Institutions financières



INSTITUTIONS FINANCIÈRES

L’OMNIUM, ASSOCIATION DE CRÉDIT GÉNÉRAL.

C’est là une vaste entreprise d’utilité publique, dont se sont occupés déjà, avant nous, plusieurs organes de la presse, et qui mérite d’obtenir un jour tout le succès qu’ils ont aimé à lui promettre. Nous n’avons pas pour habitude, on le sait, de recommander à l’attention du public, même de la manière la plus détournée, aucune de ces idées marchandes qui, sous un air de libéralité hypocrite, servent d’enseigne trop souvent à des spéculations exclusivement d’intérêt privé. Telle n’est pas l’idée de l’Omnium ; et, s’il nous suffisait d’une preuve a priori pour nous dispenser de tout examen ultérieur et approfondi, nous la trouverions, avec une certaine sécurité de conscience, dans la sympathie chaleureuse et désintéressée que témoigne à ce système de banque générale l’illustre écrivain dont nous publions le remarquable travail d’économie publique.
Certes, il y aurait déjà, ce nous semble, un assez vif intérêt de curiosité pour nos lecteurs à voir comment a été traitée par M. de La Mennais une question de finances, et l’une de ces questions qui peuvent le moins se passer des lumières que donne la pratique des affaires. Peu de gens savent aujourd’hui que l’auteur de l’Indifférence en matière de religion a dû naturellement, par des circonstances de position et de famille, être initié de bonne heure aux théories les plus usuelles de la banque. Pour ceux qui n’ignorent pas cette particularité intime de la vie d’un homme qui a remué tant d’idées dans plusieurs directions si diverses, ce sera encore une étude intéressante de le suivre dans cette excursion qu’il tente pour la première fois à travers l’ordre matériel des sociétés. Le nouveau développement qui se manifeste aux yeux de tous dans cette haute et singulière intelligence est un spectacle qui ne trouvera pas beaucoup d’indifférens, nous le croyons. Il est étrange peut-être, mais il est heureux que cette intelligence s’apaise par l’observation un peu plus distincte et détaillée des affaires, et de quelles affaires ? celles du commerce ! en les abordant toutefois du seul côté où elle peut le faire désormais, c’est-à-dire sans descendre tout-à-fait de la région des généralités. On s’apercevra bien, à la lecture de son travail, que les habitudes théoriques de cet esprit absolu ne sont point changées, quoiqu’il ait pris pour un jour une autre voie et donné un élément différent à son activité.
Quoi qu’il en soit, nous n’avons pas cru que le vif intérêt, nécessairement attaché à un article d’économie publique de M. de La Mennais, intérêt au moins très littéraire pour tout le monde, et plus sérieux pour plusieurs, nous dispensât de rechercher, en toute liberté d’esprit, ce que c’est que l’entreprise de l’Omnium.
Le plan de cette Association de Crédit général réunit plusieurs idées fécondes, dont aucune n’est absolument neuve sans doute, mais qui le deviennent presque par leur combinaison. Quand l’Omnium sera devenu une réalité, ce sera le système de banque le plus complet en soi, et le plus étendu par ses ramifications, dont on ait jusqu’ici doté le monde industriel et commercial. Il y a bien en cela quelques côtés faibles, comme dans toute création humaine, et nous n’abdiquons pas ici la faculté et le devoir de les signaler un jour par une critique sérieuse, impartiale et surtout bienveillante ; mais l’idée fondamentale est bonne, la combinaison heureuse et fortement liée ; elle est praticable, elle sera réalisée, je ne dirai pas à quel moment ; mais il est bon que, dès aujourd’hui, elle se propage et se popularise.
Les fondateurs de l’Omnium, et M. de Ripert-Monclar, qui en a conçu la première pensée, ont vu que notre plus puissante association de crédit, la banque de France, ne parvient à faire accepter des billets de circulation que dans un rayon très court, qui ne dépasse guère les limites de Paris et de sa banlieue ; ils ont vu que, même avec le concours des trois ou quatre comptoirs récemment fondés par elle dans autant de villes de province, et investis du droit et des provisions nécessaires pour acquitter directement ses effets de crédit, elle n’a pas pu obtenir pour ceux-ci, à une certaine distance de la capitale, un placement abondant et avantageux. Ils en auront conclu évidemment qu’il ne suffisait pas de couvrir la France et les états européens de succursales correspondantes à la banque de l’Omnium, mais que c’était à la nature même des effets de crédit qu’il fallait s’en prendre. En conséquence, ils ont attaché à ceux qu’émettra l’Omnium un intérêt modéré, il est vrai, mais satisfaisant, d’où résultera pour eux, nous le croyons volontiers, une circulation plus active et un accueil très favorable dans les localités les plus rebelles jusqu’ici à toute combinaison de banque.
Cette idée, qui n’est pas neuve, on le sait, mais sur laquelle on a bien fait de mettre la main, pour en éprouver une bonne fois la fécondité par une grande application, cette idée nous apparaît comme la base de tout le système proposé. On va voir comment toutes les autres conceptions en découlent.
Partant de cette donnée première, l’association centrale de l’Omnium, dont le siége est à Paris, s’occupe d’y organiser un comptoir général de France, lequel constituera, à son tour, dans nos grands centres d’industrie et de commerce, des comptoirs principaux ; et ceux-ci seront chargés, chacun dans sa circonscription particulière, d’établir des comptoirs de circulation dans les villes et les cantons où le besoin s’en fera sentir. La même organisation s’appliquera à l’étranger, et il y aura successivement, à mesure que le système s’acheminera vers une réalisation plus ou moins étendue, un comptoir général de Hollande, un comptoir général de Suisse, de Lombardie, de Russie, etc. Nous n’insisterons pas davantage sur la description de ce mécanisme uniforme.
Les effets de crédit de l’Omnium se distinguent en effets de change et en effets de circulation. Ces derniers sont destinés uniquement à circuler sur toutes les places d’un même pays, et ne peuvent être présentés à l’acquittement que dans les comptoirs divers dont ce pays a été doté. Les effets de change doivent être acquittés à tous les comptoirs généraux que l’association a institués. Ne nous occupons que des effets de change ; on devinera aisément dans quelle mesure ce que nous avons à en dire s’étend aux effets de l’autre espèce.
