Décarie, Hébert & Cie (p. 287-297).

XXVI


Quand George eut vu le vieux Tom Craik s’éloigner dans sa voiture, il respira plus librement. Il avait peine à envisager clairement ce qui s’était passé, mais il lui semblait que le vieillard avait joué un rôle aussi méprisable que celui que Totty avait soutenu si longtemps. Il ne pouvait pas croire que la découverte de son intention de faire une bonne action eût pu seule déterminer la terrible colère à l’explosion de laquelle il venait d’assister. Craik n’avait jamais aimé à être surpris dans ses combinaisons, et il lui était particulièrement douloureux d’être découvert en essayant de faire amende honorable pour le passé. Sans cette considération, il eût été parfaitement capable de remettre le testament dans le petit meuble et de sortir tranquillement de la maison. Il eût tout simplement envoyé chercher un autre avocat et fait faire, à une nouvelle date, un duplicata de l’acte, qu’il eut ensuite déposé dans un endroit où sa sœur n’aurait pas eu la facilité d’entrer. Mais sa colère avait été tout de suite éveillée par la certitude que Totty avait compris que sa générosité dissimulait la restitution d’un bien mal acquis. George ne pouvait concevoir tout cela, et avait redouté que, si on laissait le vieillard vis-à-vis de l’objet de sa colère, il ne fît quelque mai irréparable, et, à en juger par l'expression des yeux de Craik, George n’était nullement certain que toute cette affaire ne lui eût finalement dérangé le cerveau.

Une semblable crainte était peu fondée, comme George s’en fût assuré, s’il avait suivi Craik et vu combien il se repentait d’avoir compromis sa santé par un moment d’emportement. Une heure plus tard il était couché et son docteur favori était près de lui, écoutant ses pulsations et se préparant à livrer bataille à la première attaque.

George lui-même restait très ému de ce qui s’était passé. Il conservait un profond sentiment de mépris pour Totty. Elle l’avait trompé de tomes les façons et sa vanité en souffrait. En dehors de cela, il n’éprouvait qu’une sensation de soulagement d’avoir été dégagé de sa promesse après avoir fait de son mieux pour agir honnêtement. Il se rendait bien compte, maintenant, que ce qu’il avait éprouvé pour Mamie n’aurait jamais pu, même avec le temps, se changer en véritable amour et que, si ses yeux avaient été charmés et son intelligence satisfaite, son cœur n’avait jamais été touché. Cependant, si des doutes sur Mamie elle-même se présentaient à son esprit, il les chassait résolument, et en jugeant d’après ses propres sentiments, il pensait qu’elle ne tarderait pas à se remettre de son désappointement. S’il était troublé par un regret, c’était plutôt de n’avoir pas quitté la maison de sa mère, dès qu’il avait vu qu’elle pensait à lui, que de n’avoir pas réussi à l’aimer comme il avait essayer de le faire. D’un autre côté, en raison de la pression exercée sur lui par Totty, il admettait que sa conduite avait été excusable.

Le point le plus déplaisant de l’avenir proche était l’explication qu’il était dans l’obligation d’avoir avec Sherrington Trimm. Son innocence dans toute cette affaire ne pouvait être mise en question : sa réputation était trop bien établie dans le monde pour autoriser le moindre soupçon. Mais il serait pénible de se retrouver en face de cet honnête homme pour lui parler de l’infamie de sa femme. George pensa qu’il pourrait peut-être éviter cette entrevue en écrivant une lettre qui établirait sa position avec toute la netteté possible. Il monta à son club et se mit à écrire.

Dans sa lettre, il admettait que Trimm serait au courant de ce qui était arrivé au moment où il la recevrait. Il ne lui restait donc qu’à répéter ce qu’il avait dit à Mamie, c’est-à-dire que, si elle voulait l’épouser, il était prêt à tenir son engagement. Il terminait en disant qu’il attendrait un mois la réponse définitive ; après ce temps, son intention était d’aller en Europe. Il cacheta le billet et l’emporta avec lui. décidé à l’envoyer dans la soirée, Le hasard voulut, cependant, qu’il rencontrât Trimm dans le vestibule du club.

« Eh, George ! cria Trimm de sa bonne voix. Qu’y a-t-il donc ? demanda-t-il d’un air inquiet en voyant l’expression de sa physionomie.

