Décarie, Hébert & Cie (p. 118-126).

XI


Sherrington Trimm, assiégé par sa femme au sujet du testament de M.  Craik, avait gardé longtemps le secret absolu, mais, un jour qu’elle insistait plus que d’habitude, il finit par s’impatienter.

« Autant que je puis savoir, ma chère, dit-il gravement, vous n’aurez jamais cet argent, vous ferez donc bien de ne plus y penser et vous contenter de ce que vous avez. »

Ni diplomatie, ni cajoleries, ni reproches ne purent arracher rien de plus précis des lèvres discrètes de Sherrington Trimm. Totty était au désespoir ; sa curiosité la tourmentait jusqu’à la torture.

D’un autre côté, depuis que le vieux Craik était rétabli, sa sœur s’était montrée plus désireuse de lui plaire qu’à l’ordinaire. En cela elle raisonnait comme son mari l’avait fait, disant qu’un homme qui a changé une fois son testament peut très vraisemblablement le changer de nouveau. Elle n’épargnait aucune peine pour le distraire et y arrivait même à son insu, car le vieux Tom, qui comprenait la raison du manège de sa sœur, s’en amusait beaucoup intérieurement.

Le vieillard suivait le succès croissant de George Wood avec un intérêt qui eût surpris celui-ci, s’il en avait été instruit. On eût dit qu’en lui assurant la fortune, Tom Craik l’avait poussé dans la bonne direction. Depuis ce moment, en effet, la chance de George avait commencé à tourner, et maintenant, tout en restant ignorant de la richesse qui l’attendait, il était déjà loin sur la route de la célébrité et de l’indépendance. Dans son isolement l’ancien spéculateur trouvait une nouvelle et vive émotion à suivre les efforts du jeune homme pour lequel il avait secrètement préparé une si ravissante surprise. Il s’amusait à se représenter l’avenir qui attendait son héritier. Et il y avait dans ses conjectures quelque chose de diabolique, car M.  Craik connaissait bien le monde.

Sherrington Trimm tomba inopinément et gravement malade, durant le printemps qui suivit le premier succès de George Wood, et on lui ordonna de se rendre sans tarder à Carlsbad en Bohême. Totty trouva qu’il lui était absolument impossible de raccompagner, à cause de l’état précaire de la santé de son frère, qu’elle ne pouvait décemment quitter dans un pareil moment. Sherrington Trimm eut beau exprimer la croyance que Tom passerait l’été et peut-être plusieurs étés, sa femme, hochant la tête et citant doucereusement trois ou quatre autorités médicales, l’assura que l’état de Tom était loin d’être satisfaisant. Mamie pouvait aller avec son père, si cela lui faisait plaisir, mais Totty ne quitterait pas le navire prêt à sombrer.

Sherry s’embarqua donc seul pour l’Europe et laissa John Bond pour diriger les affaires à sa place. John Bond était un brave garçon, très consciencieux, et M.  Trimm partit sans inquiétude. John était, enchanté d’avoir l’occasion de montrer ses capacités et il se promettait d’épouser Grâce Fearing pendant l’été, sa position devant être alors suffisamment assurée. Il était beaucoup trop intelligent pour se faire scrupule, étant pauvre, d’épouser une femme riche, mais il était aussi trop indépendant pour profiter de la fortune de Grâce. Comme elle était bien jeune, il avait remis le mariage jusqu’à ce qu’il gagnât suffisamment pour ses besoins personnels. Il estimait que le mariage ne pouvait être heureux là où l’un des époux dépendait de l’autre et que la paix domestique n’était assurée que par l’exclusion de toute question d’argent entre le mari et la femme. John Bond était grand, blond, de bonne mine, bien portant, vif, énergique et fin. Il n’avait jamais eu une heure de contrariété sérieuse et avait commencé la vie avec un joyeux entrain. Chez lui, il n’y avait ni sentimentalité malsaine ni développement inutile de l’imagination, pas de nervosité, pas de timidité, pas de fatuité. C’était en somme le plus habile, le plus laborieux, le plus loyal, le plus sûr, le plus intègre homme de loi de New-York.

Avant de partir, Sherrington Trimm avait demandé à Tom Craik s’il devait parler à son jeune associé de l’existence d’un testament en faveur de George Wood. M.  Craik hésita avant de répondre.

« Ma foi, Sherry, dit-il enfin, en raison de l’incertitude de la vie humaine, vous ferez mieux de le lui dire. Mais que ce soit en confidence.

