Décarie, Hébert & Cie (p. 149-162).

XIV


Totty n’avait pas perdu de temps pour répandre le bruit de la rupture entre George Wood et Constance Fearing et elle l’avait fait si adroitement que personne n’eût songé à lui attribuer cette histoire, même si elle se fût trouvée fausse. Elle s’était fort peu inquiété de ce que George pourrait penser de ce bavardage, bien qu’elle eût supposé tout de suite qu’il en rejetterait le blâme sur les Fearing. Les deux jeunes filles n’avaient pourtant aucune raison de mettre en circulation une nouvelle qui était loin d’être à leur avantage. Totty désirait d’abord que George sût qu’elle était au courant de sa position, afin de pouvoir jouer le rôle de consolatrice et de mériter ainsi de la reconnaissance. Elle ne pouvait le questionner directement et devait paraître avoir appris l’histoire par d’autres ; il était donc indispensable, pour arriver à ses fins, que les détails de i’affaire tombassent dans le domaine public. Ensuite, et ici l’instinct diplomatique de Totty se manifestait dans toute sa force, elle était décidée à s’arranger de façon que toute reprise de relations entre Constance et George fût désormais impossible. Dans vingt-quatre heures au plus tard, il fallait que Constance et Grâce apprissent que leur secret courait la ville. Comme naturellement elles n’en auraient parlé à personne, elles croiraient à une trahison de George dans sa colère et seraient furieuses contre lui. Si, ce qui était peu probable, une explication avait lieu, aucune des deux parties ne voudrait croire l’autre ; la querelle ne ferait que s’envenimer et la brèche s’élargir. Bien entendu, Totty prendrait le parti de George et, avec elle, la majorité de ses connaissances, il devait lui être reconnaissant d’un appui aussi amical dans un tel moment d’épreuve.

Les choses tournèrent à peu près comme l’avait prévu Mme Sherrington Trimm. Il y eut, il est vrai, une légère variante du programme, qu’elle ignora dans le moment, mais en eût-elle été informée qu’elle n’y aurait pas attaché d’importance. Il se trouva que Constance et Grâce Fearing ainsi que George Wood avaient été invités à dîner chez, un jeune ménage de retour depuis peu de son voyage de noce en Europe. Les invitations avaient été envoyées et acceptées le dernier jour d’avril, c’est-à-dire la veille du jour où Constance avait donné à George son refus définitif, et le dîner devait avoir lieu trois ou quatre jours après. Or les jeunes mariés, qui avaient acheté une petite propriété sur les bords de l'Hudson où ils désiraient se rendre le plus tôt possible, profitèrent de ces trois ou quatre jours pour aller aménager leur maison de campagne. Ils ne revinrent en ville que le matin de leur dîner, ignorant par conséquent le cancan qui avait couru pendant leur absence. Très tard dans l’après-midi, le mari en rentrant très ennuyé de son club, dit à sa femme que Constance Fearing avait rompu avec George Wood et qu’ils étaient dans des termes à ne plus se parler. Il n’était plus temps de changer leur invitation. Le pire de tout était que, d’après le choix des convives, George Wood devait inévitablement être placé à côté de Constance ou de Grâce. Le jeune ménage, au désespoir, se décida, après bien des hésitations, à mettre George à côté de Grâce et à affecter une complète ignorance des bruits qui couraient. Au dernier moment, cependant, la jeune maîtresse de la maison pensa qu’elle pourrait améliorer les choses en disant un mot à George dès son arrivée. Mais Constance et sa sœur entrèrent avant lui.

« Je suis bien désolée, dit, vivement la maîtresse de la maison à l’oreille de l’aînée en la tirant un peu à l’écart : M. Wood va venir. Nous étions absents et n’avons rien su de tout cela. J’espère que…

— Je suis très heureuse qu’il vienne, » répondit Constance.

Elle était très pale, et très calme.

« Oh ! mon Dieu ! s’écria la maîtresse de la maison en devenant très rouge. J’espère n’avoir rien dit…

—Rien du tout, dit Constance en la rassurant. Il y a, je crois, des bavardages absurdes dans l’air. Les faits sont bien simples. M. Wood est un de mes très anciens et très bons amis. Il m’a demandé de l’épouser et je n’ai pas accepté. Je l’aime beaucoup et j’espère que nous serons aussi bons amis qu’auparavant. Si dans cette affaire il y a quelque blâme à mériter, je désire le supporter. Le voici. »

La jeune maîtresse de la maison se sentit plus à son aise après cela, mais sa curiosité était éveillé, et, au moment où George entrait, elle alla à sa rencontre.

