Introduction à l’étude de la paléontologie stratigraphique/Tome 1/Chapitre VII



CHAPITRE VII


FRANCE


Après avoir jeté un coup d’œil sur la marche de la science dans les diverses parties de l’Europe et dans celles de l’Amérique qui pouvaient offrir quelque intérêt, il nous reste, pour terminer notre travail, à l’étudier dans notre propre pays. Le tableau des progrès de la géologie et de la paléontologie stratigraphiques en France ne nous offrira pas ce développement naturel, régulier, positif, suivant constamment la même direction, que nous avons fait remarquer chez quelques nations voisines. En France, la recherche et la représentation des corps organisés fossiles ont été tardives ; on n’en soupçonnait guère l’utilité ni l’intérêt ; on y a longtemps discouru à priori avant d’observer, et surtout avant d’observer avec méthode.

La diversité des points de vue et par conséquent celle des opinions a été un obstacle au mouvement normal. Avant qu’un nouveau principe ne soit reconnu et admis chez nous, dans la pratique ou dans l’enseignement général, il faut lutter avec les dissidents ou des adversaires qui ne manquent jamais, quelque bonne que soit la cause, quelque évidente que soit la vérité. Pendant ce temps, les spectateurs restent incertains, ils hésitent entre les partis, le temps se perd en discussions stériles, et nous nous trouvons en arrière des autres nations qui ont. continué à marcher. La polémique, résultat de cette divergence d’idées et de direction, devra donc tenir une certaine place dans l’histoire de la paléontologie stratigraphique en France, puisque c’est un de ses caractères propres, et, sous ce rapport, elle différera des précédentes, où les faits surtout nous ont occupé. Les vues théoriques développées avec talent dans certains ouvrages peu anciens exigeront un examen plus approfondi que celui que nous avons fait des spéculations purement imaginaires des auteurs du xviie et du commencement du xviiie siècle dans les autres pays.

Nous partagerons cet exposé en deux Périodes ; la première comprendra tous les Essais de diverses sortes publiés depuis la fin du xvie siècle jusqu’à 1778, c’est-à-dire qu’elle commencera avec les travaux de Bernard Palissy, le premier et le plus positif de nos anciens géologues, et finira avec les Époques de la Nature, la plus magnifique expression du génie théorique de Buffon ; la seconde, d’une durée de 44 ans, se terminera en 1822, alors que les dernières recherches d’Alex. Brongniart avaient complété chez nous la démonstration des principes que W. Smith avait appliqués à l’Angleterre.


PREMIÈRE PÉRIODE.


Moyen âge.


De même que les premières découvertes de restes de grands mammifères en Italie les avaient fait rapporter à des Éléphants de l’armée d’Annibal, bien que des 37 ou 40 de ces animaux qui passèrent les Alpes, il n’en restait plus, suivant Polybe, qu’un seul après la bataille de la Trebia, de même en France les grands ossements rencontrés parfois dans les dépôts meubles superficiels étaient attribués à l’Éléphant que le calife de Bagdad avait envoyé à Charlemagne, en 801. On sait que deux autres vinrent en Europe au moyen âge : l’un amené par Frédéric II, en 1229, à son retour de la Terre sainte, l’autre par saint Louis, qui en fit présent à l’Angleterre. Ce qui cependant peut paraître assez singulier, dit Cuvier[1], c’est que les endroits où l’on en a trouvé le plus anciennement sont aux environs du Rhône, et par conséquent dans les lieux où ont dû passer Annibal d’abord et ensuite Domitius Ahenobarbus, marchant contre les Allobroges et les peuples de l’Arverne. Il aurait donc été assez naturel d’attribuer ces ossements aux Éléphants que ces généraux avaient dans leurs armées, mais on aima mieux, comme partout, les regarder comme les restes d’une race de géants.
xve et xvie siècles.

En 1456, le Rhône mit à découvert sur l’une de ses rives, près de Saint-Peirat (Saint-Peray), vis-à-vis de Valence, de très-grands ossements dont une partie fut portée à Bourges et suspendue aux murs de la Sainte-Chapelle de cette ville[2]. S. Cassanion[3] mentionne une découverte semblable faite dans le même endroit vers 1564. Dans la description qu’il donne des os et surtout des dents, Cuvier ne doute point que le tout ne provienne d’un éléphant.
xviie siècle.

Le 11 janvier 1613, on découvrit des ossements qui furent pour Jacques Tissot le sujet d’un livre intitulé : Histoire véritable du Géant Teutobocus, roi des Theutons, Cimbres et Ambrosiens, défait par Marius, consul romain, 105 ans avant la venue de N. S., lequel fut enterré près du château nommé Chaumont, maintenant Langon, proche la vüle de Romans, en Dauphiné[4]. L’auteur supposait que ces ossements provenaient d’un tombeau sur lequel se trouvait une inscription romaine portant Theutobocus rex. Un chirurgien nommé Mazurier paraît les avoir acquis ensuite et les avoir montrés à Paris et dans d’autres villes. L’authenticité du squelette était appuyée par de soi-disant médailles dont l’origine fut ensuite contestée comme le tombeau lui-même. Ces os consistaient en deux morceaux de la mâchoire inférieure, deux vertèbres, un fragment de côte, un d’omoplate, une tête d’humérus, un fémur, un tibia, un astragale et un calcanéum, le reste ayant été dispersé par les ouvriers. Ils furent le sujet de nombreuses publications et d’une discussion très-vive. Après la brochure dont nous venons de parler, N. Habicot et J. Riolan, un médecin et un chirurgien du temps, entrèrent en lice, et de 1613 à 1618 se livrèrent une guerre acharnée que leurs corporations respectives excitaient à l’envi. Riolan paraît être celui qui s’approcha le plus de la vérité en rapportant ces os à un Éléphant. Par une circonstance particulière, ces débris, dont on avait perdu la trace, furent retrouvés à Bordeaux dans la maison où mourut Mazurier, et, ayant été envoyés au Muséum d’histoire naturelle de Paris, où ils sont encore, ils furent reconnus pour avoir appartenu à un Mastodonte[5].

Des os gigantesques, dit Cassanion[6], ont été déterrés sur la colline de Tain ; des dents pesant chacune dix livres, suivant dom Calmet, ont été rencontrées, en 1667, dans une prairie près du château de Molard, dans le diocèse de Vienne, etc.[7].

Cette croyance à une ancienne race de géants, basée sur ces restes de grands pachydermes, n’était pas d’ailleurs aussi dépourvue de raison qu’on pourrait le croire au premier abord, surtout lorsqu’on ne considérait que les os. En effet, il y a dans le squelette de l’Éléphant et par conséquent dans celui du Mastodonte des parties qui, sauf les dimensions, ont plus d’analogie avec celles qui leur correspondent chez l’homme qu’avec tout autre mammifère ; tels sont les os des membres postérieurs, l’atlas, l’axis, les vertèbres dorsales, les os du tarse, etc.
Bernard Palissy. 1563-1583

Mais si, laissant ces premières données paléozoolegiques plus ou moins vagues, nous cherchons des données géologiques précises et surtout des déductions plus naturelles et plus vraies, nous en trouverons, d’un mérite réel, dans l’œuvre de Bernard Palissy, né en 1510, à la Chapelle-Biron, en Périgord. Nous n’avons pas à nous occuper de Palissy sous le rapport de la céramique, dont il a laissé des spécimens aujourd’hui si recherchés des curieux, mais nous le considérerons comme naturaliste essentiellement observateur et pratique. « Un potier de terre, qui ne savait ni latin ni grec, dit Fontenelle[8], fut le premier, vers la fin du xvie siècle, qui osa dire dans Paris, et à la face de tous les docteurs, que les coquilles fossiles étaient de véritables coquilles déposées autrefois par la mer dans les lieux où elle se trouvait alors, que des animaux, et surtout des poissons, avaient donné aux pierres figurées toutes leurs différentes figures, etc., et il défia hardiment toute l’école d’Aristote d’attaquer ses preuves. C’est Bernard Palissy, saintongeois[9], aussi grand physicien que la nature seule en puisse former un. Cependant son système a dormi près de cent ans, et le nom même de l’auteur est presque ignoré. »

En 1580, Palissy publia son ouvrage intitulé : Discours admirables de la nature des eaux et fontaines, tant naturelles qu’artificielles, des métaux, des sels et salines, des pierres, des terres, du feu et des émaux ; avec plusieurs autres excellents secrets des choses naturelles. Plus un traité de la marne fort utile et nécessaire à ceux qui se mellent de l’agriculture. Le tout dressé par dialogues, ès quels sont introduits la théorique et la practique[10].

L’auteur y traite (p. 218) de la silicification du bois et des infiltrations ferrugineuses, par suite de leur immersion dans des eaux contenant de la silice en dissolution ou une grande quantité de fer. Le même mode d’action minéralisatrice est ensuite appliqué aux poissons et aux coquilles. Il cite déjà les ichthyolithes ou poissons pétrifiés des schistes cuivreux du Mansfeld ; il parle d’une manière fort exacte du changement du test des coquilles en calcaire spathique, sans que leurs formes et les plus petits accidents de leur surface aient disparu ou aient été modifiés. Ainsi l’on voit que les altérations, les substitutions de matières, les divers arrangements moléculaires apportés par certaines circonstances dans l’état ou dans la composition des restes organiques, animaux et végétaux, par suite de leur séjour, plus ou moins prolongé dans les couches de la terre, avaient été compris et expliqués en France il y a près de trois siècles.

« Il est donques aisé à conclure, continue Palissy (p. 219), que les poissons qui sont réduits en métal ont esté vivants dans certaines eaux et estangs, èsquelles eaux se ont entre-meslées autres eaux métalliques qui depuis se sont congelées en minière d’airain, et ont congelé le poisson et le vase, et les eaux communes se sont exalées suivant l’ordre commun, qui leur est ordonné comme ie t’ay dit cy dessus ; et si lors que les eaux se sont congelées en métal il y eut eu en icelles quelque corps mort, soit d’homme ou de beste, il se fut aussi réduit en métal : et de ce n’en faut aucunement douter. »

Plus loin (p. 272) il réfute l’opinion de Cardau, qui croyait que les coquilles pétrifiées étaient venues de la mer pendant le déluge. « Et quant est du poisson portant coquille, continue-t-il, au temps de la tourmente ils s’attachent contre les rochers en telle sorte que les vagues ne les sçauroyent arracher, et plusieurs autres poissons se cachent au fond de la mer, auquel lieu les vents n’ont aucune puissance d’esbranler ny l’eau ny le poisson. Voilà une preuue suffisante pour nier que les poissons de la mer se soyent espandus par la terre és jours du Deluge. Si Cardanus eust regardé le livre de Genese il eust parlé autrement : car là Moyse rend témoignage qu’és jour, du Deluge, les abymes et ventailles du ciel furent ouuertes, et pleut l’espace de quarante jours, lesquelles pluyes et abymes amenèrent les eaux sus la terre et non pas le desbordement de la mer. » « Si tu avois bien considéré le grand nombre de coquilles pétrifiées qui se trouvent en la terre, tu connoistrois que la terre ne produit gueres moins de poissons portant coquilles que la mer : comprenant en icelle les rivières, fontaines et ruisseaux. L’on voit aux estangs et ruisseaux plusieurs espèces de moules et autres poissons portant coquilles, que quand lesdites coquilles sont ietées en terre, si en icelle il y a quelque semence salsitive, elles se viendront à pétritier… » P. 275 : « Parquoy ie maintiens que les poissons armez, et lesquels sont pétrifiez en plusieurs carrières, ont-esté engendrez sur le lieu mesme, pendant que les rochers n’estoyent que de l’eau et de la vase, lesquels depuis ont esté petriliez avec lesdits poissons comme tu entendras plus amplement cy après, en parlant des rochers des Ardennes… »

« Et quant est des pierres où il y a plusieurs espèces de coquilles, ou bien qu’en vne mesme pierre il y en a grande quantité d’vn mesme genre, comme celles du fauxbourg Sainet Marceau lés Paris, elles-là sont formées en la manière qui s’ensuit, sçavoir est, qu’il y avoit quelque grand réceptacle d’eau, auquel estoit un nombre infini de poissons armez de coquilles, faictes en limace piramidale, etc. »

Palissy mentionne ensuite fort en détail les pierres qui forment les collines des environs de Sedan, dans les Ardennes, de Sonbise à l’embouchure de la Charente, de Soissons, de Villers-Cotterets, de Crespy, etc. « Et parce qu’il se trouve aussi, dit-il encore (p. 277), des pierres remplies de coquilles, iusques au sommet des plus hautes montagnes, il ne faut que tu penses que lesdites coquilles soyent formées, comme aucuns disent que nature se iouë à faire quelque chose de nouueau. Quand i’ay eu de bien près regardé aux formes des pierres, i’ay trouué que nulle d’icelles ne peut prendre forme de coquille ny d’autre animal, si l’animal mesme n’a basti sa forme : parquoy te faut croire qu’il y a eu iusques au plus haut des montaignes des poissons armez et autres, qui se sont engendrez dedans certains cassars ou réceptacles d’eau, laquelle eau meslée de terre et d’vn sel congelatif et generatif, le tout s’est réduit en pierre auec l’armure du poisson, laquelle est demeurée en sa forme. »… P. 280 : « Enfin i’ay trouvé plus d’espèces de poissons ou coquilles d’iceux, petrifiées en terre, que non pas des genres modernes, qui habitent en la mer Oceane. Et combien que i’aye trouué des coquilles petritiées d’huistres, sourdons, auaillons, iables, moucles, d’alles, couteleux, petoncles, chastaignes de mer, escrevices, burgaulx, et de toutes espèces de limaces, qui habitent en ladite mer Oceane, si est-ce que i’en ay trouué en plusieurs lieux, tant és terres douces de Xaintonge que des Ardennes, et au pays de Champagne d’aucunes espèces, desquelles le genre est hors de nostre connoissance, et ne s’en trouue point qui ne soyent lapidifiées. »

Répondant à son interlocuteur Théorique sur l’emploi d’une, tarière pour atteindre au-dessous du sol la marne destinée à amender les terres, Palissy ou Practique ajoute (p. 341) : « Toutesfois en plusieurs lieux les pierres sont fort tendres et singulièrement quand elles sont encores en la terre : parquoy me semble que vne tarière torcière les perceroit aisément, et après la torcière on pourroit mettre l’autre tarière, et par tel moyen on pourroit trouuer des terres de marne, voire des eaux pour faire puits, laquelle bien souuent pourroit monter plus haut que le lieu où la pointe de la tarière les aura trouuées : et cela se pourra faire moyennant qu’elles viennent de plus haut que le fond du trou que tu auras fait. » … « Nous sçauons qu’en plusieurs lieux les terres sont faites par diuers bans, et en les fossoyant on trouue quelquesfois vn ban de terre, vn autre de sable, vn autre de pierre, et un autre de terre argileuse : et communement les terres sont ainsi faites par bans distinguez. Ie ne te donneray qu’vn exemple pour te seruir de tout ce que ie t’en sçaurois iamais dire : regarde les minières des terres argileuses qui sont près de Paris, entre la bourgade d’Auteuil et Chailiot, et tn verras que pour trouuer la terre d’argile, il faut premièrement oster vue grande espesseur de terre, vne autre espesseur de grauier, et puis après on trouue vue autre espesseur « de terre d’argile, de laquelle l’on fait toute la tuille de Paris et lieux circonuoisins. »

L’annotateur de cette édition des Œuvres de Palissy ajoute avec toute raison (p. 341, nota) : « Le système du sondage des terres, la théorie de la stratification du sol, l’idée primitive, et nous ajouterons le principe de physique sur lequel reposent. les puits artésiens, c’est-à-dire les principaux éléments de la géologie sédimentaire, se trouvent réunis dans ces deux pages. C’était la première fois que ces idées étaient ; exprimées théoriquement en même temps qu’elles étaient démontrées par la pratique. » Mais ces résultats d’une haute importance avaient si peu pénétré dans l’esprit des hommes qui s’occupaient de géologie, qu’ils n’étaient point encore professés en France au commencement du xixe siècle, dans les chaires spéciales consacrées à cette science.
xviiie siècle.

Après cette première lueur jetée sur les phénomènes de la nature par un de ces esprits que Montaigne appelait primesautiers, il s’écoule plus d’un siècle avant que nous trouvions à signaler quelques recherches qui nous intéressent, et c’est pendant ce siècle que Lister, Lhwyd, Woodward, F. Colonna, Sténon, Scilla, Aldrovande, Gesner, Langius, Leibnitz, Lachmund, Reiskius et tant d’autres, préludaient autour de nous, par des travaux utiles, aux études plus importantes de leurs successeurs. Comment cette période si féconde à d’autres égards et que l’on a chez nous appelée le grand siècle a-t-elle été si stérile en observateurs de la nature et a-t-elle légué à celle qui l’a suivie le soin de remplir cette grande lacune ? C’est ce que nous ne rechercherons pas en ce moment, mais ce dont ne peut manquer. d’être frappé quiconque étudie le développement comparatif de l’esprit humain dans ses applications aux diverses sciences, chez divers peuples, à un moment donné de la civilisation générale.

Les pétrifications de Boutonnet, faubourg de Montpellier, avaient bien été signalées par Astruc[11], mais d’une manière peu intelligible aujourd’hui. Suivant l’auteur, la plupart des coquilles de la Méditerranée sont représentées dans ce dépôt abandonné par la mer, dont il constituait l’ancien lit.
De Réaumur.

Mais, en réalité, c’est le mémoire de Réaumur sur les coquilles marines de quelques cantons de la Touraine[12] qui est venu rouvrir la voie depuis si longtemps fermée. Ces amas de coquilles brisées ou entières, que l’on exploite pour l’amendement des terres, à une faible profondeur au-dessous de la surface du sol, et désignés dans le pays sous le nom de faluns, ont été attribués par l’auteur à leur véritable origine, c’est-à-dire au séjour de la mer dans cette partie du bassin de la Loire.

« Ce doit être encore une chose étonnante, dit Fontenelle, que le sujet des observations de M. de Réaumur, une masse de 130,680,000 toises cubes, enfouie sous terre, qui n’est qu’un amas de coquilles ou de fragments de coquilles, sans nul mélange de matière étrangère, ni pierre, ni terre, ni sable ; jamais, jusqu’à présent, les coquilles fossiles n’ont paru en si énorme quantité, et jamais, quoiqu’en une quantité beaucoup moindre, elles n’ont paru sans mélange.

« Ce qu’on tire de terre et qui ordinairement n’y est pas à plus de 8 ou 9 pieds de profondeur, ce ne sont que de petits fragments de coquilles très-reconnaissables pour en être des fragments ; car ils ont les cannelures très-bien marquées ; seulement ils ont perdu leur luisant et leur vernis, comme presque tous les coquillages qu’on trouve en terre doivent y avoir été longtemps enfouis. »… « Quelquefois il se trouve des coquilles entières. On reconnaît les espèces tant de celles-ci que des fragments un peu gros ; quelques-unes sont comme sur les côtes du Poitou ; d’autres appartiennent à des côtes éloignées. Il y a jusqu’à des fragments de plantes marines pierreuses telles que des Madrépores, des Champignons de mer, etc… Le canton qui en quelque endroit qu’on fouille fournit du falun a bien neuf lieues carrées de surface. On ne perce jamais la minière de falun au delà de 20 pieds, mais elles peuvent avoir une profondeur beaucoup plus grande, de sorte que l’évaluation cubique de 130,680,000 toises, basée sur une profondeur de 18 pieds seulement et la lieue de 2,200 toises, serait au minimum. Peut-être l’amas de coquilles est-il de beaucoup plus grand que nous ne l’avons supposé ; qu’il soit seulement double, combien la merveille augmente-t-elle !… Il faut que la mer ait apporté dans ce lieu-là toutes ces coquilles, soit entières, soit quelques-unes déjà brisées ; et, comme elle les apportait flottantes, elles étaient posées sur le plat et horizontalement… Il paraît assez par là qu’elles n’ont pu être apportées que successivement ; et, en effet, comment la mer voiturerait-elle tout à la fois une si prodigieuse quantité de coquilles et toutes dans une position horizontale’ ? Elles ont dû s’assembler dans un même lieu et par conséquent ce lieu a été le fond d’un golfe ou une espèce de bassin. »

« Toutes ces réflexions prouvent, continue le secrétaire de l’Académie, que quoiqu’il ait dû rester et qu’il reste effectivement sur la terre beaucoup de vestiges du déluge universel rapporté par l’Écriture sainte, ce n’est point ce déluge qui a produit l’amas des coquilles de la Touraine… Elles ont dû être apportées et déposées doucement, lentement et par conséquent en un temps beaucoup plus long qu’une année. Il faut donc, ou qu’avant, ou qu’après le déluge la surface de la terre ait été, du moins en quelques endroits, bien différemment disposée de ce qu’elle est aujourd’hui, que les mers et les continents y aient eu un autre arrangement, et qu’enfin il y ait eu un grand golfe au milieu de la Touraine.

« M. de Réaumur imagine comment ce golfe tenait à l’océan, et quel était le courant qui y charriait les coquilles ; mais ce n’est qu’une simple conjecture, ajoute Fontenelle, donnée pour tenir lieu du fait véritable inconnu, qui sera toujours quelque chose d’approchant. »

Aujourd’hui on trouverait au moins fort bizarre le moyen imaginé par de Réamur pour faire arriver l’Océan dans la vallée de la Loire, ou du moins un courant qui aurait transporté et accumulé ces débris de coquilles dans une dépression du sol. Au lieu de faire remonter la mer en suivant la vallée actuelle, ce qui semble assez naturel, il fait venir de la Manche, entre Dieppe et Montreuil, un courant qui descend au sud en passant par Chaumont, près Gisors, où il laisse les coquilles si abondantes dans cette localité, puis par Paris, pour expliquer l’origine de celles qui remplissent le calcaire grossier. Le courant se dirigeait ensuite par Chartres, où il laissa les oursins siliceux qui dans ce pays proviennent de la craie sous-jacente, traversa la Touraine, le Poitou, pour rejoindre la mer entre les Sables-d’Olonne et la Rochelle, abandonnant aux environs de Niort et de Saint-Maixent les cornes d’Ammon, les oursins et les coquilles pétrifiées si fréquentes dans ce pays. Ainsi ce courant imaginaire rendait contemporains des animaux que nous savons aujourd’hui avoir vécu à des époques extrêmement différentes et dont la plus récente est celle de ces mêmes faluns.