— Bien entendu, dit M.  Trimm. J’ai presque autant de confiance en John Bond qu’en moi-même. »

Le même jour il communiqua le secret à son associé. Celui-ci hocha la tête d’un air grave, puis tomba dans un accès de rêverie excessivement rare chez lui. Il était très au courant des relations qui existaient entre Constance et George, et avec sa franche défiance d’homme de loi, il avait partagé les convictions de Grâce au sujet des mobiles du jeune homme.

Totty était de ces personnes qui éprouvent du soulagement à faire des questions même lorsqu’on n’y répond pas. Son mari lui manqua plus qu’elle ne l’avait cru possible. Elle trouvait une espèce de satisfaction à le tourmenter relativement au testament, conservant toujours l’espoir qu’il pourrait à un moment se départir de sa discrétion dans un accès d’impatience et révéler le secret qu’elle désirait tant apprendre. Sa curiosité n’avait par conséquent plus d’issue et elle commença à subir l’oppression d’une continuelle anxiété. A la fin, elle imagina un plan pour découvrir la vérité ; il était si simple qu’elle se demanda comment elle n’y avait pas songé plus tôt.

Rien, en effet, n’était d’une exécution plus facile que ce qu’elle projetait. Son mari serrait dans un pupitre de sa chambre les clés des coffres de son étude. Elle pourrait aisément s’emparer du trousseau. Les coffres étaient renfermés dans une chambre de sûreté donnant sur un petit couloir qui allait du cabinet particulier de Sherrington Trimm aux bureaux des clercs. Totty avait là son coffre personnel, près de celui de son frère. En qualité de femme du principal associé, elle n’aurait aucune difficulté à entrer seule dans la chambre de sûreté, sous prétexte d’y déposer un acte, ce qui lui était arrivé souvent du reste. Si son frère avait fait un nouveau testament, il devait être dans ce coffre quii ne renfermait que des actes importants. Un seul coup d’œil lui suffirait pour voir tout ce qu’elle désirait savoir et délivrerait son esprit de la fatigante anxiété qui lui rendait alors la vie presque insupportable.

Après s’être munie de la clef qui ouvrait le coffre de son frère, il était encore nécessaire de tenir à la main un papier ayant l’apparence d’un acte comme prétexte, pour entrer dans la chambre de sûreté. En déposant une enveloppe vide, cachetée, comme si elle contenait quelque chose de valeur, c’était laisser derrière soi une trace qui pouvait un jour se retourner contre elle. Il ne fallait pas songer à enlever le document de l’étude, pour le remettre le lendemain : John Bond pouvait s’apercevoir de sa disparition. Il n’y avait donc qu’à se procurer un acte quelconque. Après avoir réfléchi pendant quelques minutes, Totty alla chez un courtier qui faisait quelquefois des affaires pour elle et son mari, et lui acheta une action de cent dollars, qu’elle tint à payer immédiatement.

Dix minutes plus tard elle était dans l’étude de son mari. Son cœur battit plus vite quand elle demanda à John Bond de lui ouvrir la chambre de sûreté.

« Voulez-vous me permettre de vous aider ? » dit-il en y entrant avec elle.

La chambre de sûreté était éclairée d’en haut par un petit châssis vitré au-dessous d’une solide avant pour qu’elle pût l’ouvrir plus facilement, qui faisaient le tour de la pièce. John Bond alla tout droit à celui de Totty et le tira un peu en avant pour qu’elle pût l’ouvrir plus facilement. Elle tenait avec ostentation son enveloppe d’une main et de l’autre cherchait la clé dans sa poche. Elle pouvait reconnaître celle de son frère, qui portait une étiquette, alors que la sienne n’en avait pas.

« Je vous remercie, c’est inutile, dit-elle en tournant la clé dans la serrure et en ouvrant le couvercle. J’ai un tas de choses à voir, afin de mettre ce que j’ai apporté à sa vraie place.

— Allons…, si je ne puis vous être d’aucune utilité… dit John. J’ai beaucoup de travail aujourd’hui… Quand vous aurez fini, veuillez m’appeler pour fermer la porte. »

Restée seule, Totty respira plus librement. Par un mouvement rapide et furtif, elle glissa l’autre clé dans la serrure du coffre de Tom Craik, la tourna, et souleva le couvercle. Son cœur battait violemment.

