Décarie, Hébert & Cie (p. 3-9).

I


Les projets que Jonah Wood avait, de tout temps, formés pour l’avenir de son fils, ne s’étaient point réalisés. Pendant vingt-cinq ans, il avait anxieusement épié, en cet autre lui-même, l’éclosion des qualités qui seules, à son avis, peuvent mener un homme au succès.

Il fallait s’y résigner : George n’aurait jamais l’instinct des affaires. Si encore il eût consenti à entrer comme commis dans une banque, comme comptable dans une grande maison de finance ! Mais non : comme si le jeune homme avait juré de désespérer son père, il avait audacieusement énoncé l’idée de se vouer à la littérature.

Beaucoup de parents comprendront ce regret : M. Wood avait pourtant des raisons particulières pour ne pas en exagérer l’amertume. Avait-il le droit de vouloir, à toute force, pousser un fils dans la voie où il avait échoué lui-même.

Son histoire était bien simple. Issu d’une bonne famille de la Nouvelle-Angleterre, il était venu tout jeune à New-York avec un petit capital, du courage, de l’intelligence, et une absolue intégrité. La chance l’avait d’abord favorisé et, à quarante ans, il se trouvait à la tête d’une maison de banque dont la réputation était faite. Il avait alors épousé une jeune fille à laquelle il était attaché depuis des années et qui l’avait attendu avec une touchante fidélité. Elle était d’un rang social plus élevé que le sien, confinant même à la noblesse, mais de fortune médiocre. Un an après elle mourait, donnant le jour à George.

Cette terrible secousse troubla sans doute la lucide raison de Jonah Wood ; car ce fut à cette époque qu’il commença de se lancer dans les spéculations aventureuses. En même temps, il se liait étroitement avec un cousin de sa femme, un certain Thomas Craik, qui, par l’ascendant de son audace et par la supériorité de son expérience, arriva bientôt à le dominer.

Sur ses conseils, Wood s’intéressa pour une grosse somme dans l’établissement d’une nouvelle ligne de chemin de fer, inventée tout exprès pour faire concurrence à une ancienne compagnie qu’on jugeait incapable de soutenir la campagne. Or le résultat fut tout autre que celui qu’on attendait : la guerre de tarifs qui s’engagea ne fit qu’appauvrir la vieille compagnie tandis qu’elle ruinait la nouvelle. Celle-ci fut mise en faillite et ses titres vendus à vil prix.

C’était probablement ce qu’avait calculé Thomas Craik, car il se hâta d’acheter, sous main et pour son compte personnel, toutes ces actions et obligations discréditées, — y compris celles du pauvre Jonah Wood, — et fit annoncer l’intention de continuer l’exploitation de la ligne, qui désormais ne lui coûterait presque rien, puisqu’il n’était plus tenu de servir les intérêts du capital.

L’ancienne compagnie sentit la menace et s’exécuta, en rachetant fort cher cette seconde ligne dont tous les fondateurs demeuraient ruinés.

Jonah Wood laissa toute sa fortune dans cette catastrophe — et même quelque chose de sa réputation. Beaucoup de personnes en effet se refusèrent à croire qu’il fût totalement étranger au piège organisé par son parent et supposèrent qu’il simulait la pauvreté en attendant l’apaisement du scandale. En réalité il avait sacrifié à peu près tout ce qu’il possédait, dans la liquidation de sa banque et ne conservait, à cinquante-sept ans, que l’humble dot de sa femme et la petite maison qu’il habitait.

Peu à peu, on en vint à lui rendre justice, mais quand il fut bien acquis qu’il était le plus honnête homme de la terre, c’était déjà un vieillard, qui n’avait plus ni le courage ni la force de recommencer la vie.

Et puis, si son honneur était lavé de tout soupçon, ne restait-il pas la bévue colossale qui l’avait perdu ? Qui désormais eût pu s’en fier à son jugement ?

Il trouva donc plus simple de vivre modestement avec son fils, dans sa petite maison, de ses deux mille dollars de revenu, loin du monde et de ses anciennes relations.

Eh bien, malgré tout, il eût vu avec plaisir que son fils rentrât dans la carrière qui lui avait été si fatale ! Mais de ce côté George était inébranlable. Ses souvenirs d’enfance restaient liés à un désastre financier, et il en garda contre tout ce qui était « affaires » une invincible répulsion. Souvent, pendant les longues soirées d’hiver, tous, deux seuls, en face l’un de l’autre, Wood revenait sur la vieille histoire de ses infortunes, reprenant tous les détails de la combinaison qui l’avait perdu. Le jeune homme montrait une patience infinie, écoutait avec un calme apparent les longues explications techniques, l’interminable kyrielle de chiffres, et l’agaçante cadence des phrases connues, toutes terminées par le mot « dollars. » Mais ces conversations lui étaient aussi pénibles que l’est le son faux d’un violon pour un musicien : elles l’énervaient et lui causaient comme une souffrance physique. Le seul mot d’ « argent » l’exaspérait, et quand, dans la soirée, il avait été question de la grande faillite, ce souvenir venait hanter ses rêves pendant la nuit et gâtait toute sa journée du lendemain.

Sans avoir confiance en son fils, qu’il blâmait en toutes choses, Jonah Wood l’aimait pourtant, à sa manière, et les craintes qu’il éprouvait pour son avenir venaient mêler d’amertume les rares plaisirs qui lui restaient encore.

Il n’avait jamais compris la vie sans argent, et, puisque George ne pouvait souffrir même qu’on en parlât, il avait renoncé à fonder sur lui aucune espérance. Il gardait d’ailleurs la religion de l’autorité paternelle et ne pardonnait pas à son fils de résister à ses projets.

Pour George, le respect n’entraînait point l’annihilation de la personne, et l’obéissance ne devait point tourner au sacrifice des plus légitimes aptitudes.

