la Picardie, c’est perpétuer une erreur manifeste contre laquelle s’élevait déjà, chez nous, il y a trois siècles, Bernard Palissy. Ces généralisations de Cuvier ne sont donc pas seulement faibles et sans originalité, mais encore en contradiction avec les faits.

Ces passages qui semblent résumer si bien les pensées de l’auteur, nous les avons reproduits d’après la sixième édition de son discours, celle de 1830, pour prévenir toute objection ; or, s’il était permis, en 1810 et en 1821, d’ignorer le mouvement de la science à l’étranger, il n’en était pas de même à la plus récente de ces dates ; aussi serait-on tenté de croire que cette partie du discours a été écrite dans les premières années du siècle et reproduite à diverses reprises sans aucun changement ; Nous ne pouvons nous expliquer autrement les différences si profondes dont on est frappé, lorsque l’on compare les passages précités avec les suivants, où l’auteur semble éclairé tout à coup par une nouvelle lumière et apprécier les faits avec une liberté de jugement et une exactitude remarquables pour tracer l’avenir de la science.

(P. 291). « Je le répète, dit-il, nous voyons assez clairement ce qui se passe à la surface des continents dans leur état actuel ; nous avons assez bien saisi la marche uniforme et la succession régulière des terrains primitifs ; mais l’étude des terrains secondaires est à peine ébauchée ; cette série merveilleuse de zoophytes et de mollusques marins inconnus, suivis de reptiles et de poissons d’eau douce également inconnus, remplacés à leur tour par d’autres zoophytes et d’autres mollusques plus voisins de ceux d’aujourd’hui ; ces animaux terrestres et ces mollusques et autres animaux d’eau douce toujours inconnus qui viennent ensuite occuper les lieux pour en être encore chassés, mais par des mollusques et d’autres animaux semblables à ceux de nos mers ; les rapports de ces êtres variés avec les plantes dont les débris accompagnent les leurs, les relations de ces deux règnes avec les couches minérales qui les recèlent, le plus ou moins d’uniformité des uns et des j autres dans les différents bassins : voilà un ordre de phénomènes qui me paraît appeler maintenant impérieusement l’attention du philosophe.

« Intéressante par la variété des produits des révolutions partielles ou générales de cette époque, et par l’abondance des espèces diverses qui figurent alternativement sur la scène, cette étude n’a point l’aridité de celle des terrains primordiaux, et ne jette point comme elle presque nécessairement dans les hypothèses. Les faits sont si pressés, si curieux, si évidents, qu’ils suffisent, pour ainsi dire, à l’imagination la plus ardente ; et les conclusions qu’ils amènent de temps en temps, quelque réserve qu’y mette l’observateur, n’ayant rien de vague, n’ont aussi rien d’arbitraire ; enfin, c’est dans ces événements plus rapprochés de nous que nous pouvons espérer de trouver quelques traces des événements plus anciens et de leurs causes, si toutefois il est encore permis, après de si nombreuses tentatives, de se flatter d’un tel espoir. »

Ainsi, comme on a pu le remarquer par un passage que nous avons rapporté (p. 428), on peut dire que Cuvier voyait mieux l’avenir de la science que le présent et surtout que le passé.

Tout ce qu’il dit ensuite de la série des terrains est évidemment emprunté aux géologues du temps et plus particulièrement aux idées d’Alex. Brongniart, à qui il rend ici une entière justice pour la plus grande part qu’il a prise à l’ouvrage signé de leurs deux noms, et Cuvier cesse de s’égarer dès qu’il suit un guide aussi sûr. Enfin, il expose (p. 302) un tableau des terrains, tracé par Alex. de Humboldt. C’est, dit-il, le dernier résumé des efforts de tous les géologues, ce que nous avons grand’peine à nous persuader.

En effet, pour le terrain tertiaire, ce tableau ne comprend guère que celui du bassin de la Seine, et encore n’y voit-on pas distingué le calcaire à Hélix du Gâtinais, les sables supérieurs au calcaire grossier, ni les sables inférieurs du Soissonnais. Les lignites de cette dernière localité sont à leur place, et cependant, en parlant plus haut du Lophiodon qu’on y avait trouvé, Cuvier n’accordait pas une aussi grande ancienneté à ces dépôts, où il ne mentionne plus actuellement que des reptiles. L’argile de Londres est mise avec le calcaire grossier, mais il n’est point question du plastic clay ni des dépôts lacustres du Hampshire décrits depuis longtemps. La mollasse et le nagelfluh, probablement de la Suisse, sont placés au niveau de l’argile plastique. Les dépôts tertiaires les plus étendus et les plus anciennement décrits, ceux des collines sub-apennines, sont complètement omis. La formation crétacée et le groupe wealdien ne sont indiqués que dans le nord de la France, en Angleterre et le nord de l’Allemagne. La formation jurassique, très-réduite, n’y montre point les divisions de W. Smith, et le lias paraît être placé au niveau du muschelkalk, bien qu’il soit au-dessus dans le texte explicatif qui accompagne le tableau. Les marnes irisées n’y sont pas indiquées, et les gisements de sel gemme se trouvent dans le grès bigarré, tandis que le texte les rapporte au calcaire coquillier (muschelkalk) avec les amas de gypse, et que les schistes cuivreux avec empreintes de poissons et reptiles d’eau douce semblent lui succéder immédiatement, omettant alors le grès bigarré mentionné d’abord comme se trouvant entre le muschelkalk et le calcaire alpin. Les formations coordonnées de porphyre, de grès rouge et de houille constituent l’association la plus hétérogène qu’on puisse voir, et, dans le texte, la houille est réunie au rothe todt liegende. Quant au terrain de transition ou intermédiaire, on conçoit qu’il ne devait figurer dans ce tableau que pour mémoire, ainsi que le terrain primitif ; c’était alors un chaos où la lumière ne s’est faite que depuis.

(P. 306) Cuvier reprend ici, pour la seconde fois et beaucoup plus longuement que la première ; l’exposé de ses propres recherches sur les quadrupèdes fossiles, et en procédant de bas en haut, depuis les schistes cuivreux jusqu’aux dépôts meubles les plus récents. Il ajoute en terminant (p. 360) : « Ce qui étonne, c’est que, parmi tous ces mammifères dont la plupart ont aujourd’hui leurs congénères dans les pays chauds, il n’y ait pas un seul quadrumane, que l’on n’ait pas recueilli un seul os, une seule dent de singe, ne fût-ce que des os et des, dents de singe d’espèces perdues.

« Il n’y a non plus aucun homme ; tous les os de notre espèce que l’on a recueillis avec ceux dont nous venons de parler s’y trouvaient accidentellement, et d’ailleurs leur nombre est infiniment petit, ce qui ne serait certainement pas si les hommes eussent fait alors des établissements sur les pays qu’habitaient ces animaux.

« Où était alors le genre humain ? Ce dernier et le plus parfait ouvrage du Créateur existait-il quelque part ? Les animaux qui l’accompagnent maintenant sur le globe et dont il n’y a point de traces parmi ces fossiles, l’entouraient-ils ? Les pays où ils vivaient avec eux ont-ils été engloutis, lorsque ceux qu’il habite maintenant, et dans lesquels une grande inondation avait pu détruire cette population antérieure, ont été mis à sec ? C’est ce que l’étude des fossiles ne nous dit pas, et, dans ce discours, nous ne devons pas remonter à d’autres sources. »

Ainsi, par cette dernière phrase, Cuvier justifie lui-même tout ce que nous avons dit de la partie hypothétique de son livre.

« Ce qui est certain, continue-t-il, c’est que nous sommes maintenant au moins au milieu d’une quatrième succession d’animaux terrestres, et qu’après l’âge des reptiles, après celui des Palæotherium, après celui des Mammouths, des Mastodontes et du Megatherium, est venu l’âge où l’espèce humaine, aidée de quelques animaux domestiques, domine et féconde paisiblement la terre, et que ce n’est que dans les terrains formés depuis cette époque, dans les alluvions, dans les tourbières, dans les concrétions récentes, que l’on trouve des os qui appartiennent tous à des animaux connus et aujourd’hui vivants. »

Cette fin du Discours reproduit donc les idées déjà exprimées sous une autre forme, et rien de plus.

Si l’on jette maintenant un coup d’œil d’ensemble sur ce travail que nous avons dû examiner avec d’autant plus de soin. qu’il s’y est attaché une plus grande célébrité, sans doute à cause du nom de l’auteur, on se demandera d’où viennent ces incohérences et ces discordances qui frappent à chaque page, cette ignorance apparente de faits expliqués plus loin avec clarté et simplicité, cette reproduction de vieilles hypothèses dénuées de toute espèce de fondement à côté d’observations qui portent l’empreinte d’un esprit judicieux et profond, doué presque d’une seconde vue ? Pourquoi ce manque d’harmonie dans les diverses parties d’un ouvrage si peu étendu ? et cette répétition des mêmes faits et des mêmes idées sous des formes diverses dans un travail qui semble être un testament scientifique, qui a dû être revu et corrigé dans six éditions consécutives ? A coup sûr, Cuvier n’a point ici suivi l’exemple ni les préceptes de Buffon ; son Discours sur les révolutions de la surface du globe, ainsi qu’on peut en juger, n’est pas une œuvre de haute portée comme synthèse ; il est faible, et l’on pourrait même dire presque nul, hormis en ce qui concerne ses propres travaux. Il n’a point de valeur géologique directe, et, comme idée générale ou vue géogénique, il n’est pas seulement bien au-dessous de la Protogæa et des Époques de la nature, mais nous le placerions encore après ce qu’ont écrit, sur le même sujet, Breislak, Brocchi et plusieurs autres.

On voit, donc, en résumé, que Cuvier n’avait pas de système arrêté en géologie ; il suivait de loin, de très-loin même, les idées de son temps ou d’autres plus anciennes, et il n’en a émis aucune qui lui fût personnelle. Il n’est donc le créateur d’aucune méthode d’observation, il n’a découvert aucun principe dont l’application lui appartienne, et les exagérations de ses panégyristes tombent devant une analyse et une discussion raisonnées de l’ouvrage qui doit être regardé comme l’expression la plus générale et la plus complète de ses vues, en même temps qu’elle en est la dernière et comme le couronnement.