L’association centrale transmet ses effets de change, en compte, et dans la proportion d’un crédit déterminé, à chaque comptoir général, qui use de cette monnaie de papier pour l’escompte des valeurs commerciales ou autres, et pour toutes les opérations ordinaires de banque.
Toutes les fois que cet effet de crédit de l’Omnium est échangé contre des valeurs à terme, il est expressément stipulé qu’on lui fixe une échéance au moins aussi éloignée que celle des valeurs qu’il représente ; il est possible d’en agir ainsi avec les cliens qui le prennent en paiement, car il porte intérêt, nous l’avons dit, et il offre d’ailleurs plusieurs garanties solides qui assurent la facilité de son acquittement au jour de l’échéance ; il peut, en raison de tous ses avantages, trouver, même avant d’être échu, mille personnes étrangères à l’Omnium qui l’accepteront sans inquiétude contre du numéraire, en toute circonstance. En outre, par ses traités avec les comptoirs, l’administration les a intéressés à toujours l’échanger au pair et avant l’échéance contre espèces : l’effet de crédit de l’Omnium est destiné ainsi à devenir, d’après le vœu de ses créateurs, un intermédiaire très usité dans les transactions les plus simples, un véritable medium circulans, comme ils disent.
Voyez, en effet, tout ce qui tend à préserver de la dépréciation ce suppléant du numéraire. D’abord, comme il ne commence à être exigible qu’à l’époque où les valeurs qui lui correspondent, qui lui sont même affectées par des numéros d’ordre, et qui lui servent de premier gage, ont pu être réalisées en espèces, les comptoirs généraux de l’Omnium (tous indistinctement obligés à le rembourser, après certains jours de vue) n’ont pas besoin de garder dans leurs caisses, comme la banque de France dans ses caves, une masse de numéraire stérile pour la reproduction d’intérêts et exclusivement réservée aux remboursemens imprévus du papier de circulation. Le capital social de l’Omnium, tel qu’il est recueilli en argent par l’émission des actions, reste intact ou à peu près, quelle que soit la gravité d’une crise commerciale ; il est utilisé dans des placemens que, par un excès de prudence, on peut choisir préférablement parmi ceux dont il est facile de se retirer à volonté et sans aucun sacrifice ; il est tout entier productif d’intérêts, ce qui permet déjà d’assurer, observons-le en passant, un revenu fixe de 4 pour 100 aux actionnaires. Mais surtout il présente, après les valeurs escomptées et déposées en échange des effets de crédit, une seconde garantie accessoire et surabondante de la solvabilité de l’Omnium.
En outre, faut-il ajouter que chaque comptoir général et principal fournit un cautionnement proportionné à la quotité du capital social qui lui est confiée en valeurs productives, à titre de dépôt, et que ces cautionnemens de tous les comptoirs forment une garantie de plus en faveur de l’Omnium, garantie dont doit profiter, avant tout, la bonne renommée de ses effets de crédit ?
N’oublions pas de dire qu’un intérêt minime est attaché à ces cautionnemens par l’association centrale, qui en place le montant à un taux plus avantageux.
C’est ici que s’élève de soi-même la question des bénéfices que peut produire l’Omnium. Ils dérivent des quatre sources que nous allons indiquer.
Le revenu social se compose :
1o Ainsi que nous l’avons déjà signalé, de l’intérêt des valeurs acquises pour l’emploi utile du capital social, qui sert de garantie, mais non de fonds d’escompte.
2o De la différence entre l’intérêt payé aux effets de crédit émis, et l’intérêt, nécessairement plus fort, produit par les valeurs diverses qui les représentent et sont en quelque sorte leur hypothèque dans les mains de l’Omnium. (En effet, l’Omnium, différant en cela, comme en divers autres points, de la banque de France, doit réaliser les valeurs à terme qui lui sont remises en dépôt, puis en placer fructueusement le produit, et se créer ainsi une sorte d’indemnité pour les bénéfices qu’il ne peut demander, comme la banque de France, à une circulation de billets indéfinie, pourvoyant à tous les escomptes et ne supportant aucun intérêt à la charge de la banque. Au reste, la différence des systèmes fera qu’au lieu d’être hostiles, ces deux établissemens pourront s’entr’aider mutuellement. La banque de France, si nous ne nous trompons, est toute prête à escompter les nouveaux effets de commerce que se chargera de recueillir l’Omnium pour les amener à la portée de son aînée, moins active et moins entreprenante, chaque jour, avec l’âge.)
3o De la différence entre l’intérêt payé aux cautionnemens des comptoirs et celui que doivent produire les valeurs dans lesquelles est employé le montant de ces cautionnemens.
4o Des droits prélevés sur les opérations sociales. L’Omnium ne s’interdit pas, en effet, de prélever les droits et commissions ordinaires de banque, en les abaissant toutefois à un taux plus raisonnable que ce qui se pratique aujourd’hui. Cette prime lui est légitimement due pour un des résultats les plus clairs de ses combinaisons, qui sera de réduire les variations du change entre les diverses places commerçantes de l’Europe. L’Omnium ne tient compte du change qu’au moment de l’émission de ses effets de crédit, et leur valeur une fois réglée en pistoles (10 francs, argent de France), comparativement au change du moment en florins de Hambourg, en piastres d’Espagne, etc., elle reste immuable jusqu’à l’acquittement.
Cette fixité de valeur du papier de l’Omnium, la facilité de son remboursement partout où l’association centrale a des comptoirs, l’intérêt qu’il porte avec lui, tous ces avantages et d’autres encore, donnent lieu d’espérer au fondateur de l’entreprise que ses effets de crédit seront recherchés pour eux-mêmes, comme monnaie, par les personnes qui, sans avoir de valeurs à terme à escompter, auront simplement de faibles sommes à placer temporairement sous des conditions reproductives.
On a tellement cru à cette destination des effets de crédit de l’Omnium, qu’on leur a assuré la faculté de porter intérêt (non pas pourtant intérêt composé) pendant cinq ans depuis la date de leur émission, quoiqu’il soit prescrit aux comptoirs de ne pas recevoir de valeurs à échéance de plus de six mois.
Nous nous arrêtons dans nos explications de détail sur l’Omnium, pour laisser la parole à M. de La Mennais.

