Ingres d’après une correspondance inédite/XXXIX

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XXXIX
Ingres a Gilibert.
Paris, 2 octobre 1841.

Il est de ces choses inqualifiables, détestables, que j’abhorre moi-même. Enfin, j’ai un continuel remords de ma faute, de ma paresse à écrire. Je m’y engouffre, tous les jours davantage. Oh ! mon cher ami, mon ami d’enfance, est-ce toi que je devrais traiter ainsi ? Oh ! mon ami, trêve à toutes tes réflexions sur « notre singulière intimité » ; elle est réelle et bien sûre, malgré les tristes apparences que lui donne ma détestable paresse. Je me confesse, en cela seul, d’être le plus coupable et le plus malheureux de tous les paresseux qui vivent sous le ciel. Garde-toi de croire que je ne paie ton ami lié d’un égal retour et pardonne-moi. Je n’ai pas le front de te donner des raisons : moi, horrible négligent ; mais oublieux, jamais !

Tu connais Paris. Eh ! bien, il m’est tombé dessus, j’en suis accablé. Lorsque je crois pouvoir gagner les bords du gouffre, je m’y vois replongé de plus belle. Toutes mes heures, tous mes moments sont comptés, toutes mes soirées sont précédées de dîners retenus d’avance. J’expie les honneurs et les ennuis d’une position digne d’envie, certes, mais qui au fond ne me rend pas heureux, il s’en faut. J’aimerais mieux le calme et la douceur du foyer avec mes amis choisis et mon atelier, où je suis roi, où j’oublie qu’il est des ennuis, des chagrins ; là, où je suis heureux avec les difficultés à vaincre de mon bel art, quelquefois couronné par ma propre approbation et surtout quand je revois longtemps après, dans le monde où je les ai lancés, ces enfants qui m’ont tant coûté de soins, et de sollicitudes tendres et courageuses. Voilà ce qu’il me faut.

Depuis que j’ai peint les portraits de Berlin et de Mole, tout le monde en veut. En voilà six que je refuse ou que j élude, car je ne puis les souffrir. Eh ! ce n’est pas pour peindre des portraits que je suis retourné à Paris. Je dois y peindre Dampierre et la Chambre des Pairs.

Cependant, j’ai dû accepter de peindre le duc d’Orléans, ce prince, mon aimable Mécène, auquel je ne pourrai jamais rien refuser. Je ne puis t’exprimer, au reste, comme le roi et toute la famille royale m’ont honoré. Si tu pouvais les approcher et les connaître, tu les adorerais.

Je suis bien vengé : quoique toujours modeste et humble petit garçon devant les Anciens, devant qui je m’incline et dont je tire toutes mes inspirations, il faut avouer qu’il est assez flatteur de voir couler des larmes devant mes ouvrages, et cela par tous les bons esprits délicats : « Vous êtes le premier aujourd’hui » ! me dit-on. Et je vois mes méchants et ridicules envieux à mes pieds.

Eh bien ! mon ami, toi, pour qui je n’ai rien de caché, tout cela et la conviction de ce que je vaux comparé aux modernes, ma position, les plus beaux travaux de l’époque, par conséquent une fortune, résultat naturel de ces œuvres, honoré et reconnu en plus haut lieu, entouré d’une foule d’amis dont je suis chéri et respecté, influent si je le voulais en beaucoup de choses, eh bien ! cher ami, excepté mon art et la musique, rien ne me tente. Je suis flatté, reconnaissant, heureux et glorieux, mais avec modestie, et le « souviens-toi que tu es homme ! » fait que je me traite, aujourd’hui, avec encore plus de sévérité sur mes imperfections et sur tout ce qui me manque pour arriver jusqu’où sont montés les Anciens.