Si nous avons tant insisté sur ce discours, c’est, comme nous le disions tout à l’heure, à cause de l’autorité si justement acquise de son auteur en zoologie et en anatomie comparée, autorité que quelques personnes, par suite d’un dévouement qui fait honneur à leurs sentiments pour un si grand maître, voudraient aussi lui attribuer en paléontologie générale, théorique et stratigraphique. Cette autorité, nous croyons, dans l’intérêt de la vérité et de la science, devoir la lui refuser ; Cuvier était. assez riche de son propre fonds pour n’avoir pas besoin qu’on lui attribuât un mérite d’emprunt.
Defrance.

Enfin, le dernier naturaliste qui, dans l’ordre des temps, vient clore cette liste de noms si remarquables par leurs travaux paléozoologiques, ne remplit point comme les précédents de hautes fonctions scientifiques ; il ne fut revêtu d’aucun des honneurs qui s’y attachent, mais il n’en fut pas moins digne de toute l’estime de ses contemporains, et rendit, par ses recherches, que dirigeait un excellent esprit d’observation, de véritables services dont on doit lui tenir compte. Defrance, né à Caen en 1756, eut le privilège, bien rare, d’avoir connu ou pu connaître tous les savants de la seconde moitié du xviiie siècle et tous ceux de la première moitié du xixe ; car nous l’avons vu s’éteindre doucement, à Sceaux, le 12 novembre 1850, dans sa 93e année.

Quoique s’étant occupé de bonne heure des sciences naturelles, ce ne fut que vers 1816, lorsqu’il quitta l’administration à laquelle il avait été attaché, que Defrance se livra tout entier à l’étude des fossiles, dont il avait déjà rassemblé une riche collection, particulièrement des environs de Paris. « Ses travaux, dit M. Alexis Damour, qui lui a consacré une Notice biographique fort intéressante[35], se composent surtout d’un grand nombre d’articles insérés dans le Dictionnaire des sciences naturelles, publié de 1816 à 1830. Son active collaboration dans ce vaste recueil, en compagnie des plus illustres savants de cette époque, est son principal titre au souvenir des naturalistes et en particulier des géologues. » Quoiqu’il soit assez difficile de donner une idée exacte de la valeur de ces articles, disséminés dans 62 volumes, nous essayerons de rappeler ici, en suivant un ordre zoologique, les genres que Defrance a créés parmi les invertébrés fossiles et ceux déjà établis, dans lesquels il a décrit un plus ou moins grand nombre d’espèces nouvelles.

Rhizopodes. — On doit à Defrance l’établissement des genres Planularia, Frondicularia, Textularia, Fabularia et Flabellaria. Les Lenticulites et les Nummulites ont été aussi étudiées par lui avec beaucoup de soin et de sagacité. La plupart des espèces qu’il a décrites, longtemps méconnues faute de figures, étaient trop bien caractérisées pour ne pas venir reprendre leur place dans un travail général sur ce sujet.

Polypiers. — Parmi les débris fossiles provenant d’animaux inférieurs et qui comprenaient alors les bryozoaires, Defrance a proposé les genres Lichenopora, Pagrus, Rubula, Verticillopora, Polytripa, Vaginopora, Larvaria, Palmularia, Vincularia et Intricaria, ne contenant pour la plupart qu’un petit nombre d’espèces, presque toutes du terrain tertiaire inférieur des environs de Paris. Plusieurs, à la vérité, ne sont point resté dans la science ; mais ils témoignent toujours du soin que mettait l’auteur à ne rien négliger de ce qui était soumis à son observation. Les espèces qu’il a fait connaître, au nombre de plus de 70, appartiennent principalement aux genres Montlivaltia, Fungia, Turbinolia, Caryophyllia, Meandrina, Astræa, Oculina, Madrepora, Seriatopora, Pocillopora, Millepora, Favosites, Hornera, Idmonea, Retepora, Lunulites.

Radiaires échinides.— Venant immédiatement après de Lamarck, qui avait apporté d’heureux changements dans la distribution méthodique des animaux de cette classe, Defrance ne reconnut point la nécessité d’y faire de nouvelles coupes et dut se borner à caractériser et à nommer une cinquantaine d’espèces provenant de divers terrains, et réparties dans les genres Spatangus, Ananchytes, Nucleolites, Cassidulus, Clypeaster, Scutella, Echinus et Cidaris.

Annélides. — Un grand nombre de tubes calcaires fossiles, diversement ornés au dehors, et de formes assez variées, ont été provisoirement regardés comme provenant d’annélides et rapportés au genre Serpula. Defrance en a décrit 30 espèces, trouvées pour la plupart dans les dépôts tertiaires inférieurs du bassin de la Seine et du Cotentin, quelques-unes dans la formation tertiaire moyenne et un petit nombre dans la craie.

Mollusques. — Dans cette grande division des animaux sans vertèbres, on doit à Defrance la création des genres Pyrgo, Pachytes, Pulvinites, Hinnites, Gervillia, Thecidea, Strygocephalus, Hipponix, Rimula, Pleurotomaria, Nerinæa. Quelques-uns, à la vérité, n’ont pas été conservés dans la classification, par suite de la découverte de matériaux plus complets ; mais plusieurs sont si heureusement caractérisés, qu’ils ont résisté à l’examen le plus sévère, et comptent aujourd’hui parmi les plus importants de la classe.

Ainsi les Gervillies, très-répandues dans les couches jurassiques et crétacées, paraissent jusqu’à présent propres à l’époque secondaire ; les Thécidées, qui ont apparu pendant cette a dernière, sont encore dans les mers actuelles ; les Strygocéphales, dont on ne compte qu’un petit nombre d’espèces, sont néanmoins des brachiopodes très-remarquables et particuliers à la formation dévonienne ; les Pleurotomaires, qui font essentiellement partie des diverses faunes de transition, ont pris un immense développement pendant la période secondaire, et sont encore représentés dans la période tertiaire inférieure ; enfin, l’établissement du genre Nérinée n’est pas une des moins judicieuses créations de Defrance, car, depuis l’ère jurassique jusqu’au commencement peut-être de la période tertiaire inférieure, les coquilles de ce genre nous offrent une variété infinie dans leurs formes, leurs dimensions et leurs ornements.

Dans les genres de mollusques établis avant lui, Defrance a décrit un nombre considérable d’espèces nouvelles. Ainsi il a fait connaître 9 espèces de Lucines provenant des couches tertiaires du bassin de la Seine, les Pecten cretosus et arachnoides de la craie, plusieurs ostracées, particulièrementla Gryphæa virgula, coquille qui caractérise si parfaitement l’horizon de l’argile de Kimmeridge dans l’ouest de l’Europe, puis 4 espèces de Cranies de la craie, 5 Hippurites, la Nucula Hammeri du lias supérieur, la Melanie inquinata et la Neritina globulus, qui marquent bien l’horizon des ligntes dans le nord de la France et en Angleterre, enfin de nombreux Cardium, Pecten, Terebratula, Patella, Nerim, Solarium, Trochus, Cerithium, Fusus, Pleurotoma, Voluta, Bellerephon, Belemnites, Baculites, Orthoceratites, etc., etc..

En 1824, Defrance publia son Tableau des corps organisés fossiles, précédé de remarques sur leur pétrification, travail d’un mérite réel, et le premier qui ait été fait dans cette direction tout à fait nouvelle que venait de prendre l’étude des fossiles. En effet, ce tableau montre, avec une grande clarté, la distribution de tous les fossiles dans les diverses couches où ils ont été observés, quels sont les genres qu’on n’a point encore trouvés à l’état fossile, ceux que l’on a reconnus à la fois à l’état fossile et à l’état vivant, et enfin ceux dont les analogues n’existent plus. C’est, en un mot, le bilan, systématique et méthodique à la fois, de tout ce que l’on savait alors. Quant aux observations sur les divers modes, accidents, circonstances et résultats de la pétrification ou du séjour des corps organisés dans les roches, nous dirons que depuis Walch l’on n’avait rien écrit de plus complet ni de plus judicieux sur ces divers sujets, et que ce qui a été publié dans ces derniers temps, à cet égard, ne vaut pas de beaucoup le travail de Defrance.


§ 5. Traités généraux.


Pour avoir une idée juste de la manière dont une science est comprise, à un moment donné de son histoire, il ne suffit pas de connaître, quelque importants qu’ils soient d’ailleurs. les ouvrages particuliers à telle ou telle de ses parties ; il faut encore chercher dans les traités généraux et dans l’enseignement de l’époque l’expression des idées dominantes, celles qui y sont consacrées par le temps ou certaines autorités, et qui, vraies ou fausses, n’en règnent pas moins sur l’opinion du plus grand nombre. Lorsque ces traités sont écrits par les professeurs mêmes, chargés de l’enseignement dans les établissements publics, on doit pouvoir les regarder comme en traduisant suffisamment la direction. Or, pendant les vingt premières années y de ce siècle, nous voyons de la Métherie professer la géologie au Collège de France, Faujas de Saint-Fond au Jardin des Plantes, de Dolomieu à l’École des mines. Recherchons donc, dans les publications de ces professeurs, si leur enseignement répondait à l’état de la science tel que nous pouvons. nous le représenter d’après ce qui vient d’être dit, et s’il en était à la fois le tableau fidèle et complet.
De la Métherie.

Né à la Clayette, en 1745, de la Métherie était plus physicien que naturaliste ; il avait très-peu étudié les roches en place et encore moins les terrains. Il publia, en 1797, une Théorie de la terre en cinq volumes, dont le premier est exclusivement consacré à la minéralogie, ainsi qu’une partie du second. À la fin de celui-ci, il propose pour les fossiles une sorte de terminologie des plus bizarres, en rapport avec le mode de fossilisation des corps organisés animaux, ou avec les divers états, formes ou aspects sous lesquels on les rencontre dans la nature. Il procède de même à l’égard des bois pétrifiés, des empreintes de plantes, etc. Le troisième volume comprend la physique générale et la physique du globe, et le quatrième traite de l’état de la terre à son origine, cet état étant supposé avoir été une fluidité aqueuse.