Dans la confuse multiplicité des opinions, des théories contradictoires, des pensées diverses qui pullulent au sein de la société présente, au moins est-il un point à l’égard duquel les dissentimens s’effacent, une idée admise universellement, celle du progrès. On a cessé de croire que l’humanité, forcément stationnaire, soit condamnée à tourner sans fin dans un cercle déterminé, passant, après des siècles, par les mêmes phases, recommençant les mêmes travaux pour en recueillir les mêmes fruits, incapable de franchir certaines limites fatales, irrévocablement assignées à son perfectionnement ici-bas. Une conviction tout opposée, fondée sur une philosophie plus éclairée, plus consolante, comme sur une connaissance plus étendue et une plus exacte appréciation des faits antérieurs, s’est au contraire formée peu à peu. L’histoire a parlé le même langage que la raison spéculative, et la raison a justifié les invincibles désirs de l’homme et ses constantes aspirations à un état toujours meilleur. On reconnaît que, soumis à une loi de développement en vertu de laquelle il s’approche sans cesse d’un terme idéal de perfection auquel sa nature le force de tendre, il procède dans ses voies par des évolutions successives, et se distingue par là du pur animal à jamais fixé dans l’état qui fut le sien originairement, comme quelques mollusques sur le rocher où commença leur existence.

Or, bien que le progrès, considéré en général, s’accomplisse à la fois dans toutes ses branches, il apparaît cependant d’une manière plus frappante en quelques-unes d’elles, à certaines époques du temps ; et l’on peut, en tout cas, le décomposer par la pensée, afin de l’étudier plus facilement en chacun de ses élémens principaux.

Ainsi, pour que la condition du genre humain s’améliore, il faut, premièrement, qu’il connaisse et pratique mieux ses propres lois, ou qu’il s’opère en lui un développement simultané de l’intelligence et du sens moral, c’est-à-dire un accroissement de puissance, car toute puissance est spirituelle, dérive de l’esprit originairement, et un perfectionnement de la volonté, qui use de la puissance selon les règles du droit et du devoir.

Il faut, en second lieu, que la prospérité matérielle augmente aussi incessamment, ou que chaque individu humain puisse subvenir toujours plus aisément à ses besoins physiques ; que sa vie, dans cet ordre, soit toujours et plus assurée et plus douce.

Or, ce dernier genre de progrès, quoiqu’il dépende primitivement des deux autres : de la science qui, en multipliant les forces, multiplie les productions, et du devoir mieux connu et mieux pratiqué, qui en procure une distribution plus utile et plus équitable, et d’autant plus utile qu’elle est plus équitable ; ce dernier genre de progrès, dis-je, a néanmoins ses lois particulières, son mode spécial de réalisation observable en elle-même, et c’est de celui-là seul que nous avons à nous occuper ici.

Plaçons-nous tout d’abord dans une société avancée déjà, je veux dire où existent, avec l’agriculture, les arts mécaniques qu’elle suppose et ceux qui contribuent aux commodités de la vie dépouillée de sa première rudesse.

Pour que la production profite à tous, pour qu’elle satisfasse aux diverses nécessités de chacun, deux choses sont indispensables : que l’agriculteur comme l’artisan, l’artisan comme l’agriculteur, produisent plus que ne l’exigent leurs besoins personnels ; que ce surplus de production soit partagé suivant les besoins respectifs. Et il en sera ainsi des agriculteurs entre eux et des artisans entre eux : car tous les sols ne fournissent pas les mêmes objets de consommation, tous les artisans n’exercent pas tous les arts à la fois, tous les métiers ; et dès-lors, la prospérité de la société et son existence même dépendent du partage continuel qui se fait entre ses membres des différens produits du travail.

Or, ce partage s’opère d’abord au moyen de l’échange en nature et ne peut s’opérer autrement. On donne une chose pour en recevoir une autre, du vin pour du blé, du blé pour du fer, des peaux, de la laine, des étoffes, etc. ; et la valeur comparative des objets échangés résulte de l’appréciation qu’en fait chaque contractant d’après le besoin qu’il en a, l’utilité qu’il en retire, l’abondance ou la rareté respective de ces objets.

