Initiation à la science du droit musulman/Préface


Imprimerie typographique et lithographique A. Perrier (p. v-xii).


PRÉFACE




I


L’ouvrage que je présente au Public n’est point une œuvre de style : je n’ai pas cultivé les lettres. Il me paraît devoir être apprécié au point de vue des notions scientifiques qu’il contient. Un sujet pris dans un monde nouveau pour les Européens, et qui laisse encore un vaste champ d’études à ceux que séduit la recherche de l’inconnu, m’a peut-être entraîné dans la diffusion ; mais, si j’ai été clair, le résultat cherché est atteint : la concision dégénère souvent en obscurité, et n’est quelquefois que de l’adresse à éluder une explication qu’on ne peut donner.


II


Des savants européens, aussi distingués qu’infatigables, ont depuis longtemps dévoilé le droit musulman ; mais le dernier mot n’a pas encore été dit ; car les principes de ce droit sont épars et noyés dans de volumineux manuscrits, qu’il est difficile de se procurer et qu’on ne peut compulser qu’avec beaucoup de temps et de patience, et ils n’y sont ordinairement indiqués qu’implicitement, ce qui met le lecteur dans la nécessité de les deviner. — Quant aux docteurs musulmans, ils tiennent trop à leur prestige, pour éclaircir ce qui est obscur, et en faciliter ainsi l’accès au vulgaire.


III


Rechercher ces principes, les coordonner, les offrir comme un autre fil d’Ariane à quiconque veut pénétrer dans le dédale de la jurisprudence musulmane ; démontrer qu’ils se prêtent admirablement à l’établissement de nos institutions en Algérie, tout en maintenant la liberté et la pureté de la croyance ; — qu’avec leur aide, l’assimilation n’est plus un problème insoluble, mais une difficulté dont la solution est certaine, avec de la bonne volonté, dans un avenir peu éloigné ; — que l’application raisonnée de ces principes, sous l’empire desquels les Arabes ont atteint un haut degré de civilisation, peut les relever et les unir à nous par les liens de l’intérêt et de l’amitié, ce que les masses comprendront, si on le veut bien, malgré les intrigues des mécontents : tel a été le but de mes efforts.


IV


Depuis vingt-cinq ans que j’habite l’Algérie, je me suis adonné, par goût, à l’étude de la langue arabe et du droit musulman. En arrivant à Alger, où j’ai été longtemps principal clerc de défenseur, j’ai commencé par apprendre l’arabe parlé, dans une fréquentation assidue des indigènes. Au cours du savant professeur, M. Bresnier, j’ai puisé les premières connaissances de la langue arabe littéraire. Avec des Tolbas, j’ai appris le droit musulman dans les manuscrits. Pendant de longues années, j’ai consacré à cette étude les premiers moments de chaque jour, et ce n’est qu’en vivant de privations, que j’ai pu faire face aux dépenses que m’imposait l’acquisition des livres nécessaires et des autres moyens de travail. Quelques connaissances que j’ai en droit français donnaient un attrait irrésistible à mes investigations dans le domaine du droit musulman. Bientôt, mes relations avec les savants arabes s’étaient étendues ; — je fréquentais les jurisconsultes les plus distingués, et j’essayais de leur arracher les secrets d’une science qu’ils s’efforcent de tenir cachée, et qui semble être restée encore pleine de mystères ; car, dans les rapports d’une intimité studieuse, l’homme se laisse ordinairement pénétrer à son insu ; — j’allais dans les prétoires des Cadis entendre les discussions judiciaires ; — avec des Tolbas, je revoyais dans les manuscrits les questions que j’avais entendu discuter la veille. — Pendant le cours de mes travaux, plusieurs magistrats et fonctionnaires français, dont j’ai l’honneur d’être connu, m’ont invité plus d’une fois à publier quelque chose. J’ai toujours objecté la difficulté que j’ai à écrire, l’insuffisance de mes connaissances en droit musulman, et leur ai offert mes notes, qu’ils ont refusées par délicatesse, quoiqu’ils eussent pu en faire un meilleur emploi que moi. Depuis, ils ne m’en ont pas moins réitéré leurs bienveillantes invitations ; alors, je me suis laissé entraîner à écrire pour le Public ; tout ce que je viens de dire, ne tend qu’à exposer mes titres à son indulgence.


V


Mais il en coûte pour publier quelque chose ; aussi, ai-je dû restreindre les proportions naturelles de l’objet de ma publication, tout en donnant à mon travail le développement nécessaire pour qu’il fût traité clairement : celui que j’ai choisi m’a paru assez intéressant, parce qu’il présente le droit musulman sous son véritable jour, et que, parmi les matières auxquelles il touche, certaines n’ont encore été abordées, que je sache, par aucun Européen.