De la Métherie examine ensuite les roches terreuses, cristallines et autres, et décrit les phénomènes actuels occasionnés par les eaux des fleuves, des lacs, de la mer, par les volcans, etc. Dans le cinquième volume, il traite de la formation des vallées et des montagnes, et, en étudiant le mode de formation des roches, il s’occupe uniquement de leurs caractères minéralogiques et point du tout de leurs relations ni de leur âge. Ainsi, il met la craie blanche dans le terrain tertiaire ; le gypse, la houille, le soufre, les minerais, le sel sont désignés sous le nom de cristallisations qui recouvrent le terrain primitif. Toutes les couches inclinées et mêmes verticales ont été déposées ainsi ; c’était, on se le rappelle, l’opinion de Werner, de de Saussure, au commencement de ses recherches, et de Palassou pendant toute sa vie. Néanmoins, l’auteur admet des affaissements et des soulèvements locaux. Enfin, l’ouvrage est terminé par un exposé des différents systèmes émis sur la théorie de la terre par les. Anciens et les Modernes, travail utile, reproduit et amélioré dans les Leçons de Géologie professées au Collège de France en 1816, et dont nous allons parler avec plus détails, comme étant la dernière expression des idées de l’auteur.

Le premier volume traite de l’origine des corps célestes et en particulier de celle de la terre, de la physique du globe, des roches cristallines et autres, ainsi que des différentes substances considérées d’abord dans ce que de la Métherie appelle les terrains primitifs : « Ce sont ceux qui ne renferment aucuns débris d’êtres organisés, savoir (p. 72) les granites et granitoïdes, les porphyres et porphyroïdes, les gneiss, les schistes micacés, les pétrosilex, les lydiennes, les cornéennes, les schistes primitifs, les serpentines, les smectites, les lherzolites, les calcaires primitifs, les dolomies, les gypses primitifs, les soufres primitifs, les anthracites, les terrains métalliques primitifs, les brèches primitives, les poudingues primitifs, les sables primitifs. Ces terrains présentent un phénomène constant ; chacune des substances qui les composent est placée séparément et ne se confond nullement avec celle d’une espèce différente, ll faut en excepter les brèches primitives, les terrains volcaniques qui sont confondus avec tous les autres… Toutes ces matières, en se déposant, ont donc suivi les lois des affinités. »

(P. 83). Les terrains secondaires sont ceux qui contiennent des débris d’êtres organisés, quelle que soit d’ailleurs leur nature, tels que « les calcaires secondaires, les gypses secondaires, les phosphates calcaires, les ardoises ou schistes secondaires, les terrains sulfureux secondaires, les terrains métalliques secondaires, les terrains bitumineux secondaires, les brèches secondaires, les poudingues secondaires, les masses granitiques sur le secondaire. »

L’auteur n’admet point de terrain de transition et comprend, sous le nom de terrains d’alluvion (p. 99), les limons, les galets, les sables d’atterrissement, les brèches, les poudingues. Quant à la position respective des différentes roches à la surface du globe, ce que l’auteur en dit (p. 109) est absolument nul ; mais nous reproduirons la remarque suivante de la Métherie sur l’inclinaison des roches (p. 115). « On doit faire, dit-il, une observation essentielle sur la direction de l’inclinaison de toutes les couches des grandes montagnes primitives. On y observe constamment un point central, une masse prépondérante. Ce point paraît avoir influencé toutes les cristallisations environnantes. Les mêmes phénomènes s’observent dans toutes les grandes masses qui cristallisent. Par exemple dans les masses du sel marin qui cristallise dans les marins salants, toute la masse cristallisée tend vers ce point central. Un mât, par exemple, placé dans le marais, détermine autour de lui une masse de cristaux. Le Mont-Blanc, dans les Alpes, paraît un de ces points centraux. Toutes les couches de terrains qui l’environnent paraissent tendre vers cette masse immense, qui leur sert de point central. » Certainement, de Saussure, qui connaissait bien le Mont-Blanc, n’aurait jamais eu l’idée de le comparer à une perche plantée dans une dissolution saline.

La première partie du second volume des Leçons de Géologie est consacrée à l’étude de la composition et de la cristallisation des substances dont les terrains secondaires sont composés, puis à celle des terrains volcaniques, aux changements arrivés à la surface du globe depuis sa formation, etc., et la dernière (p. 335) aux fossiles, considérés dans leurs divers états, mais où l’auteur a abandonné la terminologie si malheureuse qu’il avait imaginée vingt ans auparavant. Il croit que la plupart des corps organisés enfouis dans les couches de la terre ont encore leurs analogues vivants ; il n’en excepté pas même le Megalonyx et le Megatherium (p. 337). Les êtres dont on rencontre les débris dans les régions septentrionales ou tempérées vivraient encore dans les zones tropicales. L’homme n’existe pas à l’état fossile, et les haches en silex, produits de son industrie primitive, ne prouvent qu’une ancienneté relative peu reculée.

De la Métherie donne une énumération fort étendue de toutes les citations connues alors, qui se rapportent à des animaux vertébrés fossiles, depuis l’Éléphant de l’Europe et du nord de l’Asie, les Mastodontes de l’Ohio, du Chili, du Pérou et des diverses parties de l’Europe, l’Hippopotame, le Rhinocéros, le Megatherium de Buenos-Ayres, les Ours, les cétacés, les Bœufs, l’Auroch, les Sangliers, les Chevaux, les Cerfs, etc., jusqu’au Megalonyx de Virginie. Puis viennent les citations relatives aux oiseaux, aux reptiles et aux poissons qu’il résume ainsi (vol. III, p.6).

Il y aurait eu alors de déterminées 79 espèces de vertébrés quadrupèdes fossiles, dont 49 sont inconnues aujourd’hui (Megalonyx, Megatherium[36], 5 Mastodontes, 5 Palæotherium, 10 Anoplotherium, 1 Ptérodactyle). 16 ou 18 espèces sont plus ou moins voisines d’espèces vivantes, et 12 auraient encore leurs représentants dans la nature actuelle. Les oiseaux sont très-rares ; parmi les poissons, il cite ceux du Mont-Bolea, d’Œningen, des schistes cuivreux du Mansfeld, gisements que nous avons vus signalés dès la Renaissance, puis ceux en mercure sulfuré du Palatinat, d’autres changés en bitume, etc.

De la Métherie signale de nouveau le Cerithium giganteum, décrit par de Lamarck, distingue les coquilles marines fossiles qui sont fluviatiles et terrestres, et rappelle les résultats des recherches de Férussac, que nous avons cités plus haut. Il rappelle également les restes de crustacés de la craie de Maëstricht (Calianassa), d’Œningen, ceux des schistes d’Angers décrits par Guettard, qui les comparaît, non pas à des Crevettes comme le dit l’auteur, mais à des Cymothoés, puis les insectes du succin des bords de la Baltique, les échinodermes, les Astéries et les polypiers. Mais dans ce bilan général, donné en 1816, des matériaux paléozoologiques connus alors, on remarquera que de la Métherie ne parle avec quelques détails que des animaux vertébrés, surtout des mammifères et des reptiles dont Cuvier venait de faire connaître les genres et les espèces cités plus haut, et qu’il se borne à quelques vagues généralités sur les invertébrés. On peut en conclure que le professeur de géologie du Collège de France n’avait jamais fait l’application, sur le terrain, des principes de paléontologie déjà connus, et ne se doutait point encore de l’utilité dont pouvait être, dans la pratique, l’emploi de ces mêmes fossiles.

Relativement aux végétaux, il énumère tous les faits indiqués par Woodward et Lhywd en Angleterre, par Leibnitz, Scheuchzer et de Schlotheim pour l’Allemagne, par de Jussieu et Faujas pour la France et les bords du Rhin.

Passant ensuite à la comparaison des fossiles avec les espèces vivantes, il reproduit en partie ce qu’il a dit dans sa Théorie de la Terre, recherche les circonstances qui ont pu occasionner leur enfouissement, tels que les migrations, les changements de température, les chutes de montagnes, le transport par les courants des mers, par ceux des lacs, des rivières, des inondations locales, etc.

Considérant les différentes époques pendant lesquelles il suppose que les fossiles ont été déposés, il en distingue sept dans le terrain secondaire, le terrain de transition de Werner étant, suivant lui, une coupe inutile puisqu’on y trouve des fossiles, et, par ce motif, ses couches devant être réunies au terrain secondaire. Ces époques, comme on va le voir, sont d’ailleurs moins bien limitées que celles de Buffon.

La première époque de la Métherie comprendrait les couches qui se sont formées après le premier abaissement du niveau des eaux. Ce sont les plus voisines du terrain primitif ; elles renferment peu de fossiles ; ceux-ci sont tous marins ; ce sont particulièrement des Ammonites, des Bélemnites, des Térébratules. Pendant la seconde, auraient été déposées, après un abaissement plus considérable du niveau des eaux, des couches où les fossiles sont plus abondants, soit en coquilles marines, soit en poissons ; en outre, les coquilles fluviatiles et terrestres ont pu exister en même temps, ainsi que des mammifères terrestres peuplant les continents, parce qu’il y avait alors des lacs et des terres émergées. Un troisième abaissement de la mer a produit de nouveaux êtres organisés marins, terrestres et d’eau douce.

La quatrième époque a vu se développer les mêmes êtres organisés que la précédente, les végétaux ayant aussi produit des bois fossiles et de la houille, et, pendant la cinquième, les eaux s’étant retirées davantage, ont laissé libres les cavernes qu’elles remplissaient, et dans lesquelles se trouvent aujourd’hui tant d’ossements. Les fossiles de la sixième époque sont semblables aux précédents, et ceux des tourbières viennent s’y ajouter ; enfin la septième, qui est celle de nos jours, montre que depuis deux ou trois mille ans le niveau des mers n’a point changé.