Mais la réflexion que le fait suggère à Fontenelle, qui, suivant l’Vusage d’alors, donnait en tête de chaque volume des Mémoires de l’Académie un résumé succinct, mais toujours substantiel, des travaux présentés dans le cours de l’année, mérite d’être rapportée. « Pour parler sûrement sur cette matière, il faudrait avoir des espèces de cartes géographiques dressées selon toutes les manières de coquillages enfouis en terre. Quelle quantité, d’observations ne faudrait-il pas, et quel temps pour les avoir ! Qui sait, cependant, si les sciences n’iront pas un jour jusque-là, du moins en partie ! »

Ainsi, ce que disait Fontenelle en 1720, nous le verrons réalisé juste un siècle après lui, car les cartes géologiques des terrains de sédiment ne sont que la combinaison de cette pensée de l’illustre secrétaire perpétuel avec l’étude stratigraphique du pays. On a vu que, 36 ans auparavant, Lister avait eu l’idée des cartes géologiques, mais il n’est pas bien certain que ce fût au même point de vue, et, d’un autre côté, rien ne prouve que Fontenelle songeàt à la succession ou à un certain ordre chronologique dans les cartes qui auraient représenté la distribution des différentes sortes de coquillages. Quant à son évaluation du volume des faluns comme au minimum, il avait encore parfaitement raison, lorsqu’on songe au développement de ces dépôts connus aujourd’hui, depuis l’embouchure de la Loire jusqu’aux environs de Blois.
A. de Jussieu, Boulanger, Sauvage, etc.

Deux ans auparavant, Antoine de Jussieu[13] étudiait les empreintes de plantes trouvées dans les schistes houillers de Saint-Chamont, entre Saint-Étienne et Rive-de-Gier. Il remarquait la disposition de ces empreintes représentant toujours la même face en creux d’un côté, et en relief de l’autre. Il faisait observer, en outre, que tous ces restes de végétaux n’avaient leurs analogues ni aux environs ni même en France, et qu’il fallait, pour les trouver aujourd’hui, aller jusqu’aux Indes ou dans l’Amérique équinoxiale. Fontenelle ajoute que Leibnitz avait fait les mêmes remarques pour des empreintes de plantes fossiles de l’Allemagne.

La présence de ces végétaux aux environs de Lyon était attribuée, par de Jussieu, à un flot de la mer des Indes ou du nouveau monde, qui aurait été poussé dans cette direction par quelque grande révolution de la surface de la terre ; il aurait apporté ces plantes étrangères et les aurait abandonnées sur des points où les eaux peu profondes se seraient ensuite évaporées.

Lorsque des hommes tels que de Réaumur et de Jussieu se livrent à de pareilles hypothèses, on peut juger quelles étaient les connaissance géologiques et de physique du globe répandues en France au commencement du xviiie siècle.

Dans un autre mémoire, le second de ces savants a signalé d’abord l’analogie d’une graine fossile, provenant aussi de Saint-Chamont, avec celle d’un arbre qui vit actuellement aux Indes ; puis il a fait connaître des plaques palatales de poissons provenant des terrains des environs de Montpellier[14]. Enfin on doit encore à de Jussieu un travail sur l’origine et la formation des cornes d’Ammon[15], qu’il regarde comme des espèces analogues au Nautile des Indes (N. pompilius Lam.), et qui se sont pétrifiées dans les roches. Il dit qu’on peut déjà en distinguer plus de 100 espèces, sans compter les variétés ; et nous avons vu, en effet, précisément dans le même temps, Scheuchzer en caractériser 140. Le secrétaire de l’Académie, en mentionnant ce mémoire, rappelle que, d’après Pline, Solinus et d’autres auteurs latins, ces pétrifications étaient ainsi nommées parce qu’elles venaient de la Libye, où la statue de Jupiter Ammon, qu’on y adorait, portait des cornes de bélier auxquelles ressemblent ces pétrifications ; mais nous avons fait voir que l’origine de cette étymologie ne reposait encore sur aucune base certaine. De Jussieu a également signalé des restes d’Hippopotame non loin de Montpellier, dans un endroit appelé la Mosson.

Avant de nous occuper des auteurs les plus marquants du milieu de ce siècle, nous grouperons ici quelques publications qui, de 1720 à 1770, ont plus ou moins attiré l’attention des naturalistes ; les unes se distinguent par l’étrangeté des idées, les autres, en traitant de sujets assez bornés, sont dépourvues de caractères particuliers et n’offrent qu’un faible intérêt. Boulanger[16], qui avait observé, surtout au point de vue de l’ingénieur, le cours de la Marne et son bassin hydrographique, prenait les oolithes, si fréquentes dans certains calcaires jurassiques de ce pays, pour des œufs ou germes de coquillages, et confondait avec elles de véritables rhizopodes, telles que les Miliolithes du calcaire grossier des environs de Paris. Bien qu’il ait examiné fort en détail. tout le pays compris entre Langres et la capitale, signalé les principales couches de roches et remarqué même les fossiles en place, on n’aperçoit dans son travail aucune idée de succession stratigraphique et encore moins de distinction des fossiles relativement à ces diverses couches. Nous avons déjà parlé de L. Bourguet (antè, p. 59), qui, bien que né en France, s’était plus particulièrement occupé de l’histoire naturelle de la Suisse, où il résidait, et avait ajouté à son Traité des pétrifications un chapitre bibliographique assez étendu et l’indication de toutes les localités connues alors, où des fossiles avaient été observés.

L’abbé Sauvage[17] nous paraît être le premier qui ait décrit et fait représenter une coquille de rudistes bien caractérisée (Radiolites Sauvagesi, d’Orb.) et constituant par son abondance une couche aux environs d’Uzès, sur les pentes des Cévennes. Cette circonstance a été omise par la plupart des auteurs, qui, dans ces derniers temps, ont prétendu donner des monographies complètes de ces fossiles.

Suivant un article de Desmarest inséré dans l’Encyclopédie méthodique le chimiste Rouelle, professeur au Jardin des Plantes, faisait précéder son cours par une exposition des caractères des minéraux, et, à cette occasion, développait certaines idées sur la théorie de la terre et la composition de sa surface.

Il y distinguait l’ancienne terre et la nouvelle terre : la première comprenant les roches granitiques massives ; la seconde, un ensemble de lits et de bancs calcaires, argileux, marneux et sableux, déposés horizontalement et formés de débris organiques. Ceux-ci seraient distribués d’après un certain ordre, et leurs espèces différeraient suivant les pays, comme on l’observe encore dans les mers actuelles. Il indiquait par le nom d’amas la réunion ou l’association de certaines coquilles. Ainsi, il disait l’amas des Vis (comprenant sous cette dénomination les Turritelles, les Cérites, etc.), qui était particulièrement répandu aux environs de Paris, depuis Chaumont, à l’ouest, jusqu’à Courtagnon, près Reims, à l’est. L’amas des Ammonites, des Bélemnites et des Gryphites s’étendait dans la Bourgogne, le long de l’ancienne terre du Morvan. Rouelle avait, sur l’origine de la houille, des idées justes, mais émises depuis longtemps ; il n’a rien fait, d’ailleurs, de particulier pour la connaissance des fossiles, et n’a laissé aucun écrit. Ce que nous savons de sa géologie nous a été transmis par Desmarest, qui paraît avoir été un de ses élèves, et dont la partialité si manifeste envers un de ses contemporains, dont nous parlerons tout à l’heure, pourrait bien avoir été trop favorable au contraire pour son maître.
B. de Maillet.

Benoît de Maillet, qui avait séjourné longtemps en Égypte et fait plusieurs voyages dans le Levant comme consul général, fit imprimer, en 1735, un ouvrage qui ne parut qu’en 1748, intitulé Telliamed (anagramme de son nom), ou Entretiens d’un philosophe indien avec un missionnaire français sur la diminution de la mer, la formation de la terre, l’origine de l’homme, etc.[18]. Il le dédia à Cyrano de Bergerac, auteur du Voyage imaginaire dans le soleil et dans la lune. « C’est à vous, illustre Cyrano, dit-il, que j’adresse mon ouvrage : puis-je choisir un plus digne protecteur de toutes les folies qu’il renferme ?… Extravaguer pour extravaguer, on peut extravaguer dans la mer comme dans le soleil ou dans la lune, » etc.

Un auteur qui débute ainsi ne peut pas être jugé bien sévèrement ; ce serait lui attribuer une importance à laquelle il ne semble pas prétendre ; la critique est désarmée devant cet aveu et n’a point de prise sur un ouvrage où ce qui est sérieux doit cependant être signalé, si ce qui ne l’est pas échappe à la discussion.

Une préface bien pensée expose le sujet avec simplicité et s’attache à justifier plusieurs points de vue, entre autres ceux qui pourraient se trouver en contradiction avec une fausse interprétation littérale de la Bible. C’est ainsi que l’auteur dit (p. clii) : « Mais il est constant par la Genèse que le soleil ne fut créé que le quatrième jour, et que, par conséquent, on ne pouvait auparavant compter ni jours ni nuits ; d’où l’on peut conclure que ce terme de jours n’est employé en cet endroit qu’improprement, métaphoriquement, et pour signifier la succession avec laquelle l’Intelligence supérieure exécuta les différents ouvrages dont il y est parlé. »

On peut reconnaître, dans Telliamed, deux parties distinctes : l’une comprenant l’observation exacte de certains faits et les réflexions naturelles qu’ils suggèrent ; l’autre des renseignements vagues, douteux ou tout à fait faux, servant de point de départ aux hypothèses les plus étranges. La première, qui aurait dû seule fixer l’attention, est précisément celle qui a été négligée, tandis que la seconde a échappé à l’oubli, demeurant comme un exemple souvent cité de conception bizarre ou originale. Le retentissement du livre, lors de son apparition, est dû à cette partie purement hypothétique, à laquelle l’auteur faisait sans doute allusion dans sa dédicace.

L’ouvrage est divisé en six entretiens ou journées, rapportés aux années 1715 et 1716[19]. Or, ce qui nous semble mériter d’être rappelé ici se trouve compris dans les trois premiers entretiens ; les autres, qui ont fait la fortune de Telliamed, sont précisément ceux sur lesquels nous croyons inutile d’insister.

L’idée fondamentale de de Maillet, le grand fait d’où il déduit la formation des terrains, celle des continents et des îles, le développement successif des végétaux et des animaux, c’est l’existence, qu’il croit avoir démontrée, des eaux de la mer ayant enveloppé tout le globe à son origine, puis ayant diminué peu à peu jusqu’à leur état actuel. Tout est subordonné à ce résultat qui, par une coïncidence singulière, n’est autre que celui qu’admettaient les prêtres égyptiens trois mille ans avant qu’il ne vint puiser ses inspirations dans cette même vallée du Nil. Il procède d’ailleurs, dans ses recherches, avec beaucoup d’ordre et de méthode, ce qui était assez rare alors.

Ayant observé que les pierres éloignées de la mer, comme celles qui en sont le plus rapprochées, avaient le même aspect et les mêmes caractères ; qu’on y rencontrait partout, à toutes les hauteurs, des coquilles pétrifiées et différentes les unes des autres ; que les pierres dans les carrières étaient de diverses couleurs et de diverses natures, de dureté et de qualité variables ; qu’elles étaient disposées par lits au-dessus les unes des autres, il en conclut que le tout a été formé dans la mer, non pas en même temps, mais successivement, dans l’ordre où l’on voit chaque pierre, et que, par conséquent, la mer avait dû se retirer de plus en plus pour les laisser toutes à sec.

Pour s’assurer de ce premier fait, de Maillet étudie avec soin les côtes, la manière dont les dépôts s’y forment, et cherche même à se rendre compte des caractères de ceux qui sont à une plus ou moins grande profondeur. Il examine l’action des courants marins, celle des fleuves et des rivières qui ont des bancs ou des barres à leur embouchure, puis l’influence que peut avoir la forme de la plage ouverte ou resserrée, à pentes rapides et escarpées, ou très-plate, vaseuse, sableuse, caillouteuse, unie ou accidentée, sur la composition, la disposition, la hauteur, l’étendue et la direction des dépôts. Il reconnaît alors la plus grande analogie entre les caractères des roches dans les montagnes, les collines et les vallées, et ce qui se passe encore sous la mer et sur ses bords.

« Le nombre prodigieux de coquillages de mer de toute espèce, dit-il (p. 28), cimentés à l’extérieur de l’une et l’autre de ces congélations, depuis les bords de la mer jusqu’au plus haut de nos montagnes, ainsi qu’on le remarque à ses rivages et dans les lieux qui en sont voisins, ne lui parut pas une preuve moins convaincante de leur fabrication dans le sein de celle où ces poissons naissent, vivent et meurent[20]. Des bancs considérables d’Huîtres qu’il rencontra sur certaines collines, d’autres qui lui parurent insérés dans la substance même des montagnes, des monts entiers de coquillages placés sur le sommet et au milieu d’autres collines de pierre ordinaire, des vallées qui en étaient presque entièrement semées à la hauteur de plusieurs pieds, des coquillages de mer sans nombre sortant de la substance des montagnes que le temps avait minées, tant de corps marins qui s’offraient à ses yeux de toutes parts lui représentaient la juste image de ce qu’il avait observé dans le sein de la mer même. C’était pour I lui une démonstration si forte de l’origine de nos terrains, qu’il lui semblait étonnant que tous les hommes n’en fussent pas convaincus. »

L’auteur passe ensuite à la formation des poudingues, le long des côtes couvertes de cailloux et de sable, et il en signale de semblables dans des collines élevées, où ils ont dû être formés par la même cause. Il cite, à ce sujet, les environs immédiats de Marseille, et distingue très-bien les dépôts de cailloux stratifiés de ceux apportés par les cours d’eau plus récents. Il s’occupe des marbres brèches et de leur origine ; leur mode de formation et celui des marbres veinés est assez bien compris ; il en est de même de la coloration des veines calcaires et des autres roches de diverses teintes ; mais la cause de la couleur verte de certaines pierres, attribuée à des herbes qui auraient été enveloppées dans la pâte, ne prouve pas des connaissances minéralogiques bien étendues. Il remarque (p. 51) que, parmi les coquillages sans nombre qu’on observe dans les couches, les uns sont connus et les autres ne le sont pas, ou se rencontrent très-rarement sur les côtes actuelles voisines. Les cornes d’Ammon, par exemple, n’existent pas dans la mer et ne se trouvent que dans les parties les plus profondes du sol, tandis que les coquillages fréquents le long de nos plages se montrent dans des couches plus rapprochées de la surface, établissant ainsi la postériorité des secondes par rapport aux premières.

Des recherches et des comparaisons que de Maillet fit ensuite dans les escarpements des montagnes, dans les carrières, dans le creusement des puits, comme de tous les renseignements dont il s’était entouré, il conclut (p. 61) « que toutes les montagnes et tous les terrains de ce globe ne sont originairement « que sable ou pierre ; que la pierre est composée, ou de sable durci ou de vase, ou d’un mélange de l’un et de l’autre, ou faite d’argile et de ces autres dépôts des eaux de la mer qui se trouvent encore dans son sein ; que la diversité de couleur dans les pierres procède de la diversité du grain et de celle des matières qui sont entrées dans cette pétrification ; que toutes les montagnes primitives, même celles de sable dur non pétrifié, sont composées de lits arrangés les uns au-dessus des autres, presque toujours horizontalement, plus épais ou plus minces, et d’une couleur ou d’une dureté souvent inégales, ce qui ne peut provenir que d’un arrangement successif des diverses matières dont ces amas sont formés ; que ces arrangements ont lieu du sommet des plus hautes montagnes jusqu’au plus profond de leurs abîmes et jusqu’à ce qu’on arrive, à l’eau… ; qu’il n’est pas possible d’imaginer que l’arrangement de ces matières, diverses en qualité, en substance, en couleur et en dureté, ait pu se faire autrement que dans le sein de la mer, et par les différentes matières dont les eaux se sont trouvées chargées durant tout le temps nécessaire à la fabrication de ces amas prodigieux… ; que, pour preuve de cette vérité, la mer continue encore aujourd’hui dans son fond le même travail ; que dans l’éloignement de ses rivages on retrouve le même arrangement par lits de diverses matières non encore endurcies, et que l’on rencontre aussi sur les côtes des amas de ces mêmes matières, qui sont employées dans les pétrifications collées à la superficie de toutes les grandes montagnes. » etc.

L’auteur admet que la mer s’est élevée fort au-dessus de ces dernières, mais qu’alors elle ne renfermait pas encore d’êtres organisés, parce qu’on n’en rencontre pas de traces dans les hautes montagnes primitives. C’est dans celles qui se formèrent après le premier abaissement des eaux, sur les pentes des précédentes, que les plantes d’abord, puis les poissons et les coquillages, vécurent au milieu des débris et des accumulations de sable, de vases et autres matériaux provenant de la destruction des roches anciennes, et ainsi se succédèrent les diverses couches qui ensevelissaient au fur et à mesure les animaux que ces mers nourrissaient.

(P. 76.) Les preuves que rapporte de Maillet dans le second entretien sont prises, sans qu’il s’en aperçoive, dans un ordre de faits différent. Ce sont les restes d’industrie humaine, supposés trouvés dans des bancs de roches réguliers, des débris de squelettes humains recueillis dans des circonstances analogues, des os d’une race de géants[21], etc., et d’autres données également sans valeur, parce qu’elles n’ont aucun caractère d’authenticité. Il explique, d’ailleurs, d’une manière fort naturelle, l’hétérogénéité des dépôts sédimentaires, des poudingues, des brèches, des calcaires sableux, des marbres veinés, panachés, etc., dont les parties verdâtres sont toujours pour lui des herbes maritimes.

Après avoir rappelé les observations de de Jussieu sur les empreintes de plantes de Saint-Chamont, il traite des poissons fossiles de la Syrie, provenant de deux localités éloignées de deux journées de marche de la mer, fort élevées au-dessus de son niveau et distantes l’une de l’autre de 4 ou 5 lieues. Il remarque que les poissons lui ont paru être les mêmes que ceux qu’on pêche encore sur la côte, qu’ils sont posés à plat dans le sens des lits de la pierre, que ces lits sont réguliers et surmontés d’une infinité d’autres également réguliers.

Lorsque de Maillet observait lui-même, il le faisait avec beaucoup de sagacité, comme on peut en juger par sa description de la couche de minerai de fer de Moyeuvre, dans la vallée de la Moselle, entre Metz et Thionville. Il a constaté sa position stratigraphique par les considérations mêmes que nous employons aujourd’hui. P. 89 : « La veine ou le lit de cette mine, dit-il, de l’épaisseur à peu près de 6 pieds, non-seulement s’étend horizontalement sous une de ces montagnes à 2 ou 3 toises seulement de l’élévation du ruisseau, mais elle court encore à pareille hauteur et de la même épaisseur sous la montagne opposée et sous toutes les autres qui leur sont contiguës, soit qu’elles en soient séparées ou non par de profondes vallées. Je retrouvai la même mine, et à la même hauteur, sous les montagnes de la Lorraine allemande, au delà de la Moselle, et sous d’autres montagnes du Bassigny et des pays voisins, c’est-à-dire dans l’étendue de plus de 30 lieues. Il n’y a point de doute que ce lit, si égal, de cette vaste mine, ne soit un dépôt que les eaux de la mer ont formé en ces lieux, lorsque toutes les montagnes dont elle est couverte n’étaient pas même encore commencées. Ce fait est justifié non-seulement par la vaste étendue de cette mine, dont les bornes ne sont pas connues, par la qualité et l’épaisseur de son lit, qui sont les mêmes dans tous les lieux où elle se découvre, mais encore par le nombre infini de couleuvres de mer et de coquilles de cornes d’Ammon qu’on trouve pétrifiées dans cette vase ferrugineuse[22]. »

Il cite ensuite d’autres preuves de la répartition universelle des fossiles, tels que le mont Pilate, dans le canton de Lucerne, l’île de Malte, qu’il avait observée à plusieurs reprises, la présence des polypiers ou madrépores recueillis par lui sur divers points, celle des bancs d’Huîtres de la Toscane, du Pisan et de diverses autres parties du globe. Sa description de la colline de Sainte-Croix-du-Mont, sur la rive droite de la Garonne, en amont de Bordeaux, et du banc d’Huîtres qu’elle renferme, est aussi exacte que celle de la couche de minerai de la Lorraine. Les citations de fossiles en Égypte, sur les bords du Rhin et dans d’autres localités de la France, viennent encore ajouter à la masse des preuves accumulées à l’appui de son hypothèse ; aussi dit-il (p. 106) : « Comment n’être pas persuadé que ce globe que nous habitons est l’ouvrage de la mer, et qu’il a été formé dans son sein comme se forment encore sous ses eaux de pareilles compositions, ainsi que nous le voyons de nos propres yeux sur les rivages qui ont peu de profondeur et comme les plongeurs nous en assurent. »

De Maillet attribue la formation de la plupart des îles de la Méditerranée à l’action combinée des courants circum-méditerranéens ; les vallées et les montagnes aujourd’hui émergées auraient eu une origine analogue, opinion que nous avons vue émise plus tard par de Saussure lors de ses premiers travaux (antè, p. 64 et 76).