« Je suis bien désolée, dit-elle. Les Fearing sont ici et vous serez à côté de la plus jeune. Nous venons seulement d’apprendre… Je suis bien désolée. »

George Wood inclina un peu la tète. Il était très calme et très sérieux.

« J’aime mieux vous dire tout de suite qu’il n’y a pas un mot de vrai dans toute l’histoire qu’on raconte, dit-il. Je vous serais même très obligé de vouloir bien la démentir si vous en entendez parler devant vous. Il n’y a jamais eu aucun engagement, entre Mlle Fearing et moi.

— Ah ! je suis enchantée de l’apprendre. Pardon nez-moi, je vous prie, » dit la maîtresse de la maison.

George salua Constance de son air le plus impénétrablement courtois et ils échangèrent quelques mots qu’ils ne comprirent ni l’un ni l’autre et dont ils ne se souvinrent pas plus tard. Ils avaient parlé à voix basse et, aux yeux curieux qui les observaient, ils parurent être en bons termes, bien que légèrement embarrassés par le sentiment qu’ils faisaient l’objet de toutes les conversations.

À table, George se trouva à la droite de Grâce. Pendant quelque temps il causa avec son autre voisine ; puis se tournant, il s’informa de l’époque à laquelle Grâce et sa sœur devaient quitter la ville et de ce qu’elles avaient l’intention de faire pendant l’été. Elle, de son côté, tout en répondant à ses questions, le regarda d’un air de froide et dédaigneuse surprise. Bientôt la conversation devint générale et bruyante. Sous le couvert des voix nombreuses Grâce put lui faire une question.

« Quelle intention avez-vous en racontant une histoire comme celle que tout le monde répète sur ma sœur ? » demanda-t-elle.

Pendant un moment les yeux de George étincelèrent de colère, puis il répondit sèchement et brièvement :

« Vous feriez mieux de faire cette question à Mlle Constance… où à vous-même. Quant à moi, je n’ai rien dit.

— Mon intention n’est pas de discuter la chose ici, répondit Grâce d’un ton glacial. Si l’histoire était vraie, elle serait compromettante pour nous, et nous ne la raconterions pas. Mais c’est un mensonge, un indigne mensonge.»

Elle détourna la tête.

« Mademoiselle, dit George en se penchant un peu vers elle, je ne peux me laisser accuser de pareilles choses. Comprenez-vous ? Si vous voulez bien prendre la peine d’interroger la personne qui est à votre gauche, elle vous dira que j’ai constamment démenti cette histoire pendant ces quatre derniers jours. »

Grâce le regarda de nouveau et un changement s’opéra sur son visage. Elle allait répondre, quand la conversation générale, qui leur avait permis de causer à part, fut interrompue par un silence subit.

« Comment, mademoiselle, vous préférez Bar Harbour à New-port ? » demanda George d’un ton qui fit supposer à tout le monde qu’ils discutaient les mérites respectifs des villes d’eaux.

La jeune fille sourit en faisant une réponse banale. La présence d’esprit et le tact de George dans de semblables petites choses lui plaisaient. Il était imperturbable, vif, résolu, trois des qualités que les femmes préfèrent chez les hommes. Un peu plus tard une autre occasion d’échanger quelques mots se présenta de nouveau. Cette fois Grâce s’exprima moins brusquement et moins froidement.

« Si vous n’avez rien dit, qui donc a raconté cette histoire ? demanda-t-elle.

— Je n’en sais rien, répondit George en fixant sur elle ses yeux clairs. Si je le savais, je vous le dirais. C’est un indigne mensonge, comme vous dites, et il a dû être mis en circulation par une personne méchante… par quelqu’un qui nous déteste tous.

— Quelqu’un qui déteste ma sœur et moi, vous voulez dire. Cela ne peut en effet faire du tort qu’à nous seules.

— C’est vrai, dit George. Cela ne m’avait pas frappé tout d’abord, parce que j’étais trop en colère. Mais votre sœur se figure-t-elle que je suis pour quelque chose là dedans ?