Telle est la science que l’on exposait aux auditeurs du Collège de France en 1816 : le terrain primitif mal défini et comprenant toutes sortes de roches anciennes et récentes, cristallines, d’origine ignée ou sédimentaire et même d’origine organique ; le terrain de transition, de beaucoup le plus considérable de tous les grands systèmes de dépôts, complètement méconnu. Quant aux sept prétendues époques secondaires, elles ne sont établies sur aucune donnée stratigraphique ; aucune d’elles n’est caractérisée par des fossiles qui lui soient propres, sauf la seconde, qui comprend à elle seule toutes nos formations secondaires, comme l’admettaient les anciens oryctographes et Buffon après eux. Tout le reste est mêlé, confondu dans une phraséologie diffuse, dont il est impossible de tirer rien de net sur la nature ni l’origine des choses. Enfin, l’émersion graduelle des continents n’est expliquée que par l’abaissement successif des mers, absolument comme dans la théorie de de Maillet, écrite un siècle auparavant et renouvelée par Buffon.

On ne doit point s’étonner d’après cela que de la Métherie n’admette pas que les eaux douces et marines se soient succédé plusieurs fois les unes aux autres sur un même point (vol. III, p. 82), comme on l’avait si péremptoirement démontré aux environs mêmes de Paris. Pour lui la science positive ou d’observation, aussi bien que la théorie de la terre, n’avait donc point marché depuis cent ans, et cependant il n’ignorait pas les recherches faites dans cet intervalle, les vues plus justes émises par ses contemporains ; mais ses idées préconçues sur la cristallisation des masses terrestres, idées qu’il appliquait à presque, toutes les roches indistinctement, jointes à l’absence d’études pratiques suivies, ne lui permettaient pas d’apprécier la valeur des principes déjà développés autour de lui, principes qui, à la vérité, n’avaient pas encore, ainsi qu’on l’a dit, pénétré bien avant dans l’opinion générale des naturalistes français.

On peut se faire une idée de la manière d’observer de de la Métherie, en lisant sa note sur un voyage minéralogique fait en 1802 de Paris à Moulins et en Beaujolais[37] ; il y décrit minutieusement 74 espèces de roches ou de minéraux sans la plus légère indication de leurs rapports stratigraphiques, si ce n’est qu’il place toute cette partie de la France dans le terrain secondaire. Dans ses promenades faites avec ses élèves aux environs de Paris[38], il leur faisait observer que toutes les substances différentes qu’on y rencontre ont été dissoutes par les eaux et ensuite déposées suivant les lois des affinités. L’espèce de coupe ou profil théorique qui accompagne cette relation est comparable aux ébauches les plus informés des oryctognostes du xviie siècle.

C’est dans le Journal de physique, qu’il dirigea longtemps, que de la Métherie insérait tous ses mémoires sur la cristallisation et sur divers sujets de minéralogie et même de fossiles. Comme il n’admettait pas le retour de la mer sur des points qui auraient été occupés par les eaux douces, il rejetait l’opinion de tous les géologues de son temps, qui soutenaient que les gypses des environs de Paris, d’Aix, etc., avaient dû être déposés dans des lacs d’eaux douces ; la présence des coquilles marines au-dessus était pour lui un argument qui découlait de son hypothèse même[39]. Il combattit aussi à diverses reprises les idées de J. A. de Luc, et cela avec beaucoup de raison ; mais il ne se gardait pas non plus des écarts de ce dernier lorsque nous le voyons dire, à la fin d’une de ses répliques : « L’homme est, suivant moi, une espèce de singe. »
Faujas de Saint-Fond.

Le discours, prononcé le 1er mai 1802, par Faujas de Saint-Fond, en prenant possession de la chaire de géologie qui venait d’être créée au Muséum d’histoire naturelle, peut aussi nous donner une idée générale de la science, il y a juste 60 ans. Il est intitulé : de l’État actuel de la Géologie, et forme l’Introduction de son Essai de Géologie ou Mémoires pour servir à l’histoire naturelle du Globe[40]. En ce qui concerne les fossiles, le professeur croyait que le plus grand nombre d’entre eux avaient leurs analogues vivants, et que quant à ceux qu’on n’avait pas encore retrouvés, cela pouvait tenir à ce que les recherches étaient encore incomplètes, que ces analogues habitaient des régions encore inexplorées ou bien des profondeurs de la mer non encore atteintes. Le reste du discours, qui est fort long, est un mélange assez confus de. noms de savants et de noms de pays associés pour faire juger de l’état de la science dans chacun de ces derniers et honorer en même temps les premiers, mais qui en réalité n’apprend rien, puisque la science elle-même n’était pas encore comprise.

Tout le premier volume de l’Essai de Géologie est consacré aux débris organiques, animaux et végétaux, sans que nulle part apparaisse l’idée de leur succession possible dans la série des âges de la terre. Parmi les coquilles Faujas énumère 56 espèces provenant du calcaire grossier, des faluns de la Touraine ou d’Italie, dont les analogues vivraient encore. Parmi les polypiers il signale une Astrée de la formation jurassique (comme nous dirions aujourd’hui) qui serait encore vivante, ainsi que des Alcyons. Pour les poissons du Mont-Bolca, il adopte l’opinion de Fortis, d’après laquelle, ainsi qu’on l’a vu, ils auraient encore leurs analogues dans les mers australes.

Faujas mentionne ensuite tous les gisements d’ichthyolites connus alors, et dont nous avons parlé chacun en leur lieu. Il traite de même des reptiles sauriens et chéloniens, des mammifères pachydermes, et donne beaucoup de détails sur les Éléphants, les Rhinocéros, etc. Il reproduit un dessin du Megatherium du bassin de la Plata, comme pouvant être le même animal que le Megalonix de la Virginie. Les végétaux, ainsi que ces animaux, auraient été détruits par la même révolution, de sorte que, dans la pensée de l’auteur, tous ces êtres organisés auraient été plus ou moins contemporains.

Ce qu’il dit des dépôts de lignite du nord de la France prouve que, malgré les descriptions fort exactes qu’en avait données Poiret, il ne se doutait nullement de leur âge. Ce qu’il rapporte de la position des couches de charbon et des exploitations de houille dans les calcaires ou dans les bassins granitiques fait aussi voir qu’il n’avait aucune idée de leur position relative ou de leur âge, qui cependant, depuis bien des années, avaient été déterminés au moins approximativement en Angleterre.

Dans le second volume de son ouvrage, Faujas traite d’abord de la terre calcaire, pour l’origine de laquelle il suit l’opinion de Buffon, puis il passe au calcaire qui se présente sous forme de craie et qui occupe de grands espaces sur la surface de la terre ; il ne parle, bien entendu, que de celle de la Champagne et des environs immédiats de Paris. Sous le nom de calcaire coquillier disposé en bancs ou en couches, il décrit très-vaguement le calcaire grossier, et, à propos des Numismales, rappelle celles qu’il a observées dans le Véronais et le Vicentin. Il ne s’occupe point ici des faluns de la Touraine, décrits par de Réaumur, parce que son but n’a été, dit-il, que. de considérer les corps marins pouvant donner naissance par leur multiplication immense à des bancs entiers qui ne sont formés que de leurs débris.

Il passe de suite à la formation des bancs de coquilles modernes, puis aux récifs de polypiers, et revient dans la section 4 aux montagnes calcaires dans lesquelles on n’aperçoit que peu de corps organisés. Il critique le nom de calcaire compacte, employé par de Saussure, celui de calcaire de transition, proposé par Werner, et qu’il semble croire synonymes, tant il se rend peu compte du sens que chacun d’eux leur attachait, et il propose celui de calcaire de hautes montagnes, auquel il fait lui-même cette objection que si, par une cause quelconque, des fragments de ces calcaires venaient à être entraînés dans les plaines, « le minéralogiste serait dérouté en trouvant dans le fond de ces plaines et à de grandes distances ce calcaire, qui ne serait plus pour lui le calcaire des hautes montagnes, puisqu’il le rencontrerait dans des lieux bas (p. 59). » Tout ce qui suit est de cette force. Après avoir parlé des brèches et des poudingues calcaires, Faujas considère la chaux chimiquement, et donne la classification géologique et minéralogique de cette substance, de sorte que ce chapitre ressemble assez à celui de Buffon dans son Traité des Minéraux.

Puisque nous venons de rappeler le nom de l’auteur des Époques de la nature, nous ajouterons qu’ici Faujas de Saint-Fond, qui avait cependant beaucoup voyagé et observé les roches en place, ne semble s’occuper en aucune façon de leurs relations stratigraphiques ; l’idée de succession n’est ni plus arrêtée ni mieux comprise que par son illustre prédécesseur ; tout ce qui s’était fait depuis 25 ans était nul pour lui. Il ne s’occupe que de descriptions pétrographiques, sans qu’aucun vue générale, sans que la préoccupation de la recherche d’aucun principe ni d’aucune loi se fasse jour nulle part à travers cette énumération sèche et aride de matériaux accumulés confusément.

Le reste du second volume traite particulièrement des caractères des roches et des minéraux, et le troisième est consacré aux volcans et aux roches volcaniques, qui ont été pour Faujas le sujet de recherches très-assidues et de nombreuses publications dont nous n’avons point à parler ici.

Si nous cherchons actuellement dans les traités généraux l’expression dernière de la connaissance des fossiles au commencement de ce siècle, nous verrons qu’elle était exposée dans chacun d’eux à peu près de la même manière. Ainsi quatre naturalistes, de mérite divers, avaient résumé, dans leurs ouvrages, ce que l’on savait alors sur les débris des êtres organisés fossiles : c’étaient Breislak en Italie, de Luc à Genève, de la Métherie et Faujas en France. Trois d’entre eux avaient beaucoup étudié la nature ; le quatrième était plus particulièrement physicien et minéralogiste. On pourrait en ajouter un cinquième en Allemagne, Blumenbach, zoologiste éminent, mais point du tout géologue. À ce moment on travaillait en Angleterre, mais on y discourait peu.
De Dolomieu.