VI


Les sectateurs de l’islamisme, soumis à la domination ou à l’influence chrétiennes, se comptent par millions. Tout ce qui peut contribuer à leur assimilation avec nous ne doit pas être indifférent aux Souverains chrétiens que Dieu a appelés à les gouverner. Avec les mêmes lois que celles qu’ils ont aujourd’hui, ils ont été, pendant sept cents ans, le plus grand et le plus civilisé des peuples de l’Occident ; ils avaient alors des magistrats qui ne relevaient que de leur conscience et qui savaient appliquer l’esprit et non pas seulement la lettre de la loi.


VII


Parmi les ouvrages remarquables qui ont été publiés en Europe sur le droit musulman, figure la traduction de Sid-Khalil par M. Perron. Il faut avoir étudié à fond la langue arabe, avoir longtemps fréquenté les musulmans, avoir pâli des nuits entières sur les manuscrits, pour apprécier ce qu’un pareil travail a exigé de patience et de savoir. M. Perron avait reçu du gouvernement français le mandat honorable de traduire Sid-Khalil ; il ne pouvait, sans dépasser les limites de ce mandat, traduire les commentaires de chaque texte. Il est vrai qu’il donne sur les passages les plus obscurs quelques explications puisées dans le commentaire de Sid-Krarchi ; mais que de doutes restent à lever, que de lacunes à combler, en présence de textes laconiques, susceptibles de plusieurs interprétations dont chaque passage est une règle supposant la connaissance de principes qui n’existent dans ces textes qu’à l’état de propositions implicites ! Qu’est-ce d’ailleurs que l’opinion d’un auteur, en présence d’opinions contraires, aussi respectables que la sienne, et qu’il nous importerait de connaître toutes dans leurs divergences, pour les comparer, et choisir celles que nous avons intérêt à faire accepter par les populations arabes, qui se conformeraient aux décisions d’un jurisconsulte recommandé par nous, avec autant de facilité qu’ils se conforment à celles de Sid-Khalil ?

Supposons que les Arabes, à notre place, aient fait traduire le Code Napoléon ; est-ce que cette traduction, même accompagnée de quelques annotations judiciaires, pourrait leur donner une idée exacte du droit français ? Il est impossible de le croire, quand on voit presque chacun des articles de nos codes fournir matière à plusieurs volumes de commentaires.

Il faut donc le reconnaître : la traduction du livre de Sid-Khalil n’aurait pu nous présenter un tableau complet de l’ensemble du droit musulman malékite qu’à la condition de n’être pas séparée de la traduction de tous les commentaires, ou du moins, de celle du commentaire le plus en renom sur cet auteur.

Il y a plus : des erreurs étaient inévitables dans un travail aussi difficile ; il y en a eu de commises. Je suis loin de les reprocher à M. Perron, mais elles prouvent que l’ouvrage d’un seul, si recommandable qu’il soit, resté sans contrôle et sans contradiction, peut nous jeter dans une fausse route et retarder l’accomplissement de notre œuvre civilisatrice.


VIII


Presque tous les ouvrages publiés en France et en Algérie sur le droit musulman ne sont que des compilations de traductions plus ou moins exactes. — Les compilateurs, à peu d’exception près, ne connaissent pas même l’arabe parlé ; dès lors, il leur est absolument impossible de confronter avec les originaux les traductions que souvent ils altèrent, de bonne foi, en les arrangeant. — D’un autre côté, s’ils se hasardent à puiser dans les sources, il arrive que les interprètes oraux, dont le secours leur est indispensable, ou n’ont aucune notion de droit, ou ne connaissent pas la langue des manuscrits, ou ne connaissent pas celle de la traduction, tout ce qui sort de l’association de si pauvres moyens, ne présente, on le sent bien, aucune garantie de fidélité ni de savoir[1].


IX


Mon ouvrage, quant à la doctrine, a été puisé tout entier aux sources arabes. Lorsque j’en ai eu arrêté le plan, je l’ai soumis au cadi actuel de Mascara, Sid-Dahou-bel-Bedoui, dont le savoir est incontesté. Il m’a prêté un concours loyal et désintéressé, et m’a mis en relations avec d’autres savants qui m’ont également donné leur aide : à lui et à eux, je témoigne ici toute ma reconnaissance.

J’ai cité plusieurs axiomes et anecdotes, que l’on ne trouve pas dans les manuscrits, mais qui sont de tradition parmi les jurisconsultes.

Cet ouvrage passe en revue, d’une manière sommaire, le droit musulman dans toutes les sectes, et, pour les détails, il se rapporte à la doctrine malékite.


