Ingres d’après une correspondance inédite/XXVI

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XXVI
Ingres a Gilibert.Paris, 7 avril 1829.
Paris, 7 avril 1829.

Mon bien cher, les expressions affectueuses et tendres dont tu te sers à notre égard, nous ont attendris jusqu’aux larmes. Nous n’avons d’autre mérite que celui de t’aimer de tout notre cœur, et c’est ta faute s’il en est ainsi. Tu nous es à peine apparu ici, et il n’a pas fallu ton absence pour le sentir, tant tu nous as fait plaisir. Combien nous nous sentions heureux de t’a voir. Ma femme en était inconsolable et, je puis le dire honorablement pour elle, elle t’aime autant que moi, parce qu’elle t’apprécie de même pour toutes choses ; ne fût-ce, d’ailleurs, que parce que tu es le meilleur ami que j’aie. Comme tu l’as vu, nous n’avons qu’un même cœur et une même pensée : cela doit donc être ainsi. Inutile, je pense, de te demander en retour de te rappeler que, toi et ton épouse future, vous avez à Paris un appartement, etc.

Depuis ton départ, notre réduit nous parait désert. C’est hier que nous avons inauguré ton portrait. C’est quelque chose de toi, mais…

Nous avons entendu Baillot deux fois (et sans toi !!) et, de plus, le fameux Henri III par billet. Je te dirai, (mais à l’oreille, car comme chef classique je ne puis trop le dire), je me confesse d’y avoir eu plaisir. Pour moi, c’est beaucoup de voir les hommes peints tels qu’ils sont. D’ailleurs, la mise en scène, comme mœurs et costumes, est effrayante de vérité et d’intérêt. Baillot, toujours sublime ! Et, demain, ce sera la dernière fois et tu n’y seras pas. Pends-toi, Gilibert, mais au cou de celle qui va faire le bonheur de ta vie. Sois heureux cher ami ; tu dois l’être par elle, parce le style c’est l’homme. Dis-lui, pour nous, comme nous l’aimons d’avance.

J’ai enfin fini la Chapelle, mais l’Œdipe a besoin d’une semaine de traitement pour rétablir sa santé. Que je suis désolé, que tu ne l’aies pas vu ! Il aurait réhabilité le drôle d’effet qu’a dû te produire le Jupiter. Les deux restaurations sont parfaites. On ne peut distinguer aucune blessure au Jupiter. J’ai enfin vu le Sacre. L’auteur serait venu, dit-il, exprès à l’Institut pour m’inviter a lui en exprimer ma pensée. Je te dirai donc que c’est une de ses belles œuvres, mais que c’est encore un ouvrage qui ne nous a pas donné d’insomnie, (ceci entre nous).

Tu as été bien aimable de nous apprendre que tu es bien arrivé, content et heureux. Je t’embrasse et t’écrirai exactement et, tu le crois, toujours avec plaisir et sans façons. Ma femme, ministre des affaires étrangères, va travailler avec toi : elle déploie son portefeuille.

À propos cependant, j’ai vu hier le maire ; il travaille fortement l’affaire du tableau ; il y a intéressé vivement le Ministre de l’Intérieur, mais l’évèque à qui il a écrit ne répond pas. Il veut, dit-on, en consulter la Fabrique[1]. Vois cette affaire, je te prie. Voilà où en sont les choses. Le tableau étant demi-historique et pas assez saint pour une église, (fais valoir cette raison), convient directement à un Hôtel-de-Ville. Il paraît que le Ministre serait disposé à casser les vitres, s’il le faut. De plus, je fais partir dans une heure le tableau de Debia chez M. de Laurencel, inspecteur du Cabinet de Madame qui regarde l’affaire comme arrangée au gré de notre ami. Cela n’a pas été sans quelque difficulté. Le cadre est fort convenable et j’attendrai vos nouveaux ordres. Mille amitiés à l’auteur de… et dis-lui que M. de Laurencel, (et le tout par les bons offices de l’excellent maire), se fait fort de lui bien faire exposer ses ouvrages au grand Salon. Dis-lui le plaisir que cela m’a fait. Quant à son excellente Madame, combien nous sommes sensibles à ce qu’elle veuille penser de ma femme. Nos hommages à elle et à ses belles amies. Adieu mon cher : sarai servito in tutto.