Malgré cette émulation louable que manifestent les auteurs des traités que nous venons de rappeler et les preuves de connaissances plus variées peut-être que profondes, aucun d’eux ne semble se préoccuper encore d’une relation possible entre ces fossiles et la position des couches qui les renferment, comme si la géologie pouvait être autre chose que la chronologie ou la succession des phénomènes qui se sont produits à la surface de la terre.

Le Discours sur l’étude de la Géologie, prononcé par de Dolomieu à l’ouverture de son cours sur le gisement des minéraux, commencé en ventôse an V, peut aussi. nous donner une idée de la manière dont ce professeur comprenait la science[41]. Il entre

Journ. de phys., vol. XLV, p. 256. dans les plus petits détails de l’étude des pierres considérées en elles-mêmes, mais il ne fait aucune mention de ce qu’il y a de. plus essentiel en voyage, savoir la construction des coupes ou profils de terrains et de la notation sur des cartes des faits observés. Il y a dans ses recommandations si minutieuses une absence complète du travail graphique, le seul qui donne la preuve de l’intelligence réelle des phénomènes.

(P. 269.) « L’étude des montagnes est encore regardée par lui comme pouvant seule conduire à la solution des grands problèmes relatifs à la théorie de la terre, non pas cependant qu’il y ait des plateaux élevés et même des contrées déprimées qui n’aient une constitution semblable à celle des cimes les plus élancées et les plus proéminentes, mais parce qu’un sol à peu près horizontal est ordinairement couvert de terre végétale ou de matières de transport qui masquent le sol primordial, parce que rarement il s’y trouve des excavations assez profondes pour découvrir le terrain vierge… Les hautes montagnes, au contraire, montrent très-souvent à nu tous les matériaux qui les constituent, » etc.

Le professeur ne fait, d’ailleurs, aucune mention des fossiles, soit relativement à leur intérêt par rapport à l’histoire de la terre, soit relativement à leur utilité pour la pratique de la géologie, et il n’aurait pu tracer avec de pareils principes le moindre profil dans un système de couches régulièrement stratifiées de quelques lieues d’étendue. D’un autre côté, son admiration exclusive pour les montagnes ne lui permettait pas davantage d’y établir la moindre série stratigraphique de quelque valeur. Toutes ses petites prescriptions se trouvent, en réalité, complètement stériles dans leurs résultats, et aboutissent à diviser la partie découverte du globe en quatre terrains.

(P. 271.) 1o Terrains primordiaux composés de précipitations et de matières dont l’agrégation résulte d’une cristallisation confuse qui, par leur situation, prouve leur antériorité à toutes les autres. 2o Terrains maritimes ou de sédiments, ceux que la mer paraît avoir déposés et dont la consolidation semble appartenir au dessèchement. 3o Terrains de transport, ceux dont les matières paraissent évidemment étrangères au lieu qu’elles occupent, et n’être que des fragments d’autres masses, ou le produit de la décomposition de terrains antérieurs, dont les débris ont été transportés. 4o Terrains volcaniques formés par les déjections des volcans[42].

Ainsi, dans les dernières années du xviiie siècle et les vingt premières du xixe, les professeurs officiels de géologie, soit au Muséum d’histoire naturelle, soit au Collège de France, soit ailleurs, n’exposaient pas mieux les uns que les autres les principes de la paléontologie stratigraphique et même ceux de la géologie des terrains de sédiment. Il y a moins de 50 ans, l’enseignement, dans les deux chaires publiques consacrées à la géologie, n’était pas encore assis sur ses véritables bases. Les idées de Werner dans ce qu’elles avaient d’utile et d’éminemment pratique n’y avaient pas pénétré profondément, non plus que celles déjà appliquées de l’autre côté du détroit, à en juger par les témoignages écrits qui nous restent. On peut donc dire que cet enseignement était fort en arrière du point où nous savons que la science était arrivée, à cette époque, dans notre propre pays.
D’Aubuisson de Voisins.

Mais, de même que nous avons vu l’école de Werner produire chez nous un ouvrage de géologie descriptive où se révèle un rare talent d’observation, joint à une instruction solide et à une méthode vraiment scientifique, de même nous devons rapporter à l’influence de cette école le meilleur ouvrage qui ait été jusque là publié, en France, sur la théorie générale de la Terre : c’est le Traité de Géognosie de d’Aubuisson de Voisins[43], travail excellent au point de vue de l’auteur, mais dans lequel on conçoit que la paléontologie devait être tout aussi négligée que dans l’Essai géognostique sur les Pyrénées, par de Charpentier.


§ 6. Paléontologie appliquée.


Revenons à la géologie et à la paléontologie stratigraphique pour montrer, par des exemples pris actuellement en France, comment cette dernière a été définitivement constituée. C’est encore par suite des études de G. Cuvier et d’Alex. Brongniart aux environs de Paris, mais surtout par les principes que le dernier de ces savants en avait déduits et par les applications qu’il en fit à d’autres localités plus ou moins éloignées, que nous pourrons atteindre ce but.

Dix ans s’étaient écoulés lorsque les auteurs de l’Essai sur la géographie minéralogique des environs de Paris publièrent, sous le nouveau titre de Description géologique des environs de Paris, composant le tome II des Recherches sur les animaux fossiles[44], un travail dans lequel ils durent mettre à profit les observations faites dans cet intervalle et dont nous exposerons d’abord les principaux résultats.

L’Introduction de ce nouvel ouvrage est la reproduction des précédentes, mais le tableau qui la termine diffère de ceux de 1808 et 1811. Les principales divisions sont réduites à sept, et chacune d’elles offre des sous-divisions plus nombreuses. À partir de la craie les auteurs distinguent, sous la dénomination générale de Terrain de sédiment supérieur, p. 26[45] :

1° Premier terrain d’eau douce, comprenant l’argile plastique, les lignites et le premier grès ;

2° Premier terrain marin, comprenant le calcaire grossier et le grès qu’il contient souvent ;

3° Deuxième terrain d’eau douce, comprenant le calcaire siliceux, le gypse à ossements et les marnes d’eau douce ;

4° Deuxième terrain marin, comprenant les marnes gypseuses marines, le troisième grès et le sable marin supérieur, le calcaire et les marnes marines supérieures ;

5" Troisième et dernier terrain d’eau douce, comprenant les meulières non coquillières, les meulières coquillières, les marnes d’eau douce supérieures ;

6° Terrain de transport et d’alluvion, comprenant les cailloux roulés et le poudingue ancien, le limon d’atterrissement ancien et moderne, des marnes argileuses noires et la tourbe.

L’établissement du premier terrain d’eau douce montre que les auteurs ont tenu compte cette fois des anciennes observations de Poiret, dont ils parlent d’ailleurs fort peu, mais pas assez de celles de Lavoisier, dont ils ne parlent pas du tout, car l’étage des sables inférieurs compris entre les lignites du Soissonnais et le calcaire grossier n’y est pas mieux indiqué qu’en 1811. Les fossiles des dépôts de lignites, dont on a vu que de Férussac s’était occupé, y sont mentionnés avec soin. La désignation de premier terrain d’eau douce, attribuée aux quelques lits minces de marnes et de calcaires exclusivement lacustres subordonnés à cette division, dans laquelle les coquilles d’eau saumâtre et marines sont beaucoup plus répandues et plus constantes, montre bien la préoccupation où étaient Cuvier et Brongniart, qui avaient peu ou point observé en place la faible importance relative des couches avec Planorbes et Paludines.

Les vrais calcaires lacustres de la montagne de Reims avec leurs sables blancs, l’horizon marin des sables de Bracheux au-dessous des lignites, les sables et les lits coquilliers avec les glaises qui séparent ceux-ci du calcaire grossier, et cela depuis les environs de Reims jusqu’à ceux de Gisors, c’est-à-dire trois horizons paléozoologiques et stratigraphiques très-distincts, dont un d’eau douce et deux ou trois marins, échappaient encore complètement aux auteurs de ce nouveau travail, puisque leur premier terrain marin est le calcaire grossier.

Constatons aussi que dans ce premier terrain marin le second grès occupe encore la même place que précédemment (p. 70). « Ce grès, qui est le second grès en montant depuis la craie, ainsi que le silex à coquilles marines, qui paraît quelquefois en tenir la place, sont tantôt placés immédiatement sur les couches ou dans les couches du calcaire marin comme à Triel, à Frênes, sur la route de Meaux ; à l’est de la Ferté-sous-Jouarre ; à Saint-Jean-les-deux-Jumeaux ; près de Louvres ; dans la forêt de Pontarmé ; à Sèvres, à Maulle, etc. Tantôt ils semblent remplacer entièrement la formation du calcaire, et offrent alors des bancs très-puissants, comme dans les environs de Pontoise, à Ézanville, près Écouen, à Beauchamp, près Pierrelaie. »

Ce sont donc toujours les mêmes incertitudes et les mêmes rapports douteux qu’on exprimait en 1811.

Quant au calcaire siliceux, sa place au-dessus du calcaire grossier est ici assez nettement formulée (p. 75). « Il ne paraît pas, disent les auteurs, remplacer entièrement le calcaire grossier ; il lui est supérieur ; mais, quand il se présente en dépôts très-épais, il semble n’acquérir cette puissance qu’aux dépens du calcaire grossier, qui devient alors très-mince et disparaît presque entièrement ou même tout à fait sous ces masses considérables de calcaires siliceux ; lorsque, au contraire, c’est le calcaire grossier marin qui est dominant, le calcaire siliceux semble avoir disparu, » Il ressort évidemment de ce passage que Cuvier et Brongniart n’avaient point profité des indications si précises qu’avait données M. d’Omalius d’Halloy sur la partie orientale du bassin, de la disposition générale si exacte des diverses parties du système, et qu’ils se préoccupaient toujours exclusivement, comme en 1808, de la partie centrale où tant de relations sont obscures.

Malgré la dénomination nouvelle de second terrain d’eau douce et les trois divisions indiquées dans le tableau général de l’Introduction que nous avons reproduit, les auteurs donnent encore (p. 79) le titre et le texte mêmes des articles V et VI de leur travail de 1808, en disant : Le terrain gypseux est placé immédiatement au-dessus du calcaire marin, et il n’est pas possible de douter de cette superposition. Comment cette erreur de 1808 a-t-elle été si littéralement répétée en 1821, alors que l’intercalation du calcaire siliceux était constatée ?