Le testament, étant l’acte le plus récent, se trouvait au-dessus des autres. L’épaisse enveloppe bleue était cachetée et portait le mot : « Testament » avec la date. Totty pâlit quand elle le tint dans ses mains. Elle n’avait pas l’intention de le détruire, quoi qu’il pût contenir, mais briser seulement, le cachet lui paraissait ressembler à une action criminelle. D’un autre côté, quand elle se rendait compte qu’elle tenait là dans sa main la réponse à toutes ses incertitudes et que, d’un mouvement, elle pouvait satisfaire sa curiosité sans bornes, elle n’essaya pas de résister à une pareille tentation. Elle voyait bien aussi qu’il ne lui serait pas possible de rétablir le cachet et qu’on s’apercevrait que quelqu’un s’était permis d’ouvrir le testament, mais cette pensée ne put la déterminer à renoncer à son projet. Elle essaya de soulever le cachet avec une épingle à cheveux ; mais elle ne réussit qu’à l’endommager. Il n’y avait plus qu’à déchirer l’enveloppe. Elle fendit un des deux bouts avec son épingle et en tira l’acte.

Quand elle eut pris connaissance du contenu, son visage exprima une surprise sans bornes. Il ne lui était jamais venu à l’idée que Tom pût laisser sa fortune à George Wood.

« Ai-je été bête ! » s’écria-t-elle à demi-voix. Alors elle se mit à réfléchir aux conséquences de ce qu’elle avait fait, et, sa curiosité satisfaite, ses craintes commencèrent à prendre de sérieuses proportions. Était-ce un acte criminel qu’elle venait de commettre ? Il était impossible de remettre dans le coffre le testament privé de son enveloppe, sans que son mari s’en aperçut la première fois qu’il aurait l’occasion de regarder dans les papiers de Tom Craik. L’enveloppe du moins devait disparaître tout de suite. Elle la chiffonna et la mit dans sa poche. Elle la brûlerait en rentrant chez elle. Mais que faire du testament lui-même ? C’était chose plus difficile. Elle n’osait pas le détruire, c’eût été un vol manifeste. Et puis, son frère pouvait le demander à tout moment, et si on ne pouvait le représenter, son mari se trouverait dans une mauvaise situation. Tom soupçonnerait tout de suite Sherrington Trimm d’avoir détruit le testament pour que sa femme puisse hériter, en qualité de plus proche parente. En attendant, et dans le cas où Tom mourrait avant que Sherrington fût de retour. Totty pourrait mettre l’original en lieu sûr, où elle pourrait le faire retrouver au besoin… derrière un des coffres, par exemple, dans un coin quelconque de la chambre de sûreté. Rien de ce qui était enfermé entre ces quatre murs ne pouvait se perdre. Ce plan était le seul moyen qu’elle eût d’éviter de commettre un crime et de se dispenser d’avouer à son mari sa coupable faiblesse.

Elle plia le papier et chercha des yeux un endroit où elle pourrait le cacher. Pendant qu’elle regardait, elle crut entendre le pas de John Pond. Elle n’avait pas de temps à perdre. Le laisser sur une des planches eût été insensé, car on pouvait l’y trouver à tout instant. Elle ne voyait ni fente ni trou dans lequel elle pût le glisser, et John Bond arrivait. Dans son désespoir, Totty fourra le papier dans le corsage de sa robe, ferma bruyamment son coffre, et sortit.

Elle se figura que John Bond la regardait très curieusement, quoique cette impression pût bien n’être que le résultat de ses craintes. Surpris en effet de son extrême pâleur, il fut sur le point de lui demander si elle était malade, mais il pensa qu’elle avait pu prendre froid dans cette chambre glaciale et ne dit mot.

Le papier semblait la brûler et il lui tardait d’être rentrée chez elle, où elle pourrait au moins le mettre sous clef jusqu’à ce qu’elle eût pris une prudente décision à son égard. Elle s’appuya contre le fond de sa voiture en proie à une terreur folle. Qu’arriverait-il si par hasard John Bond faisait la découverte ? Il avait certainement connaissance de l’existence du testament, l’avait très probablement vu, et savait où il se trouvait placé. Il était étrange qu’elle n’eût pas pensé à cela. Si, par exemple, il arrivait qu’il eût besoin de regarder certains papiers de son frère, ce jour-là, ne s’apercevrait-il pas de la disparition et ne la soupçonnerait-il pas ? S’il connaissait le contenu du testament, il savait mieux que personne ce qu’elle avait à gagner à le détruire. Comme il eût été préférable d’avoir remis le papier à sa place même sans enveloppe ! Comme tout vaudrait mieux que la pensée de pouvoir être découverte par John Bond !

Elle était déjà dans le haut de la ville, mais dans son angoisse, ne reconnaissant pas son quartier, elle se pencha un peu pour regarder par la portière. Le sort voulu que la seule personne qui se trouvât près de la voiture fut George Wood, qui avait reconnu le cocher et tâchait d’entrevoir sa cousine. Quand il la vit, il la salua en souriant, comme il faisait toujours. Totty fit en toute hâte un signe de tête et se renversa sur ses coussins. Un sentiment de profond désespoir s’empara d’elle et elle ferma ses yeux.