— Êtes-vous rentré chez vous ? demanda George

— Non.

— Il s’est passé quelque chose de très désagréable Je venais justement de vous écrire un mot à ce sujet. Voulez-vous le prendre et le lire après qu’on vous aura mis au courant chez vous ?

— Le diable vous emporte ! s’écria Trimm. Je déteste les mystères. Venez dans une salle où nous serons seuls, et contez-moi tout cela.

— J’aurais préféré qu’un autre que moi vous apprit la nouvelle, » dit George en se reculant. Sherry Trimm le regarda fixement, puis le prit par le bras.

« Voyons, George, dit-il, pas de bêtises ! J’ignore ce dont il s’agit, mais je comprends que c’est sérieux. Finissons-en tout de suite et ici même.

— Eh bien, répondit George, dès qu’ils furent enfermés dans un petit salon, c’est votre femme qui est cause de tout. Vous avez fait le testament de M.  Craik et vous en avez gardé scrupuleusement le secret. Mais quand vous avez été parti pour Carlsbad, votre femme a pris l’acte dans votre étude et l’a emporté chez elle. Elle l'avait mis dans son petit cabinet indien et M.  Craik l’y a trouvé cet après-midi et a fait une scène épouvantable. Malheureusement votre femme n’a rien trouvé à répondre à tout ce qu’il a dit, et là-dessus Mamie a déclaré qu’elle ne m’épouserait pas. »

En écoutant George, le visage de Sherry Trimm était lentement devenu livide.

« Qu’a dit, Tom ? demanda-t-il tranquillement.

— Il a insinué nue sa sœur n’avait jamais été entièrement, désintéressée dans ses bontés pour moi. dit George. Malheureusement Mamie et moi étions présents. J’ai fait de mon mieux, mais le mal était fait. »

Sherrington n'ajouta pas un mot, mais se mit à arpenter la petite pièce d’un pas agité, en tirant de temps en temps sa moustache. Comme tous ceux qui avaient été mêlés à cette histoire, il comprenait la situation.

« Voilà une malheureuse affaire, » dit-il enfin d’un ton qui exprimait une profonde humiliation.

George ne répondit pas ; il était du même avis. Il s’appuyait contre une table à jeu, tambourinant avec ses doigts sur le tapis vert. Sherry Trimm arrêta sa promenade et frappa de son poing fermé la paume de son autre main. Puis il secoua la tête et recommença à arpenter le parquet.

Une abominable affaire, murmura-t-il. Pour le moment, je ne vois qu’une chose à faire, c’est de vous demander pardon de tout cela, dit-il en se tournant brusquement vers George

— Ce n’est pas la peine, cousin Sherry, répondit vivement George. Ce n’est pas votre faute… Il ne me reste qu’à vous dire ce que je vous avais déjà écrit. Si Mamie veut changer d’avis et se marier avec moi, je suis prêt.

Trimm fixa sur lui un regard pénétrant.

« Vous êtes un brave garçon, George, dit-il. Mais je ne crois pas pouvoir accepter votre offre. Vous ne l’avez jamais aimée assez pour être heureux. Il y a longtemps que je m’en suis aperçu et j’avais deviné qu’il y avait quelque chose là-dessous. Vous avez été joué d’un bout à l’autre… et… tenez, partez et laissez-moi, je vous prie. Ce sera préférable pour moi. »

George serra chaleureusement la main qui lui était tendue et il sortit. En ce moment, il plaignait beaucoup plus Sherrington Trimm qu’il ne plaignait Mamie. Il comprenait mieux l’humiliation du père que le désespoir de la fille. Il avait encore à apprendre la nouvelle à son père. Une heure après, il avait raconté l’histoire avec tous les détails, depuis le jour où Totty lui avait dit d’aller voir Mamie, jusqu’à sa toute récente entrevue avec Sherrington Trimm.

« J’en suis fâché pour toi, George, dit Jonah Wood, j’en suis très fâché pour toi.

— Je crois, au bout du compte, que c’est plus que je n’en puis dire moi-même, répondit George. J’en suis beaucoup plus fâché pour Mamie et pour son père. Pour moi, c’est un soulagement. Je ne l’aurais pas pensé ce matin.