La concordance n’est pas plus exacte entre l’article VII (p. 94), des grès et sables marins supérieurs, et le deuxième terrain marin du tableau précité. Celui-ci comprend, en effet, les diverses couches de marnes marines que, dans leur description (p. 91), les auteurs ont continué à mentionner à la suite du deuxième terrain d’eau douce. Comme précédemment, les caractères minéralogiques les ont influencés aux dépens de la communauté d’origine des dépôts, et l’on ne comprend pas pourquoi l’arrangement de 1811 n’a pas été suivi comme étant de beaucoup préférable.

Ici encore les sables et les grès supérieurs au calcaire grossier, mais inférieurs au calcaire siliceux et au gypse dans le nord du bassin, depuis les environs de Villers-Cotterets, de Thury, de Betz, de Lévignan, de Nanteuil, d’Ermenonville, de Senlis, etc., sont rapportés à cet étage des sables et grès marins supérieurs, comme ceux de Montmartre, de Romainville, de Sannois, de Montmorency, etc., de sorte que les trois grès admis dix ans auparavant sont reproduits ici avec cette différence que leur désignation est plus exacte. Le premier grès est celui qui est inférieur au calcaire grossier et recouvre les lignites, le second, celui qui surmonte le calcaire grossier lui-même, le troisième, celui qui s’étend sur la formation du gypse et des marnes qui l’accompagnent. La seule confusion qui subsiste encore dans ce classement provient de ce que l’on a continué de réunir à ce dernier horizon les gisements que nous venons de rappeler et qui appartiennent au second.

Dans la description de la troisième formation d’eau douce, Cuvier et Brongniart confondent toujours la meulière de la Ferté-sous-Jouarre, qui appartient en réalité à leur seconde formation, et ils laissent ensuite dans un incertæ sedis les calcaires de Chàteau-Landon et de Nemours au sud, sur la rive gauche du Loing, le calcaire siliceux de Louâstre, de Cugny-les-Ouches, de Plessier-Huleux, d’Hartennes, de Pont-Bernard, que traverse, au nord, la route de Soissons à Château-Thierry. Les uns et les autres appartiennent encore à la deuxième formation lacustre, et les derniers, ceux du nord, ne justifient point les présomptions suggérées par l’opinion d’Héricart-Ferrand[46].

Les profils généraux (pl. B) de cette seconde édition ne sont encore qu’une reproduction de ceux de la première. Quant à la coupe théorique, elle diffère à la fois et de la précédente et du texte même qu’elle accompagne. Ainsi, sous le titre d’argile plastique et non de premier terrain d’eau douce, on trouve, au-dessus de la craie, les poudingues de Nemours, dont il n’est question dans le texte qu’à l’article de la craie, puis au-dessus, argile plastique, lignite et sable ; il n’est point question du grès inférieur ou premier grès, tandis que cette dénomination est encore attribuée, comme en 1811, à celui qui recouvre le calcaire grossier, lequel est, en réalité, le second. Les terrains marins supérieurs comprennent toutes les couches depuis les marnes vertes jusqu’aux grès supérieurs avec fer oxydé-hydraté. Les coupes locales des planches C, D, E ne peuvent être l’objet ( d’aucune observation.

Les plantes étudiées et décrites par M. Ad. Brongniart complètent la partie paléophytologique du travail. Ce sont, dans les couches dépendantes de l’argile plastique : le Phyllites multinervis et l’Endogenites echinatus, qui est peut-être aussi de la période du calcaire grossier où sont cités les Culmites nodosus et ambiguus, un Phyllites, le Flabellites parisiensis, le Pinus Defrancei, l’Equisetum brachyodon. Des palmiers et d’autres Endogenites sont plus haut, dans les marnes blanches, au-dessus du gypse ; puis dans le calcaire lacustre supérieur sont signalés des Exogenites, le Culmites anomalus, le Lycopodites squamatus des Poacites, les Carpolithes thalictroides, parisiensis et Websteri, le C. ovulum, les Chara medicaginula, helicteres et la Nymphæa Arethusæ, plantes qui accompagnent les coquilles fluviatiles et terrestres et le Potamides Lamarckii.

On voit, en résumé, que si l’on tient compte des dix années qui ont séparé les deux éditions de ce travail, dont on avait, pour ainsi dire, les éléments constamment sens les yeux, on pourrait s’étonner qu’il ait encore laissé tant de questions non résolues ou non abordées, dans un pays de collines et de plateaux découpés, en quelque sorte, exprès pour la plus grande commodité du géologue, où toutes les couches sont en place, sans qu’elles aient éprouvé ni métamorphismes ni dislocations, où les caractères pétrographiques des roches ont à chaque niveau une persistance remarquable, et où les horizons marqués par les fossiles offrent une constance non moins frappante, dans un pays, en un mot, où la nature s’est plu à réunir non-seulement toutes les conditions qui pouvaient faciliter les recherches, mais encore toutes les circonstances qui pouvaient leur donner de l’intérêt[47].

Aussi n’est-ce point par les quelques améliorations que l’édition de 1821 a apportées aux observations antérieures de Cuvier et de Brongniart qu’elle se recommande particulièrement à l’attention des géologues, mais bien par les notes importantes que le dernier de ces savants a placées à la fin de chaque article, notes dans lesquelles il recherche, et signale avec beaucoup de sagacité et une grande sûreté de coup d’œil toutes les localités, étrangères au bassin de la Seine, qu’il a observées lui-même ou sur lesquelles il avait des renseignements assez exacts pour les mettre géologiquement en parallèle et établir leur synchronisme avec les dépôts de ce bassin.

Par des rapprochements presque toujours heureux qui étendaient ainsi à une grande partie de l’Europe occidentale des vues limitées d’abord à une si petite région naturelle, Alex. Brongniart a donné à l’œuvre, commune dans l’origine, un caractère particulier d’une plus grande valeur que le travail primitif, qui, ainsi que nous l’avons fait remarquer, ne se distinguait pas par son mérite stratigraphique. Nous avons déjà cité un passage de l’Essai sur la géographie minéralogique des environs de Paris, où l’on pouvait dire qu’était exprimée implicitement toute la théorie de nos jours sur l’indépendance paléozoologique des formations et les modifications partielles et successives des êtres organisés dans chacune d’elles, mais on pouvait dire aussi que l’application de ce principe n’ayant pas encore été faite sur de grandes étendues de pays on a des points fort éloignés les uns des autres, sa généralité n’était pas prouvée. Mais ici les notes ajoutées par Brongniart répondent victorieusement à toutes les objections, et les faits ont pleinement justifié ce qu’il dit à ce sujet.

« Le développement des êtres organisés (p. 166, nota) suppose une longue série de siècles ou au moins d’années qui établissent une véritable époque géognostique, pendant laquelle tous les corps organisés qui habitent sinon toute la surface du globe, au moins de très-grandes étendues de cette surface, ont pris un caractère particulier de famille ou d’époque qu’on ne peut définir, mais qu’on ne peut non plus méconnaître.

« Je regarde donc le caractère d’époque de formation, tiré de l’analogie des corps organisés, comme de première valeur en géognosie, et comme devant l’emporter sur toutes les autres différences, quelque grandes qu’elles paraissent ; ainsi, lors même que les caractères tirés de la nature des roches (et c’est le plus faible), de la hauteur des terrains, du creusement des vallées, même de l’inclinaison des couches et de la stratification contrastante, se trouveraient en opposition avec celui que nous tirons des débris organiques, j’attribuerais encore à celui-ci la prépondérance, car toutes ces différences peuvent être le résultat d’une révolution et d’une formation instantanée qui n’établissent point en géognosie d’époque spéciale. »

Nous avons vu que c’était un autre Français, l’abbé Giraud-Soulavie, qui le premier avait formulé nettement et appliqué le principe fondamental de la distinction des terrains par leurs fossiles. Mais ni sa note, écrite en 1777 et communiquée à l’Académie des sciences en 1779, ni son mémoire publié en 1780 et sa description du Vivarais donnés en même temps, ni surtout ses lettres à l’abbé Roux, qui parurent en 1784 (antè, p. 353-354), n’attirèrent l’attention des naturalistes, peu préparés encore à entrer dans cette nouvelle voie. Quinze ans plus tard, W. Smith était plus heureux en Angleterre. Il voyait ce même principe, appuyé d’ailleurs de plus de preuves, exposé avec plus de méthode, parce que le pays étudié était aussi plus favorable à la démonstration, il voyait, disons-nous, ce même principe accueilli avec empressement par tous ses compatriotes. L’un d’eux, après avoir traversé les Alpes, avait indiqué plusieurs rapprochements très-justes entre certaines roches secondaires de cette chaîne et leurs analogues en Angleterre ; mais W. Buckland[48] avait eu cela tenté beaucoup plus que l’état de la science ne permettait de le faire alors, et son travail, estimable d’ailleurs, a dépassé le but. Il nous suffira de rappeler que les schistes à poissons de Glaris y sont placés dans la grauwacke de transition, que l’existence du terrain houiller est complètement niée dans les Alpes, que le magnesian limestone représenterait le calcaire alpin ancien, etc.

De son côté, Alex. Brongniart, tout en allant bien plus loin que W. Smith, en montrant une grande hardiesse et une grande confiance dans la solidité de son principe, sut se renfermer dans de plus justes bornes que W. Buckland, et par suite éviter les fausses appréciations et les rapprochements prématurés de ce dernier.

