Insoumission à l’école obligatoire/11

Tahin Party (p. 193-202).


PARCE QUE JE T’AIME
ET QU’ON N’A RIEN À PERDRE


Nous sommes de futurs morts. Mais cette échéance ne nous condamne pas au seul présent. Nous avons aussi un avenir. Je ne fais pas comme si tu étais limitée à ce qui est. Je jubile au contraire de reconnaître en chacun de nous l’immensité de ce qui s’offre à toute éventualité.

Qu’est-ce qu’on a à perdre ? Ça ne tourne pas rond, à peu près tout le monde en est bien persuadé… et puis s’en fout. L’idée de « progrès », telle qu’elle est devenue à la Renaissance le vecteur de l’histoire, est fixiste. On croit être dans le mouvement (la modernité), on est des toupies sans communication possible les unes avec les autres. Ce qu’on appelle, dans les médias, « communication » n’est que le système de connexions dans le circuit.

Si c’était intéressant… Mais ce n’est pas du tout intéressant.

Alors moi je fais autre chose. Ce n’est pas difficile. « Oui, mais tu vas crever de faim ! » D’abord, ce n’est pas sûr. Ensuite, d’adhérer au système ne me garantit aucunement le vivre et le couvert. Enfin, pour ma part, je préfère mourir de faim que mourir de peur d’avoir faim. La peur fait plus mal au ventre et je suis assez douillette.

En tout cas, je ne veux pas vivre idiote et j’ai désiré que tu viennes dans un monde possible. Aurais-je seulement pensé à toi si j’avais cru que ce monde n’était que ce qu’il est, c’est-à-dire invivable ?

J’ignore si je peux le transformer (j’y réfléchirai…), mais je sais que je peux faire évoluer ma pensée. Et ma pensée, c’est ma façon d’être, de faire mes courses, de me laver, de jouer, d’écrire. C’est toujours ce qui a l’air très compliqué qui est très simple. Et inversement.

La force qui nous écrase tranquillement, sous tous les régimes, n’est que notre assentiment à cette force. Seulement voilà : il n’est pas exclu que nous soyons quelques-unes et quelques-uns à rire doucement comme ça arrive quand on s’est creusé la tête en vain pendant plusieurs jours et qu’on découvre l’invraisemblable facilité de la solution du problème. Il suffisait d’y penser.


Résumons-nous : l’école fait du gardiennage d’enfants (les surveille pendant que les parents travaillent), leur fait apprendre ce qui est utile au roulement de la machine socio-économique, leur inculque la soumission, opère la sélection, distribue les rôles.

Et aucune de ces perspectives ne me convient.

Je veux bien croire que la pédagogie soit l’un des « grands problèmes de notre temps », c’est-à-dire de ceux qui engraissent une masse de gens. Ça doit leur faire de la peine, aux techniciens de l’éducation, qu’on soit un petit nombre à penser les mettre froidement sur la paille – en période de crise ! Les éducateurs qui viennent faire leurs trente-neuf heures ne reculent jamais devant la proclamation de l’amour, du respect des enfants (surtout quand ils ont à s’occuper des rejetés) et trouvent lamentable que je me moque si éperdument de leurs fiches de paie. Plus ils veulent « changer le système » et plus ils me semblent grotesques : ils ne critiquent même pas le salariat ; ils ne voudraient quand même pas que je m’émeuve devant leur amour rétribué, non ? !

La sale petite vie qu’on t’aurait imposée à l’école n’est pas marrante. Et ce n’est pas, comme le prétendent quelques optimistes, qu’une période limitée de la vie. Parce que c’est vrai que le dressage est efficace : ces élèves gentils, disciplinés, polis et souriants seront presque tous, adultes, des trembleurs qui ramperont sans jamais faire d’histoires. Combien d’enseignants malheureux sont prêts cependant à fondre devant un élève un petit peu respectueux et à le porter aux nues. Dans ces sourires de défense tout le monde est piégé. Je ne prône ni la barbarie ni la révolte, encore moins la grossièreté dans les rapports. Je dis qu’il n’y a aucune attitude vraie possible au sein d’une école, d’une caserne. Les rapports institutionnalisés entachent de surcroît tout ce qui serait tenté contre eux. Être contre est encore un esclavage. Il faut être hors de.