Contrairement à la plupart de ses prédécesseurs, de ses contemporains et à bon nombre de ceux qui sont venus après lui, l’auteur de Telliamed nie la possibilité du déluge universel, tel qu’on le comprend ordinairement ; il discute la question avec une entière liberté, et ce n’est pas un des passages les moins remarquables de son livre. Depuis Bernard Palissy nous ne voyons pas qu’elle ait été traitée avec plus de bon sens.

Il rappelle et interprète à son point de vue la disparition des villes anciennes de la vallée du Nil, et suppose que la mer remontait autrefois dans cette vallée de manière à baigner successivement leurs murs, et cela jusqu’à une grande distance de la côte actuelle du Delta. Pour lui, les roches coquillières des environs des pyramides, du Caire, et probablement la colline de Mokatam, ont été formées alors que le pays était déjà habité sur certains points. Il croit trouver partout des preuves de la diminution de la mer. Cette diminution devant se continuer dans l’avenir, il entrevoit par suite la réunion de la France aux Iles-Britanniques, de l’Espagne à l’Afrique, etc. Des mers intérieures se forment çà et là par la mise à sec de certaines portions de terre qui font encore aujourd’hui partie de l’Océan. Avec l’accroissement des continents, le cours des fleuves et des rivières augmente aussi, et tous les faits connus d’ensablement des côtes, sur celles de la Méditerranée, comme sur celles de l’Océan, concourent encore à prouver le retrait de la mer.

Dans son troisième entretien, il s’attache à évaluer la proportion de cet éloignement, combat les systèmes contraires, et l’on doit reconnaître qu’il y a dans l’ensemble de ses raisonnements et de ses preuves une liaison très-remarquable. Du moment que l’idée du soulèvement des parties solides de l’écorce terrestre ne se présente pas à l’esprit comme une chose possible, les déductions de son système sont très-logiques, si l’on en excepte toutefois la confusion qu’il fait en réunissant des phénomènes de même ordre, mais non contemporains. Il comprend bien d’ailleurs que la diminution doit se manifester partout en même temps et dans le même rapport, que l’élévation des eaux doit être égale partout le globe et leur superficie uniforme (p. 175).

De Maillet réfute l’hypothèse des cavernes intérieures dans lesquelles les eaux se seraient englouties, hypothèse purement imaginaire, sur laquelle nous avons vu de Luc renchérir encore 40 ans après, pour bâtir un édifice beaucoup plus compliqué sans être plus solide, qu’il a soutenu pendant un temps à peu près égal et avec une ténacité digne d’une meilleure cause.

« Les histoires qui nous restent, dit plus loin l’auteur de Telliamed (p. 178), ont si peu d’antiquité, elles sont si confuses et si incertaines, à mesure qu’elles s’éloignent de nous, qu’il n’est pas étonnant que nous ignorions ce qui nous a précédé de quelques milliers d’années. » Cette remarque est beaucoup juste que ce que nous rapporterons plus loin sur le même sujet, d’après un des grands anatomistes modernes. De Maillet était fort instruit d’ailleurs de tout ce que l’on savait d’après les Anciens. Il avait beaucoup étudié les phénomènes récents sur le pourtour de la Méditerranée, c’est-à-dire dans les pays mêmes où les traditions et les données historiques sont le mieux conservées.

Le quatrième entretien est consacré à l’examen des différents systèmes sur l’origine et la nature des corps marins trouvés dans l’intérieur des montagnes. De Maillet s’appuie beaucoup sur les observations de Seilla, critique avec toute raison les rêveries de Langius, etc., puis, récapitulant les faits connus en faveur de la formation des couches dans les eaux de la mer : « Tout enfin, dans la nature, dit-il (p. 52), nous parle de cette vérité, que nos terrains sont l’ouvrage de la mer et qu’ils en sont sortis par la diminution de ses eaux. »

Dans le cinquième entretien l’auteur arrive enfin à la partie la plus difficile de son système, dont tous les éléments étaient bien liés jusque-là, c’est-à-dire aux causes de la diminution de la mer et aux conséquences de ce système par rapport à l’état passé, présent et futur de l’univers.

Les considérations générales sur l’ignorance où nous sommes du temps que les connaissances acquises par les peuples anciens ont mis pour se développer sont encore fort justes ; mais ensuite, cessant d’être guidé par l’observation et les faits acquis, tout le reste de l’ouvrage n’est plus, sur les divers sujets qu’il traite, qu’une compilation de documents incomplets, de données fausses, d’erreurs de physique, sur lesquels de Maillet édifie les idées les plus bizarres, les plus obscures ou les déductions les moins justifiées. Ici, c’est à l’astronomie et aux phénomènes cosmiques qu’il a recours pour rendre compte de la diminution des eaux de la mer par suite d’une véritable évaporation qui les élève vers d’autres globes (p. 95), là, c’est l’origine des volcans qui est attribuée aux huiles et aux graisses provenant des animaux marins (p. 101). « C’est de ces corps huileux et combustibles, dit-il, que les montagnes du Vésuve, de l’Étna, et tant d’autres qui comme elles vomissent des torrents de feu, sont farcies dans leurs entrailles. » Nous ne nous arrêterons point davantage à de pareilles idées, qui sortent du domaine de la science, non plus qu’à celles qui se rapportent aux destinées de la terre, du soleil, des comètes et des étoiles, où l’imagination de l’auteur va se perdre avec celle de son ami Cyrano.

Nous n’insisterons pas davantage sur le sixième entretien de Telliamed, celui où il traite de l’origine de l’homme et des animaux et de la propagation de l’espèce par les semences. C’est celui qui par son étrangeté, parce qu’il se rattache à une question qui nous touche de plus près, parce que l’idée fondamentale qu’il développe a été reprise depuis par un zoologiste éminent, et se retrouve encore au fond de beaucoup d’ouvrages modernes plus ou moins philosophiques, c’est cet entretien, disons-nous, qui a valu à l’auteur toute sa célébrité. Les animaux et les végétaux marins, laissés à sec par le retrait de la mer, se seraient transformés, suivant lui, en animaux et végétaux terrestres par la seule nécessité de s’accommoder au nouveau milieu dans lequel cette circonstance, prévue ou imprévue du Créateur, de Maillet ne le dit pas, les a obligés de vivre. Telle est la pensée que l’auteur cherche à appuyer par des raisonnements, des preuves et des exemples tous plus ou moins contestables.

Mais si, laissant de côté cette partie fantaisiste de son livre, à laquelle, nous en sommes convaincu par son propre aveu, il n’accordait aucune importance réelle, nous ne considérons que les quatre premiers entretiens, nous trouverons que Telliamed vaut mieux que sa réputation, qu’il y a dans ses recherches, dans la suite et l’arrangement des faits, beaucoup plus d’entente d’un véritable système que dans la plupart des ouvrages de son temps ; mais aussi, comme dans tous les livres où l’imagination finit par l’emporter sur l’observation et l’expérience, celui dont nous venons d’essayer de reproduire les points les plus importants commence avec toute la sévérité des méthodes scientifiques, pour se terminer par les conceptions les plus dénuées de vraisemblance.

De Luc[23], après avoir examiné le système de Le Catt[24], suivant lequel toutes les matières du globe se sont arrangées dans l’ordre de leur pesanteur spécifique, de manière que l’eau est la dernière couche qui ait environné tout le globe, de Luc, disons-nous, étudie avec un soin particulier l’ouvrage de de Maillet, et, bien qu’il ne l’apprécie pas au même point de vue que nous, il lui rend cependant plus de justice que la plupart des écrivains qui en ont parlé. « M. de Maillet, dit-il en terminant cette longue analyse (p. 385), me paraît avoir bâti son système sur plus de vérités de fait et plus de principes de physique reconnus qu’aucun de ceux qui, comme lui, se sont embarqués dans la recherche d’une origine du monde, uniquement due à des combinaisons de la matière. Ce qu’il a bien vu en cosmographie est entré dans notre provision de faits ; ce qu’il a mal vu, détruit par des faits, m’a conduit à les faire connaître, et ses erreurs sur l’origine de ce qui a vie nous ont donné occasion d’apercevoir combien, sur ce point, l’histoire naturelle et la physique sont impuissantes. » Il est certain qu’en faisant intervenir une puissance surnaturelle dans la question, comme on a vu que le faisait de Luc, on se dispense de tout effort d’imagination et l’on n’a pas besoin de chercher l’origine des animaux et des végétaux terrestres dans une transformation des espèces aquatiques laissées à sec par l’éloignement de la mer.

Ces dernières vues de de Maillet sont d’ailleurs, comme celles qu’émit J. Robinet dans ses Considérations philosophiques sur la gradation naturelle des formes de l’être, où le but général de la nature aurait été la tendance vers l’homme, manifestée par des produits qui lui ressemblaient de plus en plus, ces vues, disons-nous, sont celles que reproduisit, soixante ans après, de Lamarck, dans sa Philosophie zoologique, en y ajoutant tout ce que les progrès de la science et ses études personnelles pouvaient avoir de confirmatif à leur égard. Elles sont d’ailleurs tout autant du domaine de l’anthropologie spéculative que de celui de la paléozoologie positive, et, quant à cette dernière, plus elle s’agrandit, plus elle vient combler de lacunes dans la série des êtres, et moins elle justifie ces idées de transformations des types, vers lesquelles beaucoup de personnes manifestent aujourd’hui encore une certaine tendance.
Auteurs divers du milieu du xviiie siècle.

Avant de nous occuper des travaux de deux naturalistes qui tiennent, mais à des titres différents, une grande place dans l’histoire de la science pendant le second tiers du xviiie siècle, nous devons mentionner quelques recherches, qui, pour être être peu importantes par elles-mêmes, prouvent cependant que le goût de l’observation commençait à se répandre, chez nous, quoique assez tardivement. Nous commencerons par celles qui se rapportent au sud de la France, et nous examinerons ensuite celles qui sont relatives au centre et au nord du même pays. La comparaison des dents de poissons pétrifiés avec les dents des espèces vivantes a été essayée par Rivière[25] ; le père Castel a donné une dissertation sur les pierres figurées que l’on trouve à Saint-Chamont, dans le Lyonnais, et dans d’autres endroits ; il a parlé aussi des coquillages et des autres vestiges laissés par la mer[26]. Trembley s’est occupé des fossiles des montagnes qui séparent la Provence du Piémont[27] ; Alléon Dulac, dans ses Mémoires pour servir à l’histoire naturelle du Lyonnais, du Forez et du Beaujolais[28], a consacré le second volume presque en entier à la minéralogie et une note particulière aux fossiles de ce pays.

Près de Vienne, une dent fossile, trouvée en 1773, a été reconnue depuis pour avoir appartenu à un Mastodonte[29], et l’on doit à Gendon un catalogue assez détaillé des fossiles du Dauphiné avec l’indication des localités ou ils ont été recueillis[30]. Aux environs de Montpellier, Joubert[31] a signalé, de plus que son prédécesseur Astruc, des restes : nombreux de poissons (dents de Lamma, de Squales, plaques palatales, etc.), mais il pense aussi que le territoire qui entoure cette ville n’a été formé que par les atterrissements de l’embouchure du Rhône. Il cite une grande Huître comme ayant son analogue en Amérique ; c’est l’O. crassissima, Lam., voisine en effet de l’O. virginica. Près du village d’Aubaï, au sud-est dé Sommières (Gard), Amoreux [32] a fait connaître l’existence de nombreux polypiers, d’échinides, d’acéphales et d’autres fossiles, mais sans aucuns détails circonstanciés. L’abbé Boissier de Sauvages a publié plusieurs mémoires sur les pétrifications des environs d’Alais[33].

Quant au mémoire de la Faille sur les pierres figurées du pays d’Aunis[34], il est absolument sans valeur, et, d’un autre côté, nous ignorons ce que contenaient les Mémoires sur les coquillages fossiles, les oursins, etc., trouvés dans les carrières de Léognan, près Bordeaux, sur les coquillages fossiles de Saucats, par M. de Baritault, sur le banc de coquillages de la côte de Sainte-Croix du Mont, au sud de Bordeaux, lu à l’académie de cette ville, le 25 août 1718, par Sarrau de Boynet, mémoires qui, suivant Hérissant[35] ; paraissent être restés inédits.

Pasumot a décrit une dent d’Éléphant trouvée dans l’Yonne, près d’Auxerre[36], et publié une note[37] sur un nouveau fossile qu’il classe parmi les Poulettes et qu’il désigne sous le nom de Rostroite. Cette coquille, qu’il avait recueillie dans le Nivernais entre Saint-Bévérien et Arsart, est celle qui a été désignée par L. de Buch en 1833 sous le nom de Terebratula ringens.

Buc’Hoz a publié, en 1769, un ouvrage intitulé : Vallerius Lotaringiæ, ou Catalogue des mines, terres, fossiles et cailloux qu’on trouve dans la Lorraine et les trois évêchés, extrait du Dictionnaire de toutes les mines, terres, fossiles, etc., de France. De Servières a décrit une dent d’Éléphant rencontrée dans le lit de la Moselle à Ponte-à-Mousson[38], et le voyage exécuté de Bruxelles à Lausanne, en traversant une partie du pays de Luxembourg, de la Lorraine, de la Champagne et de la Franche-Comté, renferment des détails minéralogiques qui pourraient encore être consultés[39]. Pour le versant oriental des Vosges, Schœpflin[40] avait rassemblé d’assez nombreux matériaux.

Musard, dans sa lettre à M. Jallabert[41], prend des rhizopodes et surtout les Miliolites du calcaire grossier pour des œufs de poissons ; mais il constate, par un examen assez attentif de toutes les roches calcaires du pays, que la constitution des couches de la terre doit beaucoup plus qu’on ne le croit généralement à l’action des forces organiques. Boulanger[42], dont nous avons parlé ci-dessus, croyait au contraire que les oolithes dont les calcaires de Chevillon et de Savonières, entre Joinville et Saint-Dizier, sont remplis, étaient des germes de mollusques dont il trouvait qu’il devait y avoir 46 milliards par toise-cube de pierre. Il les confondait aussi, comme on l’a vu, avec les Miliolites.

On doit à J. d’Ortous de Mairan[43] quelques remarques sur les pétrifications trouvées à Breuilpont, à l’abbé-Jacquin[44] une note sur les pétrifications d’Albert, en Picardie, qui constituent une masse de végétaux encroûtés de carbonate de chaux ; à Wartel[45], une autre note sur les minéraux, les pierres et les pétrifications de l’Artois, et, à un anonyme, un Mémoire sur quelques fossiles de cette même province[46]. L’abbé Dicquemarre s’est occupé de décrire plusieurs espèces de coquilles fossiles et particulièrement des Ammonites,[47] et, sous le nom d’Osléolithes, il a fait connaître des débris de reptiles sauriens (probablement d’Ichthyosaures) provenant des argiles du cap la Hève, près du Havre, et de celles des Vaches-Noires, sur la côte du Calvados[48]. De Robien, à la suite de son ouvrage intitulé : Nouvelles idées sur la formation des fossiles[49], s’est occupé de trois différentes espèces de pierres figurées qui se trouvent en Bretagne.

Si nous nous rapprochons de Paris, nous trouverons les coquilles fossiles des environs de Beauvais, signalées dans une lettre adressée au Mercure de France[50], ainsi que dans une seconde lettre du même mois. De Lassone, dans ses Observations d’histoire naturelle faites aux environs de Compiègne[51], a traité presque exclusivement des pierres Numismales ou lenticulaires qu’on trouve abondamment au nord de la ville, autour de Pierrefonds et de Betheuil, mais sans donner une idée bien nette de leurs gisements. Il ne distingue pas même celles des bancs calcaires de celles des sables sous-jacents. Il décrit cependant séparément, sous le nom local de cran ou cron, la craie qui borde l’Oise en face de Compiègne. Les Nummulites de Noyon et de Soissons avaient été mentionnées aussi quelque temps auparavant[52]. Les grès de la forêt de Fontainebleau ont été le sujet d’un second travail de Lassone[53], dans lequel il décrit leurs caractères minéralogiques, leur disposition en bancs interrompus ou en grands rogons compris dans la partie supérieure de la masse de sable.

Toutes ces observations, que nous avons dû rappeler malgré leur peu d’intérêt, prouvent combien était juste la remarque de Bourguet ; à ces nombreuses iconographies paléontologiques de l’Allemagne, de la Suisse et de l’Angleterre, à ces nombreux musées d’histoire naturelle illustrés en Italie, la France, malgré les richesses de son sol, n’avait encore rien à opposer, et le poëme d’un religieux bénédictin [54], consacré à l’éloge des curiosités naturelles que madame de Courtagnon avait recueillies aux environs de Reims, et principalement dans son domaine, vient couronner dignement ces productions sans caractère et dont nous aurions pu augmenter encore le nombre, en puisant d’autres citations dans la Bibliothèque physique d’Hérissant[55].

Cependant quelques travaux un peu plus généraux et plus importants commençaient à se faire jour. Ainsi le Dictionnaire universel des fossiles propres et des fossiles accidentels, de Élie Bertrand[56], est un livre utile et bon pour l’époque. Il est écrit dans l’esprit du Nomenclator lapidum figuratorum, de Scheuchzer, dont Klein avait donné une seconde édition[57], mais il est plus étendu et plus complet. On y trouve beaucoup de documents instructifs sur l’histoire des corps inorganiques et organiques, aux points de vue pétrographique, minéralogique et paléontologique.

En 1751, Dezallier d’Argenville donna le Catalogue des fossiles de toutes les provinces de France[58], traduit quelques années après et complété dans son Histoire naturelle éclaircie dans une de ses parties principales, l’oryctologie[59], ouvrage, dont les planches représentent des roches ; des minéraux, des concrétions, des dendrites et divers corps organisés fossiles, mais sans aucune donnée zoologique, ; ni de gisemnent. L’énumération par province des localités où ont été rencontrés les roches, les minéraux et les fossiles, ajoute sous le rapport de ces derniers à ce que contenait déjà le tableau de Bourguet. De son côté, Hellot, dans son Essai sur les mines ou état des mines du royaume, distribué par provinces[60], a donné description des fossiles et des pétrifications de ce pays. L’abbé Pluche, dans les trois premiers volumes du Spectacle de la nature[61], a réunis plusieurs observations à l’appui de ses vues, entre autres celles qui se rattachent à la composition de la colline de Laon et à l’origine de ses sources. On doit à Morand des travaux importants sur l’origine, l’exploitation et l’emploi du charbon de terre[62], et Le Camus[63], en traitant de la même substance, rejette son origine végétale. Il l’attribue au bitume, dont quelques courants auraient pénétré, à certains moments, des terres ou des pierres particulières qui en auraient été imprégnées. Cette opinion serait, dit-il, conforme à la définition qu’a donnée Vallerius et à celle de Cartheuzer.

D’après ce que nous lisons dans l’introduction du premier volume du Cours d’histoire naturelle fait par Adanson en 1772[64], la troisième partie de ce cours était consacrée aux corps bruts ou inorganiques. En ce qui concerne la géologie, le célèbre naturaliste admettait le déluge universel de la Bible et l’expliquait par un déplacement des eaux à la surface, par des pluies prolongées et générales, occasionnées par l’inclinaison de l’axe de la terre ; celle-ci serait résultée du choc d’une comète ou de toute autre cause intérieure ou extérieure. On voit combien cette physique du globe, viciée dans son principe, est fausse dans ses effets. Quant à la partie positive ou d’observation directe, on reconnaît qu’Adanson : n’avait fait aucune étude de la nature sous ce point de vue ; il était fort en arrière de ce qu’on savait de son temps ; aussi ne pouvons-nous nous associer aux éloges que lui donne à cet égard J. Payer, l’auteur de cette Introduction.

Nous venons de dire qu’au moment où nous sommes arrivé deux savants dominaient dans les sciences qui nous occupent ; tous deux, travailleurs infatigables, ont, pendant 40 ans, publié d’innombrables recherches. Le premier, d’un esprit vaste, savait, dans une large synthèse, rassembler et coordonner tous les matériaux épars d’un sujet donné, tracer de brillants tableaux, exposer les idées et les faits avec une clarté et une élégance qu’aucun de ses successeurs n’a dépassées, ni même atteintes ; il a pu de son vivant jouir de sa renommée ; il a imprimé aux esprits une heureuse impulsion vers l’étude de la nature, et la postérité a ratifié la popularité qui s’était attachée au nom de Buffon.

Le second, se tenant plus près de la nature elle-même, observateur exact, minutieux, ne s’élevant pas au-dessus des plus simples conséquences des faits, écrivain peu habile, comme il est le premier à le reconnaître, sec, souvent diffus par l’entassement de détails superflus, a peu réagi sur ce qui l’entourait, et son influence a été presque nulle. Il vint trop tôt pour certaines de ses idées, qu’il n’appuya point non plus de démonstrations suffisantes. Peu apprécié de ses contemporains, malgré tout ce qu’on lui doit, il n’a été réhabilité qu’assez longtemps après sa mort et seulement encore dans l’esprit de quelques hommes de science, car le nom de Guettard n’a point été adopté par l’opinion publique, qui semble se résoudre difficilement à admettre en même temps deux sommités dans un même ordre d’idées.

Nous commencerons par celui-ci.

On avait déjà quelques indications de la distribution des roches à la surface de notre pays dans un ouvrage devenu assez rare et intitulé : Les rivières de France, ou description géographique et historique des cours et des débordements des rivières, par Coulon[65], avec une carte hydrographique qui semble marquer la séparation des granites et des terrains stratifiés ; mais en réalité Guettard doit être regardé comme l’auteur du premier essai de cartes minéralogiques, basées sur des observations suffisamment nombreuses et répétées.
Guettard.