Tel a été le premier état de l’industrie commerciale. Il caractérise un progrès marqué dans les relations des hommes entre eux, puisqu’avec une certaine organisation des travaux communs, il implique déjà une facilité plus grande de pourvoir à des besoins plus variés.

On voit cependant combien ce mode de transaction, le seul connu encore aujourd’hui chez quelques tribus sauvages, est imparfait, borné, plein d’embarras et de gêne. Aussi chercha-t-on bientôt à le perfectionner, en choisissant, parmi les choses échangeables, une des plus usuelles, qui servît de terme invariable de comparaison pour apprécier et pour exprimer la valeur de toutes les autres. Le bœuf, la brebis, le chameau, une quantité de grain déterminée, furent comme les étalons de cette première mesure des valeurs, étalons très grossiers, sans doute, mais dont l’usage ne laissait pas de favoriser singulièrement les opérations commerciales dans l’étroite sphère où elles étaient naturellement renfermées à cette époque de commencement en toutes choses.

Au fond, l’on avait réussi seulement à faciliter l’échange en nature. Un nouveau pas, un pas immense fut fait ensuite, lorsqu’ayant imaginé d’imprimer l’image de l’objet choisi pour terme de comparaison entre les différentes valeurs sur un morceau de métal d’une valeur intrinsèque égale, ou supposée égale à celle de cet objet, mais à peu près indestructible et plus aisément transportable, on put, à l’aide de ce signe matériel, exprimer toutes les valeurs et tous les rapports des valeurs entre elles, tandis que ce même signe remplaçait, dans l’acte de l’échange, un des objets qu’il aurait, sans lui, fallu livrer en nature physiquement. En d’autres termes, pour obtenir une portion des produits du travail d’autrui, on ne fut plus forcé de conserver les produits surabondans de son propre travail, au risque de les voir dépérir graduellement, et s’anéantir avant leur emploi ; et le travail même, considéré comme vénal, put être rapporté à une valeur moins variable et moins incertaine.

Telle fut l’origine de la monnaie, l’une des plus fécondes inventions du génie humain. Elle reçut un perfectionnement nouveau, lorsque, cessant de représenter une chose particulière échangeable, elle devint le type à la fois abstrait et matériel de toutes les valeurs. Le commerce, jusque-là prodigieusement borné, put prendre possession du monde. Les productions de tous les climats, de toutes les industries, purent circuler d’une de ses extrémités à l’autre, et la consommation augmentant avec l’activité de la circulation, les produits du travail augmentèrent dans la même mesure : d’où un accroissement général d’aisance et de bien-être, et, par les communications réciproques des peuples, un développement plus rapide de leur civilisation commune.

Cependant la monnaie même, si heureusement substituée au simple échange dans les transactions commerciales, offre des difficultés de transport très gênantes, quelquefois même presque insurmontables, et ce transport, en outre, nécessite des frais, entraîne des risques.

Si ce double inconvénient disparaissait, on obtiendrait évidemment deux avantages considérables : une diminution dans le prix des choses échangeables, proportionnelle aux frais de transport et au montant de l’assurance contre les risques qui s’y joignent ; une augmentation dans le nombre des transactions d’achat et de vente, proportionnelle aussi à la facilité d’appliquer, pour ainsi dire, le signe représentatif de la valeur aux valeurs effectives qu’il représente. Il y aurait, en un mot, dans les affaires, économie de dépenses et économie de temps. En d’autres termes encore, les capitaux utiles seraient comme multipliés autant de fois qu’il serait possible de les employer pendant l’espace de temps qu’exigerait le transport des métaux monnayés qui représentent matériellement ces capitaux.

Or, ces avantages si précieux furent acquis au commerce le jour où fut inventée la lettre de change ; car l’effet de la lettre de change est de rendre inutile, dans le plus grand nombre de circonstances, le déplacement des espèces monnayées, en compensant l’une par l’autre, autant que possible, les dettes respectives qui résultent des ventes et achats, ou en effectuant, par de simples assignations, les paiemens d’un lieu à un autre, de manière que le solde final des opérations prises dans leur ensemble reste seul sujet aux inconvéniens qu’entraîne le transport du signe matériel des valeurs.

Ce fut là, certes, un immense progrès et un bienfait immense pour le genre humain tout entier ; car les peuples même les moins avancés dans la civilisation en ressentirent de proche en proche les conséquences heureuses. Quel est, en effet, le coin du monde où le commerce n’ait pas pénétré, où il n’ait pas stimulé efficacement la production locale, et introduit, avec les productions étrangères, une multitude de commodités et de jouissances nouvelles ? On ne saurait douter que, sur l’universalité du globe, la richesse commune n’ait éprouvé un accroissement énorme depuis dix siècles, et, si sa distribution entre tous les membres de la famille humaine laisse tant à désirer, peut être le sujet de tant d’objections graves, c’est une question indépendante du fait général d’une plus grande production ou d’une richesse plus grande.