Je ne cesse de répondre à ceux qui me demandent où j’en suis de mon « livre contre l’école » que je ne suis absolument pas contre l’école, que l’école ne me concerne pas le moins du monde. Je parle dans ces pages de l’intérêt à lui tourner le dos et à l’ignorer.

La critique de l’école m’intéresse d’autant moins que celle-ci se repaît avec délectation des indignations qu’elle soulève. On torture les cervelles avec Rabelais, Montaigne, Rousseau, Foucault. Tu te souviens d’Aline, alors élève dans une école normale, et qui a souffert toutes ses vacances de Pâques sur un devoir à faire dont Une société sans école d’Illich était le sujet. L’école digère. Tout fait ventre. « Elle s’adapte. » J’ai un ami professeur qui ne punit pas les élèves bavards comme d’autres collègues réactionnaires. Lui « note sur la convivialité, n’admettant pas qu’on empêche de travailler ceux qui veulent travailler ». (Je te pardonne, mon cher René, parce que tu es un homme merveilleux par ailleurs, mais ne t’étonne pas de ce que je lève les yeux au ciel !)


L’école ne sert à rien qu’à faire de la peine. Le désintérêt des mômes à son égard, l’absentéisme sont une autre forme de déscolarisation qui rejoint la nôtre. Paul Rozenberg, en 1974, concluait l’article des Temps Modernes déjà cité par ces mots : « Jour après jour, il nous faudra choisir : non pas quelle école pour les gosses, mais l’école ou les gosses. » Pourtant, les années scolaires succèdent aux années scolaires et les parents continuent, spectateurs plus ou moins attentifs, à regarder se débattre dans l’arène les pauvres petits gladiateurs. Ils disent que c’est pour leur bien. J’ai, quant à moi, une autre interprétation du fait : s’ils mettent leurs enfants à l’école, c’est d’abord pour faire comme tout le monde (ils ne se sont d’ailleurs jamais posé la question) ; ensuite parce qu’ils travaillent et ne veulent pas « les avoir dans les jambes » ; enfin pour se laver les mains de ce qui pourrait arriver à leurs mouflets : « J’ai fait ce que j’ai pu », le possible se confondant ici — quelle chance ! — avec l’obligatoire.

Inutile d’ironiser sur le fait que je ne connaisse que des gens qui blâment l’école. Parfois avec une violence inattendue. Ils y envoient néanmoins leurs mômes. J’en ai lu des articles, des livres écrits par des intellos contre les méfaits de l’Éducation nationale !… La plupart de ces penseurs ont des enfants qui subissent comme tout le monde les vicissitudes des changements de ministre ; ce qui demeure, c’est que leurs parents les ont bel et bien « confiés » avec ou sans devoirs du soir, notes, punitions, examens, à l’école. « Ce n’était pas de gaieté de cœur, disent-ils, mais comment faire autrement ! » Point d’exclamation et non point d’interrogation.

Il y a aussi ceux qui commencent à piger le jour où on leur explique que leur gosse va être jeté à la poubelle. Ça arrive qu’un enfant soit « inadapté ». Par la loi d’orientation de 1975 est reconnu très officiellement que la norme est aléatoire et dépend du prince : les modèles sociaux dominants peuvent varier mais sont la norme. Aussi simple que ça. On crée des « ateliers protégés » pour recevoir ceux « qui n’ont pas pu suivre à l’école ». Cela ne coûte pas cher (rémunération inférieure à celle des travailleurs « normaux », diminution des charges sociales que devraient payer l’employeur, etc.) et surtout cela permet, comme l’a très judicieusement montré Robert Castel, de récupérer les déchets. Pas de déperdition à l’intérieur de la machine. « Par rapport au système scolaire, on voit aussi l’intérêt que peut présenter le fait de déclarer handicapés ceux qui sont handicapants pour son fonctionnement normal[1]. » C’est parfaitement dit.