J’aimerais mieux renoncer à tout cela et aller vivre en paix, à Montauban ou en Italie, ignoré un jour après l’autre, me reposer et respirer enfin. Je ne vis ici que dans les tourments ; j’ai des rochers d’un poids énorme sur les épaules. Avec une position si enviée, je suis ainsi courbé et entouré d’envieux qui ne me pardonnent pas les humiliations que mes nobles succès leur ont fait subir. Je ne dois ces succès qu’à moi : les leurs sont le fruit de leur médiocrité intrigante, une académie impuissamment hostile et ridicule que je suis obligé de repousser à ongles et dents. Le public et la presse ont fait bonne justice de cette opposition. Mais qui sait si ce public et cette presse si ardents à me venger, aujourd’hui, ne céderont pas au caprice du goût et du sort ? On a bien chassé Gluck le divin de l’Opéra, on a blasphémé le divin Raphaël et aussi Racine, oui Racine, (tu ris, tu vois que l’on devient sage à tout âge). Et enfin tant d’autres illustrations !

Rien n’est guère changé ici, et le bon goût y est bien rare en tant de choses. Pardonne-moi tout ce bavardage, sérieux cependant. Ce qu’il y a de sûr, c’est que mon parti est pris : je veux penser à Dampierre, y peindre sur des murs préparés d’or, de couleurs et de sculptures, sur deux grands cintres de vingt pieds de long, l’Age d’Or et l’Age de Fer. À fresque ou à l’huile ? Je ne suis pas encore décidé. Et ce travail est pour un grand seigneur, un vrai grand seigneur, aussi aimable comme gentilhomme que célèbre comme savant, et tout à fait artiste. Il se trouve tout à fait heureux que je lui peigne son beau palais, séjour enchanté, comme le palais d’Armide, où j’espère te recevoir un jour. Ton appartement t’attend, ma bonne femme compte sur ta fillette qu’il nous tarde de bien gâter.

L’ami Debia te remettra ceci et causera de beaucoup de choses miennes et autres qui peuvent t’intéresser. J’ai reçu cet ami avec plaisir, et ce n’est pas sans lui parler de toi.

Le jeune Cambon, que je vois quelquefois, est un charmant jeune homme qui, à ce que je crois, a un peu de feu sacré. Nous verrons : je l’engage à se présenter pour concourir au Prix de Rome, car c’est le but que doivent se proposer les jeunes peintres. Mais est-il possible ? Vous ne faites plus de musique ? Eh ! que faites-vous donc en province où on a tant de temps ? Est-ce que, d’ailleurs, on peut cesser d’aimer ce qui est si aimable ? Il n’en est pas ainsi de moi. J’en fais souvent, et les sonates d’Haydn, Mozart, Beethoven font la consolation et le bonheur de ma vie, et je crois que je mourrais moralement si je cessais de les dire… Et ainsi des autres grandes et sublimes compositions. Mais jamais rien d’italien. Au diable ! ce veule, ce trivial où tout jusqu’à « Je vous hais » se dit en chantant. Vive Don Juan ! chef-d’œuvre d’esprit humain. Mozart est le dieu de la musique, comme Raphaël est celui de la peinture. Vive ce divin déclama leur ! le seul qui ait, de nos jours, chaussé le cothurne des Grecs, celui d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide et que seuls ils ont inspiré. Vive cet homme extrait ordinaire qui, sans être aucun des trois, a, à lui seul, transporte par son terrible génie, son art indompté et sublime à d’autres bornes.

Voilà, mon ami, toujours mes mêmes passions et toujours mes mêmes adorations. Et moi, pauvre et petit auprès de ces divinités, je ne me reconnais d’autre mérite que celui de l’imitation. Oui. je sens que leur grâce est descendue jusqu’à moi et je me prosterne.

Voilà du bavardage ! Tu vois que je me fais vieux, car je rabâche. Mais je ne sais dire ainsi qu’à toi qui as été initié, comme nous, et qui étais déjà mon ami, en ces temps heureux et charmants où ton excellent cœur savait tout guérir, comme un vrai bon ange. Je me reporte à ce temps qui n’est pas peu fertile en souvenirs. La reconnaissance m’attendrit, par le souvenir de tant de bienfaits que je n’oublierai jamais de ma

vie.