Diverses dans les divers pays, les monnaies diffèrent de poids et de titre, et ces différences, les dernières surtout, n’offrent rien de constant, à cause des fréquentes altérations que les gouvernemens ont cru de leur intérêt de faire subir au signe monétaire. De là une gêne de tous les momens et de fâcheuses entraves pour le commerce, embarrassé, troublé par ces variations. Les difficultés pratiques et sans cesse renouvelées qu’elles faisaient naître, donnèrent lieu à l’institution des banques destinées à y remédier en soulageant le commerçant des calculs qu’elles nécessitaient, en lui fournissant, selon ses besoins, telles ou telles espèces métalliques, et en lui permettant dès lors d’opérer à peu près comme s’il n’eût existé qu’une monnaie partout uniforme.

Mais la banque ne fut pas long-temps réduite à cet unique office. L’invention de la lettre de change dut lui ouvrir un champ plus vaste, et, sans la suivre dans les phases successives de son développement, on peut, en son état actuel, classer, sous les trois chefs suivans, ses fonctions distinctives et propres :

1o Servir d’intermédiaire pour effectuer les paiemens réciproques auxquels donnent lieu les opérations commerciales, suivant une appréciation variable, appelée change, des différentes valeurs monétaires, et moyennant, en certains cas, un dédommagement pour les risques et les retards que peut éprouver le remboursement ;

2o Escompter à un taux convenu des billets exigibles seulement à des échéances plus ou moins éloignées, et, par conséquent, fournir immédiatement à l’industrie des capitaux qui seraient, sans cela, restés temporairement stériles pour la production ;

3o Multiplier les capitaux même par l’émission, soit de billets à terme transférables et négociables, soit de papier faisant fonction de monnaie et de même valeur qu’elle, à raison de la faculté garantie au porteur de les échanger à présentation contre le signe monétaire métallique de valeur correspondante.

Ces opérations diverses impliquent, comme on le voit, une condition indispensable, la confiance dans l’obligation émise, quelle qu’elle soit, confiance fondée elle-même sur la certitude présumée du remboursement, aux époques fixées, des valeurs qu’elles représentent. C’est ce qu’on nomme crédit, et le crédit de la banque en général, ainsi que des banques particulières, repose sur les bases suivantes :

Sur la possession d’un capital effectif perpétuellement tenu en réserve pour l’acquit des engagemens contractés ;

Sur la présomption que les pertes éventuelles ne sauraient jamais dépasser ce capital ;

Et, attendu que la quantité de papier émis peut être double ou triple de ce même capital, sur la certitude, ou, tout au moins, l’extrême probabilité que le remboursement n’en sera pas requis à la fois, avant que la banque n’ait pu elle-même effectuer ses propres recouvremens.

Le choix des signatures, la multiplicité des affaires qui compense l’un par l’autre, en les divisant, les risques de perte, satisfont communément, d’une manière suffisante, à la condition de sécurité relative à la conservation du capital qui forme la garantie des créanciers de la banque. Pour que ses propres débiteurs vinssent à faillir presque tous ensemble, il faudrait un concours de circonstances si extraordinairement malheureuses, qu’il est raisonnable de le considérer pratiquement comme impossible.

Et quant à la supposition du remboursement simultanément exigé de la totalité des obligations de la banque, on ne saurait disconvenir qu’à certaines époques de perturbations commerciales, elle ne puisse devenir une réalité. L’expérience en a fourni plus d’une fois la preuve : plus d’une fois la banque d’Angleterre s’est vue hors d’état de remplir ses engagemens envers les porteurs de ses billets, ou d’effectuer leur remboursement en numéraire métallique. Toutefois l’expérience a montré aussi que les avantages procurés au commerce et à l’industrie par les banques autorisées à émettre un papier faisant fonction de monnaie, compensaient surabondamment les dangers que peuvent courir leurs créanciers dans les momens de crise. Il n’existe pas à cet égard une ombre de dissentiment.

Que si, de ces belles et grandes institutions auxquelles la richesse des nations a dû, dans les temps modernes, un accroissement si rapide, nous remontons par la pensée au point de départ, c’est-à-dire à l’échange en nature, qui pourrait méconnaître, dans ce développement graduel de la prospérité publique et du bien-être dont elle est la source, une claire manifestation de la loi de progrès qui préside aux destinées du genre humain perpétuellement en travail pour atteindre, dans tous les ordres où s’exerce son activité, un terme idéal de perfection, dont il approche incessamment ? Ceux-là donc seraient insensés qui croiraient possible ou désirable d’arrêter ce mouvement progressif. Ainsi, pour nous renfermer dans le sujet qui nous occupe, quelle que soit la supériorité de notre système économique comparativement aux systèmes antérieurs, tout le monde aujourd’hui comprend que, pour satisfaire aux besoins mêmes qu’il a fait naître, il est nécessaire qu’il reçoive une extension nouvelle et de nouveaux perfectionnemens. L’organisation du crédit n’est pas encore ce qu’elle doit être, ce qu’elle sera certainement un jour. Considérons, en effet, ce qui lui manque pour remplir complètement son but, les vides qu’il présente, les principales améliorations qu’il laisse désirer.

Telle est l’utilité de la banque en général, qu’on a, malgré les imperfections et les inconvéniens qu’elle présente, universellement accepté son intervention, indispensable désormais au commerce et à l’industrie. Toutefois ces inconvéniens n’en sont pas moins réels, et le premier de tous est le manque de garantie suffisante ou d’une hypothèque dans tous les cas parfaitement correspondante à la masse des obligations contractées. La seule qu’elle offre et qu’elle puisse offrir, en partie réelle, en partie fictive, repose sur le calcul des chances probables de perte, calcul souvent trompeur dans les soudaines révolutions auxquelles le monde commercial est exposé presque périodiquement. De plus, à ces époques désastreuses, au lieu de soutenir le crédit ébranlé, les banques l’ébranlent encore davantage, par la nécessité où elles se trouvent de réduire leurs escomptes lorsqu’il faudrait les multiplier, et de rappeler à elles les capitaux déjà trop rares, afin d’être en état de satisfaire à leurs propres engagemens. Elles oublient forcément, pour se conserver, toute autre pensée que celle de leur conservation même.