Si bien que quelques rares parents comprennent par le biais de telle éjection dans quel concasseur ils ont mis leur môme. Note en passant que l’immense majorité des autres est prête à gober l’atroce plaisanterie consistant à affirmer que les retards scolaires peuvent toujours se rattraper dans le système scolaire.

Mais je ne me fais guère d’illusion sur ces « prises de conscience » qui font que tel ou tel adulte retire son môme de l’école. Coups de tête, la plupart du temps. Pratiquement toujours, c’est les « grandes personnes » qui décident. On a vu de ces parents qui, tout en dénonçant ses faiblesses, militent littéralement pour l’école en ma présence : « Tu n’as qu’à voir comme mes gosses aiment leur maître » ; l’année suivante, les mêmes se déclarent prêts à chercher une école parallèle parce que « le maître est taré, les enfants le détestent ». Pour le bonheur de leurs mômes, qu’est-ce qu’ils ne feraient pas ! Girouettes ! Girouettes ! Chaque année ils remettent en question ce qu’ils affirmaient quelques mois plus tôt. L’incohérence de ces gens me renverse. Ce n’est quand même pas grand-chose de tenir une petite dizaine d’années quand on veut mener quelque chose à bien ! J’aime celles et ceux qui vivent avec légèreté la gravité de leurs choix, quels qu’en soient les domaines. Mais c’est rare d’en rencontrer. D’habitude, au contraire, les gens traînent comme un boulet des décisions qui n’en sont même pas, de douloureuses et tristes fantaisies. C’est un grand mystère pour moi que la volonté humaine : savoir ce qu’on veut, puis le vouloir, est-ce donc si fou ? Pourquoi partout cette vase épaisse où se débattent et s’enlisent les humains ? Qu’est-ce que c’est que cette incapacité de bâtir une digue ferme à partir de ce qu’on connaît de son idée du bonheur ? Est-ce que tout le monde ne se dit pas un jour ou l’autre : « Quel est mon plus grand désir sur cette terre ? » J’adorerais vivre sur une planète où les gens, enfants et adultes, chercheraient à réaliser leurs rêves. Tu imagines comme ce serait passionnant ?  ! On profiterait des films des uns, des gâteaux des autres, de la philosophie, de la musique, des sciences, des milliards de rêves…

Travaillons à nos rêves, ma chérie !

Je sais bien que ce n’est pas si facile de savoir ce que l’on veut. Cela prend un certain temps. Je t’ai déjà dit qu’étant petite je croyais aimer l’école (il y a bien des bidasses qui aiment l’armée, alors…) ; en fait, j’aimais apprendre (on me disait que je ne pouvais le faire que là ; j’étais si crédule…). Bien des hommes croient aimer leur femme qui n’aiment que d’être un mari. D’autres sont « heureux dans leur travail » qui en réalité ne prennent plaisir qu’à pouvoir s’y montrer conquérants. Oui, c’est difficile de discerner ce que l’on aime véritablement. Peut-être est-ce même absurde de vouloir des gens un minimum de clarté. J’ai des amies qui ont opté pour ce qu’on appelle les crèches ou maternelles sauvages, conscientes qu’elles n’iront pas plus loin mais, disent-elles, « c’est toujours ça que l’école n’aura pas pris ». Voilà qui me semble net, alors que j’ai rencontré des dizaines de gens qui affirmaient avoir déscolarisé une fois pour toutes leur petit de trois ans et ont calé quand les portes de la communale se sont ouvertes, impérieuses.

Finalement, si peu ont pris une vraie décision ! Et parmi ceux qui prétendent avoir été retenus de « décider à la place du gosse », combien ont dit carrément à celui-ci quand il a été à leurs yeux en âge de comprendre : « Je t’ai mis à l’école car je craignais, en ne t’y mettant pas, d’aller contre toi, mais, si un jour tu en as marre d’y aller, si tu t’y ennuies ou que tu en as peur, tu peux la déserter et trouver refuge ici aussi longtemps que tu le voudras » ?


