Ingres d’après une correspondance inédite/LXXV

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LXXV
Ingres à Pauline Gilibert.
8 novembre 1855.

Je ne sais rien de ce que tu lais, de ce que tu dis, de ce que tu entends. Quant au bon goût et au bon choix, je pense que tu y es toujours fidèle et que les bons conseils de ton père te font toujours aimer ce qui est beau et vrai…

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Il y a bientôt six semaines que je suis dévoré d’un affreux catarrhe dont je ne puis encore voir la fin. Mais après la souffrance, surtout des nuits, ce qui me désole, c’est de me voir cloué auprès de mon feu, environné de tisanes et de sirops qui me font horreur. Enfin, malgré mon âge qui devrait me faire plus calme, plus philosophe, c’est tout le contraire : je n’en suis que plus vif, plus impatient et plus intraitable, malgré les tendres soins de Madame Ingres. De sorte que ma vie est tout au rebours de celle des autres. Tout y est moralement jeune et se révolte contre la vieillesse qui m’atteint enfin et me fera succomber, comme les autres. Je dois donc être prêt à partir, quand il plaira à Dieu !…

Te revoilà à tes chères études de peinture et de musique, avec tes chers divins auteurs. Et, à ce propos, tu ne parles pas assez d’Haydn, le grand musicien, celui qui le premier a tout créé, tout trouvé et tout appris aux autres. C’est celui auquel on revient toujours avec plaisir et calme. Il est comme le pain quotidien dont jamais on ne se lasse. Toujours on admire en ses œuvres et on y trouve quelque chose de plus.

Plus de concerts, qui fatiguent d’ailleurs trop mes nerfs ; mais le quatuor de chambre et la musique de piano. Car cet instrument dit la musique, elle y tient toute, à la lecture ; c’est là qu’on la goûte, qu’on la savoure, et qu’on la recommence. Presque tous les jours, ma bonne Madame Ingres, quoique peu forte mais bien organisée, me dit, seule ou à deux, cette admirable musique de Haydn, Mozart, Gluck, le plus grand musicien du monde. Ah ! nous n’avons pas besoin d’auditoire ni de grande exécution, pour en jouir beaucoup et en approfondir toutes les beautés.

Ma Sainte Germaine est terminée depuis trois mois, c’est l’arrangement de la Chapelle qui en a retardé l’envoi… Il est vrai que la Nymphe que j’appelle la Source a eu un grand retentissement d’éloges. On dit que mes pinceaux n’ont pas plus de trente ans.