Ingres d’après une correspondance inédite/XLIII

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XLIII
Ingres à Gilibert.
Dampierre, Ier décembre 1842.

Cette admirable petite scène d’une des tables du divin Lafontaine : « Vous m’êtes, cette nuit, un peu triste apparu, est un de ces traits qui m’ont le plus touché. Serait-ce sans trop me flatter, que je me suis toujours senti pour toi cette heureuse sympathie de cœur qui honore les hommes dans leur sincère amitié ? J’ai donc appris avec une vraie peine, partagée par ma femme, que tu avais été dernièrement assez indisposé. Là, malheureusement, l’épée ni la bourse ne peuvent grand’chose, et c’est à cause de cela que je me tourmente.

J’ai reçu ton raisin admirable. Le lendemain de son arrivée, j’avais l’honneur de recevoir, à Dampierre, madame Duchatelet, la plus belle et la meilleure de toutes les nobles femmes. La voyant ainsi, nous prîmes l’ardire de lui olTrir une grappe qu’elle accepta avec vif plaisir, sachant d’où cela venait. Nous la lui vîmes tenir longtemps dans sa main, n’en mangeant presque pas et nous disant qu’elle la gardait pour la faire manger à son mari. Alors, nous prîmes un joli petit panier que nous emplîmes et qu’elle porta au ministre. Elle me l’a amené, dernièrement, pour voir, lui aussi, mon Age d’Or et pour me remercier de l’excellent raisin. Et voilà pour lui.

Je suis heureux de sympathiser avec ton aimable enfant, sur la musique de caractère et non cette musique italienne qu’elle a si bien jugée. Et voilà une bonne Française ; car je mets, là, du patriotisme aussi. Je suis heureux qu’elle charme tes jours par la belle musique, celle qui est émanée de ces hommes divins, hommes d’en haut, — mais presque tous Allemands. Je te prie donc d’embrasser tendrement ta fille, pour moi et pour ma femme qui est surtout beethoveniste.

J’ai vu Cambon, je l’avais invité à me venir voir ici, à Dampierre que je quitte demain. Que puis-je te dire de cet immense travail ? Que je l’ai bien avancé, ces derniers cinq mois, et que le peu de gens qui le voient en sont, il faut le dire, enchantés et dans le ravissement même. Mais moi, pas encore, il s’en faut. Je n’ai, d’ailleurs, pas fini et l’œuvre doit gagner jusqu’à la fin. L’augure est excellent et j’irai jusqu’au bout avec goût et bon courage. Cambon t’en parlera, mais j’ai encore bien avancé depuis sa visite. Espérons que tu viendras le voir, cette distraction te fera du bien…

Mlle Granger s’est mariée a un littérateur de l’école de Victor Hugo… À ce propos, vive Lucrèce ! En voilà-t-il un bel ouvrage ? Aussi ai-je fait dire à son auteur qu’il s’en aille bien vite de Paris, (et c’est ce qu’il a fait !) pour nous revenir avec un nouveau chef-d’œuvre, sans doute.

Notre brave Cambon est un bien digne jeune homme, et je crois avoir fait tout ce que j’ai pu pour son salul. Facile à se dérouter, il réglera un jour ce qu’il sait ; et alors il ira, j’espère.