On manque singulièrement d’impertinence ! Quand je pense à ces nouveaux « carnets de santé » qu’on remet aux parents à la maternité où l’on demande au fil des mois si l’enfant est gentil, souriant, obéissant, sociable. Les feuilles sont régulièrement envoyées aux ordinateurs de la D.D.A.S.S. et de la Sécurité sociale. Qui hurle ? Cette mise en fiche dès la naissance n’empêche personne de dormir. On trouve normal que les parents assument un rôle ouvertement policier. Je n’ai pas de goût pour cela. Je ne suis pas absolument seule. Quelques individus ont reconnu l’inanité du système scolaire et en ont logiquement déduit leur résolution de ne pas y laisser pourrir leurs mômes. Ils n’ont pas voulu déléguer à une administration quinze années de la vie de leurs enfants. Quinze ans minimum au service de la patrie ! Et aucun moyen de se faire réformer ! D’habitude les parents, au bout du compte, récupèrent leurs rejetons infirmes à vie. À la guerre comme à la guerre, et il faut savoir ne pas se montrer trop sensibles !

Ceux qui ont choisi l’insoumission au service scolaire en ont payé le prix, c’est vrai ; je reparlerai d’eux. Si nous devions être toi et moi poursuivies, je crierais bien haut (pour rire) : « Tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République » (Préambule de la Constitution française du 27 octobre 1946) et, comme une étrangère en ce pays, je demanderais qu’on veuille bien m’y établir une carte de séjour provisoire. Où irais-je sinon ? On est enseigné partout…

Les parents et adolescents qui ont critiqué l’école jusqu’à la refuser totalement l’ont fait très simplement. Dans Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes, Robert M. Pirsig répond à son fils qui lui demande pourquoi tout le monde croit à la loi de la gravitation universelle : « C’est de l’hypnose de masse — une hypnose connue sous le nom plus respectable d’éducation. » Ne pas céder aux hypnotiseurs ne requiert aucune capacité particulière ; il suffit de savoir désobéir, ce qui est à la portée du premier enfant venu. Comprends-moi bien : quand je parle de critique, je ne veux pas parler d’une analyse théorique de la situation ; la plupart d’entre nous n’avaient qu’une intuition de la malfaisance de l’école. Je me souviens de la surprise d’une des femmes de la Barque me disant en 1976 : « Je me suis renseignée. Personne parmi nous n’avait lu Illich ; je l’ai ouvert cette semaine : beaucoup de ce qu’on pense est dedans ! » Je n’avais pas encore lu Illich non plus et m’amusais de ce qu’elle considérât comme une coïncidence ce phénomène bien classique du « courant d’idées ». En réalité, on avait plutôt l’impression, hommes et femmes, de se conduire comme des « animales » qui préféraient se faire tuer plutôt que de supporter qu’on massacre leurs petits. Beaucoup ne savaient pas exprimer autrement cette décision inébranlable de ne pas laisser détruire leurs enfants à l’école. Cette volonté sauvage n’en était pas moins cohérente et dicible pour peu qu’on tentât de s’en expliquer. Mais il ne faut pas cacher que nous avons eu davantage l’occasion de faire face à des injures qu’à des discussions.

Solitaires dans nos choix, la plupart ne désirions pas pour autant demeurer isolés. Quelques parents restèrent à l’écart de tout ce qui pouvait ressembler à un groupe. D’autres s’unirent. C’est Jules Chancel, de la Barque, qui le premier osa parler d’adultes et d’enfants associés dans une tentative commune de vivre des rapports nouveaux. L’idée maîtresse est demeurée très éloignée de ce que sont devenues par la suite les écoles parallèles, les apprentissages étant les dernières de nos préoccupations ; ce que nous avons voulu, c’est sortir des rôles parents-enfants, enfants-adultes, hommes-femmes. Chacun a essayé de vivre avec les enfants et les adultes qui l’entouraient et avec son propre enfant autre chose que ce qui était prescrit par la norme sociale.