Après avoir jeté un coup d’œil sur la craie des contrées qui avoisinent le bassin de la Seine, et montré ses relations et ses divisions naturelles, il indique celles de la craie glauconieuse de la Perte du Rhône, près de Belgrade, et, en 1817, gravit les montagnes des Fiz et de Sales, non loin de Servoz, pour reconnaître, dans les roches noires que recouvrent les neiges perpétuelles, des dépôts crétacés inférieurs contemporains de ceux qui constituent les falaises de la Manche, entre la France et l’Angleterre. Appliquant son principe au terrain tertiaire inférieur, il en déduisit des rapprochements tout aussi exacts, mais il fut moins heureux en y rapportant certains dépôts coquilliers des bassins de la Loire, de la Garonne et de l’Adour. D’un autre côté, il a parfaitement reconnu que, par les caractères de leur faune, les couches tertiaires marines des environs de Perpignan, de Narbonne et de Montpellier étaient plus récentes que les gypses des environs de Paris, et que les premières au moins devaient être assimilées aux marnes sub-apennines de l’Italie. Les réflexions d’Alex. Brongniart sur le parallélisme des sédiments tertiaires des bassins de la Tamise et du Hampshire avec ceux du bassin de la Seine, déjà signalé par Webster et représenté sur sa carte en 1814 (antè, p. 192), ne sont pas empreintes de moins d’exactitude que celles qu’il émet sur les relations des couches du même âge dans la Flandre, le Hainaut et le Brabant. Mais c’est dans l’appréciation de l’âge de la mollasse et du nagelfluh de la vallée suisse, regardé comme plus récent que celui du gypse de Paris, et surtout dans le rapprochement bien plus extraordinaire ; pour le temps où il écrivait, des calcaires noirs compactes des Diablerets, élevés au nord-est de Bex, à plus de 3000 mètres au-dessus de la mer, des roches vertes à Nummulites de Glaris, du Pilate, de Saarnen, etc., avec le calcaire grossier de Vanves, de Vaugirard, de Montrouge, etc., qu’éclate surtout le profond jugement de Brongniart et sa foi absolue dans la valeur de son principe.

Appuyé sur les mêmes caractères paléozoologiques, il n’hésite pas à rapporter au même horizon les dépôts du pied méridional des Alpes dans le Véronais et le Vicentin, dépôts qu’il désigne, dans un mémoire spécial, par l’expression de terrain Calcaréo-trappéen[49], et dont nous avons vu que les naturalistes italiens du siècle dernier s’étaient beaucoup occupés. Les fossiles du val Ronca, du Monte-Viale, du val Nera, du Mont-Bolca, de Montecchio-Maggiore ne lui permettent pas de douter de ce parallélisme, et « il résulte, dit-il, de ces rapprochements (p. 334), que tous ces terrains sont analogues dans leurs caractères importants, non-seulement aux terrains de sédiments supérieurs, mais à la partie de ces terrains qui est inférieure au gypse. La présence de certaines espèces de coquilles particulières à cette partie, telles que les Camérines ou Nummulites, la Neritina conoides, les Caryophyllies, etc., celle des lignites, des poissons, et surtout de cette terre verte, semblable à la chlorite, dont nous avons parlé si souvent, l’absence des grès proprement dits, celle du mica ou du moins de la variété de cette substance si abondante au contraire dans les parties supérieures, offrent une réunion de caractères qui doit faire rapporter les terrains calcaires trappèens du Vicentin au calcaire grossier du bassin de Paris inférieur au gypse. »

Les marnes calcaires et les brèches calcaréo-serpentineuses de la colline de Superga, près de Turin, enveloppent, continue-t-il, des coquilles analogues, pour la plupart, à des espèces des environs de Bordeaux, ce qui est vrai ; mais ce qui ne l’est plus, c’est de comparer, comme il l’avait fait précédemment, ces dernières avec celles du calcaire grossier des environs de Paris.

Sur le revers méridional des Alpes maritimes, non loin de Nice, Brongniart signala les calcaires jurassiques auxquels succèdent des lambeaux de craie glauconieuse avec des Ammonites etdes Bélemnites, puis des calcaires analogues, par les coquilles qu’on y voit et principalement par la présence des Nummulites, au calcaire grossier inférieur. Enfin, à 20 mètres au moins au-dessus du niveau de la mer actuelle, un dépôt de coquilles marines, à peine fossiles, serait plus récent encore que le terrain marin supérieur du bassin de la Seine : c’est celui que nous avons vu décrit par Risso, qui le regardait aussi, et par les mêmes motifs, comme très-récent.

Du côté de Menton, des couches bleuâtres, calcaréo-argileuses, inclinées, remplies de coquilles, de polypiers et d’une prodigieuse quantité de Nummulites très-grosses et très-bombées, présentent beaucoup des caractères de la base des terrains de sédiment supérieur (calcaire grossier). « Tous les terrains que je viens de citer en Italie, ajoute Brongniart (p. 557), peuvent être rapportés, avec la plus grande probabilité, au terrain de calcaire grossier ou marin inférieur au gypse. Ceux dont il me reste à parler, en Italie, appartiennent, avec le même degré de probabilité, à la formation marine supérieure au gypse. Ils composent les collines que l’on nomme sub-apennines, et qui s’étendent d’Asti, en Piémont, et jusqu’à. Monte-Leone, en Calabre. » Ce sont ceux que nous avons vus décrits par Brocchi et ses prédécesseurs.

Pour le bassin de Vienne et la Hongrie, les rapprochements de Brongniart n’ont pas toujours une exactitude aussi frappante, et on le conçoit, d’après les renseignements qui lui étaient transmis ou des observations qui pouvaient l’induire en erreur ; mais il a reconnu, plus loin encore, sur le versant nord des Carpathes, en Volhynie, l’existence de dépôts semblables au calcaire grossier du bassin de la Seine.

Le parallélisme des gypses des environs du Puy-en-Vélay et de ceux d’Aix en Provence avec ceux de Montmartre est également établi, et les dépôts lacustres supposés plus récents que ces gypses sont mentionnés sur une multitude de points. en France, en Espagne, en Angleterre, comme dans le Jura, la Suisse, l’Italie, la Hongrie, etc.

En même temps qu’il formulait et appliquait si heureusement aux terrains tertiaire et secondaire les nouveaux préceptes de la paléontologie stratigraphique, Alex. Brongniart disait, en parlant des terrains plus anciens dans lesquels se trouvent les trilobites[50] : « Il faut, pour caractériser les terrains, non-seulement désigner les espèces qui s’y trouvent, mais les désigner toutes, les déterminer très-exactement, de manière à ne pas donner le même nom à des corps qui n’ont que des ressemblances apparentes, mais qui sont cependant des espèces distinctes, quoique très-voisines les unes des autres. Telle est la liaison importante de la zoologie avec la géologie. C’est par cette double considération qu’on atteindra le but que se propose cette dernière science, qui est la connaissance exacte des rapports d’ancienneté des couches qui forment l’écorce du globe. »


conclusion

Ici se termine, à proprement parler, la période historique des travaux sur les fossiles et sur les terrains de sédiment, travaux qui ont concouru simultanément à la détermination lois de la distribution des premiers et de leurs rapports avec l’ancienneté des seconds. En Italie, en Suisse, en Allemagne et dans les pays limitrophes, comme en Angleterre et en France, l’importance des corps organisés dans la pratique de la géologie est alors généralement admise. À partir de 1822 commencent des études paléontologiques plus sérieuses, parce qu’elles ont un but mieux déterminé, une utilité mieux constatée ; aussi les voyons-nous depuis lors se multiplier et s’étendre à tentes les parties du globe avec une rapidité qui semble encore s’accroître de jour en jour.

Descriptions d’espèces, monographies de genres ou de familles, examen spécial de la faune ou de la flore fossile d’un pays, d’un bassin géologique, d’une région géologique naturelle ou administrative, d’un terrain, d’une formation, d’un étage ou d’une simple couche, considérations générales et philosophiques sur la succession des êtres organisés dans le temps et sur. leur distribution dans l’espace, examen approfondi des plus humbles organismes dans l’ancien et dans le nouveau continent ; sur tous ces sujets la plus vive émulation s’est emparée des géologues, des zoologistes et des botanistes. Ils travaillent à l’envi à faire revivre, pour la science et ses applications, les faunes et les flores éteintes, depuis les plus grands mammifères jusqu’aux infusoires, depuis les plantes les plus élevées jusqu’aux simples agames, depuis les dépôts les plus récents jusqu’aux couches sédimentaires les plus anciennes où des traces de la vie ont été conservées.

Chaque contrée de l’Europe qui avait d’abord fourni son contingent n’a pas tardé à être suivie, dans ce mouvement général, par l’Asie, les deux Amériques, les parties accessibles de l’Afrique, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et les grandes îles qui en dépendent. C’est ce vaste ensemble de documents, recueillis depuis 40 ans sur tous les points du globe, dont nous devrons essayer de reproduire le tableau le plus fidèlement possible.

L’exposé historique qui nous a occupé dans cette première partie du Cours, fort succinct relativement à tout ce que nous aurions pu y ajouter sur les découvertes des voyageurs et la marche des idées qui se rattachent à la connaissance des corps organisés fossiles, avait surtout pour-but de démontrer que les principes qui doivent nous guider n’ont pas surgi tout à coup, ni d’une seule tête ni dans un seul pays, mais qu’ils résultent, au contraire, d’une multitude de recherches faites depuis longtemps par le concours simultané et indépendant de nombreux observateurs dans les contrées les plus différentes ; ces principes ont donc la sanction du temps et de l’expérience, et nous ne courons, en les suivant, aucun risque de nous égarer.


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.