Le crédit, en outre, sous sa forme actuelle, présente le double inconvénient de ne pas fournir à la production une quantité de capitaux à beaucoup près équivalente à ses besoins, et d’en déterminer, par les embarras de la circulation, l’engorgement momentané dans un petit nombre de mains, entre lesquelles ils demeurent plus ou moins long-temps inutiles : surabondance ici, la disette, désordre partout.

Ces capitaux insuffisans et d’une circulation difficile sont, en outre, par une suite inévitable de l’organisation présente du crédit, fréquemment improductifs pour ceux qui les possèdent, et par conséquent pour la société. Nous ne parlons pas seulement des espèces métalliques qui, sans même tenir compte des frais qu’entraîne leur transport d’un lieu en un autre, demeurent évidemment stériles pendant la durée de ce transport ; nous parlons surtout des mêmes espèces enfouies dans les caves des banques pour garantie de leur papier, des fonds de caisse nécessaires à quiconque s’occupe d’un négoce quelconque, des réserves, des épargnes gardées par chacun, faute d’un placement sûr, ou d’un remboursement assez facilement, assez promptement réalisable. S’il était possible d’évaluer le montant des pertes réelles qui résultent de l’inactivité de ces fonds divers, on serait surpris de la diminution qu’en reçoit la richesse publique, et par conséquent le bien-être général et individuel.

Une continuelle cause de gêne dans les relations de chaque pays avec les pays étrangers, en même temps qu’une source d’opérations souvent équivoques, est la diversité des monnaies. Différentes de poids, différentes de titres, elles varient encore à l’un et à l’autre égard ; circonstance qui complique les difficultés du change, sujet d’ailleurs à de nombreuses et subites variations, fâcheuses toujours et quelquefois funestes pour le commerce dont elles déconcertent les plus sages calculs.

En fondant un système de crédit général sur des bases nouvelles, l’association de l’Omnium nous paraît remédier à tous ces graves inconvéniens. Ce n’est rien moins, à notre avis, que la création de l’instrument à l’aide duquel s’accompliront les progrès futurs de l’humanité dans l’ordre matériel, une pensée aussi simple que féconde, comme toutes les grandes pensées, et dont l’application qui commence en ce moment même, en augmentant indéfiniment l’énergie productrice, facilitera encore, par l’un de ses effets nécessaires, une distribution plus égale de la richesse produite, et, sous ces deux rapports, changera, sans secousses et sans brisemens, la face du monde.

Notre intention n’est pas d’exposer ici, dans tous ses détails, le système de crédit de l’association de l’Omnium. Nous n’aurions pour cela qu’à transcrire l’exposé même publié par l’association, et où l’on a su mettre, avec une clarté, une netteté parfaite, à la portée des esprits à qui ce genre de considérations est le moins familier, l’ensemble de ce vaste plan et ses moyens d’exécution ; et quoique nous n’ayons rien à dire qui ne se comprenne aisément de soi-même, on nous comprendra mieux encore si l’on a lu auparavant cet exposé si remarquable.

Voyons d’abord comment l’Omnium remédie aux inconvéniens des systèmes actuels de crédits.

Celui que nous avons d’abord signalé, est le défaut de garantie suffisante ou parfaitement certaine en toute circonstance, que l’effet de circulation émane soit d’une maison particulière, soit d’une banque générale publique. Dans le premier cas, en effet, il vaut ce que vaut la signature, ou les signatures dont il est revêtu, et par conséquent sa valeur dépend de la fortune, le plus souvent inconnue, des signataires, ainsi que du résultat également inconnu des affaires dans lesquelles ils peuvent être engagés. La masse des faillites, comparée avec la masse des opérations de cette nature dans un espace de temps déterminé, donnerait la mesure du risque couru par les porteurs de ce genre d’effets. Dans le second cas, il est évident que la somme des billets émis par chaque banque générale étant de toute nécessité double ou triple de son capital, elle ne saurait jamais offrir à ses créanciers une garantie matérielle complète.

Aucun effet de l’Omnium n’entre, au contraire, en circulation qu’après le dépôt préalable d’une valeur équivalente facilement réalisable, et qui demeure ainsi déposée jusqu’à l’acquittement de l’effet dont elle forme l’hypothèque spéciale ; et ce même effet a de plus, pour hypothèque subsidiaire, le capital entier appartenant à l’association. L’Omnium résout donc, aussi pleinement qu’il peut l’être, le problème jusqu’ici resté insoluble d’un papier de circulation portant avec soi sa complète garantie.

Le second inconvénient que présente le système actuel de crédit, tel qu’il est organisé dans les banques particulières et les banques publiques, est de ne fournir aucun remède dans les crises commerciales, et même d’aggraver le mal, par la nécessité où se trouvent ces banques de restreindre leurs escomptes, et de rappeler à elles les capitaux en circulation, au moment même où la disette s’en fait le plus sentir.