Né à Étampes en 1715, et mort à Paris en 1786, Guettard s’est fait connaître d’abord par le travail intitulé : Mémoire et carte minéralogique sur la nature et la situation des terrains qui traversent la France et l’Angleterre[66] ; « Je me suis proposé, dit l’auteur, de faire voir par cette carte qu’il y a une certaine régularité dans la distribution qui a été faite des pierres, des métaux et de la plupart des autres fossiles. On ne trouve pas indifféremment, dans toutes sortes de pays, telle ou telle pierre, tel ou tel métal ; mais il y a de ces pays où il est entièrement impossible de trouver des carrières ou des mines de ces pierres. ou de ces métaux, tandis qu’elles sont très-fréquentes dans d’autres, et que s’il ne s’y en trouvait pas on n’aurait plus sujet d’espérer d’y en rencontrer qu’autre part. Je fus frappé de cette espèce d’uniformité dans quelques voyages que j’ai faits il y a quelques années en Bas-Poitou ; je ne vis qu’avec surprise que l’on passait successivement par des pays où les pierres et le terrain devenaient sensiblement d’une nature différente, presque tout à coup, après avoir gardé la même pendant plusieurs lieues. Il est réellement presque impossible de se refuser à cette surprise lorsque, après avoir traversé les pays sablonneux qui s’étendent depuis Longjumeau, surtout jusqu’un peu après Étampes, et que l’on a passé le haut d’une chaîne de montagnes qui forme la Beauce[67], l’on entre vers Cercottes dans un terrain. graveleux qui continue jusqu’au delà d’Amboise, où l’on quitte ce terrain pour entrer dans un autre qui est beaucoup plus gras et qui diffère surtout des précédents par la nature de ses pierres, qui y sont d’un très-beau blanc, très-aisées à tailler et d’un grain très-fin. Après ce pays on en trouve un où ces corps sont plutôt d’une couleur noire et grise que blancs ; le fond du terrain y est plus aride et plus sec, ce que l’on continue à trouver depuis Montreuil jusque sur les bords de la mer, du Bas-Poitou et de l’Aunis, et même jusque dans les îles voisines.

« Les courses que je fis, surtout dans la première de ces deux provinces, bien loin de diminuer le soupçon que j’avais, contribuèrent à l’augmenter. Je ne pus travailler à le confirmer que longtemps après. Si ma conjecture était vraie, je devrais rencontrer, dans les autres provinces et à peu près à même distance de Paris, ce que j’avais, vu dans le Bas-Poitou et dans les provinces qu’il faut traverser pour y arriver ; toujours rempli de cette idée, je saisis une occasion qui se présenta de voir la Normandie et quelques pays voisins, comme une partie du Maine et du Perche. Je les parcourus donc, et je disposai tellement mes petits voyages que le chemin par où j’allais n’était pas celui que je choisissais pour revenir ; par là je voyais plus de pays et me mettais plus en état de m’assurer de la nature de leur terrain. Le résultat de ces voyages fut le même que celui qui suivit les courses que j’avais faites dans le Poitou ; ils me parurent établir de plus en plus l’idée où j’étais.

« De retour de Normandie, je partis peu après pour le Nivernais ; il était nécessaire de voir si je trouverais, sur la gauche de la ligne que j’avais suivie en allant en Bas-Poitou, ce qui s’était présenté sur la droite de cette ligne ; cette uniformité fut telle, que je prévoyais la nature du terrain où, j’allais entrer par celle que je quittais, et cela lorsque je me trouvais à peu près à une même distance de Paris, où sont les endroits que j’avais vus dans les autres provinces. »

« Une des premières idées qui me vint après tout ce travail, dit plus loin Guettard, fut de m’assurer si l’Angleterre était semblable à la France, en tout ou en partie ; j’y étais conduit par les connaissances générales et confuses que j’avais déjà. Je savais que la Cornouailles était fameuse par ses mines d’étain, que plusieurs endroits de cette province et de quelques autres fournissaient beaucoup de charbon de terre : ceci me fit donc penser que la Cornouailles étant dans l’alignement de la Basse-Normandie, il pourrait bien se faire qu’il y eût une uniformité entre ces deux provinces, et qu’elle pourrait même se trouver dans le reste entre la France et l’Angleterre. Je cherchai donc à constater cette idée par la lecture de quelques morceaux qui traitassent de cette matière. Celle que je fis des ouvrages de Childray et de Gérard Boat, sur l’histoire naturelle d’Angleterre et d’Irlande, me prouva ma conjecture, et je reconnus que, s’il y avait de la différence, elle n’était pas considérable, et que la plus grande venait de celle qu’il y a dans l’étendue en largeur de ces deux royaumes. »

Dans tout ceci l’auteur ne semble considérer que les caractères superficiels du sol ; voyons comment il comprenait l’examen d’une montagne. « Une montagne, dit-il (p. 369), est un amas de différentes matières placées les unes au-dessus des autres avec une espèce de régularité, et par des bancs dont la situation est horizontale ou plus ou moins inclinée. Le premier de ces bancs, c’est-à-dire celui qui est à la surface de la terre, est formé par de la terre proprement dite ; ce banc n’est ordinairement que de 5 ou 4 pieds, quelquefois plus, quelquefois moins ; il est suivi par un autre qui est de glaise, de marne ou de blocaille, c’est-à-dire de petites pierres qui, ordinairement, sont de la nature de celles qui composent les bancs suivant. Ces bancs sont de pierre de taille dure ou tendre, de grès, de marbre ou d’ardoises, etc. Ils sont ordinairement séparés les uns des autres par un cordon de glaise ou de marne ; souvent ce n’est pas seulement un cordon, mais La masse est si considérable qu’elle forme même un banc d’une grande hauteur, qui souvent est suivi par d’autres bancs de pierres semblables à ceux qui le précèdent ou qui en sont peu différents. Tous ces bancs sont communément posés sur le sable, et ils descendent plus ou moins profondément dans l’épaisseur des montagnes. »

On le voit, Guettard procédait absolument comme de Maillet dans l’examen des montagnes, mais avec moins de netteté, moins de précision dans les détails et moins d’élévation dans le but ; d’un autre côté, il y mit plus de persévérance et obtint des résultats que l’auteur de Telliamed ne cherchait point d’ailleurs.

Les deux cartes qui accompagnent le mémoire de Guettard ne diffèrent que par leurs dimensions ou la surface des pays qu’elles embrassent. En combinant les matériaux qu’il avait ainsi obtenus de ses recherches dans diverses directions, il représente le nord de la France avec la partie orientale de l’Angleterre comme occupé par trois bandes concentriques sablonneuse, marneuse et schisteuse ou métallique.

La bande sablonneuse ou portion centrale de la carte s’étend du S. au N., de la vallée du Cher à la côte entre Dieppe et Pont-l’Évêque, comprenant, au delà du détroit, le Sussex, le Surrey et le Middlesex. Cette surface est celle qu’occupe à peu près le terrain tertiaire du nord de la France ; mais au delà elle embrasse une plus grande étendue de la craie avec ses subdivisions. La bande marneuse, de largeur fort inégale, flexueuse, circonscrit complètement la surface précédente de part et d’autre du détroit. Elle représente grossièrement de ce côté les dépôts crétacés et en Angleterre des dépôts de cet âge et d’autres plus récents. Dans la bande schisteuse ou métallique, qui entoure aussi complètement la bande marneuse, sont confondus les formations jurassique et triasique actuelles, tout le terrain de transition et toutes les roches cristallines schisteuses ou granitiques, c’est-à-dire qu’elle représente l’association la moins naturelle d’éléments les plus dissemblables et d’âges les plus différents. Ces divisions sont donc plus éloignées de la nature que celles d’Arduino et de Lehmann, à peu près contemporaines. Ces cartes no sont pas même à proprement parler des cartes minéralogiques, puisque des roches aussi différentes que les granites, les schistes et les calcaires jurassiques sont réunis sous la même dénomination.

Guettard subdivise ensuite chacune de ses bandes en plusieurs couches de nature diverse, et au moyen de 50 signes conventionnels il supplée à la trop grande généralité ou à l’inexactitude de ses bandes. Ces signes indiquent la place où gisent les diverses substances minérales, les exploitations, les diverses espèces de pierres ou roches, les principales carrières, les gisements de coquilles fossiles, les sources minérales et thermales, le charbon de terre, etc. Ils présentent ainsi un tableau abrégé des richesses du sol, depuis les frontières de l’Espagne jusqu’en Irlande, dont les volcans sont marqués, les seuls qui fussent encore connus à ce moment dans l’Europe occidentale.

Mais résulte-t-il clairement de ce texte et de l’examen de ses cartes que Guettard ait compris la stratification générale du bassin de la Seine, par exemple, pour concentrer notre remarque sur la partie qu’il connaissait le mieux ; qu’il ait eu une idée nette de la superposition de tous les systèmes secondaires et tertiaires, depuis les Vosges jusqu’aux environs de Paris, de l’emboîtement successif de tous ces vases les uns dans les autres, suivant leur ordre d’ancienneté et leur grandeur, comme le représenterait une coupe que nous ferions aujourd’hui soit du N. au S., soit de l’E. À l’O. ? C’est ce dont on doit douter, car on n’aperçoit dans tout ce qu’il dit aucune trace de cette idée. Si elle eût été la base de son travail, il l’aurait formulée directement ; il aurait traduit ce grand résultat par un profil montrant, ne fût-ce que grossièrement, l’inclinaison générale des couches vers le centre de l’espace, au lieu d’être continues et régulières, suivant une même direction comme en Angleterre, puis leurs affleurements constituant alors ses zones ou bandes concentriques, au lieu d’être alignées parallèlement comme de l’autre côté du détroit, où elles suivent une direction perpendiculaire à l’inclinaison générale. Or, nous ne trouvons, dans les travaux de Guettard, aucune démonstration de cette disposition souterraine des couches, et il a pu très-bien comprendre la série des assises d’une montagne ou d’une colline en particulier, sans pour cela s’être rendu compte de la relation des diverses montagnes ou collines entre elles sur une grande étendue de pays. En un mot, il paraît n’avoir pas saisi ce que nous appelons la stratigraphie, c’est-à-dire la véritable théorie des terrains de sédiment.

Ce que l’on ne sait pas généralement, c’est que Lavoisier, l’une des gloires les moins contestées de la chimie moderne, fut le collaborateur et le collaborateur très-actif de Guettard, dans la grande entreprise de l’Atlas minéralogique de la France auquel plus tard Monnet devait aussi attacher son nom. Mais, à l’exception d’un mémoire dont nous parlerons plus loin, tous les travaux géologiques et minéralogiques de l’illustre chimiste sont restés en manuscrits, ou bien leurs résultats pratiques ont été portés sur les 16 premières feuilles de l’atlas publiées par Guettard.

M. Dumas qui donne en ce moment tous ses soins à l’édition des œuvres complètes de Lavoisier, a bien voulu nous confier les manuscrits et les journaux des voyages que ce dernier a exécutés pendant les années 1764, 65 et 66 sur divers points de la France, mais particulièrement dans le nord ; et l’on peut affirmer que si ils avaient été coordonnés et publiés en même temps que les feuilles de l’Atlas minéralogique, notre pays se fût trouvé alors plus avancé qu’aucun autre de l’Europe. Ces itinéraires, suivant toutes les directions entre la Loire, la Belgique et les Vosges, montrent parfaitement les relations des couches, surtout au-dessus de la craie ; partout les coupes de détails sont prises avec soin, et de temps en temps réunies et résumées pour chaque petite région naturelle.

Lavoisier, avec les idées très-justes qu’il a exprimées dans des profils théoriques représentant la position relative des montagnes à couches plus ou moins redressées avec les collines et les plateaux en couches horizontales, ne pouvait manquer de saisir la stratigraphie générale du bassin de la Seine, et, à cet égard, on ne peut pas douter, lorsque l’on compare ses notes avec les travaux imprimés de Guettard, qu’il ne comprit beaucoup mieux que ce dernier les lois générales de la succession des couches.

Lavoisier s’occupa aussi de l’exécution matérielle de l’Atlas minéralogique de la France, comme on le voit dans ses rapports adressés en 1772 à M. Bertin, alors ministre d’État et qui encourageait ce grand travail de tout son pouvoir ; mais le seul résultat graphique qui paraisse remonter à cette époque est le Tableau de l’atlas géographi-minéralogique de France, entrepris par les ordres du Roi (une feuille sans date ni nom d’auteur). C’est une carte de la France divisée en 214 compartiments représentant autant de feuilles que devait en comprendre l’atlas. En marge est une Table explicative des caractères minéralogiques au nombre de 211, dont 18 sont consacrés à désigner spécialement les gisements de certains fossiles (Bélemnites, Ammonites, poissons, oursins, coquilles bivalves ou univalves, crustacés, Encrines ou Entroques, ossements, bois pétrifiés, etc.). Nous ne connaissons point de carte où les signes minéralogiques comprennent une aussi grande quantité de documents utiles de toutes sortes.

Mais revenons à Guettard qui a écrit sur une multitude de sujets se rapportant, de près ou de loin, aux sciences naturelles. En ne rappelant ici que ceux d’entre ses nombreux mémoires qui concernent la France et qui se rattachent directement à ce qui nous intéresse, nous pourrons en trouver encore la liste assez longue. Nous les énumérerons à peu près dans l’ordre de leur publication, en commençant par ceux qui ont été insérés dans les Mémoires de l’Académie royale des sciences, de 1751 à 1764. Beaucoup de ses recherches portent sur des matières qui n’avaient encore été que peu ou point traitées, de sorte qu’elles ont, quoique souvent fort incomplètes, un caractère d’originalité qui les a rendues le point de départ de ce qui a été fait depuis sur chacune d’elles. En s’occupant des fossiles et autres corps, l’auteur en a toujours aussi donné des figures, de sorte qu’il a encore eu le mérite de consacrer en France l’iconographie paléontologique, depuis si longtemps en usage ailleurs, mais à peine employée chez nous.

En 1751, Guettard a publié des observations sur quelques corps fossiles, spongiaires ou Alcyons, provenant de la craie des environs de Mortagne et de l’Aigle, corps désignés depuis sous les noms de Scyphia, de Siphonia, de Spongia, de Cnemidium, etc.; en 1753, un mémoire sur les poudingues et les corps organisés qu’on rencontre dans leur voisinage, dans les terrains marins au nord de Paris ; en 1754, une étude des plâtrières de Montmartre et des recherches faites aux environs de Fismes et de Soissons ; en 1755, un travail sur les Encrinites et les pierres étoilées.

Il a donné, en 1756, un plan général pour l’exécution de la géologie d’une partie du bassin de la Seine, mémoire qui a servi de base au projet de l’Atlas minéralogique dont nous avons parlé. Le premier il a appelé, en 1757, l’attention sur les empreintes d’animaux des schistes ardoises d’Angers, et n’a pas hésité à les rapprocher des crustacés. Le nom de Trilobite n’avait pas encore été créé, et les Entomolithes n’étaient sans doute pas connus en France. La pierre meulière et les silex de formes variées (ménilite) des marnes du gypse ont été décrits en 1758, et, en 1759, Guettard, pour répondre aux rêveries de Bertrand, s’est occupé de comparer les accidents des coquilles fossiles avec ceux que présentent les coquilles des mers actuelles. Dans ce travail, divisé en trois parties et accompagné de 9 planches, on trouve beaucoup de remarques intéressantes sur les divers procédés de fossilisations ou de pétrifications des corps organisés. En 1760, il a décrit les os de quadrupèdes mammifères trouvés dans un rocher près de la ville d’Aix, et, en 1764, des débris de mammifères marins ou cétacés. Enfin, la même année, il donna sur les environs de Paris un troisième mémoire, dans lequel il décrit et figure des Ammonites qui auraient été trouvées dans l’argile, en creusant un puits dans le jardin des apothicaires. Il signale et représente d’autres fossiles de la craie blanche de Bougival, des Bélemnites, des Huîtres, des Peignes, des Inocérames, des Térébratules, des bryozoaires, des spongiaires, etc.[68]. Une première série de mémoires formant 3 vol. in-4“, accompagnés d’un grand nombre de planches, est publiée par Guettard en 1770. Le premier volume renferme des recherches sur des ossements fossiles trouvés dans les plâtrières des environs de Paris et sur des restes de cétacés provenant de Dax, puis la description d’ossements de pachydermes, de carnassiers et de bois de ruminants (Rennes), recueillis dans une fente des grès d’Étampes. La découverte du kaolin ou terre à porcelaine, aux environs d’Alençon et dans d’autres localités, fait le sujet du cinquième mémoire de ce volume. Dans le suivant, l’auteur traite des coraux en général, de la structure des polypites ou polypiers fossiles, qu’il désigne sous les noms de figues, de champignons, de cerveaux marins pétrifiés. Le huitième mémoire est consacré aux pierres lenticulaires ou numismales. C’est un des meilleurs que l’on ait donnés sur ce sujet si souvent traité, et dont les successeurs de Guettard n’ont pas plus profité que de ses recherches géologiques. Le douzième expose l’ordre suivant lequel sont rangés les polypites, parmi lesquels il établit 16 genres dont la moitié à peine des noms ont été conservés dans les classifications subséquentes. Le troisième volume commence par l’énumération de toutes les localités de la France où jusqu’alors avaient été signalés des polypiers fossiles ; et dans le travail qui vient après, l’auteur cherche à rassembler les matériaux relatifs aux corps qu’il désigne par l’expression générale de tuyaux marins. Il y établit 15 genres, auxquels il donne les noms les plus bizarres. Sous cette dénomination de tuyaux marins, on trouve d’ailleurs confondus des annélides, des Dentales, des Tarets, des Siliquaires, des Arrosoirs, des Fistulanes, etc., c’est-à-dire des corps appartenant à des classes distinctes d’animaux, qui n’ont de commun que d’être pourvus d’un tube calcaire. Le quatrième mémoire donne une liste détaillée de tous les endroits où ces mêmes corps ont été rencontrés.

La nouvelle collection des Mémoires sur différentes parties des sciences et des arts forme aussi trois volumes in-4o, accompagnés de 173 planches, et a paru en 1786. Comme les précédents, ces mémoires se rapportent à divers sujets d’histoire naturelle, mais ils ont généralement moins d’intérêt.

L’ouvrage le plus considérable et le plus complet de Guettard est la réunion de ses Mémoires sur la minéralogie du Dauphiné[69]. Les principes énoncés dans la préface sont très-bons ; mais, comme il a adopté dans la description du pays la forme d’itinéraire, on peut, tout en rendant justice à l’exactitude des observations, regretter que l’auteur ait consacré autant de temps et se soit donné autant de peine pour obtenir un résultat scientifiquement assez faible.

Il divise son sujet en régions géographiques et représente le Dauphiné comme partagé en surfaces sablenneuse, calcaire et schisteuse ou granitique, ainsi qu’il l’avait fait dans ses cartes précédentes. Il suit ces divisions minéralogiques dans ses diverses régions ou bassins ; ainsi, dans la zone sablonneuse sont compris le bassin de Vienne, celui de Saint-Vallier, de Valence et de Lauriol, celui de Montélimart, les volcans éteints du Vivarais, le bassin de Donzère, de Montdragon, et celui d’Orange ; dans la zone calcaire se trouvent la vallée du Graisivaudan, le massif de la Grande-Chartreuse, le bassin de Grenoble à Nyons, celui de Crest à Grenoble, la région de Sassenage à Die-et à Pont-en-Royan, puis le comtat d’Avignon ; enfin, la troisième zone schisteuse ou granitique comprend tout le pays qui s’étend du Grand-Charnier à la Romanche, le Graisivaudan, le val Godmard, Valboney, etc.

Guettard donne ensuite un tableau de tous les points où des substances minérales ont été rencontrées, telles que, l’or, l’argent, l’étain, le fer et le mercure, et il termine par l’examen des fossiles, dont il donne dix planches représentant des espèces, de la mollasse tertiaire, comme nous dirions aujourd’hui, quelques Bélemnites avec des Ammonites des périodes jurassique et crétacée, mais mal figurées. Nous n’avons pu trouver les cartes minéralogiques du pays, que Guettard avait fait graver et dont il parle avec détails dans sa préface, p. cliii ; elles ajouteraient sans doute beaucoup d’intérêt à l’ouvrage, en précisant une multitude de données que le texte n’explique pas toujours suffisamment.
Découverte des volcans anciens.

Enfin, nous ne pouvons passer sous silence, bien quelle n’appartienne pas absolument à notre sujet, la découverte géologique la plus importante que l’on doive à Guettard, celle qui suffirait seule pour immortaliser son nom, qui passa presque inaperçue lorsqu’il l’annonça et qu’il fut encore obligé de revendiquer 28 ans après ; nous voulons parler de l’existence des volcans anciens du centre de la France, restés inconnus jusqu’à lui et que personne ne soupçonnait. Nous pourrions trouver encore, dans cette ignorance profonde où l’on resta jusque vers le milieu du xviiie siècle des caractères physiques les plus remarquables et les plus frappante du plateau central, la preuve du peu d’intérêt que pendant longtemps on a porté chez nous aux choses de la nature. D’ailleurs, le mémoire où Guettard a consigné sa découvertes nous paraît un des meilleurs qu’il ait écrits et ses descriptions ont une exactitude qu’on ne surpasserait pas aujourd’hui.