  1. Journ. de phys., vol. LI, p. 364 ; 1800. ─ Ibid., vol. LVIII, p. 458 et 459 ; 1804.
  2. De Belemnitis suevicis dissertatio, in-4, 1724.
  3. Journal de phys., vol. LII, p. 360. — Ibid., vol. LVIII, p. 181 ; 1804.
  4. Considérations sur les Bélemnites, etc. Lyon, 1810. — Mém. de minér. et de géologie, vol. I, p. 1. Lyon, 1819.
  5. Mem. du Muséum, vol. XVI, pl. 3, 1810.
  6. Nouv. de littér., sc. et arts, vol. II, n° 23. Naples, 1801. ─ Journ. de phys., vol. LIV, p. 245 ; 1802. (C’est probablement l’Hippurites cornu vaccinum.)
  7. Système des animaux invertébrés, p. 51, in-8 ; 1801.
  8. Philosophie zoologique, vol. I, p. 317.
  9. Vol VI, p. 230 ; 1819.
  10. Journ. de phys., vol. LXI, p.396 ; 1805.
  11. Ibid., vol. LXXXV, p. 42 ; 1817.
  12. B. G. Sage, Observations sur les deux siphons des cornes d’Ammon. (Journ.de phys., vol. I, p. 104 ; 1800.) — Denys de Montfort. Sur une nouvelle espèce de corne d’Ammon, corne d’Ammon turbinée (ce sont les Turrilites costatus et tuberculatus de Rouen), ib., vol. XLVII, p. 141 ; 1798. — Desmarest, Mém. sur deux genres de coquilles cloisormées, ib., vol. LXXXV, p. 42 ; 1817. Ce sont les Baculites gigantesque, dissimilis et Faujasii.
  13. Sage, Journ. de phys, vol. LX, p. 120 ; 1805.
  14. Académie des sciences, 10 juin 1785.
  15. Système des animaux sans vertèbres, p. 401 ; 1801.
  16. Journ. de phys., vol. LIX, p. 116 ; 1804.
  17. Ann. du Muséum, vol. XIV, p. 428, pl. 27, fig. 27, 28, 29 ; 1809.
  18. Journal des mines, vol. XXXII, p. 321 ; 1812.
  19. Nouv. Bull. de la Soc. philomathique, vol. III, n° 58, p. 108 ; 1812.
  20. Histoire naturelle des animaux sans vertèbres, vol. VII, p. 613 ; 1822.
  21. Journ. des mines, vol. XVII, p. 307, pl. 7.
  22. Journ. d’hist. naturelle, vol. I, p. 419 ; 1792.
  23. In-8, 1808-1810.
  24. Éd. de Déterville, 1802.
  25. In-4, 1821. — Hist. des polypiers, in-8 avec pl., 1817.
  26. Les planches de tous ces mémoires ont été réunies sous le titre de Recueil des planches des fossiles des environs de Paris, in-4, 1823.
  27. 7 vol. in-8, 1815-1822. ─ Nous reviendrons ici sur un fait assez important qui, malgré des démentis répétés, vient d’être encore reproduit comme vrai : c’est la prétendue existence à l’état vivant du Cerithium giganteum, la coquille la plus remarquable du calcaire grossier du bassin de la Seine. De Lamarck (Hist. natur. des anim. sans vert., vol. VII, p. 65 ; 1822) raconte toute une histoire sur l’échantillon unique qu’il avait acquis de Denys de Montfort comme provenant des mers de la Nouvelle-Hollande. Mais M. Deshayes (Descript. des coquilles foss. des env. de Paris, vol. II, p. 300) soupçonna avec beaucoup de probabilité qu’il y avait eu de la part de Montfort une supercherie dont de Lamarck aurait été dupe. Plus tard, le témoignage de M. Kiener vint le confirmer dans sa supposition (2o  éd. de l’Hist. natur. des anim. sans vert., vol. II, p. 283, Nota), mais il se borna à consigner cette observation dans une note, maintint le C. giganteum en tête de la liste des espèces vivantes et en reproduisit encore la description parmi les espèces fossiles. Malgré ces dénégations qui auraient dû mettre en garde l’auteur du Manuel de conchyliologie, nous voyons M. Chenu, en donnant une figure de l’échantillon en question (vol. I, 2o  partie, p. 280, 281, fig. 1884 ; 1860), reproduire textuellement la note écrite de la main de de Lamarck avec la date du 7 janvier 1811, note qui accompagne l’échantillon aujourd’hui dans la collection de M. Delessert, et il ajoute que c’est pour dissiper les doutes souvent manifestés à ce sujet. Mais cette reproduction tendant, au contraire, à confirmer et à perpétuer l’erreur, nous avons dù chercher de nouveau à la détruire. À cet effet, M. P. Fischer, attaché au Muséum, a examiné l’échantillon, objet de la discussion, et a constaté une circonstance qui met la supercherie hors de doute : c’est qu’à sa surface on voit adhérer, comme dans la plupart des individus de Grignon et de Comtagnon, des valves de l’Ostrea flabellula, partout si fréquente dans le calcaire grossier. L’individu qui, d’ailleurs, paraît avoir subi une préparation, comme on l’avait remarqué, était déjà roulé lorsque les Huîtres s’y sont fixées.
  28. Vol. in-4 avec 7 planches.
  29. Analyse raisonnée des travaux de G. Cuvier, p. 164, in-12 ; 1841.
  30. Flourens, Analyse raisonnée, etc., p. 179. I.
  31. Recherches sur les ossements fossiles, vol. V, p. 508. (Éd. de 1834.)
  32. P. 195, in-8 ; 1810.
  33. Nous suivons ici la 6° éd. de ce livre, publiée en 1830 ; c’est la dernière qu’ait revue l’auteur.
  34. Ceci est, on le conçoit, tout à fait indépendant des questions d’unité ou de pluralité de l’espèce humaine, d’un seul ou de plusieurs centres de création, de simultanéité ou de non-simultanéité de ceux-ci, des affinités ou des dissemblances des races, des migrations par telle ou telle cause, dans telle ou telle direction, etc., questions qui sont toutes anthropologiques ou de zoologie géographique et simplement de relations, tandis que les seules qui nous intéressent ici sont des questions de temps que les précédentes sont impuissantes à résoudre. L’anthropologie est muette à cet égard comme la philologie ou la linguistique, comme l’archéologie, en un mot comme toutes les manifestations de la pensée humaine antérieures à celle de la mesure du temps, aux moyens de l’exprimer et d’en transmettre les résultats aux générations qui se sont succédé. C’est l’absence de ces données directes qui force à recueillir tous les faits qui, même par des voies détournées, permettraient d’évaluer approximativement la durée de ces âges de l’humanité antérieurs à toute chronique écrite. C’est d’ailleurs un sujet sur lequel nous aurons occasion de revenir dans la seconde partie du cours de cette année.
  35. Lue à la Société géologique de France le 16 décembre 1850.
  36. On a vu ci-dessus que l’auteur ne regardait pas encore ces deux genres comme absolument éteints.
  37. Journal de phys., vol. LV, p. 129 ; 1802.
  38. Ibid., vol. LXVI, p. 309 ; 1808.
  39. Journ. de phys., vol. XLI, p. 456 ; 1792.
  40. Ibid., 2 vol. in-8 ; 1803, 1809.
  41. Journ. de phys., vol. XLV, p. 256.
  42. On peut se faire une idée de la manière dont il comprenait la science en lisant le Rapport fait à l’Institut national sur ses voyages de l’an V et de l’an VI (Journ. de phys., vol. XLVI, p. 403 ; 1798. — Journ. des mines, vol. VII, p. 385 ; 1797-98). On y remarquera, surtout dans une Note, avec quel dédain il traite ceux qui, du fond de leur cabinet, ont écrit sur la structure de notre globe, et parmi lesquels nous voyons cités Woodward et Sténon, puis avec quelle emphase il parle des vrais fondateurs de la géologie, qui s’élançaient vers les montagnes, ces antiques monuments des catastrophes du globe, pour leur demander compte des événements d’une époque bien antérieure aux temps de l’histoire et pour y apprendre des faits bien plus à, importants que tous ceux consignés dans les fastes des hommes. On sait ce qu’a produit cette phraséologie banale et ce que les montagnes lui ont répondu.
  43. 2 vol. in-8. Paris, 1819.
  44. Ed. de 1821. Il a été fait un tirage à part.
  45. La pagination que nous indiquons est celle de l’éd. de 1835, qui est d’ailleurs conforme à première, sauf le format in-8.
  46. Annales des mines, 1821, p. 419.
  47. Dans un Mémoire sur les grès coquilliers de Beauchamp (Journ. de phys., vol. XCIV, p. 1 ; 1822), Constant Prévost s’est occupé de constater la continuation de ce grès, à l’ouest, sur les rives de l’Oise, et du mélange des coquilles marines et d’eau douce. — Le même savant avait donné une Note avec Desmarest sur le gypse de la Hutte-au-Garde, au pied de Montmartre (Journ. des mines, n° 147, mars 1809), et une autre sur un nouvel exemple de la réunion des coquilles marines et fluviatiles (Journ. de phys., vol. XCII, p. 418 ; 1821). — Voyez aussi Héricart de Thury, Journ. des mines, n° 207. — Desmarest a donné dans la Géographie physique de l’Encyclopédie méthodique une multitude d’articles rangés par ordre alphabétique, où l’on peut puiser d’utiles renseignements, mais qu’il est impossible de rappeler ici. Nous mentionnerons seulement l’article Craie pour les limites de ce terrain dans le bassin de la Seine. ─ De Férussac avait lu, en 1821, à l’Académie des sciences, un mémoire étendu sur la formation de l’argile plastique et des lignites : mais un extrait seul a été publié et ne renferme que des généralités de peu d’intérêt (Jour. de phys., vol. XCIII, p. 74 ; 1821). ─ Les Observations de Gillet de Laumont sur le gisement des principales substances minérales qui se trouvent dans le département de la Seine et sur leur utilité dans l’agriculture et les arts justifient leur titre et n’ont absolument rien de géologique (Mem. d’agriculture, etc., publiés par la Soc. d’agriculture, vol. IV, p. 340, an X). il en est de même d’une note d’Alex. Brongniart sur la colline de Champigny et d’une autre de Gillet de Laumont sur plusieurs produits siliceux. (Journ. des mines, vol. V, p. 487 et 492, 1796-97.)
  48. Mémoire sur la structure géognostique des Alpes et des parties adjacentes du continent, et sur leurs rapports avec les roches secondaires et de transition. (Journ. de phys., vol. XCIII, p. 20 juillet 1821.)
  49. Mémoire sur les terrains de sédiment supérieur caloaréo-trappéens du Vicentin, in-4 avec 6 pl. de fossiles, 1823. ─ Les principaux résultats de ce travail avaient été insérés auparavant dans la Description géologique des environs de Paris.
  50. Hist. naturelle des crustacés fossiles, p. 46, in-4 avec 3 pl. de trilobites, 1822.