— Tu n’étais donc pas amoureux ? — Non. J’ai tout autant d’affection pour elle qu’avant. Il n’est rien que je ne sois disposé à faire pour elle. Mais je ne désire pas l’épouser et je ne l’ai jamais désiré ; je m’en aperçois à présent.

— Quand tu seras plus vieux, tu agiras moins à la légère, observa le vieillard d’un ton sévère. Quant à M.  Craik, je doute que maintenant il te laisse sa fortune. »

George monta s’enfermer dans la petite chambre qui avait vu toutes ses luttes et tous ses désappointements. Il s’assit dans son vieux fauteuil usé et alluma une petite pipe : puis il tomba dans une profonde rêverie, au cours de laquelle il repassa l’histoire des trois dernières années.

La seule source de bonheur qu’il pût concevoir était l’amour, et cela le ramena à ses souvenirs affectueux et reconnaissants pour Constance Fearing. Puis, après, il songea à sa cousine, et ses souvenirs devinrent plus troublants. Il avait étudié celle-ci avec une attention infatigable qui prouvait combien il l’avait peu aimée et combien elle l’avait intéressé. Pendant plus de quatre mois, il avait vécu luxueusement chez, Mme  Trimm, il avait ignoré les luttes et elles avaient momentanément cessé de jouer un rôle dans ses pensées. De cette existence rêveuse au milieu des fleurs, des bois et de l’eau, la jeune fille, qui avait été si constamment près de lui, se détachait à présent aussi naturelle que le cadre qui l’entourait ; elle lui semblait l'incarnation de la vie, cette charmante créature qui ne pouvait penser, raisonner, jouir, souffrir qu’avec son cœur. Elle avait été la figure centrale et avait contribué à l’effet général, au point que sous l'empire des circonstances il avait été disposé à croire qu’il pourrait assez l’aimer pour 1 épouser. La scène avait changé, l’hallucination s’était évanouie, l’illusion était détruite, mais l’impression était restée et troublait son souvenir des événements plus récents, il y avait dans les tableaux qui se présentaient un attrait auquel il ne pouvait échapper, malgré les efforts qu’il faisait pour les éloigner, en songeant à Constance.

Il pensa ensuite à Grâce Fearing, à son mariage et à la courte période de bonheur terminée brusquement et terriblement par une immensité de douleur, il lui semblait qu’il vaudrait presque la peine de souffrir sa souffrance si on pouvait avoir ce qu’elle avait trouvé ; car il fallait que l’amour eût été bien grand, bien profond et bien sincère, pour laisser de telles blessures là où il avait existé. Aimer une femme capable de tant d’amour serait le bonheur. Jamais elle n’avait douté d’elle-même, ni de ce qu’elle éprouvait ; toutes ses pensées étaient claires, simples et fortes ; elle ne s’analysait pas pour savoir la mesure de sa propre sincérité ; mais elle était incapable aussi de se laisser emporter par une passion irraisonnée. Elle aimait et elle haïssait franchement, sincèrement, sans arrière-pensée. Elle était forte moralement sans affectation, clairvoyante sans faire parade de finesse, passionnée sans extravagance, raisonnable sans ennuyer, pieuse sans bigoterie, digne sans raideur. Bref, en pensant à elle, George s’aperçut que la femme qui lui avait témoigné de l’antipathie et qui l’avait desservi autrefois était celle pour laquelle il éprouvait la plus sincère admiration. Il se souvint alors qu’à sa première entrevue avec les deux sœurs, il avait mieux aimé Grâce que Constance et qu’il l’eût alors choisie pour l’objet de ses attentions, si elle eût été libre et s’il eût prévu que l'amitié devait suivre l’intimité et l’amour succéder à l’amitié. Malheureusement pour George Wood et pour tous ceux qui se trouvent dans des situations semblables, cette succession d’événements est la plus rarement prévue, et George était disposé à se contenter de spéculer sur la nature du bonheur dont il aurait pu jouir s’il eût été aimé par une femme qui semblait morte à présent à toutes affections. Il suffisait de la comparer à sa sœur pour comprendre sa supériorité ; il suffisait de penser à Mamie pour voir que de ce côté aucune comparaison n’était possible.