Après quelques détails pétrographiques sur le Nivernais, l’auteur continue ainsi[70] : « Ce fut à Moulins que je vis les laves pour la première fois ; je les reconnus d’abord pour des pierres de volcans, et je pensai dès lors qu’il devait y en avoir eu un dans le canton d’où l’on disait que ces pierres étaient apportées. L’envie que j’eus de voir ce pays ne fit qu’augmenter dans les différents endroits où la route me conduisait et où je pouvais retrouver cette pierre employée dans les batiments. Arrivé enfin à Riom, je ne pus me persuader que, cette ville étant, presque entièrement bâtie de cette pierre, les carrières en fussent bien éloignées ; j’appris qu’elles n’en étaient qu’à deux lieues. J’y allai donc ; je n’eus pas commencé à monter la montagne qui domine le village de Volvic, que je reconnus qu’elle n’était presque qu’un composé de différentes matières qui sont jetées dans les éruptions des volcans. Cette montagne a la figure qui est assignée aux volcans, dans les descriptions que nous en avons ; elle est conique ; sa base est formée par des rochers de granite gris-blanc ou d’une couleur rose pâle, qui sont très-durs et qui prennent un assez beau poli ; le reste de la montagne n’est plus qu’un amas de pierres ponces noirâtres ou rougeâtres, entassées les unes sur les autres, sans ordre ni liaison. Ces pierres de diverses grosseurs affectent une figure arrondie. Aux deux tiers de la montagne on rencontre des espèces de rochers irréguliers, hérissés de pointes informes, contournées en tous sens. Ces rochers ressemblent d’autant plus à des scories qu’ils sont d’un rouge obscur ou d’un noir sale et mat ; ils sont d’une substance dure et solide et diffèrent en cela des pierres ponces. Dans l’espace qui est entre ces rochers et le sommet de la montagne, on marche de nouveau sur les pierres ponces, et l’on trouve au sommet une pierre cendrée et tendre. Un peu avant d’y arriver, on entre dans un trou large de quelques toises, d’une forme conique et qui approche d’un entonnoir ; c’est aussi le nom que l’on donne ordinairement à la bouche des volcans actuellement enflammés ; celui-ci, de même que les rochers de scories, regarde le S.-O. La partie de la montagne qui est au nord et à l’est m’a paru n’être que de pierres ponces ; à l’ouest, les ravins m’ont fait voir des bancs de pierre considérables, inclinés à l’horizon et qui paraissent s’étendre dans toute la hauteur de la montagne. C’est de ce côté-là que sont les carrières qui fournissent la vraie pierre de Volvic ; elles sont situées à la base de la montagne et un peu sur son penchant. »

« Le puy de Dôme, dit plus loin Guettard, est, après le mont Dore et le Cantal, la plus haute montagne de l’Auvergne… C’est un cône qui, de même que celui de Volvic, finit en pointe de peu d’étendue. Au nord et au couchant de ce puy sont placés plusieurs autres puys, semblables pour la figure à celui-ci, mais beaucoup moins hauts, quoi qu’ils le soient encore beaucoup si on les compare aux montagnes des environs de Paris. Ces différents cônes sont placés sur le corps de la montagne comme sur une base commune… Le puy de Dôme n’est qu’une masse de matière qui n’annonce que les effets terribles du feu le plus violent et capable de mettre les corps les plus durs en une fusion telle qu’ils ne sont plus qu’un verre grossier ou une espèce de mâchefer qui a pris, différentes figures et qui est plus ou moins pesant. Il ne me fut pas difficile de reconnaître d’abord que le puy de Dôme, ainsi que la montagne de Volvic, avait été autrefois un volcan ; tout l’annonce ; dans les endroits qui ne sont point couverts de plantes et d’arbres, on ne marche que parmi des pierres ponces, sur des quartiers de laves ou de lavanges, et dans une espèce de gravier ou de sable formé par une sorte de mâchefer et par de très-petites pierres pouces mêlées de cendres. »

«… J’avais trouvé un entonnoir au sommet du puy de Dôme, et, comme ce pic domine les pics voisins, j’avais observé que vers le sommet de chaque pic il y avait une cavité dont le fond était moins large que l’ouverture, et que je pensais être l’entonnoir ou la bouche du volcan… Je fus d’autant plus confirmé dans cette idée que M. Ozy, apothicaire de Clermont, fort versé dans l’histoire naturelle, qui avait bien voulu m’accompagner, m’assura qu’il avait plus d’une fois parcouru presque toutes ces montagnes, et que je trouverais partout une même structure et les mêmes matières, qu’il m’avoua ingénument n’avoir jamais reconnues pour ce qu’elles étaient. »

Guettard reproduit ici une lettre que, sur sa demande, ce même Ozy lui avait adressée plus tard, et relative au nombre de ces cônes ou pics, parmi lesquels il signale surtout les puys de Pariou, Cachan, Graveneire, etc.

En visitant le mont Dore, Guettard ne reconnut pas d’abord d’une manière aussi positive que les roches aient brûlé comme au puy de Dôme et à Volvic, et n’en fut frappé qu’au Capucin ; « cependant, dit-il, si je n’ai pas trouvé des vestiges de volcan « en aussi grande quantité, cela vient en grande partie de ce « que le mont Dore est plus couvert de végétation.

« La pointe appelée particulièrement le mont Dore (c’est le pic de Sancy) est un cône pareil à ceux-de Volvic et du puy de Dôme. À l’est de ce pic est celui du Capucin, qui affecte également la figure conique, mais la sienne n’est pas aussi régulière que celle des précédents ; il semble même que ce pic ait plus souffert dans sa composition. Tout y paraît plus irrégulier, plus rompu, plus brisé, ce qui ne vient peut-être que de ce qu’il a moins ressenti les effets des feux souterrains. Vis-à-vis de ce pic est la partie de la montagne qui est entièrement pelée ; elle domine les fameux bains du mont Dore, et s’étend depuis le commencement de la vallée jusqu’aux endroits où la Dore et la Dogne prennent leur source. »

L’auteur discute ensuite et s’attache à réfuter les opinions qui attribuent aux agents atmosphériques ou à d’autres causes la forme de ces montagnes, puis il passe à une comparaison minutieuse de leurs roches avec les produits des volcans actuels, entre autres ceux du Vésuve et de Bourbon, comparaison qui vient de tous points confirmer les conclusions déduites de leurs caractères orographiques et de leur groupement général.

« Je ne crois pas que l’on doute maintenant de la réalité de nos volcans, dit plus loin Guettard ; peut-être même que l’on craint pour les endroits qui en sont voisins ; pour moi, sur du premier point, je ne serais pas non plus entièrement hors de crainte par rapport au second. Si le sentiment que plupart des anciens, et après eux beaucoup de modernes, ont sur la cause de la chaleur des bains ou fontaines d’eau chaude, est vrai, il y a aux environs de ces volcans éteints un feu souterrain qui ne demande peut-être qu’un peu plus, d’activité pour faire sauter les terres qui le retiennent et pour paraître au dehors. ».

Rien donc de plus simple, de plus clair et de plus précis que ces résultats présentés à l’Académie des sciences, le 10 mai 1752 ; et cependant ils firent si peu d’impression, laissèrent si peu de traces dans les esprits de ce temps-là, que, pour constater son droit de priorité que lui disputèrent plus tard certains journalistes, Guettard fut obligé d’invoquer le témoignage de Malesherbes qui l’avait accompagné dans ce voyage. Nous reproduirons une partie de cette lettre, dont la noble simplicité peint bien le caractère de son illustre auteur, et qui, tout en constatant l’exactitude des faits, écarte les circonstances un peu romanesques dont quelques auteurs ont depuis entouré la découverte, et confirme un mérite que tout récemment encore d’autres personnes ont cherché à diminuer.

« J’ai été témoin, dit le célèbre magistrat dans sa lettre du « 11 avril 1779[71], de la découverte des volcans éteints de l’Auvergne faite par M. Guettard. Il eut la complaisance de venir avec moi aux eaux de Vichy, où je ne comptais passer que peu de jours, et ni lui ni moi n’avions entendu parler de ces vestiges d’anciens volcans. Il examinait les pierres pendant toute cette route, et en passant à Moulins je lui montrai une pierre noire et poreuse employée dans quelques bâtiments. Il n’hésita pas à m’assurer que c’était de la lave. Nous demandâmes-d’où venait cette pierre ; on nous dit que c’était de Volvic, qu’elle était très-estimée dans le pays et que la carrière n’en était pas loin.

« M. Guettard eut grand désir de la voir ; mais à Moulins, où nous ne restâmes qu’une demi-heure, personne ne put nous dire précisément où était Volvic, et nous étions obligés d’arriver à Vichy, où on nous attendait. De Vichy on voit le sommet pointu du puy de Dôme. Le désir qu’avait M. Guettard de voir cette montagne si célèbre par les expériences de Pascal fut encore excité par l’espérance d’y trouver les débris de quelque ancien volcan, dans laquelle il était confirmé par la certitude que la pierre volcanique de Volvic se trouvait en Auvergne.

« C’est ce qui nous détermina à aller à Clermont. En passant à Riom, nous sûmes que nous n’étions pas loin de Volvic ; nous y allâmes. J’entrai avec M. Guettard dans la carrière, où il me fit voir clairement par la forme de la montagne, par l’inclinaison des couches, par les autres matières évidemment brûlées, que ce pic ou ce puy était le produit d’un ancien volcan…

« Nous allâmes coucher à Clermont, et nous y vîmes M. Ozy, que je connaissais de réputation et dont j’avais souvent entendu parler à M. Bernard de Jussieu. M. Ozy nous accompagna le lendemain au puy de Dôme. M. Guettard me fit remarquer, ainsi qu’à M. Ozy, la forme conique de la montagne, les couches inclinées, les matières brûlées et le cratère.

« Le lendemain nous allâmes au mont Dore, M. Guettard et moi, sans M. Ozy. Il ne m’était pas possible d’y passer plus d’un jour. Je montai au sommet du mont Dore, où M. Guettard me fit encore remarquer tout ce que nous avions observé la surveille au puy de Dôme. Nous avions aussi vu dans la route plusieurs de ces pics coniques que je ne doutais plus qui ne fussent des productions de volcan. M. Guettard employa la journée à faire d’autres courses dans les environs du mont Dore, où je ne pus pas le suivre.

« Nous revînmes à Clermont et nous allâmes à Lyon, par Thiers, Montbrison et Saint-Étienne. Je reçus à Lyon des lettres qui m’obligèrent de revenir à Paris, et M. Guettard vint m’y rejoindre quelques jours après. Il rédigea ses observations, établit sa théorie, lut son mémoire à la rentrée publique de l’Académie des sciences, et il a été imprimé dans les Mémoires de cette Académie. Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu de découverte plus authentiquement constatée.

« On vient d’imprimer une lettre de M. Ozy qui porte qu’un an avant notre voyage en Auvergne, M. Olzendorff et M. Bowls y avaient été, qu’ils avaient monté avec lui au puy de Dôme, et que c’est là qu’il a appris pour la première fois à connaître les cratères et les laves.

« Je suis très-éloigné de révoquer en doute un fait attesté par M. Ozy ; mais, sans disputer à ces deux observateurs le mérite d’avoir aperçu cette vérité, je certifie que la découverte était faite par M. Guettard avant de voir M. Ozy, puisque nous avions été à Volvic avant d’aller à Clermont pour la première fois, et qu’avant même de voir la carrière de Volvic M. Guettard, sur la seule indication de la pierre, l’avait jugée volcanique, ce qui nous avait déterminé à aller en Auvergne. Je certifie de plus qu’aujourd’hui, en 1779, je ne me souviens pas que M. Ozy nous ait dit un seul mot du voyage des deux Anglais !… J’ajoute que dans la journée que je passai à Clermont, à mon retour du mont Dore, je vis presque toute la ville chez M. l’Intendant. Je leur appris ce qui venait d’être découvert sur leurs montagnes et je ne trouvai personne qui en eût aucune notion. »

Toutes ces circonstances si bien établies ont cependant été singulièrement dénaturées par des écrivains modernes. Ainsi, nous lisons dans un ouvrage d’ailleurs plein de talent, le meilleur et le plus complet que nous ayons sur les volcans de la France centrale[72] : « En 1751, deux membres de l’Académie des sciences de Paris, à leur retour d’Italie, où ils étaient allés visiter le Vésuve et observer ses productions, passaient à Montélimart. Après avoir dîné avec une réunion de savants de la localité, parmi lesquels se trouvait Faujas de Saint-Fond, ils allèrent explorer les environs. Le pavé de la ville frappa leur attention. Il est formé de tronçons de prismes basaltiques enfoncés perpendiculairement dans le sol, de sorte qu’il ressemble à ces anciennes voies des environs de Rome, couvertes de plaques polygonales de laves. Sur leur demande, ils apprirent que ces pierres provenaient du rocher sur lequel s’élève le château de Rochemaure, de l’autre côté du Rhône, et que les montagnes du Vivarais étaient remplies de roches semblables, ce qui les détermina à visiter cette province. De proche en proche les académiciens atteignirent la capitale de l’Auvergne, découvrant chaque jour de nouveaux motifs pour croire à l’origine volcanique des montagnes qu’ils traversaient. Là tous les doutes à ce sujet durent cesser. Dans les environs mêmes de Clermont, les courants de lave, noirs et rugueux comme ceux du Vésuve, descendant sans interruption du sommet de collines coniques de scories, dont beaucoup offrent un cratère régulier, les convainquirent de l’exactitude de leurs conjectures, et ils proclamèrent hautement leur intéressante découverte.

« À leur retour à Paris, Guettard publia un mémoire annonçant l’existence d’anciens volcans en Auvergne, mais il obtint très-peu de crédit ; l’idée parut à beaucoup de personnes une extravagance, et même à Clermont un professeur distingué, qui attribuait les scories volcaniques à des restes d’anciennes forges établies par les Romains dans le voisinage de ces montagnes, avait plus de partisans que les naturalistes de l’Académie. Par degrés, cependant, l’obstination de l’ignorance fut vaincue, et quelques années après[73], le mémoire de Desmarest sur l’origine des basaltes leva toutes les incertitudes.. »

On voit que, dans cette narration du géologue anglais, l’imagination a fait tous les frais d’un voyage en Italie, d’un dîner à Montélimart dont un des convives aurait eu à peine un an, puisque Faujas est né en 1750, du pavé basaltique de la ville ressemblant à une voie romaine, d’un voyage à travers le Vivarais, etc. Si nous cherchons ce qui a pu donner lieu à ce petit roman, nous le trouverons probablement dans cette autre circonstance : qu’en 1775, c’est-à-dire 24 ans après sa découverte, Guettard, parcourant le Dauphiné, se rencontra avec Faujas à Montélimart, et que ce fut à propos de la publication de ce dernier sur les volcans du Vivarais que l’attention fut appelée de nouveau sur ceux de l’Auvergne. Guettard, dont les droits avaient été attaqués, revint sur cette question dans la préface de la Minéralogie du Dauphiné, où nous venons de voir qu’il fit imprimer la lettre de Malesherbes comme pièce justificative.

Les résultats si curieux que Guettard avait obtenus de ses premières recherches en Auvergne l’engagèrent à y retourner de nouveau, et il publia en 1759 un mémoire sur la minéralogie de ce pays, accompagné d’une carte[74]. Il fait remarquer combien il est singulier que toutes ces pierres blanches ou grises, calcaires ou marneuses de la Limagne n’aient point présenté de coquilles, car personne n’avait pu confirmer les quelques indications vagues données par l’apothicaire Ozy. Ainsi les coquilles fluviatiles et terrestres, si abondantes partout dans les dépôts lacustres de ce même pays, et les restes d’animaux vertébrés, non moins répandus sur certains points, étaient encore, il y a un siècle, complètement ignorés. Guettard décrit avec soin les roches bitumineuses de Pont-du-Château, du puy de Pége, du puy de Crouelle, etc., distingue des chaînes de collines calcaires, glaiseuses ou schisteuses, et de pierres vitrifiables ou cristallines. Il traite successivement et d’une manière détaillée des cailloux roulés des plaines, des pierres schisteuses, des granites et de leur position, des quartz, des diverses substances minérales accidentelles et exploitables, etc. La carte, qui comprend tout le pays entre Vichy, Aurillac et le puy en Velay, est un travail intéressant pour l’époque, alors que les feuilles de celle de Cassini n’avaient point encore paru. Toutes les montagnes principales y sont marquées avec soin, et 22 signes conventionnels indiquent la nature des diverses sortes de pierres avec leurs gisements, les substances minérales exploitées, les sources thermales, etc.

Nous terminerons cet exposé des travaux de Guettard en reproduisant le jugement qu’en portait W. D. Conybeare, en 1822[75], jugement assez exact, mais incomplet en ce que le savant géologue anglais ne tient aucun compte de la partie paléontologique si variée et si étendue des recherches du naturaliste français, ainsi que d’un grand nombre de ses autres mémoires qu’il ne connaissait sans doute pas ;

« Guettard, dit-il, en 1746, appela le premier l’attention sur l’exécution des cartes géologiques proposée longtemps auparavant par Lister. Il partagea la surface de la terre en trois grandes zones : la zone schisteuse, qui coïncide presque avec les régions primitives et de transition des géologues actuels ; celle des marnes, qui comprend généralement le terrain secondaire, et celle des sables, qui correspond à peu près à ce que l’on désigne par l’expression de formation tertiaire. Les localités où se trouvent des minéraux particuliers sont indiquées par des signes semblables à ceux employés en chimie. Il semble avoir voulu appliquer ce principe à la structure, non-seulement d’une partie considérable de l’Europe, mais encore du Canada et de l’Asie Mineure[76]. Des généralisations aussi étendues à ce moment de la science ne pouvaient être que très-hasardées ou inexactes, et cette tentative pour aller au delà du possible semble avoir beaucoup discrédité sa méthode. À la vérité, dans sa dernière publication, l’Atlas minéralogique de la France, exécuté en commun avec Monnet, il se borne presque à l’indication des localités propres à chaque substance minérale. »,

Passons maintenant au contemporain de Guettard, qui l’avait précédé et lui survécut deux ans.
L. de Buffon

Georges-Louis Leclerc de Buffon, né à Montbart en 1707, et mort à Paris en 1788, fut appelé, en 1739, à remplacer Dufay comme intendant du Jardin du roi. Il changea alors la direction de ses études, d’abord physiques et mathématiques, et les objets dont il se vit entouré lui révélèrent sa vocation ; néanmoins il ne se pressa point de publier les résultats de ses nouvelles recherches, et ce ne fut que dix ans après que parut la Théorie de la terre.

Les grandes vues de Buffon sur le sujet qui nous occupe ont été émises par lui à près de trente ans d’intervalle, d’abord dans sa Théorie de la terre, écrite en 1744 et publiée en 1749, puis dans les Époques de la nature, qui parurent en 1778. Nous examinerons successivement chacun de ces deux livres, qui eurent un si grand retentissement, et nous ferons ressortir les changements que des études suivies avaient amenés dans les idées de leur illustre auteur, en ne considérant que ce qui se rattache plus ou moins directement aux êtres organisés fossiles et aux caractères ou au mode de formation des dépôts qui les renferment. Nous emprunterons aussi à son Histoire naturelle des minéraux quelques passages qui s’y rapportent.
Théorie de la terre.

Après avoir traité, dans un premier discours, de la manière d’étudier l’histoire naturelle, l’auteur s’occupe, dans le second, de l’Histoire et de la théorie de la terre[77]. Il y examine quelques parties de la physique du globe, mentionne la présence des restes d’animaux sur une multitude de points, dans l’ancien et le nouveau continent, et fait voir le peu de probabilité que leur existence puisse être attribuée au déluge universel, à cause du temps qu’il a fallu pour l’accumulation des dépôts où ils se trouvent.

« On ne peut douter, dit-il (p. 94), que les eaux de la mer n’aient séjourné sur la surface de la terre que nous habitons, et que, par conséquent, cette même surface de notre continent n’ait été, pendant quelque temps, le fond d’une mer, dans laquelle tout se passait comme tout se passe actuellement dans la mer d’aujourd’hui. D’ailleurs, les couches des différentes matières qui composent la terre étant, comme nous l’avons remarqué, posées parallèlement et de niveau, il est clair que cette position est l’ouvrage des eaux, qui ont amassé et accumulé peu à peu ces matières, et leur ont donné la même situation que l’eau prend toujours d’elle-même, c’est-à-dire cette situation horizontale que nous observons presque partout, car dans les plaines les couches sont exactement horizontales, et il n’y a que dans les montagnes où elles soient inclinées, comme ayant été formées par des sédiments déposés sur une base inclinée, c’est-à-dire sur un terrain penchant [78]. Or je dis que ces couches ont été formées peu à peu et non pas tout d’un coup par quelque révolution que ce soit, parce que nous trouvons souvent des couches de matière plus pesante posées sur des couches de matières beaucoup plus légères, ce qui ne pourrait être si, comme le veulent certains auteurs, toutes ces matières dissoutes et mêlées ensemble dans l’eau se fussent ensuite précipitées au fond de cet élément, etc.

« Une chose à laquelle nous devons faire attention et qui confirme ce que nous venons de dire sur la formation des couches par le mouvement et par le sédiment des eaux, c’est que toutes les autres causes de révolution ou de changement sur le globe ne peuvent produire les mêmes effets. Les montagnes les plus élevées sont composées de couches parallèles, tout de même que les plaines les plus basses, et, par conséquent, on ne peut pas attribuer l’origine et la formation des montagnes à des secousses, à des tremblements de terre, non plus qu’à des volcans, et nous avons des preuves que s’il se forme quelquefois de petites éminences par ces mouvements. convulsifs de la terre, elles ne sont pas composées de couches parallèles ; que les matières de ces éminences n’ont intérieurement aucune liaison, aucune position régulière, et qu’enfin ces petites collines formées par les volcans ne présentent aux yeux que le désordre d’un tas de matière rejetée confusément. Mais cette espèce d’organisation de la terre que nous découvrons partout, cette situation horizontale et parallèle des couches, ne peuvent venir que d’une cause constante et d’un mouvement réglé. et toujours dirigé de la même façon. Nous sommes donc assurés, par des observations exactes, réitérées et fondées sur des faits incontestables, que la partie sèche du globe que nous habitons a été longtemps sous les eaux de la mer ; par conséquent cette même terre a éprouvé, pendant tout ce temps, les mêmes mouvements, les mêmes changements qu’éprouvent actuellement les terres couvertes par la mer. »

Buffon cherche ensuite à se rendre compte de l’action combinée des marées et des vents, pour leur attribuer une grande influence sur la manière dont se forment les dépôts et les inégalités du fond de la mer, qui sont toujours composées de couches horizontales ou également inclinées. Il explique la présence de la mer sur l’emplacement des continents actuels, et la retraite de ses eaux dans les bassins de nos jours, par des causes analogues à celles qui agissent encore, et, par conséquent, peu en rapport avec l’importance des résultats.