L’Omnium, en ces circonstances, loin de réduire ses opérations, peut, sans crainte et sans gêne, les multiplier indéfiniment ; car la garantie de chacune d’elles lui est, pour ainsi parler, inhérente. Toute valeur, de quelque nature qu’elle soit, peut être la matière de cette garantie, comme elle est celle de l’opération elle-même ; et aucune d’elles n’entraînant, pour l’association, de risques qui n’existent pas dans les temps ordinaires, elle n’est point obligée d’augmenter ses tarifs, ou de rendre plus onéreuses les conditions auxquelles elle délivre ses effets. Elle sera donc d’un secours immense dans les crises commerciales, et même elle contribuera beaucoup à les prévenir, en facilitant, selon l’étendue des besoins, la mobilisation des valeurs existantes, dont par cela même, en outre, elle empêchera la dépréciation.

Toute valeur quelconque, pourvu qu’elle soit aisément réalisable, pouvant, comme nous l’avons dit, servir d’hypothèque aux obligations de l’Omnium, il est évidemment destiné à devenir l’auxiliaire le plus puissant du travail. Fonds de terre, marchandises, métaux précieux, inscriptions de rente, actions négociables, en un mot, toute espèce de gage réel et solide, transformé en effets de circulation, viendra, par le cours naturel des choses, accroître la masse des capitaux applicables aux diverses entreprises industrielles et commerciales, tandis que celles-ci, multipliées par les facilités qui leur sont offertes, fourniront un emploi toujours utile à ces mêmes capitaux, et en préviendront l’engorgement dans les mains entre lesquelles ils restent aujourd’hui souvent inactifs.

En effet, dans l’état actuel du crédit, les capitaux ne se déplacent guère que par masses considérables ; ils ne se subdivisent qu’avec une peine extrême pour suivre le travail et l’industrie dans leurs dernières ramifications ; et quand ils y arrivent, ils ont passé par tant d’intermédiaires, qui tous les ont grevés de quelque prélèvement, que l’intérêt s’en trouve élevé énormément pour le producteur. L’Omnium, au contraire, les mettant immédiatement à sa portée, à un taux modique, le même pour tous, en multiplie ainsi l’emploi, en même temps qu’il attaque l’usure dans son principe même.

Il faut joindre à cet avantage celui de rendre productifs les capitaux stérilement déposés dans les caisses des banquiers et des commerçans dont ils forment le fonds de caisse, et dans les mains de tous ceux qui se déterminent à les garder, faute d’un placement commode ou exempt de risques. Échangés contre des effets de l’Omnium, effets toujours payables à un petit nombre de jours de vue dans les comptoirs de l’association, de plus réalisables à chaque instant par l’effet même de la circulation, et faisant dès-lors véritablement fonction de numéraire métallique, ces capitaux produisent un intérêt de trois pour cent, d’où résulte, dans la richesse publique et particulière, un accroissement notable. À quoi l’on doit ajouter encore que cet intérêt attaché aux effets de l’Omnium, les rendant préférables au numéraire métallique improductif pour ses possesseurs, activera la circulation de celui-ci, et par là même remédiera, en une certaine mesure, à la disproportion entre la quantité existante de ce numéraire et celle des capitaux mis en mouvement par l’industrie et représentés par le crédit.

Il servira aussi à simplifier les opérations d’un pays à l’autre, en faisant disparaître les différences des monnaies ramenées à une unité de convention, au moyen de laquelle les difficultés et les variations du change sont tellement réduites qu’on peut les considérer comme à peu près nulles dans la pratique ; car un effet de l’Omnium pris en France, par exemple, et toujours payable à quelques jours de vue en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en Espagne, partout, en un mot, où il existe des comptoirs de l’association, et il en existe déjà dans les places principales de l’Europe entière ; cet effet représente une valeur invariable en monnaie de chaque pays, valeur calculée sur le cours du change au moment de l’émission, et par conséquent il équivaut, sous ce rapport, à une somme égale en chacune de ces valeurs monétaires ; il vaut à Londres tant de livres sterling, tant de florins à Amsterdam, tant de marcs à Hambourg, de ducats à Naples, de piastres à Madrid, quelles que puissent être les variations du change, du jour de l’émission au jour du paiement.

Ce sont là, certainement, d’immenses améliorations ; et voyez comment on y est successivement parvenu. D’abord, l’invention de la monnaie, ou la création d’une marchandise unique, indestructible, qui, représentant toutes les autres, remplace chacune d’elles dans l’acte de l’échange, et fait ainsi pénétrer le commerce partout où la monnaie peut pénétrer. Mais, d’un transport souvent difficile, la monnaie ne pénètre pas aisément partout, et le transport lui-même est sujet à des risques nombreux. La pensée heureuse des âges postérieurs, la lettre de change remédie en partie à ce double inconvénient ; et de la lettre de change, qui n’est au fond qu’une promesse de paiement substituée au paiement effectif actuel, sortent, avec le temps, des multitudes d’effets de toute sorte, qui, sous des noms divers, n’en sont que des modifications, ou ne sont, comme elle, que des promesses de paiement, dépourvues, pour la plupart, d’hypothèque complète. Que fait l’Omnium ? Il ramène ces effets d’espèce diverse à une seule et unique espèce d’effet, comme originairement la monnaie ramena toutes les marchandises à une seule et unique marchandise. Il attache à cet effet unique une hypothèque certaine, rigoureusement équivalente, et, de simple promesse de paiement, il le transforme, quant à l’usage, en une monnaie universelle, par la possibilité de l’échanger à chaque instant contre une valeur égale en numéraire métallique. Il semble donc que, dans cette branche de l’économie publique, le dernier terme soit atteint, et qu’il ne reste plus qu’à étendre l’emploi du puissant moyen nouvellement acquis pour le développement de la prospérité matérielle.