— Oui, » répondit Grâce, dont les lèvres se plissèrent un peu.

George comprit son expression et se redressa avec quelque fierté. Grâce savait en effet que Constance s’accusait tous les jours d’avoir été inconsidérée et cruelle, et qu’en son humilité elle déclarait qu’alors même que George eut voulu raconter l’histoire il aurait eu jusqu’à un certain point le droit de le faire. Mais Grâce n’admettait pas cette résignation de sa sœur, qu’elle considérait comme une faiblesse.

À la grande joie des nouveaux mariés le dîner se passa très agréablement. Il n’y avait eu aucune froideur apparente de part ni d’autre et ils furent convaincus qu’il n’y en avait aucune.

« Voulez-vous être assez bonne pour répéter à votre sœur ce que je vous ai dit ? demanda George à sa voisine lorsqu’on se leva de table.

— Si vous voulez, répondit-elle avec indifférence. À moins que vous ne préfériez le lui dire vous-même. »

Le ton qu’elle mit à la dernière partie de la phrase montrait assez clairement quelle était son opinion.

« Vous avez raison, » dit-il.

Un peu plus tard dans la soirée, il s’assit auprès de Constance dans un coin du petit salon.

« Voulez-vous me permettre de vous dire quelques mots ? » demanda-t-il.

Elle le regarda avec une surprise mélancolique ; et s’il avait eu un peu plus de fatuité, George aurait vu qu’elle lui était reconnaissante de venir à elle.

« Je suis toujours bien aise de causer avec vous, dit-elle d’une voix légèrement tremblante.

— Vous êtes bien bonne, répondit-il d’un ton sec. Je ne vous importunerais pas si cela ne me paraissait pas nécessaire. J’ai déjà parlé de cette affaire à votre sœur pendant le dîner. Je désire que vous sachiez que je ne suis pour rien dans l’invention de l’histoire qui fait le tour de la ville. Je l’ai démentie à tout le monde et je continuerai à la démentir. »

Constance lui jeta un timide regard, puis elle poussa un soupir comme si elle était soulagée d’un fardeau.

« Je suis très contente que vous me l’appreniez, répondit-elle.

— Me croyez-vous ? demanda-t-il.

— Je vous ai toujours cru et je vous croirai toujours. Mais si vous aviez dit à quelqu’un ce que tout le monde répète, je ne vous en blâmerais pas. C’eût été presque vrai.

— Je ne dis pas des choses qui ne sont que presque vraies, » affirma George très froidement.

Le visage de Constance, qui avait repris un peu de ses couleurs naturelles pendant qu’elle lui parlait, redevint très pâle, sa lèvre trembla, et ses yeux se remplirent de larmes.

« Me traiterez-vous toujours ainsi ? » demanda-t-elle avec difficulté, un sanglot l’étouffant.

Si en ce moment une parole affectueuse fût sortie de la bouche de George, son existence et celle de Constance eussent été bien différentes. Mais la blessure qu’il avait reçue était encore trop fraîche et les pleurs qu’il sentait lui faisaient peur ; il fortifia son cœur.

« Je suis persuadé, répondit-il d’un ton glacial, que nous resterons toujours dans les meilleurs termes.

Un long silence suivit pendant lequel il fut évident que Constance luttait pour conserver une certaine apparence de calme. Dès qu’elle se fut un peu remise de son émotion, elle se leva et le quitta sans ajouter un mot. C’était la seule chose qui lui restât à faire. Elle ne pouvait se laisser aller à éclater devant tout le monde, et elle n’aurait pu rester où elle était sans fondre en larmes. Elle s’était humiliée, prête à offrir toutes les expiations en son pouvoir, et il l’avait accueillie avec un visage impassible et une voix tranchante comme l’acier.

Ce fut leur dernière entrevue avant la saison d’automne.