C’est à des affaissements qu’il attribue la réunion ou la communication de certaines masses d’eau, et « ces grands affaissements, dit-il (p. 118), quoique produits par des causes accidentelles et secondaires, ne laissent pas de tenir une des premières places entre les principaux faits de l’histoire de la terre, et ils n’ont pas peu contribué à changer la face du globe. La plupart sont causés par des feux intérieurs, dont l’explosion fait les tremblements de-terre et les volcans ; rien n’est comparable à la force de ces matières enflammées et resserrées dans le sein de la terre ; on a vu des villes entières englouties, des provinces bouleversées, des montagnes renversées par leur effort. Mais, quelque grande que soit cette violence et quelque prodigieux que nous en paraissent les effets, il ne faut pas croire que ces feux viennent d’un feu central, comme quelques auteurs l’ont écrit, ni même qu’ils viennent, d’une grande profondeur, comme c’est l’opinion commune, par l’air est absolument nécessaire.à leur embrasement, au moins pour l’entretenir. »

Buffon invoque encore les causes météorologiques comme contribuant aux changements qu’éprouve la surface de la terre ; puis, passant aux preuves de sa théorie, il traite de la formation des planètes, sujet dont nous n’avons pas à nous occuper, mais où l’on voit que l’on ne se faisait point alors une juste idée de l’innocuité très-probable d’une comète, venant à rencontrer dans sa course un corps tel que notre soleil. L’auteur examine ensuite les systèmes de Whiston, de Burnet, de Woodward, de Leibnitz, et dit, à propos de ceux-ci (p. 180) : « Assurer, comme l’assure Whiston, que la terre a été comète, ou prétendre, avec Leibnitz, qu’elle a été soleil, c’est dire des choses également possibles ou impossibles, et auxquelles il serait superflu d’appliquer la règle des probabilités. Dire que la mer a autrefois couvert toute la terre, qu’elle a enveloppé le globe entier, et que c’est par cette raison qu’on trouve des coquilles partout, c’est ne pas faire attention à une chose très-essentielle, qui est l’unité de temps de la création ; car, si cela était, il faudrait nécessairement dire que les coquillages et les autres animaux habitants des mers, dont on trouve les dépouilles dans l’intérieur de la terre, ont existé les premiers et longtemps avant l’homme et les animaux terrestres ; or, indépendamment du témoignage des Livres sacrés, n’a-t-on pas raison de croire que toutes les espèces d’animaux et de végétaux sont à peu près aussi anciennes les unes que les autres ? »

Ce passage montre combien Buffon subissait l’influence des idées de son époque et combien il avait peu étudié encore cette nature dont il parlait ; il peut aussi servir de terme de comparaison pour faire apprécier la distance qui sépare ses premières spéculations des dernières.

En parlant plus loin des coquilles et autres productions de la mer qu’on trouve dans l’intérieur de la terre, « j’ai souvent, dit-il (p. 240), examiné des carrières du haut en bas, dont les bancs étaient remplis de coquilles ; j’ai vu des collines entières qui en sont composées, des chaînes de rochers qui en contiennent une grande quantité dans toute leur étendue. Le volume de ces productions de la mer est étonnant, et le nombre des dépouilles de ces animaux marins est si prodigieux qu’il n’est guère possible d’imaginer qu’il puisse y en avoir davantage dans la mer. C’est en considérant cette multitude innombrable de coquilles et d’autres productions marines qu’on ne peut pas douter que notre terre n’ait été, pendant un très-long temps, un fond de mer peuplé d’autant de coquillages que l’est actuellement l’Océan ; la quantité en est immense, et, naturellement, on n’imaginerait pas qu’il y eût dans la mer une multitude aussi grande d’animaux ; ce n’est que par celle des coquilles fossiles et pétrifiées qu’on trouve sur la terre que nous pouvons en avoir une idée. En effet, il ne faut pas croire, comme se l’imaginent tous les gens qui veulent raisonner sur cela sans avoir rien vu, qu’on ne trouve ces coquilles que par hasard, qu’elles sont dispersées çà et là, ou tout au plus par petits tas, comme des coquilles d’Huîtres jetées à la porte : c’est par montagnes qu’on les trouve, c’est par bancs de 100 et de 200 lieues de longueur, c’est par collines et par provinces qu’il faut les toiser, souvent dans une épaisseur de 50 ou 60 pieds, et c’est d’après ces faits qu’il faut raisonner. »

Buffon rapporte alors les observations de Réaumur et les remarques de Fontenelle sur les faluns coquilliers de la Touraine (antè, p. 200), et ajoute (p. 245) : « Il y a, comme on voit, une prodigieuse quantité de coquilles bien conservées dans les marbres, dans les pierres à chaux, dans la craie, dans les marnes, etc. On les trouve, comme je viens de le dire, par collines et par montagnes ; elles font souvent plus de la moitié du volume des matières où elles sont contenues ; elles paraissent la plupart bien conservées ; d’autres sont en fragments, mais assez gros pour qu’on puisse reconnaître à l’œil l’espèce de coquille à laquelle ces fragments appartiennent, et c’est là où se bornent les observations et les connaissances que l’inspection peut nous donner. Mais je vais plus loin : je prétends que les coquilles sont l’intermède que la nature emploie pour former la plupart des pierres ; je prétends que les craies, les marnes et les pierres à chaux ne sont composées que de poussière et de détriment de coquilles ; que, par conséquent, la quantité des coquilles détruites est infiniment plus considérable que celle des coquilles conservées. »

Par le mot coquilles, Buffon comprend évidemment tous les débris calcaires, non-seulement des animaux mollusques, mais encore des polypiers, des échinides, des stellérides et des crustacés, comme on le voit dans cet autre passage : « Cette production d’une nouvelle substance pierreuse, le calcaire, par le moyen de l’eau, dit-il[79], est un des plus étonnants ouvrages de la nature, et en même temps un des plus universels ; il tient à la génération la plus immense peut-être qu’elle ait, enfantée dans sa première fécondité. Cette génération est celle des coquillages, des madrépores, des coraux et de toutes les espèces qui filtrent le suc pierreux, et produisent la matière calcaire sans que nul autre agent, nulle autre puissance particulière de la nature puisse ou ait pu former cette substance. La multiplication de ces animaux à coquilles est si prodigieuse qu’en s’amoncelant ils élèvent encore aujourd’hui en mille endroits des récifs, des bancs, des hauts-fonds, qui sont les sommets des collines sous-marines, dont la base et la masse sont également formées de l’entassement de leurs dépouilles. Et combien dut être encore plus immense le nombre de ces ouvriers du vieil Océan dans le fond de la mer universelle, lorsqu’elle saisit tous les principes de fécondité répandus sur le globe animé de sa première chaleur ! »

Si l’on y ajoute encore les restes de rhizopodes et de bryozoaires, dont Buffon ne s’occupait pas, on trouvera ses conclusions d’une grande justesse et de plus en plus confirmées par les études modernes. Il cite une multitude de localités déjà connues où des fossiles ont été observés et recueillis dans les diverses parties du globe, et en particulier ceux qui abondent aux environs de Paris, dans un rayon de 25 à 30 lieues : telles sont entre autres les localités d’Issy, de Sèvres, de Marly, de Passy, de Villers-Cotterets, de Soissons, du mont Ganelon près de Compiègne, de Courtagnon, de Chaumont, de Cassel en Flandre, etc. ; puis, au delà, les environs de Maestricht, la Bourgogne, les Alpes, les Pyrénées, la Calabre, les diverses parties de l’Allemagne, la Hongrie, etc. Il cite les poissons fossiles du Liban, du Mansfeld, d’Œningen, les pierres lenticulaires des pyramides d’Égypte, les fossiles des environs de Tocat, dans la province de Pont, etc. « En voilà assez, dit-il en terminant, pour prouver qu’en effet on trouve des coquilles de mer, des poissons pétrifiés et d’autres productions marines presque dans tous les lieux où on a voulu les chercher, et qu’ils y sont en prodigieuse quantité. » En 1746, il parut à Paris une lettre sur les changements arrivés au globe terrestre. Cette lettre, écrite en italien et sans nom d’auteur, n’était qu’une plaisanterie dénuée d’importance, dans laquelle les poissons pétrifiés n’étaient que des poissons rejetés de la table des Romains, parce qu’ils n’étaient pas frais, et les coquilles trouvées dans les pierres avaient été laissées par des pèlerins revenant de la Terre sainte. Buffon traita ces plaisanteries comme elles le méritaient ; mais on doit regretter qu’après. avoir appris que la lettre était de Voltaire, il ait abaissé la dignité de la science jusqu’à s’excuser en quelque sorte vis-à-vis de ce dernier de la critique si bien motivée qu’il s’était permise à son égard (p. 255).

Le grand naturaliste de Montbart n’avait pas étudié ni comparé avec assez de soin les débris organiques dont il parle, pour avoir une opinion bien différente de celle qui régnait de son temps, savoir, que la plupart de ces débris provenaient d’espèces qui avaient encore leurs analogues vivants, que les cornes d’Ammon existaient peut-être dans les profondeurs des mers, etc. ; mais il est moins affirmatif pour les grandes espèces de mammifères de Sibérie, d’Irlande et du Canada, qu’il avait probablement mieux étudiées.

Plus tard[80], revenant sur ce sujet, nous le voyons beaucoup plus explicite et émettre des opinions opposées. « J’ai, dit-il, deux observations essentielles à faire : la première, c’est que les cornes d’Ammon, qui paraissent faire un genre plutôt qu’une espèce dans la classe des animaux à coquilles, tant elles sont différentes les unes des autres par la forme et la grandeur, sont réellement les dépouilles d’autant d’espèces qui ont péri et ne subsistent plus… Il en est de même des Bélemnites, des pierres lenticulaires et de quantité d’autres coquillages. dont on ne retrouve point aujourd’hui les analogues vivants dans aucune région de la mer, quoiqu’elles soient presque universellement répandues sur la surface entière de la terre. Je suis persuadé que toutes ces espèces, qui n’existent plus, ont autrefois subsisté pendant tout le temps que la température du globe et des eaux de la mer était plus chaude qu’elle ne l’est aujourd’hui, et qu’il pourra de même arriver, à mesure que le globe se refroidira, que d’autres espèces actuellement vivantes cesseront de se multiplier, et périront comme ces premières ont péri, par le refroidissement.

« La seconde observation, c’est que quelques-uns de ces ossements énormes, que je croyais appartenir à des animaux inconnus, et dont je supposais les espèces perdues, nous ont paru néanmoins, après les avoir scrupuleusement examinés, appartenir à l’espèce de l’Éléphant et à celle de l’Hippopotame, mais à la vérité à des éléphants et des hippopotames plus grands que ceux du temps présent. Je ne connais, dans les animaux terrestres, qu’une seule espèce perdue : c’est celle dont j’ai fait dessiner les dents molaires avec leurs dimensions dans les Époques de la nature. »

Dans l’article ix de la Théorie de la terre, Buffon traite des inégalités de sa surface, par conséquent des montagnes ou de l’orographie ; nous emprunterons encore aux Suppléments les idées théoriques de l’auteur qui se rattachent à ce sujet. « Toutes les vallées et tous les vallons de la surface de la terre, dit-il (p. 304), ainsi que toutes les montagnes et les collines, ont eu deux causes primitives : la première est le feu, et la seconde est l’eau. Lorsque la terre a pris sa consistance, il s’est élevé à sa surface un grand nombre d’aspérités, il s’est fait des boursouflures comme dans un bloc de verre ou de métal fondu. Cette première cause a donc produit les premières et les plus hautes montagnes qui tiennent par leur base à la roche intérieure du globe, et sous lesquelles, comme partout ailleurs, il a dû se trouver des cavernes qui se sont affaissées en différents temps ; mais sans considérer ce second événement, il est certain que dans le premier temps où la surface de la terre s’est consolidée, elle était sillonnée partout, de profondeurs et d’éminences, uniquement produites par l’action du premier refroidissement.

« Ensuite, lorsque les eaux se sont dégagées de l’atmosphère, ce qui est arrivé dès que la terre a cessé d’être brûlante, au point de la rejeter en vapeurs, ces mêmes eaux ont couvert toute la surface de la terre actuellement habitée jusqu’à la a hauteur de 2000 toises ; et pendant leur long séjour sur nos continents, le mouvement du flux et du reflux, et celui des courants, ont changé la disposition et la forme des montagnes et des vallées primitives. Ces mouvements auront formé des collines dans les vallées ; ils auront recouvert et environné de nouvelles couches de terre le pied et les croupes des montagnes, et les courants auront creusé des sillons, des vallons, dont tous les angles se correspondent. C’est à ces deux causes, dont l’une est bien plus ancienne que l’autre, qu’il faut rapporter la forme extérieure que nous présente la surface de la terre. Ensuite, lorsque les mers se sont abaissées, elles ont produit des escarpements du côté de l’occident, où elles s’écoulaient plus rapidement, et ont laissé des pentes douces du côté de l’orient.

« Les éminences qui ont été formées par le sédiment et les dépôts de la mer ont une structure bien différente de celles qui doivent leur origine au feu primitif. Les premières sont toutes disposées par couches horizontales et contiennent une infinité de productions marines ; les autres, au contraire, ont une structure moins régulière et ne renferment aucun indice de production de la mer. Ces montagnes de première et de seconde formation n’ont rien de commun que les fentes perpendiculaires qui se trouvent dans les unes et dans les autres et qui résultent de deux causes bien différentes. Les matières vitrescibles, en se refroidissant, ont diminué de volume et se sont, par conséquent, fendues de distance en distance ; celles qui sont composées de matières calcaires amenées par les eaux se sont fendues par le desséchement. »

Nous aurons occasion de revenir sur ces diverses conclusions, que nous n’avons rapportées ici qu’à cause du caractère de généralité que Buffon leur attribuait, mais qui ne reposent, en réalité, que sur des données fort incomplètes, peu exactes, insuffisantes à tous égards, et qui n’ont pas résisté à une observation plus attentive et mieux interprétée des faits.

La fin du livre est consacrée à l’examen de l’hydrographie générale et des phénomènes météorologiques de nos jours, dont les actions peuvent influer plus ou moins sur les changements apportés dans l’aspect ou dans l’état de la surface de la terre.
Époque de la nature.

« Dans sa Théorie, Buffon ne voyait qu’une époque, qu’une terre, que la terre ouvrage des eaux, dit un de ses plus élégants et de ses plus savants commentateurs[81], Dans son Système, il voyait une autre époque, une autre terre, la terre ouvrage du feu. Dans ses Époques de la nature, Buffon voit non-seulement ces deux grandes et principales époques, il voit toutes les époques intermédiaires et subséquentes. Ici tout s’éclaircit, tout se démêle ; chaque fait, chaque événement prend sa place ; tout se lie, et Buffon, comme il le dit lui-même, forme une chaîne qui, du sommet de l’échelle du temps, descend jusqu’à nous. »

Si l’on prenait cette dernière phrase à la lettre, on trouverait sans doute qu’il manquait bien des anneaux à la chaîne, bien des échelons à l’échelle du temps, qu’il s’en fallait de beaucoup que tout fût éclairci, démêlé, que chaque fait, chaque événement eût trouvé sa place ; c’eût été, en effet, trop demander à un seul homme ; mais ce qu’il a produit est déjà bien grand et suffit à sa gloire. Écoutons-le exposer lui-même son sujet avec cette ampleur d’idées et cette magnificence de style que nul n’a encore surpassées.

« Comme, dans l’histoire civile, on consulte les titres, on recherche les médailles, on déchiffre les inscriptions antiques pour déterminer les époques des révolutions humaines et constater les dates des événements moraux ; de même, dans l’histoire naturelle, il faut fouiller les archives du monde, tirer des entrailles de la terre les vieux monuments, recueillir leurs débris et rassembler en un corps de preuves tous les indices des changements physiques qui peuvent nous faire remonter aux différents âges de la nature. C’est le seul moyen de fixer quelques points dans l’immensité de l’espace, et de placer un certain nombre de pierres numéraires sur la route éternelle du temps.

« Le passé est comme la distance ; notre vue y décroît et s’y perdrait de même si l’histoire et la chronologie n’eussent placé des fanaux, des flambeaux aux points les plus obscurs. Mais, malgré ces lumières de la tradition écrite, si l’on remonte à quelques siècles, que d’incertitude dans les faits, que d’erreurs sur les causes des événements ! et quelle obscurité profonde n’environne pas les temps antérieurs à cette tradition ! D’ailleurs, elle ne nous a transmis que les gestes de quelques nations, c’est-à-dire les actes d’une très-petite partie du genre humain ; tout le reste des hommes est demeuré nul pour nous, nul pour la postérité ; ils ne sont sortis de leur néant que pour passer comme des ombres qui ne laissent point de traces ; et plût au ciel que le nom de tous ces prétendus héros, dont on a célébré les crimes ou la gloire sanguinaire, fût également enseveli dans la nuit de l’oubli !

« Ainsi l’histoire civile, bornée d’un côté par les ténèbres d’un temps assez voisin du nôtre, ne s’étend de l’autre qu’aux petites portions de terre qu’ont occupées successivement les peuples soigneux de leur mémoire. Au lieu que l’histoire naturelle embrasse également tous les espaces, tous les temps, et n’a d’autres limites que celles de l’univers.

« La nature étant contemporaine de la matière, de l’espace et du temps, son histoire est celle de toutes les substances, de tous les lieux, de tous les âges ; et quoiqu’il paraisse à la première vue que ses grands ouvrages ne s’altèrent ni ne changent, et que dans ses productions, même les plus fragiles et les plus passagères, elle se montre toujours et constamment la même, puisque à chaque instant ses premiers modèles reparaissent à nos yeux sous de nouvelles représentations, cependant, en l’observant de près, on s’apercevra que son cours n’est pas absolument uniforme ; on reconnaîtra qu’elle admet des variations sensibles, qu’elle reçoit des altérations successives, qu’elle se prête même à des combinaisons nouvelles, à des mutations de matière et de forme, qu’enfin autant elle paraît fixe dans son tout, autant elle est variable dans chacune de ses parties ; et si nous l’embrassons dans toute son étendue, nous ne pourrons douter qu’elle ne soit aujourd’hui très-différente de ce qu’elle était au commencement et de ce qu’elle est devenue dans la succession des temps ; ce sont ces changements divers que nous appelons ses Époques. »

Tel est l’ordre d’idées où se place l’auteur au début de ses Èpoques de la nature, publiées, comme nous l’avons dit, 29 ans après sa Théorie de la terre. Il examine ensuite les faits qui, dit-il, peuvent nous rapprocher de l’origine des choses et parmi lesquels il mentionne l’existence des coquilles et d’autres produits organiques de la mer sur toute la surface des continents et des îles jusqu’à une très-grande hauteur.

Il rappelle ce qu’il a dit dans l’ouvrage précédent : que toutes les roches calcaires ont pour origine des débris organiques marins, excepté les calcaires spathiques, l’albâtre provenant de précipité chimique, les stalactites, etc., et il appuie cette opinion des faits déjà énoncés sur les coquilles, les poissons et les plantes. Par les ossements de grands mammifères provenant de la Sibérie et de l’Amérique Nord, il prouve l’existence d’une chaleur propre du globe qui a permis à ces animaux de vivre sous des latitudes où ils ne vivraient plus aujourd’hui et où on les trouve enfouis presque à la surface du sol.

Buffon fait voir ensuite que les roches cristallines, qu’il appelle la formation des matières vitrescibles, sont bien plus anciennes que les calcaires qui résultent de la destruction et de l’agglutination des débris d’animaux marins. Il est ainsi conduit à distinguer d’abord cinq époques dans les âges de la terre, époques très-vaguement définies, comme nous allons le dire, et qui ne sont que les germes, encore bien peu distincts, ou les ébauches faiblement tracées de nos classifications actuelles.

La première époque est celle où le globe, étant à l’état de fluidité ignée, a pris sa forme en se renflant vers l’équateur et s’aplatissant aux pôles, en vertu de son mouvement de rotation et de la théorie des forces centrales ; la seconde, celle où la consolidation de la matière fluide, par suite du refroidissement, a formé les grandes masses de matières vitrescibles, telles que les gneiss, les granites et autres roches cristallines anciennes ; la troisième, celle où la mer, recouvrant les terres actuellement habitées, a nourri les animaux à coquilles dont les dépouilles ont formé les roches calcaires ; la quatrième, celle de la retraite de ces mêmes mers de nos continents pour se renfermer dans leurs bassins actuels, et la cinquième, celle pendant laquelle ont vécu sur les terres du nord les Éléphants, les Rhinocéros, les Hippopotames, et autres grands animaux des contrées chaudes de nos jours. Cette époque, dit l’auteur, est évidemment postérieure à la quatrième, puisque les dépouilles de ces animaux terrestres se trouvent dans le sol superficiel, tandis que celles des animaux marins sont pour la plupart dans les mêmes lieux enfouis à une très-grande profondeur. Ainsi le jugement de Buffon, qui avait peu voyagé, était ici bien supérieur à celui de Pallas qui avait parcouru tant de pays, car nous avons vu ce dernier confondre les dépôts superficiels à ossements (quaternaires) des rives de l’Oka et du Volga avec les couches anciennes (système permien) de la même région.