« Il serait bien étrange que ma destinée fût de l’aimer, pensa George, mais elle ne m’aimera jamais ! »

George s’éveilla de sa rêverie et, par la force de l’habitude, s’assit devant sa table. Le papier et l’encre étaient devant lui, et sa plume était toute prête sous sa main, là où il l’avait posée la dernière fois. Presque sans s’en apercevoir, il se mit à écrire, prenant des notes sur une situation qui venait soudain de se présenter à son esprit. La plume marchait, courant quelquefois rapidement, parfois s’arrêtant avec une hésitation impatiente pendant laquelle elle continuait à s’agiter nerveusement en l’air. Des personnages prenaient forme au milieu du chaos, et des noms venaient résonner à l’oreille complaisante de l’écrivain. La situation à laquelle il avait pensé d’abord s’était tout à coup transformée, l’action s’élargissait, absorbant les choses déjà pensées et s’étendant à chaque instant. Des chapitres étaient préparés maintenant comme s’ils eussent été déjà écrits et à leur place. Un détail ici, un autre là, un coup d’œil sur le tout, un ou deux noms prononcés tout haut pour voir quel son ils avaient au milieu du silence, une pause d’un moment, encore une feuille de papier, et George se trouva lancé sur le premier chapitre d’un nouveau roman, oublieux de Grâce, de Constance, même de la pauvre Mamie, et de tout ce qui s’était passé deux ou trois heures auparavant.

Il écrivait, travaillant avec un intérêt passionné, absorbé par l’expression de ses pensées. Ce qu’il faisait était clairement exprimé, harmonieusement composé. Au moment où il faisait son plan et où il écrivait le commencement de son histoire, bon nombre de gens intimement liés à sa vie souffraient tous plus ou moins cruellement, et c’était lui qui était la cause directe ou indirecte de leurs souffrances. Il n’était ni cruel, ni malveillant, ni égoïste, mais pour la première fois il était totalement oublieux du monde extérieur et, sinon heureux, du moins profondément intéressé par ce qu’il faisait.

À la même heure, Sherrington Trimm pâle et nerveux, continuait sa promenade sans fin dans la petite salle du club où George l’avait laissé, essayant de maîtriser sa colère avant de rentrer chez lui et d’avoir avec sa femme une inévitable explication. Le domestique vint allumer le gaz et attiser le feu sans que Trimm le remarquât ou interrompit sa promenade monotone.

Totty, complètement abattue par la découverte et l’insuccès de ses machinations, s’était mise au lit, soignée par sa fidèle femme de chambre, qui restait surprise qu’aucun des remèdes accoutumés ne pût tirer un mot de satisfaction ou une expression de soulagement à sa maîtresse.

En bas, dans le salon où elle avait vu pour la dernière fois celui qu’elle aimait, Mamie était étendue sur le canapé, les yeux secs, les lèvres serrées, les joues pâles, ne sachant rien, si ce n’est que sa passion, au milieu de sa plus belle traversée, était venue se briser sur un récif.

Dans une autre maison, bien éloignée, Grâce Bond, appuyée sur une grande cheminée, un sourire moitié triste, moitié dédaigneux, sur son visage morne, pensait aux indécisions de sa sœur et à sa jeune existence sans but.

Au-dessus, dans sa chambre, Constance, agenouillée, priait de tout son cœur, bien qu’elle sût à peine pourquoi, tandis que de grosses larmes coulaient sans s’arrêter le long de ses joues amaigries.

« Et pourtant, quand il est revenu à la vie, c’est moi qu’il a appelée la première ! s’écria-t-elle en tendant les mains et en levant les yeux comme pour protester contre l’injustice du ciel.

Et sur un lit à colonnes, dans une chambre somptueuse, ou la lumière adoucie se jouait sur de riches sculptures et des peintures de maîtres, un vieillard était étendu, mourant de son dernier accès de colère.

Tout cela à cause de George qui, avec la conviction que plusieurs de ces personnes, sinon toutes, étaient dans l’anxiété et la souffrance, laissait courir sa plume avec une expression de vif intérêt sur son visage brun et un regard d’ardent plaisir dans les yeux, pareil à celui que doit avoir un chasseur sur le point d’atteindre un fauve.

Sans l’accident de pensée qui avait fait circuler une idée nouvelle dans son cerveau, il eût encore été assis dans son vieux fauteuil, fumant rêveusement sa petite pipe et songeant aux personnes qu’il avait vues ce jour-là, avec bienveillance pour les unes, avec dureté pour les autres, sans pourtant rester sourd à tous les souvenirs.