Que si, rassemblant les observations qui précèdent, on en déduit les conséquences les plus générales, il en est deux surtout dont l’importance, dans l’état présent de la société, nous paraît de nature à frapper vivement les esprits.

La première, c’est que le système de crédit dont nous venons d’exposer les bases principales, tend également, par son effet propre et nécessaire, indépendant de toute direction qui se proposerait ce but spécial, à augmenter la production, et à la régler. Il augmentera évidemment la production, en augmentant la masse des capitaux en circulation, et en abaissant le taux de l’intérêt. Il règlera cette même production, en la renfermant dans les limites des valeurs réelles existantes, dont l’effet circulant n’est, pour ainsi dire, que le signe monétaire : tandis qu’aujourd’hui, d’une part, les capitaux circulent, comme nous l’avons montré, en quantité moindre, et, d’une autre part, sont représentés par un papier dépourvu en partie d’hypothèque réelle, et, dans tous les cas, incertaine, ce qui rend les opérations où on les emploie incertaines au même degré, par la difficulté, entre autres, d’établir un rapport exact entre la vente possible et la production.

Une seconde conséquence du système général de crédit sera d’aider beaucoup à la solution du grand problème de la distribution de la richesse ; car, en augmentant indéfiniment la masse des valeurs circulantes, en infiltrant, pour parler ainsi, par leur subdivision, les capitaux dans toutes les veines du corps social, il les fera parvenir jusqu’à ceux auxquels ils ne sont point accessibles présentement, et cela de deux manières. Tout ce qui représente une valeur réelle pouvant devenir une hypothèque acceptable dans ce système de crédit, un nombre considérable de travailleurs, réduits maintenant à vendre leur travail aux capitalistes, obtenant, pour un faible intérêt, les capitaux qui leur manquent, retireront pour eux-mêmes de ce travail les bénéfices que d’autres en recueillent dans l’état actuel du crédit, d’où il résultera que la richesse oscillera entre deux points plus rapprochés, ou, en d’autres termes, que le travail ayant une part plus grande dans les produits du travail même, le contraste affligeant et dangereux de l’opulence excessive et de l’excessive misère diminuera progressivement.

On conçoit même qu’on en viendra, par un développement naturel et prochain, à accepter, en certains cas, comme les banques d’Écosse, le travail pour hypothèque d’un capital ou d’un crédit déterminé, ou à combiner, dans la pratique, les garanties morales avec les garanties matérielles, sauf à compenser les risques éventuels par un intérêt plus élevé, ou par une sorte de prime d’assurance. On sera même infailliblement conduit là par le mouvement naturel des choses ; car, au fond, le travail uni à la probité forme, à tout prendre, une garantie souvent plus solide qu’une foule de gages matériels, ou douteux en soi, ou que mille circonstances peuvent détruire entre les mains des dépositaires. On voit d’ailleurs combien cette direction donnée au crédit contribuerait, par l’intérêt même, à la réforme morale des hommes de travail.

Sous quelque point de vue qu’on l’envisage, le système de crédit général auquel on a donné le nom d’Omnium correspond donc admirablement aux besoins présens de la société, et, quel que doive être le progrès futur dans l’ordre matériel, il en sera, nous le croyons, l’instrument principal, car il renferme en soi, comme toutes les grandes pensées, un principe de développement indéfini. Si ce développement, qu’il faudra des siècles pour opérer complètement, avait atteint sa dernière limite, la totalité des valeurs existantes sur la surface entière du globe, de quelque nature qu’elles fussent, pourvu qu’elles constituassent une propriété réelle de l’homme, rendues mobiles, seraient faites monnaie ; et la monnaie qui les représenterait sous la forme d’un papier de circulation ne pourrait jamais dépasser la quotité de ces mêmes valeurs qui lui serviraient d’hypothèque. Au-delà de ce terme, il est impossible de rien imaginer en matière de crédit ; car le crédit réel a pour borne celle des valeurs quelconques actuellement existantes.

Mais cette borne atteinte, qu’arriverait-il ? Une des plus profondes révolutions sociales qu’on puisse concevoir ; car, sans que l’on se fût le moins du monde proposé ce but originairement, par le seul résultat d’un progrès qu’aucune puissance ne saurait arrêter, le système entier de la propriété changerait radicalement. Lorsqu’en effet toutes les valeurs, devenues mobiles, auraient été mises en circulation, l’abondance des capitaux offerts au travail réduirait presque à rien le taux de l’intérêt : d’où il suivrait que personne ne pouvant subsister désormais dans la pure condition de capitaliste, chacun serait forcé pour vivre d’appliquer, d’une manière quelconque, son travail au capital dont il disposerait, pour en tirer ses moyens d’existence, et que la meilleure existence serait, en général, le prix de l’activité la plus intelligente et la mieux soutenue. Qu’on suive, de proche en proche, les conséquences d’une semblable transformation, on se convaincra que l’humanité s’avance, par une voie dont rien ne la peut détourner, vers des destinées toutes nouvelles, et qu’au sein du présent, si confus en apparence et si divisé, il se prépare une grande et magnifique unité future.

Quoi qu’il en soit, nous regardons l’établissement de l’Omnium comme un bienfait actuel, un immense bienfait pour tous indistinctement, pauvres et riches ; car le pauvre y trouvera des moyens chaque jour plus faciles de sortir de sa pauvreté, et le riche des moyens d’augmenter sa richesse.


F. de La Mennais.