Les deux sœurs quittèrent subitement la ville le lendemain, et George resta abandonné à lui-même et aux tendres consolations que lui prodiguait Totty Trimm. Mais il n’était pas facile à consoler. À mesure que les jours se succédaient, son visage devenait plus soucieux et son humeur plus sombre. Il ne pouvait ni travailler, ni lire, et il préférait la solitude à la société des autres. Il n’aurait pas voulu alors épouser Constance, quand bien même elle l’eût supplié de la prendre pour femme. Il serait volontiers allé passer quelques mois à l’étranger, dans l’espoir d’oublier, au milieu des nombreux ennuis, des plaisirs et des intérêts du voyage. Mais il ne pouvait rompre certains engagements contractés, bien que, tout d’abord, il se crût incapable de les remplir. Il se promit de partir dès qu’il aurait terminé sa tâche, sans se donner la peine de préciser la direction qu’il prendrait. Pour le moment, il restait tristement à New-York, assis pendant des heures devant sa table sans parvenir à faire quoi que ce fût.

Pendant ce temps Totty cherchait à l’attirer chez elle aussi souvent que possible. Il était vaguement surpris qu’elle restât si longtemps à la ville, mais sans s’inquiéter de ses raisons, et comme il ne l’interrogeait jamais à ce sujet, elle ne lui donnait aucune explication. Elle eût trouvé du reste difficile d’en inventer une, si elle avait été pressée de le faire. La saison était plus chaude que de coutume et Mamie avait grand besoin de changer d’air. Totty ne pouvait chercher à faire croire que le seul désir de réaliser des économies la poussait à rester, et Tom Craik lui-même, dont la santé lui fournissait ordinairement des prétextes pour faire ce qu’elle voulait, était allé s’installer à New-port.

Depuis quelque temps elle paraissait avoir cessé de prendre intérêt à ses faits et gestes et se contentait, d’exprimer pieusement la croyance que le ciel pouvait seul intervenir avec succès quand on prenait de si téméraires libertés avec sa santé. M. Craik vivait cependant d’après le livre d’arithmétique comme Tybalt combattait ; — sa nourriture était pesée, ses heures de sommeil et ses demi-heures de repos étaient comptées et réglées par d’infatigables serviteurs, l’épaisseur de ses vêtements était prescrite à chaque saison par une grande autorité médicale, ses sorties et ses rentrées étaient consignées sur un registre pour être soumises à l’examen de cette même autorité ; les carrossiers inventaient des véhicules pour son usage, les tapissiers imaginaient des systèmes de ressorts et de coussins pour son repos, et il ne voyageait que dans un wagon particulier. Il eût été difficile de voir en quoi Totty pouvait lui être utile, puisqu’il ne se souciait pas de sa conversation et qu’il pouvait acheter de meilleurs soins que ceux qu’elle pouvait lui donner.

Si George avait soupçonné que Totty était responsable des bruits répandus sur lui et sur Constance, il n’eût jamais remis les pieds dans la maison de sa cousine, en dépit de sa vieille amitié avec Sherrington Trimm. Mais l’habileté et le tact de Totty n’avaient pas été en défaut. Elle se rendait compte qu’elle avait subi un échec et qu’elle s’était trompée, au moins une fois dans sa vie. N’ayant pas réussi à amener, son frère à changer son testament une seconde fois, elle avait commis une erreur très grave en ouvrant le testament dans la chambre de sûreté au lieu de l’apporter chez elle ; là, elle aurait soulevé le cachet avec un couteau chauffé et aurait pu le remettre ensuite sous son apparence première. Cette question du testament la troublait toujours, mais elle n’était pas timorée et surtout elle n’avait pas peur de son mari. Si les choses arrivaient au pire, elle lui avouerait franchement sa curiosité, et, pour soulager sa conscience, lui rendrait l’acte, en le laissant gronder tout à son aise. Il n’en parlerait jamais à personne. Totty ne craignait pas de faire de grands sacrifices personnels quand elle ne pouvait se tirer autrement d’une mauvaise situation. Pour le moment, le principal et le plus important était de plaire à George et de l’amener petit à petit à faire de sa maison la sienne autant que possible. Si en revenant Sherrington Trimm trouvait George, dont il connaissait l’avenir doré, prêt à épouser Mamie, il n’était pas dans la nature humaine qu’il en voulût à sa femme pour le rôle qu’elle avait joué. De remords, elle n en avait aucun. Elle regrettait seulement d’avoir assez oublie sa prudence habituelle pour avoir fait si maladroitement ce qu’elle avait fait. Elle ne voulait plus subir d’échecs et se refusait à commettre d’autres fautes.