Il n’avait pas délibérément choisi la carrière littéraire ; il était trop modeste pour se juger d’avance capable d’y réussir. La solitude où il vivait l’avait d’abord conduit à écrire ce qu’il sentait et pensait, seul moyen d’expression qui le garantît des critiques de son père. Puis, il s’était mis à rédiger son opinion sur quelques livres nouveaux qui lui étaient tombés sous la main. Il s’y était complu, ne pouvant s’empêcher de juger qu’il n’y avait pas trop mal réussi. Un beau jour, il s’était hasardé à offrir le dernier venu de ces essais à un directeur de journal, ensuite à un autre, à un autre encore, jusqu’à ce qu’il en eût finalement rencontré un qui, se trouvant de loisir et bien disposé, jeta un coup d’œil sur l’article.

« Votre chronique n’est pas sans valeur, répondit l’autocrate ; mais elle arrive trop tard : tout le monde a lu ces livres-là depuis des mois, avez-vous envie de gagner un peu d’argent en faisant des comptes rendus ? »

George accepta avec un empressement qu’on devine, et, après avoir reçu du directeur quelques indications générales, il emporta deux volumes récemment publiés.

On inséra le quart de son article dans la partie littéraire du journal : il ne savait pas encore se limiter à un certain nombre de lignes, pratique vulgaire, mais d’importance capitale avec le régime de la presse quotidienne.

Le premier sentiment de répugnance que lui inspira ce travail se dissipa vite à la pensée de gagner véritablement quelque chose, si peu que ce fût. Avec le temps, il acquit les « ficelles » nécessaires et fit juste ce qu’on demandait de lui.

Ses journées se passaient dans ce travail banal et fatigant, sans qu’il songeât même à en sortir. L’idée d’écrire un livre ne lui était pas venue : il ne se sentait aucun des dons qui permettent à l’artiste « d’inventer », tandis qu’il croyait posséder, au plus haut degré, les qualités du « critique ». Sa plus haute ambition était de réunir en un volume ses articles sur les œuvres des autres, et il rêvait d’v déployer un talent qui s’imposerait à l’opinion.

Personne cependant n’avait prêté la plus légère attention à ses efforts, et ses meilleurs essais étaient allés au rebut. N’importe : il croyait et espérait, et la tâche si modeste qu’il était parvenu à s’attribuer lui suffisait pour justifier à ses yeux le mépris de la vie commerciale.

Parfois, cependant, il se sentait un doute sur la portée du travail où il s’enfermait et rêvait de quelque « ouvrage sérieux » où il donnerait mieux sa mesure. Il y était poussé aussi, quoi qu’il en eût, par les regrets évidents de son père. Celui-ci ne se bornait pas à désirer que son fils entrât dans les affaires : il eût voulu le voir en tout et partout au premier rang. Dès le collège, George avait déçu cet espoir : jamais un seul prix, des notes faibles aux examens. À vrai dire, ses maîtres ne le jugeaient point médiocre, mais tous semblaient le croire appelé à suivre une autre voie que celle où ils l’avaient vu marcher : le professeur de grec estimait que George aurait pu se distinguer en latin ; le professeur de latin le croyait doué pour le grec : tous deux pensaient qu’il avait des dispositions pour les mathématiques, tandis que le mathématicien conseillait de le vouer à l’étude des lettres.

Comment Jonah Wood n’eût-il pas ressenti quelque inquiétude de voir son fils, portant encore le fardeau de ces appréciations, se jeter dans la mêlée littéraire ? Comment ne se fût-il pas affligé de le voir confiné — irrémédiablement, à coup sûr — dans les besognes infimes de la presse à bon marché ?

George sentait tout cela et s’enfonçait de plus en plus dans la solitude. Tout le lui conseillait d’ailleurs. Non pas que les malheurs et la pauvreté de Jonah Wood l’empêchassent de garder le contact avec les anciennes relations de sa famille : l’intégrité du vieillard avait été si hautement démontrée qu’elle constituait un brevet d’honneur pour son fils. Mais George était aussi fier que son père, et plus impressionnable que lui. Il se rappelait fort bien l’expression de cruauté enfantine, de mépris ironique qu’il avait saisie dans les yeux de quelques-uns de ses camarades, alors qu’il était encore sur les bancs de l’école. Aussi, plus tard, quand le désintéressement de son père avait été reconnu, quand ses anciens condisciples lui avaient tendu la main pour réparer le mal, les avait-il accueillis avec hauteur.

Jonah Wood l’avait su et s’en était réjoui. Il l’avait vu sans peine renoncer au monde, et, malgré son indifférence affectée, tout en lui l’encourageait à persévérer dans cette attitude.

En voilà sans doute assez pour introduire le récit et présenter notre héros : les caractères se définissent mieux par les actes que par les analyses. Lui-même, au moment où commence cette histoire, ne se rend compte ni de ses qualités ni de ses défauts. Il ne songe pas même à considérer la vie comme un problème dont la solution est laissée à sa volonté. Il est plein de contradictions, mais il ne s’en doute pas. Il est oppressé par son entourage, mais serait incapable de dire ce qu’il ferait de la liberté. Il dédaigne l’argent, mais il travaille pour un morceau de pain et aspire à toutes les joies que donne la fortune. Il aime son père et trouve intolérable la société de l’excellent homme. Il fuit le monde et rêve d’y jouer un rôle. Il se croit sceptique et n’est que chimérique. Il est, en un mot, dans cette période d’obscure transition, qui précède l’éclosion de la personne morale, et où l’on s’imagine entrevoir l’avenir alors qu’on s’éclaire seulement des reflets du passé. Dans la nuit où il se débat, il ne pressent pas encore l’aube qui se lève.