Ne pas envoyer son enfant à l’école implique à l’évidence qu’on remette en cause la famille, le travail, la politique. Ceux qui ont choisi l’association dans des lieux anti-scolaires ont presque tous été tentés, si ce n’est de vivre en communauté, du moins de réviser l’idée de « maison ».

Beaucoup de secousses personnelles et collectives, mais toujours cette idée resta primordiale qu’on ne pouvait vouloir une autre vie pour les enfants sans une autre vie pour nous. Ce besoin de voir les choses globalement, depuis une naissance sans violence jusqu’à une mort sans hypocrisie, est sans doute ce qui a été le plus vilipendé par nos détracteurs : la preuve que nous étions des fous utopistes, c’est que nous voulions tout changer.

Un peu qu’on voulait tout changer ! Ce que la société a fait de nous est un sujet de méditation palpitant sans doute, mais qui l’est moins que de chercher à faire quelque chose à partir de notre dégoût.

On ne fait pas de la résistance, comme ça, sur un coup de tête, d’enthousiasme ; on s’y retrouve quand il le faut comme nécessairement mené par sa propre cohérence. Certains s’imaginent être dans l’opposition qui refusent tel ou tel gouvernement. On a pu voir en effet qu’avec la gauche les enfants avaient enfin droit à des sucettes roses chaque matin, alors que sous la droite impitoyable ils devaient se contenter de ravaler leurs larmes ; les professeurs sont délivrés de tout mal depuis qu’ils sont majoritaires à l’Assemblée, ils s’achètent des casinos, des usines et font tous les jours la fête.

Les anarchistes disent en chœur qu’ils sont bien d’accord avec moi et que c’est l’État qu’il faut abattre. Minute ! Je ne suis pas plus anarchiste qu’autre chose. L’anti-étatisme est très à la mode et la lecture de Newsweek régalerait parfois les plus libertaires des gauchistes. Les Français ne sont pas à la traîne et l’avant-garde explique patiemment aux masses que sans l’État, on ne périrait pas pour autant. J’ajouterai : au contraire, tout continuerait comme avant. Car la société est parfaitement disciplinée : l’État oblige les enfants à être scolarisés à six ans. Mais on a vu que les parents devançaient l’appel et il y a plus d’une dizaine d’années que presque tous les mômes sont à l’école à quatre ans.

C’est l’idée même de société qu’il convient d’examiner. En quoi est-elle nécessaire à chacun de nous ? Ne pouvons-nous créer des relations (pas seulement privées) autres que celles qu’on tisse autour de nous ? La mystification vient de ce qu’on nous fait croire que, dans un régime quelconque, on peut toujours être dans l’opposition politique (en ce sens, la démocratie est plus perverse que tout autre type de gouvernement). Il est pourtant certain que la seule opposition réelle est l’opposition sociale.

Nous sommes en fin de millénaire. Dieu merci, les civilisations meurent. L’homme, reconnaissons-le, ne manque pas d’imagination, pour le pire ni le meilleur. Tout peut basculer ; il est envisageable, toujours, de penser comme on ne pensait pas hier.

Réfléchir, inventer, de un c’est captivant, de deux c’est ça ou l’obéissance ignominieuse. « Il n’y a aucune raison pour qu’une société composée d’individus rationnels et capables de se comprendre les uns les autres, complets en eux-mêmes et n’étant pas enclins naturellement à rentrer en compétition les uns avec les autres, ait besoin d’un gouvernement, de lois ou de chefs. » Elle parle d’or, Valérie Solanas dans son réjouissant petit livre[2]. Ce que le monde ne veut pas comprendre, c’est que cette utopie-là n’est pas un futur hypothétique. Cela fait quelques années que nous sommes insoumises-insoumis et que nous nous en trouvons fort bien.