Contrairement à l’opinion de Gmelin, qui supposait que les cadavres de ces mammifère avaient été charriés du S. au N. par une grande inondation, Buffon s’attache à prouver qu’ils ont dû vivre sous les zones tempérée et glaciale actuelles. On a vu (antè, p. 213) que dès 1705 des ossements d’un très-grand animal trouvés dans les alluvions des bords de l’Ohio appuyaient les idées du naturaliste français, qui le regarda comme un Éléphant d’une espèce perdue et en signala d’autres observés au Canada, en Tartarie et en France, près de Simorre. Cet animal, désigné depuis sous le nom de Mastodonte de l’Ohio (antè, p. 215) et dont les dents ont été très-bien figurées dans les Époques de la nature, était, pour leur auteur, contemporain des Éléphants de la Sibérie, opinion encore généralement admise aujourd’hui.

Il montre ensuite que les changements dans le degré d’obliquité de l’écliptique, invoqués pour expliquer une température plus chaude dans les hautes latitudes, ne peuvent avoir déplacé les pôles de la terre de manière que la Sibérie ait jamais joui du climat de l’Inde. Ces changements ne sont ni constants ni continus, mais produits tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, suivant l’action des planètes perturbatrices, et sans que l’inclinaison puisse jamais atteindre non pas un angle de 45°, mais même de 6°. La température qui devait exister alors dans le voisinage du cercle polaire était le reste de la température primitive de la terre.

La sixième époque est celle de la séparation des deux continents, leur ancienne liaison étant prouvée par la présence des restes des mêmes mammifères dans le nord de l’ancien et du nouveau. L’existence, dans les couches du nord et du centre de l’Europe, d’animaux marins qui ne peuvent ou n’ont pu vivre que dans les mers chaudes prouve encore à Buffon des changements de climat dans le même sens et qu’il attribue à la même, cause. Suivant lui, les espèces perdues, qu’il appelle espèces majeures, étaient plus grandes que celles de nos jours, et leur extinction, comme celle des animaux inférieurs, serait due à l’abaissement de la température par suite du refroidissement séculaire du globe.

« Voilà donc, dit-il (p. 35), l’ordre des temps indiqués par les faits et par les monuments. Voilà six époques dans la succession des premiers âges de la nature, six espaces de durée, dont les limites, quoique indéterminées, n’en sont pas moins réelles ; car ces époques ne sont pas, comme celles de l’histoire civile, marquées par des points fixes, ou limitées par des siècles et d’autres portions du temps que nous puissions compter et mesurer exactement ; néanmoins nous pouvons les comparer entre elles, en évaluer la durée relative et rappeler à chacun de ces périodes de durée d’autres monuments et d’autres faits qui nous indiqueront des dates contemporaines et peut-être aussi quelques époques intermédiaires et subséquentes[82]. »

Mais en réalité nous voyons que, par rapport à nos connaissances actuelles, les dépôts que nous appelons intermédiaires, secondaires et tertiaires, c’est-à-dire la totalité de la série des terrains de sédiment, moins ceux de la période quaternaire, sont tous compris et sans distinction dans la troisième époque de Buffon. La quatrième n’est que l’intervalle supposé entre la troisième et la cinquième pour l’écoulement des eaux et la mise à sec des terres actuelles. La cinquième correspond évidemment à notre période quaternaire ou diluvienne, et la sixième en serait seulement la fin. Ainsi la distinction de ces époques repose sur des caractères essentiellement différents et non comparables pour chacune d’elles, car les unes représentent une certaine durée du temps et les autres des phénomènes physiques qui ont pu être instantanés.

Dans les notes à l’appui de ce premier exposé de ses vues, Buffon rapporte tout ce que l’on savait alors sur l’existence des débris de grands mammifères fossiles dans divers pays, sans négliger pour cela les restes d’animaux inférieurs. Ainsi il dit (p. 79) : « La connaissance de toutes les pétrifications dont on ne trouve plus les analogues vivants supposerait une étude longue et une comparaison réfléchie de toutes les espèces de pétrifications qu’on a trouvées jusqu’à présent dans le sein de la terre, et cette science n’est pas encore fort avancée ; cependant nous sommes assurés qu’il y a plusieurs de ces espèces, telles que les cornes d’Ammon, les Orthocératites, les pierres lenticulaires ou numismales, les Bélemnites, les pierres judaîques, les Anthropomorphites, etc., qu’on ne peut rapporter à aucune espèce actuellement subsistante…

« On ne connaît pas plus les espèces d’animaux auxquels ont appartenu les dépouilles dont nous venons d’indiquer les noms, mais ces exemples et plusieurs autres que je pourrais citer suffisent pour prouver qu’il existait autrefois dans la mer plusieurs espèces de coquillages et de crustacés qui ne subsistent plus. Il en est de même de quelques poissons à écailles ; la plupart de ceux que l’on trouve dans les ardoises et dans certains schistes ne ressemblent pas assez aux poissons qui nous sont connus pour qu’on puisse dire qu’ils sont de telle ou telle espèce ; il paraît donc que dans tous les genres la mer a autrefois nourri des animaux dont les espèces n’existent plus.

« Mais, comme nous l’avons dit, nous n’avons jusqu’à présent qu’un seul exemple d’une espèce perdue dans les animaux terrestres, et il paraît que c’était la plus grande de toutes, sans même en excepter l’Éléphant. Et puisque les exemples des espèces perdues dans les animaux terrestres sont bien plus rares que dans les animaux marins, cela ne semble-t-il pas prouver encore que la formation des premiers est postérieure À celle des derniers ? »

Quatre-vingts années de recherches assidues et fécondes, sur tous les points de la terre, n’ont fait que confirmer depuis cette présomption de Buffon, qui comprenait d’ailleurs très-bien le rôle que devaient jouer les fossiles dans l’histoire du globe. « Leur pétrification, dit-il[83], est le grand moyen dont la nature s’est servie et dont elle se sert encore pour conserver à jamais les empreintes des êtres périssables ; c’est en effet par elle que nous reconnaissons ses plus anciennes productions et que nous avons une idée de ces espèces maintenant anéanties, dont l’existence a précédé celle de tous les êtres actuellement vivants ou végétants ; ce sont les seuls monuments des premiers âges du monde ; leur forme est une inscription authentique qu’il est aisé de lire en la comparant avec les formes des corps organisés du même genre… C’est surtout dans les coquillages et les poissons, premiers habitants du globe, que l’on peut compter un plus grand nombre d’espèces qui ne subsistent plus ; nous n’entreprendrons pas d’en donner ici l’énumération, qui, quoique longue, serait encore incomplète ; ce travail sur la vieille nature exigerait seul plus de temps qu’il ne m’en reste à vivre, et je ne puis que le recommander à la postérité ! »

Or la postérité a répondu avec empressement à l’appel de notre grand naturaliste, et l’on peut juger aujourd’hui de tout ce qu’il y avait de vrai et de prophétique dans ces remarques de celui qui avait tant médité sur le passé de la terre.

Il développe ensuite les faits relatifs à chacune de ses époques. La première étant celle de l’état fluide du globe et la seconde celle de la formation des roches cristallines anciennes, nous n’aurions pas à en parler ici s’il n’y prenait occasion de raisonner sur les moyens de se rendre compte de la durée des temps écoulés, sujet sur lequel il insiste avec toute raison pour répondre à l’objection qu’on lui avait faite sur l’ancienneté de notre planète, à laquelle il assigne 75000 ans.

« Eh ! pourquoi, dit-il (p. 113), l’esprit humain semble-t-il se perdre dans l’espace de la durée plutôt que dans celui de l’étendue, ou dans la considération des mesures, des poids et des nombres ? Pourquoi cent mille ans sont-ils plus difficiles à concevoir et à compter que cent mille livres de monnaie ? Serait-ce parce que la somme du temps ne peut se palper ni se réaliser en espèces visibles ? ou plutôt n’est-ce pas qu’étant accoutumés, par notre trop courte existence, à regarder cent ans comme une grosse somme de temps, nous avons peine à nous former une idée de mille ans et ne pouvons plus nous représenter dix mille ans, ni même en concevoir, cent mille ?

« Le seul moyen est de diviser en plusieurs parties ces longues périodes de temps, de comparer, par la vue de l’esprit, la durée de chacune de ces parties avec les grands effets, et surtout avec les constructions de la nature, se faire des aperçus sur le nombre des siècles qu’il a fallu pour produire tous les animaux à coquilles dont la terre est remplie, ensuite sur le nombre encore plus grand des siècles qui se sont écoulés pour le transport et le dépôt de ces coquilles et de leurs détriments ; enfin sur le nombre des autres siècles subséquents, nécessaires à la pétrification et au desséchement de ces matières, et dès lors on sentira que cette énorme durée de 75000 ans, que j’ai comptés depuis la formation de la terre jusqu’à son état actuel, n’est pas encore assez étendue pour tous les grands ouvrages de la nature, dont la construction nous démontre qu’ils n’ont pu se faire que par une succession lente de mouvements réglés et constants.

« Pour rendre cet aperçu plus sensible donnons un exemple : cherchons combien il a fallu de temps pour la construction d’une colline d’argile de 1000 toises de hauteur[84]. Les sédiments successifs des eaux ont formé toutes les couches dont la colline est composée depuis la base jusqu’au sommet. Or, nous pouvons juger du dépôt successif et journalier des eaux par les feuillets des ardoises ; ils sont si minces qu’on peut en compter une douzaine dans une ligne d’épaisseur. Supposons donc que chaque marée dépose un sédiment de  ; de ligne d’épaisseur, c’est-à-dire de de ligne chaque jour, le dépôt augmentera d’une ligne en six jours, de six lignes en trente-six jours et par conséquent d’environ cinq pouces en un an ; ce qui donne plus de 14000 ans pour le temps nécessaire à la composition d’une colline de glaise de mille toises de hauteur. Ce temps paraîtra même trop court, si on le compare avec ce qui se passe sous nos yeux sur certains rivages de la mer… Et si cette colline d’argile est couronnée de rochers calcaires, la durée du temps que je réduis à 14000 ans ne doit-elle pas être augmentée de celui qui a été nécessaire pour le transport des coquillages dont la colline est surmontée ? et cette durée si longue n’a-t-elle pas encore été suivie du temps nécessaire à la pétrification et au desséchement de ces sédiments ? J’ai cru devoir entrer d’avance dans ce détail afin de démontrer qu’au lieu de reculer trop loin les limites de la durée, je les ai rapprochées autant qu’il m’a été possible, sans contredire évidemment les faits consignés dans les archives de la nature. »

Après avoir étudié ailleurs[85] les divers modes de formation des dépôts d’origine organique ou inorganique, il arrive encore à conclure qu’on pourrait doubler et même quadrupler les nombres qu’il a donnés si l’on voulait se trouver parfaitement à l’aise pour l’explication de tous les phénomènes. « En effet, lorsqu’on examine en détail la composition de ces mêmes ouvrages, chaque point de cette analyse augmente la durée et recule la limite de ce temps, trop immense pour l’imagination et néanmoins trop court pour notre jugement[86].

Après avoir assigné un laps de 50 à 55 mille ans pour la formation des planètes et la précipitation des vapeurs à l’état fluide leur surface, Buffon, traitant de la troisième époque, dit (p. 170) : « On a des preuves évidentes que les mers ont couvert vert le continent de l’Europe jusqu’à 1500 toises au-dessus du niveau de la mer actuelle, puisqu’on trouve des coquilles et d’autres productions marines dans les Alpes et dans les Pyrénées jusqu’à cette même hauteur. On a les mêmes preuves pour les continents de l’Asie et de l’Afrique ; et même dans celui de l’Amérique, où les montagnes sont plus élevées qu’en Europe, on a trouvé des coquilles marines à plus de 2000 toises de hauteur au-dessus du niveau de la mer du Sud. Il est donc certain que dans ces premiers temps le diamètre du globe avait deux lieues de plus, puisqu’il était enveloppé d’eau jusqu’à 2000 toises de hauteur. »

On voit, d’après ce passage, que notre grand naturaliste, ou ne connaissait pas les opinions déjà émises en Italie, en Allemagne et en Angleterre sur le mode de formation des montagnes, ou bien croyait n’en devoir tenir aucun compte ; aussi suppose-t-il que les eaux de la mer s’étant graduellement abaissées pour remplir les profondeurs résultant de l’affaissement des cavernes dont les voûtes ne pouvaient supporter le poids des terres et des eaux qui les chargeaient, les coquilles les plus anciennes et d’espèces perdues sont celles que l’on rencontre aujourd’hui aux plus hautes altitudes, ce qui, nous le verrons, est bien loin d’être exact. En outre, Buffon oublie de remarquer qu’une augmentation de 1000 mètres, qu’il attribue ainsi gratuitement au diamètre de la terre, aurait modifié sensiblement la vitesse de son mouvement de rotation.

Revenant encore à l’idée que les animaux d’alors étaient plus grands que ceux de nos jours, il cite à l’appui les dimensions de certaines Ammonites, les pachydermes et autres mammifères fossiles ; mais on peut dire qu’il ne soupçonnait pas la succession des faunes et des flores comprises dans sa troisième époque. En lui assignant une durée de 20000 ans, il dit que les végétaux terrestres ont dû se développer en offrant aussi des espèces, perdues aujourd’hui, qui ont, comme les coquilles, des caractères tropicaux. Il croit, en outre, se rendre compte de l’accumulation des végétaux pour former les couches de houille en supposant qu’ils se sont reproduits pendant tout ce laps de 20000 ans, et c’est là une erreur qu’il eût évitée, s’il eût connu les travaux descriptifs déjà exécutés de son temps ; il y aurait vu que les couches de charbon, quel que soit d’ailleurs le temps exigé pour leur formation, ne constituent en réalité qu’une petite fraction des dépôts réunis dans cette même époque.

Buffon pensait que les argiles étaient le premier dépôt qui s’était précipité au fond des eaux, et que les calcaires, avec la plupart des animaux marins, étaient venus ensuite ; il déduisait cette théorie générale de ce que lui avaient fait connaître des puits de quelques centaines de pieds de profondeur, exécutés dans les petits vallons des environs de Montbart[87]. « Le temps de la formation des argiles, dit-il (p. 184), a donc immédiatement suivi celui de l’établissement des eaux. Le temps de la formation des premiers coquillages doit être placé quelques siècles après ; et le temps du transport de leurs dépouilles a suivi presque immédiatement ; il n’y a eu d’intervalle qu’autant que la nature en a mis entre la naissance et la mort de ces animaux à coquilles. »

Il est difficile de concevoir un édifice reposant sur une base plus étroite et plus fragile.

« La formation des schistes, continue-t-il, celle des ardoises, des charbons de terre et des matières bitumineuses date à peu près du même temps. Ces matières se trouvent ordinairement dans les argiles à d’assez grandes profondeurs ; elles paraissent même avoir précédé l’établissement local des dernières couches d’argile ; car, au-dessous de 150 pieds d’argite dont les lits contenaient des Bélemnites, des cornes d’Ammon et d’autres débris des plus anciennes coquilles, j’ai trouvé des matières charbonneuses et inflammables, et l’on sait que la plupart des mines de charbon de terre sont plus ou moins surmontées par des couches de terre argileuse ; je crois même pouvoir avancer que c’est dans ces terres qu’il faut chercher les veines de charbon desquelles la formation est un peu plus ancienne que celle des couches extérieures des terres argileuses qui les surmontent ; ce qui le prouve, c’est que les veines de ces charbons de terre sont presque toujours inclinées, tandis que celles des argiles, ainsi que toutes les autres couches extérieures du globe, sont ordinairement horizontales. Ces dernières ont donc été formées par le sédiment des eaux qui s’est déposé de niveau sur une base horizontale, tandis que les autres, puisqu’elles sont inclinées, semblent avoir été amenées par un courant sur un terrain en pente. Ces veines de charbon, qui toutes sont composées de végétaux mêlés de plus ou moins de bitume, doivent leur origine aux premiers végétaux que la terre a formés. »

On comprendra tout le vague, l’incertitude et même l’incohérence de ces considérations et de celles qui les suivent, si l’on songe qu’elles étaient suggérées par quelques traces charbonneuses observées dans les argiles du lias de la Bourgogne, traces que l’auteur confondait théoriquement avec le véritable terrain houiller, en assimilant le tout au produit d’une même période continue. Ce qu’il dit ensuite de l’origine et du mode de formation des couches de charbon de terre ne diffère pas beaucoup de ce que l’on dirait actuellement à ce sujet, et surtout on ne s’exprimerait pas avec plus d’exactitude et d’élégance qu’il ne le fait dans le passage suivant, qui semble avoir été écrit de nos jours :

« Les détriments des substances végétales sont donc le premier fond des mines de charbon ; ce sont des trésors que la nature semble avoir accumulés d’avance pour les besoins à venir des grandes populations. Plus les hommes se multiplieront, plus les forêts diminueront. Les bois ne pouvant plus suffire à leur consommation, ils auront recours à ces immenses dépôts de matières combustibles, dont l’usage leur deviendra d’autant plus nécessaire que le globe se refroidira davantage ; néanmoins ils ne les épuiseront jamais, car une seule de ces mines de charbon contient peut-être plus de matière combustible que toutes les forêts d’une vaste contrée[88]. »

Ce que nous avons déjà dit des caractères des 4e, 5e et 6e époques suffit pour faire juger de leur importance relative et de leur valeur au point de vue de la science actuelle, aussi n’y reviendrons-nous plus ; mais disons quelques mots d’une septième époque, dont il n’était pas question au commencement de son livre, et que Buffon ajoute ici (p. 402) : c’est celle où la puissance de l’homme a secondé la puissance de la nature.

(P. 403.) « Les premiers hommes, dit-il, témoins des mouvements convulsifs de la terre, encore récents et très-fréquents, n’ayant que les montagnes pour asiles contre les inondations, chassés souvent de ces mêmes asiles par le feu des volcans, tremblants sur une terre qui tremblait sous leurs pieds, nus d’esprit et de corps, exposés aux injures de tous les éléments, victimes de la fureur des animaux féroces, dont « ils ne pouvaient éviter de devenir la proie…, ont commencé par aiguiser, en forme de haches, ces cailloux durs, ces jades, ces pierres de foudre que l’on a cru tombées des nues et formées par le tonnerre, et qui, néanmoins, ne sont que les premiers monuments de l’art de l’homme dans l’état de pure nature ; il aura bientôt tiré du feu de ces mêmes cailloux, en les frappant les uns contre les autres ; il aura saisi la flamme des volcans ou profité du feu de leurs laves brûlantes pour le communiquer, pour se faire jour dans les forêts, car, avec le secours de ce puissant élément, il a nettoyé, assaini, purifié les terrains qu’il voulait habiter ; avec la hache de pierre il a tranché, coupé les arbres, menuisé le bois, façonné ses armes et les instruments de première nécessité, etc. »

Ce tableau des premiers établissements de l’homme à la surface de la terre est tracé avec beaucoup de grâce ; mais tout ce qui suit n’est qu’une élégante rêverie de l’auteur, qui exagère singulièrement l’effet des travaux de l’homme sur les climats. Ainsi il attribue la différence des climats de Paris et de Québec au déboisement de la France, à l’écoulement des eaux par des travaux de canalisation, à la culture, etc. (p. 420 :) « Rien ne paraît plus difficile, pour ne pas dire impossible, que de s’opposer au refroidissement successif de la terre et réchauffer la température d’un climat ; cependant l’homme le peut faire et l’a fait. Paris et Québec sont à peu près sous la même latitude et à la même élévation : sur le globe ; Paris serait donc aussi froid que Québec, si la France et toutes les contrées qui l’avoisinent étaient aussi dépourvues d’hommes, aussi couvertes de bois, aussi baignées par les eaux que le sont les terres voisines du Canada. »

Mais n’oublions pas que ce fut seulement 22 ans après que la théorie des lignes isothermes fut exposée par un autre savant qui, sans avoir le génie de Buffon, possédait plus de connaissances pratiques et surtout le grand avantage d’avoir beaucoup voyagé, observé et comparé.

Le phénomène de l’abaissement de la température par l’effet du rayonnement paraît aussi avoir été ignoré de Buffon, qui y vit encore un résultat de l’influence de l’homme. Enfin, ayant à établi, par des calculs sur le refroidissement des corps sphériques, qu’il avait fallu 37000 ans pour que la surface de la terre, d’abord incandescente, permit le développement des êtres organisés, il évalue à 75000 ans le laps de temps qui a dû s’écouler avant qu’elle ait atteint sa température actuelle. La déperdition de la chaleur serait en outre tellement lente que dans 75000 autres années le globe ne sera pas encore assez refroidi pour que la vie y soit complètement anéantie. On sait aujourd’hui que le reste de cette température initiale est si faible qu’on pourrait la négliger dans les considérations de physique organique sans qu’il en résultât de causes d’erreurs bien sensibles.
Appréciations générales.

On voit donc que Buffon, tout en coordonnant avec beaucoup d’art ce qu’il avait appris et ce qu’il avait observé lui-même, était peu versé dans la connaissance des travaux déjà publiés sur le grand sujet qu’il a traité à deux reprises différentes, car cette connaissance eût suffi à un esprit aussi apte que le sien à saisir les rapports les plus éloignés, pour donner à ses Époques de la nature une bien plus grande valeur. Moins prévenu que ses contemporains contre les travaux de Guettard, il eût pu même en tirer parti pour asseoir sa théorie sur des faits non pas plus nombreux, ce qui n’était pas nécessaire, mais moins vagues, observés avec plus de soin, mieux classés et reliés entre eux plus naturellement. L’esprit des méthodes actuelles, qui nous est devenu si familier qu’il nous semble que ces méthodes ont toujours existé, n’était pas d’ailleurs dans la tournure des idées de Buffon, qui ne le comprenait pas ou le négligeait sans s’apercevoir que c’est de son application judicieuse seule que résultent les véritables théories, et que toute autre marche ne donne lieu qu’à des hypothèses ou à des prévisions plus ou moins heureuses, plus ou moins séduisantes.