Madame Ingres à Gilibert,

Que vous êtes bon, mon cher Monsieur Gilibert, et que votre amitié nous est chère ! La mienne n’est pas l’ouvrage d’un moment. Il y a quinze ans que mon Ingres m’a appris à vous aimer, comme l’ami le plus cher à son cœur. En vous voyant, je n’ai jamais pensé que c’était pour la première fois. Il me semblait que cela durait depuis longtemps. Je voyais en vous, non pas un ami, mais un frère avec qui j’avais besoin de penser tout haut. Votre départ a été si prompt, que j’en suis encore tout attonita, et je ne puis me faire à l’idée de ne plus vous voir partager nos plaisirs et causer avec vous, dans ce petit boudoir où nous nous plaisons à contempler votre portrait. Il lui manque un pendant et vous savez, cher ami, ce que vous nous avez promis. Il faut absolument nous tenir parole et nous amener votre chère femme que j’aimerai, je le sens, de tout mon cœur. J’espère que, cette fois, la visite ne sera pas de cérémonie, et que nous prendrons notre temps, et que nous ferons des projets pour l’avenir. Dites-moi, mon cher, qui nous empêchera quand nous aurons acquis une honnête indépendance, de nous réunir tous les quatre ? Car il est impossible que nous vivions toujours séparés, les uns des autres ; cela me fait trop de mal, je n’y veux pas penser.

Je crains bien, mon cher, que votre amitié ne m’ait peinte auprès de Mme  Debia avec de trop belles couleurs ; j’en suis toute confuse. Soyez, je vous prie mon interprète auprès d’elle, et dites-lui que je suis heureuse de ses sentiments à mon égard.

Ingres est allé s’informer de la santé de M. Seguy. Il est en convalescence. J’ai fait une grande partie de vos commissions. Je joins à ma lettre un échantillon de cachemire. Je pense que c’est cela que votre belle-sœur désire. Un châle, avec palme ou rosace aux quatre coins et encadrement tout autour, peut être confectionné en six jours.

Je n’aurai le cadre de l’Odalisque qu’à la fin de cette semaine. J’espère avoir le tout pour la semaine prochaine. Le temps est nécessaire, pour se rendre bien sûr que le mouvement de la pendule est bon. Soyez sans inquiétude pour l’emballage ; tout cela se fera bien. Granger veut me donner, pour vous, une lithographie de sa Nymphe que je mettrai dans la caisse, avec le calque du plafond qui est terminé. Pensez bien, mon cher, si vous n’avez pas d’autres commissions à me donner et soyez bien persuadé que ce sera toujours, pour moi, un bien grand plaisir de faire quelque chose qui vous soit agréable.

Adieu ; aimez-nous, comme nous vous aimons. J’embrasse la chère future, de tout mon cœur. Adélaïde, à qui j’ai fait vos compliments, m’a dil : « Ah ! Madame, M. Gilibert est bien honnête. Je ne suis qu’une pauvre domestique. Il est bien bon. Quand il reviendra, je le servirai encore mieux, si je le puis. » El mon petit chat aussi, s’il pouvait parler, se plaindrai ! de l’oubli où vous le laissez…

Magdeleine Ingres.
Paris, 18 avril 1829.

Sitôt votre lettre reçue, etc…

Mon Ingres travaille à son Œdipe. Il en a fait faire une charmante copie demi-nature par son élève, qui en fera un bon tableau. Et puis, il va attaquer sa grande page.

M. Auber a été nommé, samedi dernier : il l’a disputé à Champin qui le suivait de près. C’est au troisième lour de scrutin qu’il l’a emporté. Mon Ingres lui a donné franchement sa voix et l’a été complimenter. Comme vous le voyez, tout cela s’est très bien passé.

Et demain, jour de Pâques, Cherubini nous donne des billets pour aller entendre sa messe du Sacre. Si vous n’étiez aussi heureux que vous l’êtes dans ce moment, cela vous ferait envie. Mon petit homme, ainsi que moi, nous vous prions d’embrasser pour nous votre chère future, et de tout notre cœur.

De la main d’Ingres.

Cher ami, voici un bien simple meuble de Pénélope que nous te prions d’offrir à ta bien aimable, comme un gage d’amitié et d’estime profonde. Nous l’aimons déjà, comme loi-même et, en attendant l’heureuse nouvelle qui va assurer le bonheur de toute ta vie, nous t’embrassons de tout notre cœur. Hommages et compliments à deux familles qui n’en font plus qu’une.

  1. L’achat du Vœu de Louis XIII venait d’être proposé par le Maire de Montauban au Conseil de Fabrique de la Cathédrale, pour le prix de 4.000 francs, « qui pourraient, en partie, fournir à la confection du grand autel ». Le 20 avril de la même année, le même Conseil de Fabrique répondit, par sept considérants, que, ce tableau étant un don du roi Louis XVIII, il n’y avait matière ni à cession ni à échange. (Registres de la Fabrique. Archives de l’Évêché).