Elle savait bien ce qu’elle voulait et savait aussi comment s’y prendre pour arriver à ses fins. Un homme dans la situation de George ne se laisse pas aisément influencer par des paroles, si habiles et si bienveillantes qu’elles soient. Il ne les entend pas, ne les remarque pas, ou n’y ajoute pas foi. Il est donc plus facile d’adoucir son humeur en le plaçant dans un milieu agréable que par des conversations.

George, quand il n’était encore que le parent pauvre de Mme Sherrington Trimm, avait déjà, durant les rares dîners auxquels il était invité, apprécié le luxe de la maison de Totty ; le moelleux des tapis, l’élasticité des fauteuils, l’harmonie de tous les détails lui avaient semblé délicieux, et, quoiqu’on ne s’occupât pas beaucoup de lui, sa cousine avait toujours été bonne et aimable. Mais il avait vu beaucoup de choses depuis deux ans et il n’était plus aussi facile à satisfaire qu’autrefois, alors que son unique habit de soirée était en réparation à l’état chronique. Il avait mangé des mets recherchés dans de la vieille porcelaine de Saxe, bu des meilleurs champagnes dans le cristal le plus pur, frayé avec des millionnaires et soupé avec des épicuriens délicats. Il avait vu tous les mondes et approché tous les luxes, toutes les splendeurs, toutes les élégances irréprochables. Néanmoins, après avoir dîné et passé la soirée chez Totty une demi-douzaine de fois en quinze jours, il était prêt à convenir qu’il n’était jamais allé dans une maison aussi parfaite sous tous les rapports. Totty et son mari étaient incontestablement riches, mais pas plus que des centaines de gens de leurs connaissances. Ce n’était pas l’argent seul qui produisait ces résultats, mais une sorte de principe artistique de jouissance qui arrivait à lui procurer une satisfaction infinie.

À la fin de la première semaine, il appréciait plus complètement tout ce qu’il mangeait, buvait, sentait, voyait dans la maison de sa cousine, et ce qu’il entendait n’était pas aussi ennuyeux pour son esprit qu’il l’avait supposé. Totty était beaucoup trop intelligente pour le flatter ouvertement ; elle s’était aperçue, avec sa finesse toute féminine, qu’il était de ces gens qui n’ont pas d’illusions sur leurs œuvres et qui ajoutent peu de foi au jugement des autres à leur sujet. Elle remarqua bien vite qu’il ne tenait pas à voir ses livres sur la table du salon et qu’il soupçonnerait une intention préconçue de flatterie si on les y laissait. Ils furent donc relégués dans la bibliothèque et on ne les revit plus. Mais quand George lisait les journaux ou une revue, — comme on l’encourageait constamment à le faire sans façon, — Totty, qui causait beaucoup mieux que la plupart des femmes, saisissait parfois l’occasion de glisser dans sa paisible conversation avec Mamie quelque expression ou quelque pensée dont il s’était servi ou qu’il avait développée dans ses écrits. Elle évitait les citations directes, qui auraient pu être suspectes de maladresse, et se contentait de laisser tomber de ses lèvres les idées favorites de George d’une manière qui semblait parfaitement naturelle. Bien qu’il ne fût pas supposé les entendre, ces remarques ne lui échappaient pas et il en était satisfait malgré lui. La subtilité de la flatterie ne pouvait aller plus loin.

Quant à Mamie, elle était parfaitement heureuse ; sans s’en rendre compte, elle était fort éprise de George, et le voir aussi souvent et dans une pareille intimité lui semblait délicieux. Elle éprouvait même du plaisir à le voir assis silencieusement dans son fauteuil, c’était pour elle un bonheur de l’entendre parler, une joie réelle de l’attendre. Pendant l’hiver, elle avait été plus troublée qu’elle ne se l’avouait de son amour évident pour Constance Fearing. Les commérages à propos du mariage rompu lui avaient causé une peine d’autant plus grande qu’elle supposait que Constance était absolument indigne de l’homme dont elle s’était jouée. Mais l’assurance formelle de George qu’aucun engagement n’avait jamais existé avait chassé les nuages de son ciel, bien que la conduite ultérieure du jeune homme eût pu réveiller ses soupçons. Cependant Totty avait pris grand soin de lui expliquer que ces bruits étaient assurément dénués de fondement et que le silence de George et ses airs sombres provenaient d’un excès de travail. Elle espérait, disait-elle, l’engager à venir passer l’été avec elle et à prendre un long repos.