Nous pouvons devenir intelligents, Marie, en re-sculptant notre pensée avec un ciseau neuf. Rien ne nous oblige à rien. On n’a ni plus ni moins que la liberté qu’on veut. (Plus besoin entre autres de penser en termes de parents biologiques. Je sais que tu m’as choisie comme mère de même que je n’en voudrais aucune autre que la bonne mienne. Mais il n’y a pas la moindre raison de généraliser. On peut aimer plus que tout l’enfant né d’une autre.) Rien n’est fatal, petite. Même les événements survenus doivent être toujours reconsidérés. Ce qu’on appelle réalité fuit sans cesse plus profond, irréductible à ce qu’on croit saisir d’elle. Mais rien ne s’impose à toi. C’est ton accord qui fait le monde tel qu’il est ; et toute chose que tu refuses n’est jamais qu’une chose refusée. Ce qui se passe est, au sens propre, un passage, une relation. Rien n’a de signification en soi. Tout bouge, toi, le monde. Le mouvement seul peut avoir un sens.

Mon père me raconta un jour cette fable attribuée à Lao-tseu : « Un homme n’avait qu’un cheval. Un matin, celui-ci s’échappe et l’homme est bien malheureux. Mais le cheval revient le lendemain ramenant des dizaines de chevaux sauvages et l’homme est bien heureux. Son fils veut en chevaucher un, tombe, se casse une jambe et l’homme est bien malheureux. Mais peu de temps après la guerre éclate, l’armée ne prend pas le fils boiteux et l’homme est bien heureux… »

De notre détraquement, nous pouvons espérer un bien. Chacun peut redécouvrir qu’il existe au singulier, qu’il est spécial et qu’en faisant uniquement ce qui lui plaît il ne peut d’aucune façon être plus maléfique que l’est l’idée d’appartenir à un groupe.

D’où vient cet incompréhensible pessimisme à l’égard de « ce qui ne se fait pas » ? Le cardinal de Retz a dit qu’on était « plus souvent dupe par la défiance que par la confiance ». On le voit tous les jours, les banques provoquent au vol, les lois à la filouterie, les constitutions aux abus de pouvoir, etc. Nous ne sommes pas du genre à aller paisiblement à l’abattoir. Nous avons confiance en nous. Les peurs sont trop souvent futiles.

Je suis un peu fatiguée, ma chérie, à la fin de ce livre. Je sais trop ce qu’il eût fallu faire pour plaire aux pédagogues en mal de dialectique ; ils aiment la critique que leurs instruments de rhétorique leur permet de brillamment « dépasser ». Je connais aussi les ficelles et les clins d’œil habiles qu’il aurait convenu de lancer à « l’association des journalistes de l’éducation ». Mais je me serais bien ennuyée.

J’ai préféré t’écrire une lettre et, par toi, m’adresser à qui se plairait en notre conversation. Cependant je sais que désormais cette parole est publique. Les plus bêtes croiront à de la provocation, les plus roublards m’imagineront singulièrement naïve. Allons, ne pensons plus qu’à nos alliés puisque c’est à elles, à eux que je consacre le livre que je commence dès demain. Il n’est peut-être pas inutile de faire savoir que d’autres que moi se jouent de l’obligation scolaire et agissent comme bon leur semble.

N’en fais qu’à ta tête, Marie. Jamais je ne t’ai laissée pleurer, lorsque tu étais toute petite ; tu auras eu mon lait quand tu le voulais. Nourrie « à satiété », tu as pris bien des forces. Tu n’es pas en manque mais en désir. C’est là l’essentielle différence avec tous ceux qu’on a privés dès la naissance de liberté et de plaisir. Je suis heureuse, tu ne ressembles à aucune autre. Le monde est à toi. Pas potentiellement. Actuellement.

Face à tout ce qu’on dit « obligatoire », dis oui ou dis non. Comme tu veux, ma douce.

  1. La Gestion des risques, Robert Castel, Éd. de Minuit, 1981.
  2. SCUM, Valérie Solanas, Olympia, 1971