Nous ne pouvons par conséquent regarder les Époques de la nature, malgré leur généralité, comme l’expression réelle et complète de l’état où se trouvaient alors les connaissances sur l’histoire de la Terre. Elles n’en reflètent qu’une partie arrangée à un certain point de vue. Mais disons aussi que ce que l’on savait de plus n’était pas généralement répandu ni admis : c’était des observations particulières et locales, ou bien des vues théoriques publiées à l’étranger, dans de petits centres scientifiques qu’elles ne dépassaient guère et où souvent même, comme nous l’avons vu, elles étaient loin d’être appréciées à leur juste valeur.

Si l’on doit regretter que Buffon n’ait pas été en possession de toutes les données acquises qui eussent certainement modifié ses opinions à beaucoup d’égards, il ne faut pas perdre de vue les difficultés et la lenteur des relations littéraires à l’époque où il écrivait comparée à la nôtre. Son œuvre, pour être moins parfaite, est toujours un travail d’une haute portée et digne de la plus profonde estime, parce qu’il dépasse de beaucoup tout ce qui avait été encore fait dans cette direction.

Buffon ne devait pas être jugé très-favorablement par les étrangers, la nature de son talent littéraire exigeant une profonde connaissance de la langue pour être appréciée, et la forme d’un ouvrage étant ce dont beaucoup de savants se préoccupent le moins. On a vu l’extrême partialité de de Luc à son égard ; quant à de Saussure, il n’en parle presque nulle part, ce qui se conçoit par suite de son caractère exclusivement observateur, tandis que pour de Luc, qui bâtissait sans cesse sur des hypothèses, on serait tenté de croire à une jalousie de métier. Plus récemment, en Angleterre, Conybeare[89], esprit moins prévenu, mais essentiellement pratique, en parle ainsi : « Quoique le génie splendide de Buffon, dit-il, ait vainement épuisé ses forces dans la recherche de spéculations théoriques, et peu ou point ajouté à la masse réelle des faits résultant de l’observation directe, cependant on doit reconnaître que par l’éclat même de ses idées et peut-être aussi par leur étrangeté, il a beaucoup contribué à attirer plus généralement l’attention sur cette branche des études philosophiques. »


  1. Recherches sur les ossements fossiles, vol. II, p. 50 (éd. de 1834).
  2. Fulgose, De dict. factisque memor., lib. I, C. vi, p. 14.
  3. De gigantibus, auct. J. Cassanione, monostroliense. Basil., p. 61 ; 1580. — Cuvier, Recherches, etc., vol. II, p. 51.
  4. In-8, Paris, 1615. — Traduct. flamande, Utrecht, 1614. Nous ne savons pourquoi cette brochure a été attribuée à Mazurier par Cuvier, qui ne fait aucune mention de Tissot. — Voy. À ce sujet la Bibliothèque physique de la France, p. 394, par Hérissant, in-8, 1771.
  5. Cuvier, Recherch., etc., vol. Il, p. 56. Note de Laurillard.
  6. De gigantibus, p. 64.
  7. Dict. de la Bible, II, p. 161.
  8. Mémoires de l’Acad. roy. des sciences pour l’année 1720, p. 5.
  9. Fontenelle suppose que Palissy était saintongeais, parce que ce fut à Saintes, où il résida longtemps, que se firent tous les essais de céramique qui précédèrent les travaux qui ont immortalisé son nom.
  10. In-8. Paris, 1580.-Ce volume, très-rare, a été réuni à un autre ouvrage publié d’abord en 1563 à la Rochelle, et tous deux parurent en 2 vol. in-8 à Paris, en 1636, sous le titre : Moyen de devenir riche, etc. En 1777, Faujas de Saint-Fond et Gobet en donnèrent une éd. in-4 sous le titre d’Œuvres de Bernard Palissy. Celle que nous suivons ici a été publiée en 1844 chez Dubochet (1 vol. in-12), et est accompagnée de Notes par P. A. Cap.
  11. Histoire de la Soc. acad. de Montpellier, vol. I, 17 déc. 1707. ─ Mém. sur l’hist. naturelle de la province du Languedoc, 1737.
  12. Mém. de l’Acad. r. des sciences, année 1720, p. 400.
  13. Mém. de l’Acad. roy. des sciences, p. 3 et 287, 1718.
  14. Ibid., 172, p. 69.
  15. Mém. de l’Acad. r. des sciences, p. 236, 1722. — Ibid, 1724.
  16. Mélanges d’hist. naturelle d’Alléon Dulac, vol. I, p. 141, 1765. (Le mém. aurait été écrit en 1745 et 46.)
  17. Mém. de l’acad. r. des sciences, 1746.
  18. Mis en ordre sur les Mémoires de feu M. de Maillet, par J. A. G*** (Guer), 2 vol. in-8. Amsterdam, 1748. — Éd. IIe. La Haye, 1755.
  19. Il n’est pas inutile de rappeler cette date, qui est sans doute celle à laquelle de Maillet écrivait.
  20. Il ne faut pas oublier que Tellimaed est le résultat supposé des entretiens de l’auteur avec un voyageur indien dont il reproduit la conversation. Il avait sans doute, pour présenter ses idées sous cette forme et sous un pseudonyme, les mêmes motifs que beaucoup de ses contemporains et de ses prédécesseurs.
  21. P. 77 : « On en déterra un, dit-il, il y a peu de temps, à Saint-Ange, terre voisine de Moret, en Gatinais, appartenant à M. de Caumartin. Il fut trouvé dans une montagne de marbre ; son squelette était de la longueur de 14 pieds. »
  22. Comparez, pour l’exactitude de cette description, Hist. des progrès de la géologie, vol. VI, p. 343, 1856.
  23. Lettres physiques et morales, vol. II, 5° parte, p. 269, 1779.
  24. Magasin français, juillet 1750.
  25. Mém. de l’acad. r. de Montpellier, vol. I. ─ Récréat. miner., vol. V, 283.
  26. Mem. de Trévoux, juin 1722, p. 1089.
  27. Transact. philos, 1757.
  28. 2 vol. in-12, Lyon, 1765
  29. Journal de physique, vol. I, p. 135, pl. 1 ; fig. 1, 2 ; 1773.
  30. Affiches du Dauphine, mai et juin 1775.
  31. Acad. r. de Montpellier, séance publique du 30 déc. 1777, pr. 17.
  32. Journal de physique de l’abbé Rozier, vol. XXIII, p. 350 ; 1783.
  33. Mém. de l’acad. r. des sciences, 1743, p. 407-556. — Mém. de l’acad. de Montpellier, vol. II, p. 11.
  34. Mercure, n° d’oct. 1754, p. 15. — Mélanges d’histoire naturelle d’Alléon Dulac, vol. I, p. 564 ; 1765.
  35. Bibliothèque physique de la France, p. 152 et 381, in-8. Paris, 1771.
  36. Journ. de phys., vol. II, p. 417 ; 1775.
  37. Ibid., vol. V, p. 434 ; 1775.
  38. Ibid., vol. XIV, p. 325 ; 1779.
  39. Ibid., vol. XXIII, p. 240 ; 1783.
  40. Voy. Alsatia illustrata, etc., S. XV. ─ Trad. allem., Magaz. de Hambourg, vol. VIII, p. 464.
  41. Mélanges d’hist. naturelle d’Alléon Dulac, vol. I, p. 233 ; 1765.
  42. Ibid., p. 241. — La lettre du même auteur, sur les terrains de la vallée de la Marne, rédigée en 1745 et 1746, est insérée ici.
  43. Mém. de l’Acad. r. des sciences, Histoire ; p. 21 ; 1721.
  44. Mercure, juin 1755. — Juillet, id., p. 113. — Décembre, id., p. 168 ; id., 1757, p. 109. ─ Mélanges d’hist. nat.. d’Alléon Dulac, vol. II, p. 171 et 187.
  45. Soc. littéraire d’Arras, 27 mars 1760.
  46. Mém. sur quelques fossiles de l’Artois, in-12, 1765.
  47. Journal de physique, vol. V, p. 435 ; 1775.
  48. Journal de physique, vol. VII, P. 406 ; 1776.
  49. In-12. Paris, 1751.
  50. Juin 1748, p. 49 et 60.
  51. Mem. de l’Acad. r. des sciences, 1771, p. 21 et 75.
  52. Mémoires de l’Acad. de Soissons, vol. I.
  53. Mem. de l’Acad. r. des sciences, 1774.
  54. D. Dieu-Donné, in-4. Châlons, 1763.
  55. In-8, 1771.
  56. In-8, 1763.
  57. In-4, Dantzick, 1740.
  58. Enumerationis fossilium quæ in omnibus Galliæ provinciis reperiuntur tentamina, in-12. Paris, 1751.
  59. In-f°. Paris, 1755.
  60. 1759.
  61. 1732.
  62. Du charbon de terre et de ses mines, in-f°. Paris, 1769. — Mém. sur la nature, les effets et les propriétés du charbon de terre, in-12 avec fig. Paris, 1770.
  63. Journ. de physique, vol. XIII, p. 176 ; 1779.
  64. In-12. Paris, 1845.
  65. In-8. Paris, 1664.
  66. Hist. de l’Acad. r. des sciences, 19 févr. 1746, p. 363, pl. 31, 32. (Imprimé en 1751.)
  67. Il est singulier que cette chaîne, qui n’a jamais existé que dans l’imagination des cartographes de cabinet ait été constamment reproduite jusque sur les cartes les plus récentes.
  68. Mém. de l’Acad. r. des sciences, 1764, p. 493. — Ib., 1759, p. 189, pl. 1, fig. 1.
  69. Mem. sur la minéralogie du Dauphiné, 2 vol. in-4. Paris, 1779, avec planches. — Réimprimés dans la Description générale et particulière de la France, in-f°. Paris, 1782, avec les mêmes figures tirées sur papier in-f°.
  70. Mém. sur quelques montagnes de la France qui ont été des volcans. ─ Mém. de l’Acad. r. des sciences pour 1752, p. 27 (publiés en 1756).
  71. Guettard, Mém. sur la minéralogie du Dauphiné, préface, p. cxl ; 1779.
  72. P. Scrope, The geology and extinct volcanos of central France, 2e éd., p. 30. Londres, 1858.
  73. Ce ne fut que vingt ans après ; le mémoire et la carte de Desmarest sont de 1771.
  74. Mém. de l’Acad. r. des sciences, année 1759, p. 538. (Imprimé en 1765.)
  75. Outlines of the geology of England and Wales, introduction, p. xlii ; 1822.
  76. Il y a sans doute ici une inadvertance de l’auteur qui aura voulu, parler du mémoire sur l’Égypte ou de celui sur la Pologne.
  77. Nous suivons ici l’édition des Œuvres complétes de Buffon (in-8. Paris, 1833) dont la Théorie de la terre forme le t. I. — Les passages empruntés à l’Histoire naturelle des minéraux ont été extraits de l’éd. de 1828, publiée par de Lacépède.
  78. Dans ses Suppléments, Buffon a modifié ses idées à cet égard ; il admet l’inclinaison des couches par suite de tremblements de terre, d’affaissements, d’explosions souterraines, etc. On en a de grands exemples, dit-il, dans plusieurs endroits des Pyrénées où l’on voit des couches inclinées de 45°, 50° et même 60°, ce qui semble prouver qu’il s’est fait de grands changements dans ces montagnes par l’affaissement des cavernes souterraines sur lesquelles leur masse était autrefois appuyée.
  79. Vol. V, Minéraux, p. 183. Éd. de 1828, mise en ordre par de Lacépède. — Voy. aussi, ibid., p. 204.
  80. Le passage suivant est emprunté aux Suppléments, dont la publication est postérieure à celle des Époques de la nature mais nous le plaçons ici, à cause du sujet auquel il se rapporte.
  81. P. Flourens, Histoire des travaux et des idées de Buffon, p. 220, in-12 ; 1844.
  82. Comme la plupart de ses prédécesseurs et comme beaucoup de ceux qui sont encore venus après lui, Buffon, malgré l’élévation de son esprit, se préoccupe beaucoup aussi des contradictions que semblent révéler l’observation directe des faits avec le texte de la Genèse, et il cherche à les concilier ainsi que déjà l’avaient suggéré de Maillet, Needham et sans doute d’autres encore. « Que pouvons-nous entendre, dit-il (p. 42), par les six jours que l’écrivain sacré nous désigne si précisément, en les comptant les uns après les autres, sinon six espaces de temps, six intervalles de durée ? Et ces intervalles de temps indiqués par le nom de jours, faute d’autres expressions, ne peuvent avoir aucun rapport avec nos jours actuels, puisqu’il s’est passé successivement trois de ces jours avant que le soleil ait été placé dans le ciel. Il n’est donc pas possible que ces jours fussent semblables aux nôtres, et l’interprète de Dieu semble l’indiquer assez en les comptant toujours du soir au matin, au lieu que les jours solaires doivent se compter du matin au soir. »
  83. Œuvres complètes de Buffon, vol. VIII, p. 110. ─ Éd de 1828 (Minéraux, vol. VI).
  84. Il est probable, d’après la phrase suivante, que par le mot argile Buffon entend ici un schiste argileux plutôt que l’argile proprement dite.
  85. Œuvres complètes de Buffon, vol. V, Minéraux, III, p. 229 ; édit. de 1828.
  86. Rien de mieux raisonné que ce passage, et cependant aujourd’hui encore des personnes, fort instruites d’ailleurs, ne comprennent pas qu’on puisse chercher à exprimer les temps écoulés, par des nombres, d’une manière approximative et pour fixer les idées. Afin d’appuyer l’exemple théorique de Buffon par l’observation directe d’un fait, nous avons cité dans nos leçons le suivant, emprunté à la relation du premier voyage de sir Ch. Lyell aux États-Unis en 1842, et que nous croyons utile de reproduire ici, parce qu’il répond à beaucoup d’objections.

    Dans la Nouvelle-Écosse, la falaise de South-Joggins, qui borde l’un des golfes de la baie de Fundy, offre une succession très-remarquable de forêts fossiles appartenant au terrain carbonifère. Cette falaise, dirigée N., S., et de 45 à 60 mètres d’élévation, est composée d’une série de couches régulières parallèles, inclinées de 24° au S-S.-O, d’épaisseurs différentes, formées de grès micacés, d’argiles sableuses, d’argiles schisteuses bleues, d’argile avec ou sans nodules ferrugineux, comprenant des lits de houille dont l’épaisseur varie de 0 m 55 à 1 m 20. L’épaisseur totale de cet ensemble de dépôts, parfaitement continu et qu’on peut embrasser d’un coup d’œil, est de 4440 mètres. Dans une portion de cette épaisseur, qui est de 1376 mètres, on observe des troncs d’arbres à 17 niveaux différents. Ces troncs droits, perpendiculaires au plan des couches, ont une longueur de 1 m 80 à 2 m 45, et leur diamètre varie de 0 m 30 à 0 m 40. Jamais ils ne traversent des lits de charbon quelque minces qu’ils soient, et la plupart s’y terminent par leur extrémité inférieure comme s’ils avaient végété à leur surface.

    Dans une autre portion de cette coupe naturelle, sur une épaisseur de 426 mètres, et en un point où les lits de charbon sont le plus nombreux, M. Lyell a pu distinguer jusqu’à 68 niveaux différents, offrant des traces très-reconnaissables de sols superficiels successifs avec des racines de plantes.

    Les troncs d’arbres qui proviennent pour la plupart de Sigillaria ne sont représentés que par leur écorce ; la destruction du bois a produit des cylindres creux dont le remplissage s’est fait après le dépôt des couches qui les entourent, car les matières de ce remplissage diffèrent par leur nature comme par leur ordre de superposition de celles des dépôts extérieurs, de sorte que les dépôts ne sont pas contemporains. En outre, l’enfouissement des arbres a dû précéder de bien des années la décomposition de leur intérieur, et l’on a ainsi la preuve que des sédiments de plusieurs milliers de mètres d’épaisseur, aujourd’hui inclinés de 24° à l’horizon, lui ont été déposés parallèlement.

    La présence de ces troncs a été constatée sur une étendue de 3 ou 4 kilomètres du N. au S. et sur une étendue de plus du double de l’E. à l’O., car on peut les observer sur les pentes des ravins qui sillonnent le pays. Dans le bassin houiller de Sidney au cap Breton, M. R. Brown a également signalé des troncs de Sigillaria, de Lepidodendron et de Calamites à 16 niveaux différents, munis de leurs racines et certainement encore à la place où ils ont végété, puis une série de 41 lits d’argile remplie de racines et de Stigmaria dans leur position normale, de sorte qu’on a également ici la preuve d’au moins 57 forêts fossiles situées les unes au-dessus des autres.

    Avec ces données, M. Lyell chercha s’il ne serait pas possible, au moyen de termes de comparaison pris dans la nature actuelle et suivant ainsi la marche de Buffon pour le même objet, d’évaluer le temps qu’a dû exiger, pour se former, une telle série de dépôts alternants avec des périodes de végétation détruites et toujours renouvelées.

    Dans la coupe de South-Joggins on a vu que la puissance du système carbonifère était évaluée à un peu plus de 4 kilomètres, et à Pictou, point situé à plus de 160 kilomètres vers l’est, son épaisseur, sans avoir été mesurée exactement, est encore très-grande. Mais, en n’estimant qu’à 2300 mètres la puissance moyenne de tout le système carbonifère de la Nouvelle-Écosse, dont l’étendue superficielle est connue, on trouve en multipliant celle-ci par l’épaisseur, que le volume total de ces roches serait de 80000 kilomètres cubes.

    En considérant que les dépôts houillers ont dû se former à la manière des deltas de nos jours, M. Lyell fait voir que le Mississipi, qui charrie annuellement tant de matières sédimentaires à son embouchure, mettrait, d’après les évaluations les plus récentes résultant de recherches très-précises, plus de deux millions d’années pour accumuler dans le golfe du Mexique une quantité de sédiments égale au volume précité. Le Gange, suivant des évaluations semblables, n’exigerait que 575,000 ans pour produire le même résultat (a).

    Remarquons actuellement que, dans la coupe de la falaise de South-Joggins, tout prouve que les dépôts se sont formés de la manière la plus régulière, sous une faible profondeur d’eau, à très-peu près constante. Il n’y a aucune trace de perturbations locales, aucune apparence de transport violent ou de sédimentation plus rapide et plus tumultueuse dans un moment que, dans un autre ; aucune faille importante, aucun plissement postérieur n’est venu déranger, masquer ou compliquer les rapports primitifs très-simples de toutes ces couches où a régné l’ordre le plus parfait jusqu’au mouvement général qui est venu les incliner en masse, tels qu’on les voit aujourd’hui.

    Or, pour produire untel résultat, il a fallu de toute nécessité qu’un abaissement vertical de plus de 1000 mètres eût lieu graduellement, sans trouble, sans perturbation notable aux environs. En admettant que cet abaissement ait été réparti dans un laps de 575,000 ans, la proportion donnerait 1 m 20 par siècle, mouvement comparable à celui qu’éprouvent certaines côtes de nos jours et tout à fait insensible pour les habitants de ces pays. Si l’on se basait, au contraire, sur le charriage du Mississipi, l’amplitude de l’oscillation séculaire ne serait que de 0 m 15. Quant à la totalité de l’abaissement pendant cette longue période, on voit qu’il a été à peu près égal à la hauteur actuelle du Mont-Blanc au-dessus de la mer, et qu’il a fallu ensuite un soulèvement de la même amplitude pour amener les choses dans l’état où nous les voyons.

    Mais nous devons faire remarquer ici que quelque considérables que puissent paraître les nombres que nous avons rapportés d’après les évaluations du célèbre géologue anglais, ils sont encore, au moins sous certains rapports, au-dessous de la vérité, car il a omis un élément fort essentiel dans la question et dont la prise en considération doit allonger singulièrement la période, savoir, le temps exigé pour le développement de chaque végétation qui a donné lieu à un lit de charbon. On sait par des expériences directes et les calculs auxquels elles ont donné lieu qu’un hectare de forêt d’une haute futaie de 100 ans, réduite à l’état de bouille, ne produirait qu’une couche de 15 millim. d’épaisseur, ce qui permet de juger du nombre d’années qu’il faudrait ajouter aux chiffres précédents pour que l’appréciation de la durée de la période fût complète. Quoi qu’il en soit, on doit reconnaître que la nature étudiée attentivement nous offre elle-même de précieux chronomètres pour mesurer le temps qu’elle met à accomplir ses œuvres, chronomètres d’une marche si lente que les plus petites fractions de ses unités sont représentées par des siècles de végétation.

    (a) Si l’on supposait que la houille s’est formée à la manière des tourbes de nos jours, les nombres indiqués seraient encore plutôt au-dessous qu’au-dessus de la probabilité.

  87. Dans ces fouilles faites en août 1774, on atteignit une couche remplie de Bélemnites dont Buffon donne une description fort exacte ; il distingue la structure du cône enveloppant, l’obliquité de son axe, le cône alvéolaire cloisonné et son enveloppe se prolongeant, dans les individus bien conservés, fort au delà des cloisons pour constituer un cornet très-mince, de plusieurs pouces de longueur, etc. — Voy. Hist. des minéraux, vol. III (vol. V des Œuvres), éd. de 1828.
  88. Voyez sur ce sujet tout ce que dit Buffon dans son article spécial sur le charbon de terre. Minéraux, vol. III (vol. V de l’ouvrage, p. 398), édit. de 1828.
  89. Outlines of the geology of England and Wales, introduction, p. xlii, in-8. Londres, 1822.