Les juristes arabes dont j’ai consulté les œuvres, sont :


Abou-l-Kasem-Salamoune-Ibn-’Ali-ben-Salamoune, mieux connu sous le nom d’Ibn-Salamoune. Il était cadi à Cordoue, dans le ve siècle de l’hégire. Son livre intitulé : Kitâb-el-mounedh-dhom lil-hokkâm, est le guide de presque tous les cadis malékites. Un dicton porte, en arabe vulgaire : Elli ’ând-hou Ibn-Salamoune fi krezane-t-hou mah’soûb qadhi b’ámamthou : Celui qui possède le livre d’Ibn-Salamoune dans sa bibliothèque, est compté pour cadi ayant reçu le turban d’investiture. Ce qui veut dire que celui qui possède l’esprit et l’étendue du livre d’Ibn-Salamoune, doit être réputé cadi parfait ;


Abou-l-M’aali, cité par Ibn-Salamoune, chap. El-qadha. Il est auteur d’un livre de principes de droit intitulé : Kitâb el-ouaraqat ;


Djelal-Eddine-el-Méh’alli, commentateur d’Abou-l-M’aali ;


Ibn-el-Krazine, commentateur du Koran ;


Abou-Bekr-Ibn-Mohammed-el-R’ornathi, de Grenade, auteur d’un livre de jurisprudence ;


Sid-Ali-Ques’s’ara-el-Fasi, de Fez, auteur du livre : ’Eûlm el-mènthiq, science de la logique ;


Sid-Krarchi, commentateur de Sid-Khalil ;


Ces auteurs sont malékites et en grande estime chez les jurisconsultes de l’Afrique septentrionale.


Cheikh-’Ameur, abadite. Son livre de jurisprudence est suivi par les Mozabites de l’Algérie.


X


J’ai dû commettre des erreurs, mais lorsque, dans cette sphère d’études, les savants les plus autorisés en ont commis, je ne pense pas qu’une critique loyale, dégagée d’humeur et d’envie, puisse me faire un crime des miennes.


XI


Le travail que je publie ici, est, qu’on me permette d’oser le dire, nouveau dans son genre. Je le crois appelé à faire revenir tout esprit impartial de beaucoup d’erreurs et de préjugés, et à démontrer que la loi musulmane n’est pas aussi hostile à nos idées, ni aussi rebelle à nos institutions, qu’on s’est plu à le dire. J’ai pensé aussi qu’il pouvait être de quelque utilité aux Magistrats de tous ordres qui sont chargés de l’administration des populations musulmanes.


XII


En terminant, je ne puis m’empêcher d’offrir à mon frère, Hyppolyte Cadoz, l’expression publique de toute ma gratitude, pour le concours qu’il m’a prêté en revoyant mes notes, et en me procurant des documents précieux qui avaient échappé à mes recherches.



  1. Mon ouvrage était terminé, lorsqu’une brochure : Études sur l’islamisme et le mariage des Arabes en Algérie, m’est parvenue et m’a démontré que mon opinion sur les compilateurs est fondée. M. Meynier, qui en est l’auteur, dit, page 152, que le mariage est surtout une vente, et, à l’appui de son assertion, il cite ce passage qui, d’après lui, émanerait de Sid-Khalil : « Je te vends ma fille pour telle somme. » Or, Sid-Khalil n’a jamais tenu ce langage ; il savait très-bien que la fille que l’on marie ne peut être assimilée à une esclave que l’on vend, car on est bien obligé de reconnaître qu’il y a une différence sensible entre la vente et le mariage. Il examine seulement si cette expression : « Je t’accorde une telle pour épouse, implique l’idée de durée égale à la durée de la vie, c’est-à-dire la durabilité des liens du mariage, de même que, dans le cas de vente et non dans le cas de mariage, ces mots : « je te vends » impliquent, par exemple, un dessaisissement sans retour, sans limite de temps. Et lorsque, dans un autre passage, Sid-Khalil dit : la femme, en se mariant, vend une partie de sa personne, c’est-à-dire son champ génital, cela signifie seulement que la copulation est licite dans le mariage. Maintenant, si les auteurs font des rapprochements entre le mariage et la vente, ce n’est pas parce qu’il y aurait analogie entre ces deux contrats, mais bien parce qu’en droit musulman, les principes qui régissent la vente s’appliquent aux contrats en général, de même que le titre IIIe du Code Napoléon, régit les contrats ou les obligations conventionnelles en général. En résumé, le contrat de mariage, d’après le droit musulman, est un des contrats les plus saints et les plus solennels de la vie, et surtout un contrat qui n’a aucun caractère mercantile, comme l’indique cet axiome : « Ennikah’ mebni ’âla el-mokarama oua el-bi’â mebni ’âla el-moqachah’a : le mariage est fondé sur la générosité, tandis que la vente a pour mobile l’intérêt. » — Dans le mariage, la femme est loin d’être une chose, une esclave, dont le mari serait le seigneur et le maître absolu, comme l’ont prétendu certains publicistes distingués ; car il suffit de lire Ibn-Salamoune et tous les auteurs, pour voir que la loi protège la femme, dans sa liberté, sa dignité et sa personne, au moins tout autant que le Code Napoléon. Cela démontre que des hommes haut placés, et recommandables par leurs talents et leurs lumières, ont, de bonne foi, puisé la loi musulmane dans les mauvais procédés que les maris arabes de la basse classe ont pour leurs femmes, c’est-à-dire dans les infractions à la loi.